À l’automne 1914, Lénine entreprit une étude détaillée des écrits de Hegel. Les annotations de Lénine constituent un brillant aperçu de la méthode dialectique, dans laquelle il était passé maître. Dans cet article, publié dans le numéro 1 de Défense du marxisme, Hamid Alizadeh dégage les aspects essentiels de cette méthode et souligne l’importance fondamentale de la théorie pour le mouvement communiste.


À l’été 1914, la guerre éclate en Europe et le cours de l’histoire mondiale change du jour au lendemain. Avec la bénédiction des traîtres qui dirigent la social-démocratie, la bourgeoisie européenne entraîne l’humanité dans une spirale infernale de carnage, qui envoie à la boucherie des dizaines de millions d’ouvriers et de paysans.

La trahison de sa direction a déchiré la Deuxième Internationale, la principale organisation du mouvement ouvrier international, laissant le prolétariat mondial sans défense alors que la réaction relevait partout sa tête hideuse. Dans le même temps, les forces du marxisme révolutionnaire étaient réduites à une infime minorité dispersée à travers l’Europe, sans plate-forme ni direction claires.

Lénine se trouve en Pologne lorsque la guerre éclate et doit en hâte s’installer en Suisse. Il n’avait pas anticipé la trahison des dirigeants de l’Internationale, et il est d’abord choqué d’apprendre que le parti allemand a voté les crédits de guerre au Reichstag. Désormais, l’Internationale est en ruine, la lutte des classes recule en Russie à cause de la guerre, et Lénine est isolé de tous ses camarades, à l’exception d’une poignée d’entre eux.

C’est pourtant précisément à ce moment-là, alors que les tâches organisationnelles et politiques immédiates allaient devenir plus importantes que jamais, que Lénine se lance dans une étude approfondie de la philosophie hégélienne. Pourquoi se plonger dans des questions théoriques abstraites au milieu d’une telle crise ? Pour un esprit mécaniste, cela peut sembler étrange, voire ridicule. Qu’en est-il des « besoins » du parti ? Dans une telle situation, les questions pratiques immédiates sont évidemment prioritaires !

Une telle réponse s’accorderait certainement avec le portrait grossier de Lénine par la bourgeoisie. Elle le représente comme un homme d’action borné, un « conspirateur » sévère qui ne saurait se livrer à une chose aussi triviale que la réflexion philosophique. Soit dit en passant, cette image n’est pas très éloignée de la caricature stalinienne de Lénine.

En réalité, ce portrait est en complète contradiction avec la méthode réelle de Lénine et du marxisme en général. Ce qui distinguait Lénine des autres dirigeants de la Deuxième Internationale, c’était avant tout sa clarté et la cohérence de sa position de classe, qualités qui reposaient uniquement sur sa perspicacité théorique.

En 1914, la guerre balaye la situation mondiale comme une gigantesque tornade, arrachant sur son passage tout ce qui était ferme et solide. Tous les pays sont en proie à de violentes turbulences. Toutes les tendances politiques sont mises à l’épreuve et les moindres faiblesses sont impitoyablement mises au jour. Dans de telles conditions, l’improvisation impressionniste n’aboutit à rien.

Les marxistes avaient prévu la guerre. Néanmoins, elle créait une situation nouvelle qui exigeait une réorientation correcte du parti. C’est dans ce contexte que Lénine entreprit un nouveau voyage dans la philosophie pour approfondir sa compréhension des lois de la nature et de la société.

Ses carnets philosophiques de cette période, et en particulier ses notes sur la Science de la Logique de Hegel, ne sont pas seulement un trésor d’idées. Ils jettent aussi une vive lumière sur l’attitude de Lénine à l’égard de la théorie.

La méthode de Lénine

En août 1914, Lénine connaissait déjà bien Hegel et la philosophie en général. Il avait étudié attentivement les œuvres philosophiques de Marx et Engels, ainsi que les écrits philosophiques de Plekhanov, qui ont joué un rôle clé dans la formation du premier noyau de révolutionnaires marxistes en Russie.

Au lendemain de la révolution de 1905, il s’était lancé dans une période d’études philosophiques approfondies et avait écrit un ouvrage, Matérialisme et empiriocriticisme, qui combattait les idées révisionnistes de Bogdanov, un dirigeant bolchevik qui s’était placé dans l’orbite de la philosophie bourgeoise réactionnaire.

Ainsi, comme le révèlent ses carnets philosophiques, Lénine était déjà passé maître en dialectique avant 1914. Pourtant, on ne perçoit jamais chez lui le moindre soupçon d’autosatisfaction confortable quant à son niveau politique et théorique. Tout au long de sa vie, Lénine a abordé la théorie avec l’humilité et l’assiduité d’un étudiant, ce qui est la marque d’un véritable maître.

Il étudie méthodiquement la Science de la logique de Hegel, prend des notes détaillées et médite chacun des concepts qui y sont présentés. Ce n’était pas une tâche facile. Selon ses propres termes, certaines parties de l’ouvrage apparaissent comme le « meilleur moyen d’attraper mal à la tête »[1]. Mais rien de valable ne vient sans lutte, et l’acquisition des idées les plus avancées exige nécessairement un travail sérieux.

