Le développement de la crise organique du capitalisme a un énorme impact sur la conscience politique de toutes les classes sociales. Cet impact, bien sûr, n’est pas homogène, même au sein de chaque classe. Différentes couches du salariat évoluent à des rythmes divers et suivant diverses trajectoires. On peut en dire autant de la petite bourgeoisie.

A cet égard, il faut prendre la mesure d’un fait extrêmement important : le retour en force des idées « communistes » dans une fraction significative – et croissante – de la jeunesse. Plusieurs enquêtes d’opinion ont souligné l’ampleur et le caractère international de ce phénomène. L’une d’entre elles, publiée au Canada en février 2023, rapporte que 13 % des Canadiens, 20 % des Américains, 20 % des Australiens et 29 % des Britanniques âgés de 18 à 34 ans considèrent « le communisme » comme « le meilleur système économique ». En France, une enquête Ifop datant d’avril 2023 rapporte que 29 % des moins de 35 ans considèrent le communisme comme « une idée d’avenir ».

Bien sûr, la grande majorité des jeunes concernés n’ont pas une conception très claire du communisme, d’un point de vue théorique. C’est le contraire qui serait étonnant. D’une part, ce phénomène est d’abord le résultat d’un profond rejet du capitalisme, et non d’une solide adhésion aux idées du marxisme. D’autre part, en France comme ailleurs, les dirigeants des grandes organisations traditionnelles du mouvement ouvrier n’aident pas cette jeunesse à s’orienter vers le marxisme, car eux-mêmes ont de longue date abandonné ces idées et renoncé à l’objectif de renverser le système capitaliste.

C’est cette situation concrète qui explique, en France, le relatif succès d’auteurs tels que Bernard Friot et Frédéric Lordon, qui se réclament du communisme. Face à l’indigence théorique des dirigeants réformistes, Mélenchon compris, les idées « communistes » de Lordon et Friot peuvent sembler à la fois plus profondes et plus radicales. Tous deux comptent de nombreux lecteurs parmi les jeunes et les travailleurs qui recherchent des fondements théoriques à la lutte pour en finir avec le capitalisme.

Cependant, loin de fournir de tels fondements théoriques, Friot et Lordon nourrissent la confusion, chacun à sa manière. Nous avons consacré un article à la manière de Friot ; nous en avons aussi publiquement débattu avec lui. Dans les pages qui suivent, notre critique portera uniquement sur les idées de Lordon.

Il n’est pas nécessaire de bien connaître l’œuvre de Lordon pour comprendre ce qui va suivre. Ses idées y sont exposées d’une façon telle que le lecteur puisse saisir clairement la différence entre son « communisme » et le nôtre. Ses principales erreurs théoriques sont l’occasion d’expliquer les idées du marxisme sur toute une série de questions fondamentales. L’œuvre de Lordon s’y prête bien, car elle aborde de nombreux sujets et, ce faisant, ne cesse de se confronter à ce que lui-même appelle le « marxisme orthodoxe ». Cela tombe bien : notre marxisme est « orthodoxe », au sens où nous défendons les idées fondamentales de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, que nous citerons régulièrement.

La trajectoire de Frédéric Lordon

Commençons par quelques remarques sur la trajectoire de Lordon, ces vingt dernières années. Son orientation politique est assez claire : vers la gauche. Lors de ses premiers écrits (jusqu’en 2009), c’est le « keynésianisme de gauche » et son programme politique, ouvertement réformiste, qui dominaient. Depuis 2009, ses travaux et interventions publiques s’organisent toujours plus autour d’une thèse simple et claire : il faut en finir avec le système capitaliste et le remplacer par une organisation communiste de la société.[1] C’est surtout cette position générale, et non les développements néo-keynésiens de ses premiers ouvrages, qui rencontre un écho dans une partie de la jeunesse radicalisée.

Comme Lordon le souligne lui-même, son évolution est une conséquence de la crise organique du capitalisme et de ses ravages en tous genres. L’intelligentsia est un milieu social très sensible aux tensions qui se développent dans les profondeurs de la société. Elle joue à cet égard un rôle de baromètre. C’est vrai des deux côtés de la lutte des classes, comme en témoigne par exemple l’évolution d’un Michel Onfray vers des positions de plus en plus réactionnaires. Les trajectoires de Lordon et d’Onfray sont à l’image du processus de polarisation politique – vers la gauche et vers la droite – qui s’est nettement accéléré depuis la crise mondiale de 2008, en France comme ailleurs.

