Je viens d'apprendre la mort de Jean Salem, qui était connu à la fois comme professeur de philosophie à la Sorbonne, auteur de nombreux livres et animateur du Séminaire « Marx au XXIe siècle ». J'imagine que cette nouvelle a touché tous ceux qui, à son contact, ne fût-ce que dans ses cours ou son Séminaire, ont ressenti le profond charisme de cet homme, au sens le plus noble du terme. Dans un amphithéâtre comme lors d'une discussion informelle, il dégageait « quelque chose » que l'on peut décrire par l'un de ses effets : vous mettre à l'aise. Chez un enseignant comme chez un camarade (il fut les deux), c'est une précieuse qualité.

Je l'ai connu à la fac de la Sorbonne en 1999. Etudiant en philosophie fraîchement débarqué de Toulouse, j'ai vite regretté les professeurs un peu fantasques, voire carrément, de la faculté du Mirail. Trop souvent, les Sorbonnards nous récitaient presque mot pour mot leur propre livre sur le thème du cours, livre disponible 100 mètres plus loin dans la librairie des Presses Universitaires de France. On pouvait donc acheter le livre et sécher le cours : on n'y perdrait rien, on gagnait du temps. Misère de l'académisme. Exception notable : Jean Salem.

Non que ses cours ne fussent pas académiques ; en un sens, ils l'étaient même jusqu'au comique. Par exemple, il les commençait souvent par des « préambules » et des « avant-propos » qui accouchaient de nouveaux préambules et avant-propos, longuement, très longuement, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus lui-même, il tranche d'un ton un peu exaspéré : « Bon ! Et maintenant, on va pouvoir enfin, vraiment, commencer... » Ce qui commençait alors était intéressant, solide, sérieux, mais aussi vivant, un peu chaotique, parcouru d'humour, d'anecdotes et de digressions improvisées. Surtout, on sentait une profonde conviction, une passion pour les idées et l'impact qu'elles peuvent avoir sur la vie concrète des hommes. Ainsi, le caractère académique de ses cours, par bien des aspects, se doublait de son exact contraire : une parole où vibrait discrètement, mais franchement, un appel à prendre les idées « au sérieux », c'est-à-dire à les pousser jusqu'à l'action. Voilà du moins comment me semblaient cohabiter, chez cet homme talentueux, l'universitaire et le communiste.

Lorsque je l'ai connu plus personnellement, comme camarade, j'ai été frappé par son absence totale de sectarisme politique. J'étais déjà trotskyste, lui toujours vaguement « stalinien », ne serait-ce que par tradition familiale (et quelle tradition ! Son père, Henri Alleg, auteur de La Question, fut un héros de la lutte contre les crimes de l'impérialisme français en Algérie). Mais jamais mon trotskysme ne l'empêchait de discuter avec moi comme avec tout autre : chaleureusement et fraternellement. Il saluait d'un large sourire nos tentatives, d'ailleurs fructueuses, de vendre Révolution à la sortie de son Séminaire. Il était étranger aux querelles hargneuses dont, hélas, la gauche révolutionnaire offre souvent le dérisoire spectacle. Certes, son métier de professeur et de chercheur y contribuait : il voyait nos embrouilles d'une certaine distance – mais sans jamais, cependant, verser dans la suffisance académique, car il respectait au plus haut point l'engagement militant. Ici aussi, l'héritage familial était évident.

Ses cours, son Séminaire et, surtout, la façon dont il les animait, ont sans doute poussé nombre de ses auditeurs à s'intéresser de plus près aux idées du marxisme, voire à s'engager dans la voie du militantisme révolutionnaire. Cela fait partie intégrante de son œuvre. Pour le reste, je garderai l'image d'un homme dont la personnalité remarquable était à la fois un exemple, une inspiration et, à elle seule, un encouragement à poursuivre sa lutte, notre lutte commune pour la révolution socialiste.

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