Dans ses notes, nous pouvons voir comment Lénine, à la façon d’un anatomiste, dissèque soigneusement et évalue chaque partie de l’œuvre de Hegel, avant de les rassembler et d’en considérer les idées comme un tout. Ce faisant, il maîtrise non seulement la méthode de Hegel, mais il la soumet aussi à la critique, séparant le noyau vivant de son enveloppe morte. La méthode d’étude de Lénine est elle-même un cours magistral de dialectique. Trotsky a résumé cette façon de faire dans son article Comment Lénine a étudié Marx[2] :

« L’étude véritable, qui n’est pas une simple répétition mécanique, implique aussi un effort créatif, mais de type inverse : résumer l’œuvre d’un autre, c’est mettre à nu son ossature logique, en laissant de côté les preuves, les illustrations et les digressions. C’est avec joie et ferveur que Vladimir s’est engagé dans cette voie difficile, résumant chaque chapitre, parfois une seule page, au fur et à mesure qu’il lisait, réfléchissait et vérifiait la structure logique, les transitions dialectiques, la terminologie. S’appropriant les résultats, il assimilait la méthode. Il gravissait les échelons successifs du système d’un autre comme s’il le construisait lui-même à nouveau. Tout cela s’est solidement ancré dans ce cerveau merveilleusement ordonné sous le puissant dôme de son crâne ».

Les carnets philosophiques de Lénine témoignent de la détermination de son esprit, qui recherchait sans cesse de nouvelles idées et de nouveaux points de vue susceptibles d’élargir sa compréhension du monde qui l’entourait. Alors qu’il répondait aux questions d’organisation avec la plus grande souplesse, son insistance sur la clarté théorique l’a distingué comme un dirigeant exceptionnel, et le Parti bolchevik comme le seul courant révolutionnaire cohérent de son époque.

Avons-nous besoin de la philosophie ?

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. »[3]

De nombreux communistes peuvent citer de mémoire ces deux phrases de Lénine – ou du moins la première – et ne perdent pas une occasion de le faire. Mais est-ce qu’ils en comprennent toute la portée ? La familiarité peut être trompeuse, peut bercer chacun d’un faux sentiment de certitude et l’empêcher de saisir la profondeur des choses.

Nous voyons ici la différence entre le marxisme et l’empirisme qui, d’une façon ou d’une autre, caractérise la philosophie bourgeoise contemporaine. Pour le marxiste, le matériau immédiat à portée de main n’est qu’un instantané, une facette ou un aspect d’un phénomène donné ; il doit être étudié, déplié et compris dans sa totalité concrète. Pour l’empiriste, il n’y a rien de plus que l’immédiat – et tout le reste est un livre scellé de sept sceaux.

Les réformistes adoptent sans esprit critique la philosophie bourgeoise. Ils s’agenouillent devant les prétendus « faits établis ». C’est le noyau philosophique de l’opportunisme.

L’attitude des réformistes lors de la Première Guerre mondiale en est un parfait exemple. Les classes dirigeantes d’Europe ont chacune abordé la guerre du point de vue de leurs intérêts nationaux étroits, qu’elles ont justifiés en se référant à de nobles abstractions, telles que la « défense de la patrie » ou le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».

On raconte que les dirigeants des nations européennes sont entrés en guerre suite à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, chacun reprochant à l’autre d’avoir provoqué les hostilités. C’est ainsi que les bourgeois comprennent la Première Guerre mondiale : comme une série de décisions prises par une série de dirigeants. Et certes, en surface, ces événements ont bien eu lieu. Mais il y a autre chose que la surface.

Les sociaux-démocrates de l’époque développaient le même type d’arguments, mais selon une rhétorique de gauche. A Vienne, les sociaux-démocrates autrichiens se faisaient l’écho des sentiments anti-russes et anti-serbes du parti de la guerre. En Russie, Plekhanov et les opportunistes de la social-démocratie brandissaient la menace de l’impérialisme allemand et le devoir de secourir la Serbie opprimée. De leur côté, les sociaux-démocrates allemands votaient les crédits de guerre au nom de la lutte contre l’impérialisme russe. Et ainsi de suite.

Tous considéraient la guerre uniquement du point de vue de leur propre bourgeoisie nationale – et, sur cette base, se sont précipités dans la « défense de la patrie ». Ils ont voté avec enthousiasme l’envoi de millions de travailleurs à la mort.

Lénine, à l’inverse, expliquait que la guerre est le produit de toute la période précédente de développement capitaliste. La montée en puissance des grands monopoles industriels et la domination du capital financier ont marqué une nouvelle étape – impérialiste – dans l’histoire du capitalisme : le besoin constant d’exporter des capitaux a propulsé une poignée de grandes puissances dans une lutte féroce pour le partage et le redécoupage du globe, à la recherche de sources de matières premières, de champs d’investissement, de marchés et de sphères d’influence.

Dans ces conditions, soulignait Lénine, la « défense de la patrie » n’est qu’une couverture pour la défense des intérêts particuliers des classes dirigeantes de chaque nation, c’est-à-dire des intérêts des exploiteurs et des oppresseurs des masses laborieuses.

Nous voyons ici, en pratique, la différence entre l’acceptation aveugle de la philosophie dominante de la classe dirigeante et l’adoption d’un point de vue philosophique révolutionnaire conscient.

Dans la phase ascendante du capitalisme, la philosophie bourgeoise était une arme puissante contre le féodalisme et l’Eglise catholique. Sous la bannière de la science et de la raison, cette philosophie démasquait l’hypocrisie et l’irrationalité de la société féodale.

Mais avec le déclin du capitalisme, la philosophie bourgeoise a changé de nature ; elle est devenue entièrement conservatrice. Comme les dogmes de l’Eglise qu’elle a autrefois combattus, elle défend désormais le statu quo.

Alors que les anciens dogmes de l’Eglise prescrivaient la foi et les Écritures comme voie d’accès à la vérité, les grands prêtres universitaires et autres experts rémunérés d’aujourd’hui prêchent l’irrationalité de la nature et de la société. Tout est censé se réduire à une expérience subjective immédiate – leur expérience subjective, bien sûr !