En outre, Lordon intervient régulièrement sur le terrain politique. En 2016, déjà, il était l’un des orateurs marquants des « Nuits debout ». Il fait entendre sa voix à l’occasion de chaque grande lutte sociale et commente régulièrement l’actualité politique sur son blog. En 2017 comme en 2022, il a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. En décembre 2022, il a pris la parole lors du Congrès de Révolution permanente. Et ainsi de suite.

D’un point de vue politique général, ce sont donc ces deux éléments – la position « communiste », l’intervention dans les luttes politiques et sociales – qui marquent le plus nettement la trajectoire de Lordon. Il en va autrement de sa trajectoire théorique, dès lors qu’on l’analyse dans son détail. Non pas qu’il ait viré à droite, sur ce plan ; mais nous verrons que son « communisme » n’est pas moins confus que les idées du « keynésianisme de gauche ».

Communisme et philosophie

Dans l’immédiat, soulignons que l’évolution théorique de Lordon se caractérise d’abord par son déplacement de la science économique vers la philosophie. A ses analyses économiques détaillées a succédé une théorie bien plus générale, qui développe ses fondations philosophiques et s’efforce d’en tirer toutes les conséquences, notamment politiques. Cette démarche tranche nettement avec celle de l’écrasante majorité des économistes bourgeois, qui assoient leur « science » sur quelques abstractions philosophiques dont eux-mêmes n’ont pas vraiment conscience et dont ils se contrefichent royalement, d’ailleurs, car leur objectif réel n’est pas de nature théorique ou scientifique : ils cherchent seulement à justifier et défendre le système capitaliste.

D’un point de vue marxiste, il est tout à fait correct de placer la philosophie au cœur d’une théorie qui se réclame du communisme. Le marxisme lui-même est d’abord une philosophie : le matérialisme dialectique. Sans cette philosophie, Marx n’aurait pas développé sa conception de l’histoire (le matérialisme historique) et sa théorie économique (Le Capital). Sans cette philosophie, il n’y aurait ni perspectives, ni programme, ni tactique marxistes. Nous sommes donc d’accord avec Lordon sur ce point : sans une solide philosophie, il ne peut y avoir de théorie communiste digne de ce nom, et pas davantage de politique communiste sérieuse. Notre première divergence avec lui, qui pèsera lourd sur toutes les autres, émerge dès l’étape suivante, lorsqu’il s’agit de déterminer la philosophie en question. Lordon ne s’appuie pas, comme nous, sur la philosophie marxiste, mais sur les idées d’un philosophe du XVIIe siècle : Baruch Spinoza (1632-1677).

Lordon n’est pas le premier à tenter de lier étroitement le communisme à la philosophie de Spinoza. Dans les années 1960 et 1970, en France, Louis Althusser s’est engagé dans cette voie et y a trouvé de nombreux disciples. Il prétendait que Marx avait radicalement rompu avec la philosophie dialectique de Hegel – et que le marxisme trouvait un meilleur ancrage philosophique chez Spinoza. C’était absurde, à notre avis, mais soulignons ici la façon dont Lordon prolonge cette démarche. A la différence d’Althusser, il ne s’en prend pas directement à Hegel, qu’il ignore (dans tous les sens du terme, semble-t-il). Le rapport de Marx à Hegel n’est pas son affaire. Il branche directement Marx sur Spinoza. Et ce faisant, Lordon mobilise Spinoza contre Marx, ou du moins contre un certain nombre d’idées fondamentales de Marx.

L’étonnant résultat, c’est donc un « communisme » fondé sur Spinoza (qui n’était pas communiste), dont la philosophie est mobilisée par Lordon contre des idées fondamentales du communisme marxiste. Lordon n’hésite pas à écrire, par exemple : « c’est encore Spinoza qui nous donne peut-être la définition du communisme véritable »[2]. Le « peut-être » est ici de pure forme, car Lordon ne cesse d’affirmer que c’est Spinoza, et lui seul, qui peut nous mettre sur la voie d’un communisme possible et souhaitable.