Autrefois, les clercs prêchaient l’« ordre divin des choses », avec le roi au sommet, suivi des seigneurs féodaux et, en bas, des classes inférieures. Aujourd’hui, les grands prêtres du capital prêchent l’inviolabilité du capitalisme – du marché, de la propriété privée, de l’Etat-nation et tout le fumier moral qui en découle. Telle serait l’essence immuable de l’humanité.

Par la force des choses, la philosophie bourgeoise s’est transformée en son contraire. Au lieu de faire émerger la vérité, son véritable objectif, comme celui de la religion officielle, des médias, des écoles, etc., est de dissimuler la vérité.

La vérité est donc l’arme la plus importante de la classe ouvrière. Comme toutes les classes révolutionnaires avant lui, le salariat doit adopter une philosophie révolutionnaire consciente. C’est le seul moyen de comprendre le fonctionnement du capitalisme et la manière dont il peut être aboli.

La pensée abstraite

« La vérité est concrète »[4], répétait souvent Lénine, après Hegel. Et le marxisme traite avant tout de la vérité. Mais cela ne signifie pas que la pensée abstraite, en tant que telle, soit fausse. Loin de là.

Comme l’écrit Lénine dans son commentaire de la Logique de Hegel : « La pensée, en s’élevant du concret à l’abstrait, ne s’éloigne pas – si elle est correcte (Nota Bene) […] – de la vérité, mais s’approche d’elle. L’abstraction de la matière, celle de la loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc., en un mot toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, non creuses) reflètent la nature plus profondément, plus fidèlement, plus complètement. »[5]

La véritable connaissance n’est pas le simple empilement de faits les uns sur les autres. Il s’agit de comprendre la relation entre ces faits. Tel est le rôle de la philosophie : nous fournir une vision du monde, une méthode d’approche de la nature et de la société. La pensée abstraite est vraie dans la mesure où elle reflète la réalité. La question principale est, bien sûr, de savoir comment atteindre cette vérité.

La dialectique

La révolution philosophique de Hegel est fondée sur son objectivisme, c’est-à-dire sur sa conviction que le monde existe indépendamment de l’homme et qu’il fonctionne sur la base des lois qui lui sont inhérentes. Dès lors, la tâche de la science et de la philosophie n’est pas d’inventer un système à plaquer sur le monde, mais d’étudier le monde tel qu’il est et d’en déduire les lois qui le gouvernent.

Dans sa Logique, Hegel soumet brillamment la pensée scientifique elle-même à cette méthode. Pas à pas, il retrace la pensée humaine telle qu’elle se déploie dans son propre élément. Partant du concept le plus simple et le plus général possible, il expose les lois qui régissent la pensée rationnelle en tant que telle.

Au début de son ouvrage, Hegel nous invite à méditer le concept d’« Être pur ». Hegel entend ici par « pur » un être totalement indéterminé et indifférencié, sans frontières, sans caractéristiques particulières – simplement l’Être qui ne serait rien qu’être. Comme le remarque Hegel, nous avons beau essayer d’y penser, nous ne pouvons rien dire d’un tel être, car tout ce que nous dirions le limiterait et le définirait, et il ne serait donc plus « pur ».

Par conséquent, sous cette forme pure, nous ne pouvons en réalité parler d’aucun être particulier. Nous arrivons donc à la conclusion que l’Être pur n’est pas différent du Non-être. En d’autres termes, l’idée de l’Être pur nous conduit immédiatement à l’idée du Non-être.

Cependant, à la réflexion, nous nous apercevons que ce n’est pas notre destination finale. En effet, l’idée du « pur Non-être », dans sa vacuité et son indétermination, n’est pas différente de celle de l’Être pur. Les deux concepts passent donc l’un dans l’autre dès que nous essayons de les fixer dans nos pensées : « chacun s’évanouit immédiatement en son opposé », écrit Hegel. Et c’est là, dans cette unité de l’Être et du Non-être, que nous rencontrons un nouveau concept, à savoir le Devenir – concept supérieur qui emporte en lui l’Être et le Non-être.

Dans ce simple exemple, ou disons cette expérience de pensée, Hegel a esquissé le germe de toute la dialectique en partant du principe fondamental que tout est dans un état de changement ininterrompu, de naissance et de disparition.

« Pénétrant et intelligent », commente Lénine. « Hegel analyse des concepts qui d’habitude semblent morts et montre qu’il y a du mouvement en eux. Fini ? Donc en mouvement vers la fin ! Quelque chose ? Donc pas autre chose. Être en général ? Donc une indétermination telle qu’être = non-être. »[6]

La voie du changement

« Le mouvement et “l’auto-mouvement” (ceci Nota Bene ! mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire), le “changement”, “le mouvement et la vitalité”, “le principe de tout auto-mouvement”, “la pulsion (Trieb) vers le mouvement” et “l’activité” – l’opposé à “l’être mort” – qui croirait que c’est là le fond de “l’hégélianisme”, de cet abstrait et abstrus (lourd, absurde ?) hégélianisme ?? Ce fond il fallait le découvrir, le comprendre, le hinüberretten [sauver], le décortiquer, l’épurer, et c’est ce que Marx et Engels ont fait. »[7]

Pour l’empiriste petit-bourgeois, les choses restent les mêmes ou, au mieux, évoluent de manière circulaire. Puisqu’aujourd’hui est comme hier, il en sera de même demain. L’état de fait existant lui paraît tout-puissant et il ne voit donc pas d’autre solution que de s’en plaindre sans cesse, tout en rejetant les tentatives de rompre avec lui.