En s’appuyant essentiellement – et massivement – sur Spinoza, Lordon ne s’embarrasse pas d’une réflexion sur la position de ce philosophe dans l’histoire de la philosophie, ni a fortiori sur la façon dont la théorie communiste est liée à cette histoire. A notre connaissance, il ne pose jamais cette question.

A l’inverse, le marxisme est conscient de sa propre position dans l’histoire de la philosophie. Comme l’écrivait Lénine : « le marxisme n’a rien qui ressemble à du “sectarisme” dans le sens d’une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. »[3] En ce qui concerne la philosophie, les deux plus éminents prédécesseurs directs de Marx sont Hegel (pour la dialectique) et Feuerbach (pour le matérialisme).

A leur tour, les idées de Hegel et Feuerbach n’ont pas surgi « à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle ». L’œuvre de Feuerbach est, dans une large mesure, une réponse à Hegel, lequel considérait sa propre philosophie comme un prolongement de celles de Kant, Fichte et Schelling. Mieux encore : Hegel comprenait sa philosophie comme le prolongement de toute l’histoire de la philosophie. Il a montré que chaque grande étape de cette histoire, chacun de ses véritables progrès, s’appuie sur l’étape précédente pour la « dépasser », c’est-à-dire la nier tout en conservant – ou, disons, en intégrant – ce qu’elle comportait de juste.

A cet égard, quelle est la position de Spinoza sur « la grande route du développement de la civilisation universelle » ? C’est un géant du XVIIe siècle. S’appuyant sur le rationalisme de Descartes, il le dépasse d’au moins une tête. L’Ethique est l’un des sommets de toute l’histoire de la philosophie. A bien des égards, c’est une contribution majeure au courant matérialiste. Oui, mais Spinoza reste un philosophe de son temps, qui a été « dépassé » – au sens hégélien du terme – par les progrès ultérieurs de la philosophie. Deux siècles séparent Spinoza et Marx. Et quels siècles ! L’empirisme anglais (dont celui de John Locke), l’idéalisme allemand (de Leibniz à Hegel) et le matérialisme français du XVIIIe siècle, pour ne citer que ces trois grands moments de l’histoire de la philosophie, ont « dépassé » la philosophie de Spinoza, chacun à leurs manières.

Prenons l’exemple de Hegel. Il tenait le spinozisme en très haute estime, mais soulignait à la fois sa force et sa faiblesse. La force de Spinoza, expliquait Hegel, c’est son monisme, c’est-à-dire sa conception de la nature comme « substance » unique dont « l’étendue » et « la pensée » ne sont que deux attributs – alors que le dualisme de Descartes, son prédécesseur immédiat, en faisait deux substances distinctes. Le monisme de Spinoza lui permettait notamment de dépasser les apories cartésiennes sur le problème classique de « l’union de l’âme et du corps ». Mais la faiblesse de Spinoza, poursuivait Hegel, c’est l’absence de négativité interne à sa conception de la substance, qui dès lors ne s’engage pas dans le mouvement historique de sa propre négation.

Il n’y a pas de véritable historicité, au sens hégélien, de la substance spinoziste : il y a seulement des lois universelles de la nature, un système universel de causes et d’effets qui se déploie à l’infini, de toute éternité, et ne cesse de décomposer et recomposer les éléments finis de l’univers (les « modes »). Conformément à la meilleure philosophie de son temps, qui était dominée par les modèles des mathématiques et d’une physique mécaniste, Spinoza ne s’est pas élevé – et à l’époque, ne pouvait pas s’élever – jusqu’à une conception pleinement dialectique du monde, capable de saisir plus profondément les contradictions qui travaillent et transforment en permanence la « substance » elle-même, et notamment l’histoire de l’humanité.[4] Hegel conclue : Spinoza n’a pas vu que « l’Absolu est non seulement Substance, mais aussi Sujet », c’est-à-dire engagé dans une histoire et un progrès marqués par toute une série de négations internes.[5]

De ce point de vue, le spinozisme est dépassé par la philosophie de Hegel, qui est à la fois moniste et dialectique. Puis Marx dépasse Hegel – non pour en revenir au spinozisme, mais pour renverser la dialectique hégélienne et la remettre « sur les pieds », c’est-à-dire sur les bases d’un monisme matérialiste. En un sens très général, on pourrait donc dire que Marx réalise une synthèse de la dialectique hégélienne et du matérialisme spinoziste, à condition de comprendre que cette synthèse dépasse les deux philosophes, mais aussi que Spinoza est loin d’être la seule source d’inspiration du matérialisme marxiste. Dans la tradition matérialiste, Spinoza a été dépassé, sur bien des points, par les matérialistes français du XVIIIe siècle (eux-mêmes influencés par l’empirisme anglais) et par la philosophie de Ludwig Feuerbach (1804-1872) en Allemagne.

Cette histoire complexe, que nous résumons à grands traits, mériterait de bien plus longs développements.[6] Mais notre intention est surtout de souligner que du point de vue des fondations philosophiques d’une théorie communiste, il est très aventureux de partir de Spinoza – et a fortiori d’y rester. C’est encore plus aventureux si l’on tient compte du progrès supplémentaire et décisif que la conception marxiste de l’histoire de la philosophie accomplit par rapport à celle de Hegel. Marx démontre que l’histoire de la philosophie n’obéit pas seulement à un mouvement interne à la philosophie, mais s’enracine dans l’histoire des rapports matériels entre les hommes. En l’occurrence, la philosophie de Spinoza n’était pas seulement limitée par l’état de la philosophie et de la science de son temps ; elle était aussi façonnée – et en ce sens, limitée – par les conditions matérielles et sociales de son temps.

Spinoza était l’un des grands esprits d’une époque marquée par les premiers assauts de la bourgeoisie contre le vieil ordre féodal. Sa confiance dans les vertus et les progrès de la science, son rationalisme radical, son libéralisme politique et son rejet de tous les obscurantismes religieux étaient conformes aux aspirations des couches les plus progressistes de la bourgeoisie montante – bien avant que cette classe ne devienne complètement réactionnaire. Philosophe d’une bourgeoisie en pleine ascension, Spinoza ne pouvait anticiper ni l’antagonisme entre cette classe et le salariat moderne, ni a fortiori la possibilité du communisme moderne. Il ne faut pas trop en demander à un penseur – même génial – du XVIIe siècle.

Une « erreur anthropologique » de Marx ?

Les critiques que Lordon adresse à Marx, via Spinoza, portent sur des éléments centraux de la théorie marxiste. Par exemple, Lordon rejette catégoriquement la perspective marxiste d’une dissolution des classes sociales, mais aussi d’une extinction de l’Etat, d’une fusion générale des nations et d’une liquidation des échanges marchands (et donc de la monnaie). Le « communisme » que Lordon appelle de ses vœux ne pourrait pas se passer de tous ces éléments caractéristiques du… capitalisme.

Nous aborderons cette question plus loin et dans le détail. Dans l’immédiat, il nous faut répondre à la critique la plus générale que Lordon adresse à Marx, dont les autres découlent plus ou moins directement. Cette critique porte sur ce qu’il appelle l’« anthropologie » de Marx : sa conception de l’homme. Par exemple, dans Capitalisme, désir et servitude (2010), Lordon écrit : « L’extinction du politique par la dissolution définitive des classes et de leur conflit, le dépassement de tous les antagonismes par le triomphe du prolétariat (…) sont des fantasmagories post-politiques, peut-être l’erreur anthropologique la plus profonde de Marx, celle qui consiste à rêver une éradication définitive de la violence quand il n’est pas d’autre horizon que d’en rechercher les mises en forme les moins destructrices ».[7]

D’où vient la « fantasmagorie » marxiste d’une société sans classe (et donc sans Etat, etc.) ? D’une conception erronée de la « nature humaine », affirme Lordon. Par exemple, dans En travail (2021) : « Toute la question de la violence et des institutions (…) remonte à des prémisses anthropologiques relativement à la “nature humaine”. Est-elle bonne ou mauvaise ? C’est la question toujours posée comme préjudicielle et comme ligne de partage des eaux : à ceux qui répondent “mauvaise”, l’enfermement dans les théories hobbesiennes du Léviathan ; à ceux qui répondent “bonne”, la promesse » – intenable, estime Lordon – « d’une société fraternelle ».[8] Non sans quelques contorsions, Lordon range Marx dans la deuxième catégorie : la possibilité d’un communisme sans classes, sans Etat, etc., serait un mirage suscité par la prémisse erronée d’une « bonne » nature humaine – ou a minima par une conception qui ne tient pas compte de l’irréductible ambivalence de la nature humaine.