Le petit-bourgeois trouvera toujours des moyens de « prouver » que le capitalisme est indestructible, que la classe ouvrière ne peut pas transformer la société, que le parti révolutionnaire ne peut pas ou ne doit pas être construit – et ainsi de suite. Dans la mesure où il accepte le changement, il l’attribue à des forces extérieures. En fin de compte, il capitule devant le statu quo, parce qu’il ne peut pas imaginer autre chose. Mais en réalité le changement est inévitable.

« Il n’y a nulle part dans le ciel et sur la terre quelque chose qui ne renferme en soi à la fois l’être et le Non-être. »[8] Si Hegel ne nous fournit aucun exemple au ciel, la terre en est remplie.

Le changement est le mode d’existence fondamental de toute matière. Toute chose qui naît porte en elle les germes de sa destruction. Cette lutte entre l’ancien et le nouveau, entre l’être et le Non-être, est au cœur du développement – et le capitalisme ne fait pas exception.

Les forces qui conduisent à la chute du système proviennent entièrement de ses propres entrailles, à savoir le prolétariat moderne. La principale caractéristique du prolétariat est qu’il s’agit d’une classe qui ne possède aucune propriété et qui est contrainte de vendre sa force de travail au capitaliste pour survivre. Ses intérêts sont directement opposés aux piliers essentiels du capitalisme : la propriété privée des moyens de production et l’Etat-nation. Chaque pas en avant dans le développement du capitalisme fait davantage des travailleurs une classe redoutable opposée à la bourgeoisie, préparant ainsi la chute de cette même classe dominante.

Mais il ne s’agit pas d’un processus linéaire et graduel. Pour les capitalistes, les révolutions sont l’œuvre de leaders rusés et charismatiques qui apparaissent soudainement sur la scène, tout comme la grève est imputée à l’« agitateur ». En réalité, toute révolution est le résultat de longues périodes de montée des contradictions sociales, où les intérêts de la classe dirigeante s’opposent à ceux du prolétariat.

Pendant des années, cependant, le régime peut sembler ne pas en être affecté. Les travailleurs baissent la tête et acceptent les diktats des patrons. Tôt ou tard, cependant, un point de bascule est atteint, et il suffit d’un événement accidentel pour libérer toute la colère refoulée : les barrages cèdent et les masses inondent la scène politique.

La stabilité apparente fait place à l’agitation la plus intense. Entre-temps, les forces révolutionnaires, qui hier encore étaient reléguées à la périphérie du mouvement ouvrier, se retrouvent soudain au centre de la scène. Tout cela se produit de la manière la plus abrupte et la plus violente, apparemment sans avertissement.

Les réformistes qui, hier, méprisaient la classe ouvrière en raison de son prétendu « faible niveau de conscience » et de sa faible organisation, sont abasourdis par des événements auxquels ils ne s’attendaient pas et qu’ils ne peuvent pas contrôler. Cela ne fait que révéler le caractère superficiel de leur approche.

« On prétend qu’il n’y a pas de saut dans la nature », écrit Hegel dans un passage fortement souligné par Lénine, « et la représentation habituelle, quand elle a à comprendre un naître ou un périr, estime (…) avoir compris en les représentant comme un surgir ou un disparaître graduels. »[9]

En réalité, c’est le contraire qui est vrai. Le développement n’est jamais simplement linéaire ou graduel. Il se compose d’une part de périodes de petits changements quantitatifs et graduels qui préparent des sauts qualitatifs brusques ; et d’autre part de changements qualitatifs qui préparent des explosions quantitatives.

Hegel poursuit : « L’eau, en se refroidissant, ne devient pas dure peu à peu de sorte qu’elle deviendrait comme de la purée et se solidifierait graduellement jusqu’à la consistance de la glace ; au contraire, elle est solide d’un seul coup ; même une fois la température de congélation entièrement atteinte, si elle reste en repos, elle peut encore garder tout son état liquide et un infime ébranlement la met en état de solidité. »[10]

Le passage de la quantité à la qualité et vice versa – autrement dit, les sauts – est un trait fondamental de tout développement. Toutefois, pour comprendre les forces qui sous-tendent ces changements et la direction que prendra le développement, nous devons dépasser le point de vue du « sens commun ». Il faut examiner de plus près les forces et les courants sous-jacents, qui ne sont pas immédiatement visibles à l’œil nu.

Sous la surface

Superficiellement, dans notre vie quotidienne, nous pensons que les choses sont simples et fixes. Nous sommes certains qu’un homme est un homme, qu’un chien est un chien, que ceci est ceci, que cela est cela, et ainsi de suite. Pourtant, dès que nous y faisons plus attention, cette certitude disparaît. En effet, dans notre quête de l’archétype du chien, nous devons reconnaître qu’une telle chose n’existe pas : tous les chiens sont différents.

Même si nous prenons notre chien singulier, Fido, nous remarquons qu’il n’est pas aujourd’hui exactement le même qu’hier. Il est très différent du chiot auquel nous nous sommes attachés il y a des années – et dans un instant il sera différent du Fido de maintenant. Dès que nous essayons de les retenir dans notre esprit, tous les concepts fixes et rigides nous glissent entre les doigts et se dissolvent dans un monde infiniment varié.

Les postmodernes s’arrêtent là et déclarent que la « différence » est l’essence du monde. Tout est différent de tout le reste, proclament-ils, et donc nos concepts généraux et nos catégories ne sont que des « constructions » imaginaires.

Mais ils parlent trop vite. Car une fois que nous aurons tourné notre regard vers ce monde de différences illimitées, ce qui nous sautera immédiatement aux yeux, c’est qu’en dépit de l’état constamment changeant de toutes choses, on retrouve avec une clarté frappante, à tous les niveaux, des structures et des lois qui règnent d’une main de fer.