Aux rêveries marxistes comme à « l’enfermement dans les théories hobbesiennes du Léviathan »[9], Lordon oppose ce qu’il appelle une « anthropologie spinoziste des passions », qui ne tomberait dans aucune des deux erreurs anthropologiques.

Le fait est que Spinoza rejetait l’idée d’une « nature humaine » – ou d’une « essence » de l’homme – qui serait bonne ou mauvaise, altruiste ou égoïste, et ainsi de suite. C’est l’un des aspects les plus révolutionnaires de sa philosophie. Il soulignait que l’homme n’est, pour l’homme, ni un « Dieu », ni un « loup » ; il est l’un et l’autre successivement – et plus ou moins selon les circonstances. Dès lors, explique Lordon, « la seule question intéressante (…) est de savoir dans quelles conditions il est plus l’un que l’autre. Et puis de penser aux conditions qui favorisent le bon terme de l’alternative – et d’une alternative dont il faut reconnaître qu’elle ne pourra jamais être entièrement dissoute. »[10] C’est donc à l’impossibilité de dissoudre entièrement cette ambivalence « anthropologique » que répond, d’après Lordon, l’impossibilité des autres dissolutions : celles des classes sociales, de l’Etat, du marché et des nations.

Trois siècles et demi après la publication de l’Ethique, la conception spinoziste de la « nature humaine », qui se déploie en une remarquable théorie des passions, n’a pas perdu sa vigueur et sa beauté. Mais il n’est pas sérieux de la mobiliser contre la conception marxiste de la nature humaine, car en réalité Marx aussi rejetait fermement l’idée d’une nature humaine constituée d’un ensemble de caractéristiques psychiques ou morales qui se manifesteraient, d’une façon ou d’une autre, indépendamment des circonstances objectives. En rangeant Marx, grosso modo, dans la catégorie des théoriciens d’une « bonne » nature humaine, Lordon lui attribue des idées qu’il n’a jamais formulées et qui, à vrai dire, sont radicalement contraires à toute sa philosophie.

Dans son rejet du concept traditionnel de nature humaine (ou d’« essence » de l’homme), Marx va beaucoup plus loin que Spinoza. Dans la sixième de ses Thèses sur Feuerbach, il écrit : « l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Or ces rapports sociaux ne cessent pas d’évoluer. Projetée sur le plan social et engagée dans un mouvement de transformation permanent, « l’essence de l’homme » perd toute rigidité et toute stabilité. Le concept d’« essence de l’homme » devient même superflu, et si le jeune Marx l’aborde dans ses thèses sur Feuerbach (pour critiquer ses abstractions), il disparaîtra de son œuvre, par la suite, car il ne sert plus à rien dans l’analyse positive de « l’ensemble des rapports sociaux » et de ce qui détermine leur évolution. Autrement dit, non seulement Marx ne commet pas d’« erreur anthropologique », mais il écarte les considérations « anthropologiques » – au sens que Lordon attribue à ce terme – au profit d’une science de l’histoire : le matérialisme historique.

La science de l’histoire

A ce stade, il nous faut exposer brièvement les idées centrales du matérialisme historique, la conception marxiste de l’histoire, car nous en aurons souvent besoin dans la suite de cet article.

La découverte majeure de Marx dans ce domaine peut se formuler ainsi : en dernière instance, le facteur le plus déterminant de l’évolution de « l’ensemble des rapports sociaux » est le développement des forces productives, c’est-à-dire de la productivité du travail humain. Dans la préface à sa Contribution à la critique de l’économie politique, Marx formule cette idée dans les termes suivants : « dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. »