À première vue, il n’y a pas deux chiens semblables. Pourtant, certains attributs essentiels apparaissent chez tous les chiens, ce qui fait d’eux des chiens. Et même si chaque cellule, molécule et atome du corps de Fido est en mouvement et en transformation constants, il reste néanmoins quelque chose qui transcende toutes des modifications fugaces. L’identité des choses n’existe pas en dehors de leur différence, mais à travers elle.

Dans l’ancienne philosophie platonicienne, l’essence des choses était constituée d’archétypes idéaux, qui se tenaient au-dessus du monde vibrant et multiforme dont nous faisons l’expérience. Pour les postmodernes, l’essence des choses n’est qu’une construction mentale et arbitraire que nous projetons sur la réalité extérieure.

Sur ce point, Lénine écrit : « Des philosophes plus petits discutent pour savoir s’il faut prendre comme fondement l’essence ou l’immédiatement donné (Kant, Hume, tous les machistes[11]). Hegel met ET à la place de OU, en expliquant le contenu concret de ce “et”. »[12]

Comme la science moderne l’a prouvé à maintes reprises, l’essence des choses – ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont – ne consiste en rien d’autre que les relations inhérentes aux choses elles-mêmes. C’est la dynamique interne de la matière, s’exprime dans les formes et configurations infinies de la nature.

Dans sa théorie de l’évolution de la vie, Charles Darwin explique comment tous les organismes se développent au moyen de la sélection naturelle de mutations qui augmentent leur capacité à survivre et à se reproduire. « À partir d’un commencement aussi simple, écrit-il, des formes infinies, les plus belles et les plus merveilleuses, ont été et sont en train d’évoluer »[13]

La loi de l’évolution n’est pas indépendante des organismes vivants : elle est leur mode de développement. Ce qui distingue l’homme des autres animaux, c’est précisément sa capacité d’abstraire ces aspects des choses, aspects qui ne sont pas immédiatement visibles à l’œil nu, de les réfléchir et d’atteindre ainsi une compréhension plus profonde du phénomène dans son ensemble. Nos idées et nos conceptions générales, en d’autres termes, sont des approximations des lois et des relations réelles qui régissent le monde.

Plus nous sommes capables de pénétrer dans les choses, plus nous sommes capables de découvrir leurs relations, plus nos idées peuvent refléter avec précision l’essence des choses elles-mêmes.

Comme l’écrit Lénine : « La nature est concrète ET abstraite, ET phénomène ET essence, ET instant ET rapport. Les concepts humains sont subjectifs dans leur abstraction, dans leur isolement, mais objectifs dans la totalité, dans le processus, dans la somme, dans la tendance, dans la source. »[14]

Contradiction

La pensée ordinaire s’empare d’un seul aspect immédiat d’un phénomène et l’oppose au reste. Cette méthode est valable pour les tâches quotidiennes. Mais en réalité la nature n’est pas unilatérale et simple ; elle est multiple et contradictoire.

Les abstractions unilatérales sont mortes, explique Hegel dans un passage souligné par Lénine, « tandis que la contradiction, elle, est la racine de tout mouvement et de toute vitalité ; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’il se meut, qu’il a pulsion et activité. »[15]

Dans la Science de la logique, Hegel écrit : « Une chose bouge non pas parce qu’elle est ici à un moment donné et là à un autre, mais parce qu’à un seul et même moment elle est ici et pas ici, et que dans cet ici elle est et n’est pas ». C’est là le cours de tout mouvement et de tout développement.

La dialectique n’exclut pas la vision du monde unilatérale de la pensée quotidienne ; elle l’absorbe comme un aspect déterminé d’une vérité supérieure. Elle englobe tous les aspects d’un phénomène – ses relations internes et externes – et les maintient dans leur contradiction comme un tout complexe.

Une fois que nous reconnaissons cela, un monde entièrement nouveau s’ouvre à nous : un monde interconnecté où les parties existent dans une relation réciproque avec le tout ; où l’être se fond dans le non-être et vice versa ; où la quantité se transforme en qualité et vice versa ; où l’identité et la différence s’interpénètrent ; où la forme et le contenu sont pris dans une lutte constante ; où des principes simples sont à la base des processus les plus complexes – et ainsi de suite.

« La condition pour connaître tous les processus de l’univers dans leur “automouvement”, dans leur développement spontané, dans leur vie réelle, est de les connaître comme unités de contraires », écrit Lénine, qui ajoute : « Le développement est la lutte des contraires. »[16]

Légalité

Plus nous sommes capables de pénétrer profondément dans un phénomène et de comprendre ses relations internes contradictoires, moins il nous apparaîtra désordonné ou arbitraire. Au contraire, ce qui se dessine progressivement, c’est son évolution nécessaire, conformément à une loi (sa légalité).

Cette conception du monde est totalement différente de celle que commandent les catégories mortes de la philosophie bourgeoise. La dialectique ne reflète pas seulement les propriétés extérieures d’un phénomène ou ses étapes passagères, mais la totalité de son développement dans ses étapes successives, depuis sa naissance jusqu’à sa disparition inévitable. Cette méthode est au cœur du marxisme.

Lénine écrit ainsi : « Marx, dans le Capital, analyse d’abord le rapport de la société bourgeoise (marchande) le plus simple, habituel, fondamental, le plus massivement répandu, le plus ordinaire, qui se rencontre des milliards de fois : l’échange des marchandises. L’analyse fait apparaître dans ce phénomène élémentaire (dans cette “cellule” de la société bourgeoise) toutes les contradictions (ou les germes de toutes les contradictions) de la société contemporaine. L’exposé nous montre ensuite le développement (ET la croissance ET le mouvement) de ces contradictions et de cette société dans la somme de ses diverses parties, depuis son début jusqu’à la fin. Telle doit être la méthode d’exposition (ou d’étude) de la dialectique en général (car la dialectique de la société bourgeoise chez Marx n’est qu’un cas particulier de la dialectique). »[17]

En appliquant la méthode dialectique, Marx et Engels ont découvert les lois du capitalisme. Et c’est sur cette base qu’ils ont pu prévoir dans ses grandes lignes – mais correctement – toute l’évolution de la société capitaliste après leur mort. Cette évolution développe tout aussi nécessairement les conditions de la conquête du pouvoir par les travailleurs et de l’abolition de la propriété privée et de l’Etat-nation.

C’est sur la base de la perspective développée initialement par Marx et Engels – perspective fondée sur l’étude de l’histoire humaine, et qui se vérifie chaque jour – que le programme des communistes est formulé.

Lénine écrit : « On ne peut pas comprendre totalement le Capital de Marx et en particulier son chapitre premier, sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui ! »[18]

Lire Hegel à l’endroit

Hegel a brillamment développé l’exposé le plus complet de la dialectique comme science du mouvement et du changement. Aujourd’hui encore, ses idées dépassent de loin les doctrines philosophiques officielles de la classe capitaliste.

Cependant, entre les mains de Hegel, la dialectique a pris une forme mystique et idéaliste. Il ne s’agit plus des lois inhérentes au développement de la nature, mais des lois du développement de ce qu’il appelle l’Esprit absolu (ou l’Idée absolue). L’Idée « devient la créatrice de la nature », écrit-il – ce à quoi Lénine se contente de répondre, en marge : « Ha ha ! »[19]

Pour Hegel, les catégories logiques telles que l’Être, le Non-être, le Devenir, la Quantité, la Qualité, l’Essence, l’Apparence, etc., ont une existence indépendante comme composantes de cette Idée totale, qui s’est à son tour exprimée dans la nature. Une fois qu’il s’est déployé dans la nature, c’est dans la pensée rationnelle que l’Absolu trouve sa forme la plus élevée, qui culmine avec la philosophie hégélienne elle-même.

Hegel insiste sur l’ultime primauté de la pensée abstraite sur l’activité humaine. S’il a fait de l’activité un élément clé de sa logique, c’est avant tout comme catégorie logique. Tout au long de sa Logique, il insiste sur le fait que le lecteur doit laisser derrière lui le monde extérieur et rester dans le domaine de la « pensée pure ».

Et pourtant, à maintes reprises, pour assoir ses arguments, Hegel a été contraint de s’orienter vers le matérialisme. Comme le note Lénine : « dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’idéalisme, le plus de matérialisme. “C’est contradictoire”, mais c’est un fait ! »[20]

Hegel appartenait au camp de l’idéalisme philosophique, qui soutient que l’esprit est la composante première de la réalité et que le monde extérieur, d’une manière ou d’une autre, est une dérivation ou un reflet de l’esprit. Toutes les religions appartiennent au camp de l’idéalisme philosophique – et Hegel n’a jamais caché qu’il formulait un système religieux.

Les marxistes sont des matérialistes philosophiques. Contrairement aux idéalistes, nous pensons qu’il n’existe qu’un seul monde, à savoir le monde matériel que nous pouvons percevoir et avec lequel nous pouvons interagir. L’esprit humain est un produit de ce monde matériel, et nos idées n’en sont que le reflet.

« D’une manière générale, je m’efforce de lire Hegel en matérialiste : Hegel, c’est le matérialisme mis sur la tête […] – c’est-à-dire, j’élimine en grande partie le bon Dieu, l’Absolu, l’Idée pure, etc. »[21]

Lénine peut le faire parce que le concept de l’Idée Absolue ne joue aucun rôle fondamental dans les aspects essentiels des idées de Hegel. En fait, comme l’a noté Friedrich Engels, Hegel ne dit « absolument rien » sur l’Idée Absolue.

Les marxistes ne croient pas que la dialectique ait une existence séparée de la nature. Les lois de la dialectique ne sont pas les lois des idées ; elles reflètent les lois inhérentes à la nature elle-même au niveau le plus général. Par notre interaction avec le monde, nous sommes capables de découvrir ces lois à des niveaux de plus en plus profonds. C’est la base de la philosophie marxiste : le matérialisme dialectique.

« La logique est la théorie non des formes extérieures de la pensée, mais des lois de développement de “toutes les choses matérielles, naturelles et spirituelles” – c’est-à-dire des lois de développement de tout le contenu concret du monde et de la connaissance de celui-ci, c’est-à-dire le bilan, la somme, la conclusion de l’histoire de la connaissance du monde. »[22]

L’un des grands accomplissements de Marx et Engels a été d’extraire la dialectique de l’idéalisme hégélien et de la « remettre à l’endroit ». Alors que la dialectique de la nature est confirmée par tous les progrès de la science et de la culture, l’idéalisme de Hegel – c’est-à-dire son Esprit absolu – reste un exosquelette sans vie, que la mue a laissé de côté pour que le véritable organisme vivant qui se trouvait à l’intérieur puisse continuer à se développer.

Théorie et pratique

D’où viennent les idées ? Ces fantômes enchanteurs qui errent dans nos mondes intérieurs, dont l’origine précise a été longtemps oubliée, ont été imprégnés de mysticisme par les hommes pendant des milliers d’années. Dans l’idéalisme, les idées se présentent à l’homme comme des forces qui s’élèvent au-dessus de la nature et de la société.