Par exemple, c’est le développement des forces productives, en dernière analyse, qui a bouleversé les rapports de production « primitifs » et fait surgir des classes sociales au Moyen-Orient il y a quelque 10 000 ans. C’est aussi le développement rapide des forces productives, à partir de la Renaissance, qui a préparé la destruction des rapports de production féodaux et de l’ensemble de la superstructure correspondante (l’Ancien régime), au profit de rapports de production et d’une superstructure capitalistes (les Etats-nations modernes). On ne peut rien comprendre aux révolutions bourgeoises – comme celle de 1789-94, en France – si l’on ne comprend pas cela. Enfin, c’est l’extraordinaire développement des forces productives, sous le capitalisme, qui a créé les conditions objectives, matérielles, d’une société dans laquelle la satisfaction des besoins élémentaires de toute l’humanité pourrait parfaitement se passer de l’exploitation de classe, et donc des classes elles-mêmes. Ce remplacement des rapports de production capitalistes par des rapports de production communistes suppose que les travailleurs prennent le pouvoir, exproprient la grande bourgeoisie et engagent la transformation socialiste de la société. A défaut, les forces productives continueront d’étouffer dans les limites des rapports de production bourgeois, et la crise organique du capitalisme plongera « l’ensemble des rapports sociaux » dans une barbarie toujours plus effroyable.

La révolution socialiste et le développement d’une société communiste n’ont rien d’automatique ; ils ne découlent pas mécaniquement – loin s’en faut – du développement des forces productives. Si c’était le cas, le communisme aurait triomphé de longue date, car cela fait plus d’un siècle que les forces productives se heurtent violemment aux rapports de production capitalistes. Le renversement du capitalisme pose des problèmes complexes qui se ramènent tous, au fond, à la construction et à la politique du parti révolutionnaire dont la classe ouvrière a besoin pour prendre le pouvoir.

Nous reviendrons plus loin sur la question fondamentale du parti révolutionnaire. Pour le moment, il suffit de souligner ceci : le marxisme ne fonde pas la possibilité d’une société sans classe sur une analyse – à la Lordon – des processus « passionnels » à l’échelle individuelle ou collective ; il fonde cette possibilité sur une analyse matérialiste de l’interaction entre le développement des forces productives et l’évolution des rapports de production entre les hommes. Comme l’écrivait Marx dans la suite du texte déjà cité : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

Lordon connaît-il ces idées élémentaires du matérialisme historique ? On le suppose. Mais nulle part il ne les réfute directement. Dans En travail, il les écarte d’une formule lapidaire : « On est revenu des prétentions de faire du matérialisme historique une science de l’histoire. »[11] Si le matérialisme historique n’est pas une science de l’histoire, comme le voulait Marx, qu’est-ce donc ? Une bonne « éducation intellectuelle », répond Lordon, avant de passer aux choses sérieuses à ses yeux : le développement d’une « anthropologie des passions » spinoziste, et même d’un « structuralisme des passions » non moins spinoziste.[12]

Tout ceci est d’une très grande légèreté, mais a sa logique. Pour substituer son « structuralisme des passions » au matérialisme historique, Lordon est conduit à nier le caractère scientifique de la conception marxiste de l’histoire, car celle-ci, comme science, n’est pas du tout fondée sur une analyse des passions individuelles ou collectives. Non que les passions jouent un rôle négligeable dans l’histoire. Il est bien évident que les passions humaines – au sens le plus général de ce terme : joie, tristesse, espoir, crainte, etc.  – sont sans cesse à l’œuvre dans la vie sociale et politique. Par ailleurs, comme le soulignait déjà Hegel, « rien de grand dans le monde ne s’est accompli sans passion ». Les révolutions, en particulier, sont des événements saturés de passions. Oui, mais la science de l’histoire marxiste démontre que les causes et les effets des passions collectives qui « font événement », comme les révolutions, ne peuvent être compris que sur la base d’une analyse matérialiste de la situation politique et sociale, laquelle est elle-même subordonnée, en dernière analyse, à la situation économique et à l’état des forces productives.

Insistons sur un point fondamental : contrairement à un préjugé courant chez ceux qui nient la scientificité du matérialisme historique, ce dernier ne réduit pas toute la vie sociale à ses fondements économiques. Ceux-ci ne sont déterminants qu’en dernière analyse. Engels écrivait à ce propos : « Le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. »[13]

D’une part, les évolutions de la superstructure réagissent sur la base économique. Par exemple, la guerre en Ukraine a eu de sévères répercussions économiques à l’échelle mondiale. Elle a notamment alimenté la crise inflationniste engagée dès l’automne 2021. En retour, ces répercussions économiques ont accentué la crise sociale et politique dans de nombreux pays. On pourrait donner des dizaines d’autres exemples de la façon dont la vie politique, militaire et sociale impacte les bases économiques de la société, qui en retour impactent à nouveau la superstructure. De manière générale, n’oublions pas qu’une révolution socialiste victorieuse, c’est-à-dire la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, sera un fait politique dont les répercussions économiques seront considérables : expropriation de la grande bourgeoisie, nationalisation et centralisation des grands leviers de l’économie, planification démocratique de la production – d’abord au plan national, puis au plan international. La révolution socialiste est précisément le moment d’une soudaine et puissante subordination de la base économique à un processus social et politique.