Mais les idées n’ont pas d’existence indépendante. Elles ne sont pas non plus, comme l’imaginent les subjectivistes, des barrières infranchissables entre l’homme et le monde extérieur. L’esprit est une fonction régulatrice de notre espèce qui, par le travail, comble l’écart entre nous et la nature qui nous entoure.

Marx explique : « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et aux rapports matériels des hommes, elle est le langage de la vie réelle. »[23] À partir de notre interaction constante avec le monde qui nous entoure, ce que Marx appelle « le métabolisme entre l’homme et la nature », naissent des conceptions qui nous permettent de comprendre notre environnement et de l’adapter à nos besoins. Ce faisant, nous nous transformons. Nos idées, comme les catégories logiques, ne sont pas des phénomènes surnaturels ; elles ne sont que le reflet de la nature et trouvent leur origine dans l’activité sociale de l’homme.

« Pour Hegel, note Lénine, l’action, la pratique, est un “syllogisme”[24] logique, une figure logique. Et c’est vrai ! Bien entendu pas en ce sens que la figure logique a pour être autre la pratique humaine (=idéalisme absolu), mais vice versa : la pratique humaine, en se répétant des milliards de fois, se fixe dans la conscience humaine en figures logiques. C’est précisément (et seulement) en vertu de ces milliards de répétitions que ces figures ont la solidité du préjugé et possèdent le caractère d’axiomes. »[25]

En d’autres termes, le caractère dialectique de la pensée que Hegel a défini dans sa Logique n’est qu’un reflet de la nature avec laquelle les hommes interagissent. Lénine, paraphrasant Hegel, écrit : « La nature, cette totalité immédiate, se développe en idée logique ». Il poursuit : « La logique est la doctrine qui s’occupe de la connaissance. Elle est la théorie de la connaissance. La connaissance est le reflet de la nature par l’homme. Mais ce reflet n’est pas simple, pas immédiat, pas total ; c’est un processus fait d’une série d’abstractions, de la mise en forme, de la formation de concepts, de lois, etc. – et ces concepts, lois, etc. (la pensée, la science = “l’idée logique”) embrassent relativement, approximativement les lois universelles de la nature en mouvement et développement perpétuels. »[26]

Au cours de milliers d’années d’essais et d’erreurs, nous avons développé des idées et des conceptions générales plongeant toujours plus profondément dans les différents aspects de la nature, idées qui sont devenues l’essence concentrée de l’expérience humaine. La dialectique est, à ce jour, le couronnement de cette évolution.

Mais la connaissance n’est pas un flux à sens unique, qui imprime les résultats de nos activités dans notre cerveau. Il existe également – et simultanément – un processus inverse : après avoir déduit différents aspects du monde régi par les lois, la pensée abstraite nous permet de les réfléchir afin d’améliorer notre activité pratique.

C’est là que nos idées se confrontent au monde objectif qu’elles cherchent à refléter. Et c’est par ce processus qu’elles gagnent en objectivité : « Unité de l’idée théorique (connaissance) et de la pratique – ceci Nota Bene – et cette unité précisément dans la théorie de la connaissance, car comme résultat on obtient “l’Idée absolue”(et l’idée = “das ojective Wahre” [le vrai objectif]). »[27]

Pour le philistin, la théorie représente au mieux une curiosité. Mais c’est le jeu dialectique de la théorie et de la pratique, l’une entraînant l’autre, qui caractérise le « processus infini d’approfondissement de la connaissance par l’homme des choses, phénomènes, processus, etc., allant des phénomènes à l’essence et d’une essence moins profonde à une essence plus profonde. »[28]

Il s’agit d’un processus qui, en même temps, renforce et élargit la maîtrise de l’homme sur la nature. Plus profonde est notre connaissance des lois qui régissent le monde, plus efficacement nous pouvons atteindre nos objectifs et nos aspirations. C’est ici que nous voyons l’importance de la théorie pour les communistes.

Comme l’expliquait Trotsky :

« Celui qui considère la théorie comme un guide pour l’action est infiniment plus exigeant, plus rigoureux et plus équilibré. Un sceptique de salon peut se moquer impunément de la médecine, mais un chirurgien ne peut vivre dans une atmosphère d’incertitude scientifique. Plus le révolutionnaire a besoin de la théorie comme guide pour l’action, plus il en prend soin de façon intransigeante. Vladimir Oulianov se méfiait du dilettantisme et détestait les charlatans. Ce qu’il appréciait par-dessus tout dans le marxisme, c’était la discipline sévère et l’autorité de sa méthode. »[29]

La victoire de la prévision sur l’étonnement

Trotsky a un jour défini la théorie marxiste comme l’avantage de la « prévision sur l’étonnement ». C’est précisément cette prévision et cette compréhension profonde qui ont permis à Lénine et aux bolcheviks de l’emporter face à une adversité extrême venant de tous les côtés.

Au début de la Première Guerre mondiale, les bolcheviks pouvaient être décrits – en termes de pouvoir, d’influence et de ressources – comme l’un des courants politiques les plus faibles d’Europe. Sous l’effet de la vague de patriotisme attisée par les autorités tsaristes et de l’esprit d’unité nationale qui en a découlé, le parti a perdu la majorité de son soutien dans la classe ouvrière russe. La vague révolutionnaire qui montait en Russie, avant la guerre, a été brisée net ; le tsarisme s’en est trouvé temporairement renforcé.

De nouveau, les éléments révolutionnaires étaient marginalisés. Pour ne rien arranger, nombre des meilleurs ouvriers étaient envoyés au front pour les punir de leur militantisme dans les usines et ailleurs. Les principaux dirigeants bolcheviks étaient pour la plupart en exil en Europe, où les lignes de communication avec la Russie étaient coupées ou gravement perturbées par la guerre.

La réaction gagnait du terrain partout en Europe. La classe ouvrière reculait. Sous la direction des bourgeoisies, les fusils, les chars et les bombes ravageaient le continent européen. Les récalcitrants étaient facilement écartés ou envoyés au front et éliminés. Dans le même temps, les dirigeants sociaux-démocrates européens, qui s’étaient rangés derrière leur propre classe dirigeante, semblaient confortablement assis sur les genoux de leurs maîtres bourgeois.

L’appareil et les moyens financiers du Parti bolchevik étaient extrêmement affaiblis, voire inexistants ; ses structures étaient totalement désorganisées en raison de la guerre. La conquête du pouvoir pouvait sembler plus éloignée que jamais. Et pourtant, à peine un peu plus de trois ans après le début de la guerre, tout cela s’est inversé – et le Parti bolchevik a conduit les ouvriers et les paysans de Russie au pouvoir lors de la révolution d’octobre 1917. On ne peut imaginer plus belle démonstration de dialectique !

Nous voyons ici le pouvoir des idées dans la pratique. Le succès des bolcheviks peut être ramené au succès de la méthode marxiste, c’est-à-dire du matérialisme dialectique.

Lénine et les bolcheviks ont maintenu une position de classe et ont refusé de faire la moindre concession aux mouvements chauvins et nationalistes que la guerre a provoqués dans toute l’Europe. Et si la guerre a d’abord renforcé la classe dirigeante, elle est ensuite devenue le plus grand moteur de la révolution en mettant en évidence les contradictions de classe dans la société.

Ainsi, le message révolutionnaire des bolcheviks, qui n’avait reçu aucun écho populaire dans les premiers jours de la guerre, est devenu le cri de ralliement des masses russes et a semé la terreur parmi les classes dirigeantes du monde entier.

L’opportunisme est l’abandon des perspectives à long terme au profit d’objectifs immédiats à court terme. La dialectique est la science qui permet d’aller au-delà de l’immédiat et de comprendre les processus complexes et au long cours. C’est l’attachement à la théorie et la maîtrise de la dialectique qui ont donné à Lénine un avantage décisif sur ses ennemis.

En politique, l’engouement pour l’apparence immédiate des choses conduit à des mots d’ordre superficiels et aux « formes les plus étroites de l’activité pratique » (Lénine). Les bolcheviks, à l’inverse, transcendaient les apparences et s’attaquaient à l’essence des choses, quel qu’en fût l’impact immédiat sur le parti, car ils savaient qu’en fin de compte seule la vérité les rapprocherait de la victoire de la classe ouvrière. Telle fut la clé de leur succès.

Léon Trotsky a résumé l’essentiel de la question : « L’expérience historique montre que la plus grande révolution de toute l’histoire n’a pas été menée par le parti qui a commencé avec des bombes, mais par le parti qui a commencé avec le matérialisme dialectique. »[30]


[1] C’est en anglais que Lénine porte son commentaire : « These parts of the work should be called : a best means for getting a headache ! » [« Ces parties de l’œuvre devraient s’appeler : le meilleur moyen d’attraper une migraine »] – Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, p.166.

[2] Léon Trotsky, How Lenin Studied Marx [Comment Lénine a étudié Marx], Fourth International [Quatrième Internationale], Vol.11, No.4, juillet-août 1950, p. 126.

[3] Lénine, Œuvres complètes, tome 5, Que faire ?, p.376.

[4] « Le principe fondamental de la dialectique est qu’il n’existe pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète » – Lénine, Œuvres complètes, tome 7, Un pas en avant, deux pas en arrière, p.431.

[5] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, p.160.

[6] Ibid, p.108.

[7] Ibid., pp.133-134.

[8] Cité par Lénine, ibid., p.104.

[9] Ibid., p.119.

[10] Ibid. p.119.

[11] « Machistes » : il s’agit des partisans du physicien et philosophe des sciences Ernst Mach (1838-1916) dont Lénine a combattu la théorie de la connaissance dans Matérialisme et empiriocriticisme (1908).

[12] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, p.128.

[13] Traduit de l’anglais d’après C. Darwin, The Origin of Species [L’Origine des espèces, 1859] P.F. Collier and Son, 1909, p. 529.

[14] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, p.198.

[15] Ibid., p.132.

[16] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Sur la question de la dialectique, p.344.

[17] Ibid., pp.344-345

[18] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, p.170.

[19] Ibid., p.163

[20] Ibid., p.222.

[21] Ibid., p.102.

[22] Ibid., p.90.

[23] Marx, L’Idéologie allemande, édition G. Badia, Éditions sociales, 1976, première partie, p.20

[24] Un « syllogisme » est un type de raisonnement logique à trois propositions tel que des deux premières propositions (prémisses) se conclut une troisième (conclusion) ; le syllogisme pratique, défini par Aristote, est par exemple celui que conduit le médecin pour soigner un malade : il part du concept de la maladie en cause, il montre que son malade relève de cette maladie, il en conclut au remède à administrer.

[25] Lénine, Œuvres complètes, tome 38, Résumé de la Science de la logique de Hegel, pp.205-206.

[26] Ibid., pp.171-172.

[27] Ibid., p.208.

[28] Ibid., p.210.

[29] Léon Trotsky, How Lenin Studied Marx [Comment Lénine a étudié Marx], Fourth International [Quatrième Internationale], Vol.11, No.4, juillet-août 1950, p. 127.

[30] Traduit d’après L. Trotsky, In Defence of Marxism, Wellred Books, 2019, p. 106.

Tu es communiste ? Rejoins-nous !