D’autre part, il y a une relative indépendance des processus qui relèvent de la superstructure. Sans jamais être totalement coupées de leurs bases économiques, les luttes politiques, syndicales et idéologiques interagissent sans cesse et directement les unes sur les autres. Par exemple, la crise révolutionnaire de Mai 68 est indissociable, en dernière analyse, de la situation économique de millions de travailleurs soumis à une exploitation brutale, à des salaires de misère et de longues heures de travail. Mais d’autres facteurs – dont le caractère bonapartiste du régime gaulliste – ont joué un rôle important dans son déclenchement. Par ailleurs, cette révolution manquée a eu de profondes répercussions sur le rapport de force interne à la gauche française : elle a miné l’autorité du PCF, dont les dirigeants ont refusé de prendre le pouvoir au moment où la puissante grève générale de Mai 68 ouvrait la possibilité de renverser le capitalisme français.

Bref, il y a toute une dialectique complexe entre les facteurs économiques, sociaux, politiques et idéologiques. Il serait ridicule de chercher à « tout expliquer » par le niveau de développement des forces productives et l’évolution corrélative des rapports de production. Et cependant, dès qu’on perd de vue ce fil conducteur, on renonce à la science de l’histoire pour faire autre chose, par exemple d’édifiantes analyses morales et psychologiques, ou encore un « structuralisme des passions », c’est-à-dire autant de choses privées de toute valeur scientifique – mais aussi, dès lors, de toute valeur pratique et révolutionnaire, car la théorie marxiste est « un guide pour l’action », comme l’expliquait son fondateur. Or malgré notre admiration pour la philosophie de Spinoza, nous ne sommes pas disposés à renoncer à ce guide.

Le « marxisme » de Lordon

Sans l’amorce d’une argumentation, Lordon récuse la scientificité du matérialisme historique, mais ne renonce pas pour autant à fonder lui-même une nouvelle « science sociale », grâce à son « structuralisme des passions ». Il admet cependant que pour constituer une telle science, au XXIe siècle, la philosophie de Spinoza est un peu courte. Il écrit : « On ne saurait sans absurdité demander à une philosophie du XVIIe siècle de livrer à elle seule une science sociale tout armée. »[14]

C’est le moins qu’on puisse dire. D’une part, aucune philosophie – celle de Marx pas plus que celle de Spinoza – ne peut « livrer à elle seule une science sociale tout armée ». Les trois livres du Capital, par exemple, n’étaient pas contenus dans les idées du matérialisme dialectique. Marx a dû mobiliser ces idées – et cette méthode – dans un travail titanesque de recherches en économie. D’autre part, la philosophie de Spinoza a été « dépassée » tant de fois et de tant de façons, au cours des siècles suivants, qu’elle n’est plus à même de jouer un rôle significatif dans le développement des sciences sociales.

On sait que Lordon rejette cette dernière affirmation. Selon lui, Spinoza est la clé philosophique de la nouvelle « science sociale ». Et dès lors, il résout très simplement (sur le papier) le problème du rôle spécifique de cette philosophie dans la constitution de la nouvelle science : il suffit de la « combiner » avec « les meilleurs acquis des sciences sociales », et notamment les travaux de « Marx, Bourdieu, Durkheim et Mauss ».[15]

On trouve la même idée au début de Capitalisme, désir et servitude. Lordon y présente son projet théorique dans la « proposition » suivante : « combiner un structuralisme des rapports et une anthropologie des passions. Marx et Spinoza ».[16] Un peu plus loin, il écrit : « Le paradoxe temporel [est] que si Marx est postérieur à Spinoza, ça n’en est pas moins Spinoza qui pourrait maintenant nous aider à compléter Marx ». Nous avons dit plus haut ce que nous pensions de ce « paradoxe temporel », que Lordon signale sans le discuter. Au passage, remarquons qu’il ne s’agit plus ici de seulement « combiner » Marx et Spinoza : il s’agit de « compléter » Marx par Spinoza. Encore plus loin dans le même ouvrage, Lordon finit par écrire que Spinoza « modifie » Marx[17]. Toute la question est de savoir à quel type de « marxisme » on a affaire au terme d’une telle opération – qui, remarquons-le, rejette la science de l’histoire marxiste tout en liant le nom de Marx aux « meilleurs acquis » des sciences sociales !

En fait, dès la formulation générale de sa « proposition » théorique, Lordon commence à défigurer le marxisme en l’assimilant à un « structuralisme des rapports ». On ne trouve cette formule abstraite ni chez Marx, ni chez Engels, Lénine ou Trotsky. Mais c’est justement d’une telle abstraction dont Lordon a besoin pour « combiner » le « structuralisme des rapports » et « l’anthropologie des passions » en une synthèse plus élevée : le « structuralisme des passions ». En son abstraction même, le « structuralisme des rapports » délivre Lordon des contraintes méthodologiques du matérialisme historique, qui oblige à tenir compte de la dynamique concrète des rapports de production – c’est-à-dire de la base de tout ordre social. Une fois débarrassée d’une telle exigence, l’analyse « structuraliste » peut papillonner à loisir dans l’édifice social et y dégager toutes sortes de « rapports structurels ». A ce tarif, même les passions humaines, telles que Spinoza les décrit, peuvent être rangées dans la catégorie des « rapports structurels » – et c’est ce que fait Lordon, précisément, avec son « structuralisme des passions ».

Au point où nous en sommes, le « marxisme » de Lordon – tel que Spinoza le « complète » et le « modifie » – est déjà amputé de la philosophie de Marx et de sa science de l’histoire. Or il se trouve que Lordon rejette aussi la base de la théorie économique de Marx : sa théorie de la valeur.[18] Autrement dit, aucune des « trois parties constitutives du marxisme », selon la formule de Lénine, n’entre dans la nouvelle « science sociale » spinoziste que Lordon se propose de fonder : ni le matérialisme dialectique, ni le matérialisme historique, ni le Capital.

Qu’est-ce qu’un tel « marxisme », privé de tous ses éléments constitutifs, peut apporter à la « science sociale » spinoziste ? C’est assez évident : Lordon a besoin d’éléments extérieurs au spinozisme pour fournir des matériaux concrets, au XXIe siècle, à des élaborations qui n’en demeurent pas moins spinozistes. C’est ici que Marx est convoqué, car il fournit beaucoup de matériaux concrets, et même d’excellents.

Cependant, Marx fournit aussi et surtout une théorie globale, cohérente, qui « dépasse » de plusieurs têtes celle de Spinoza. Comment faire en sorte que la théorie cohérente de Marx ne vienne pas ruiner l’édifice de la « nouvelle science sociale » ? C’est simple : il suffit de briser cette cohérence, de convoquer séparément divers aspects de la théorie marxiste, d’en rejeter certains, d’en « accepter » d’autres – en les défigurant, au passage – et de réorganiser le tout à la sauce spinoziste. Moyennant quoi Lordon peut être satisfait : d’un côté, il a donné un peu de chair à sa « science sociale » spinoziste, grâce à Marx ; mais de l’autre, le spinozisme est intact, dans sa cohérence propre, et peut même se prévaloir de cette cohérence contre un marxisme décomposé et défiguré. Pourquoi se gêner ? C’est la méthode typiquement académique, éclectique, « marxienne », qui dès lors n’a aucune difficulté à ménager aussi une place à Bourdieu, Durkheim, Mauss et quelques autres du même acabit, car elle n’accorde aucune importance aux divergences irréductibles entre ces auteurs et le marxisme.

Salariat et « enrôlement »

Du point de vue de notre marxisme « orthodoxe », avec ses trois parties constitutives et sa cohérence globale, la façon dont Lordon « modifie » Marx, via Spinoza, fait surgir à chaque pas toutes sortes d’erreurs majeures dans l’analyse du capitalisme, de la lutte des classes, des perspectives politiques et du programme communiste.

Commençons par la question des classes sociales et de leur lutte. Comme chacun le sait, Marx a développé sur ce thème quelques idées assez remarquables. A l’inverse, on ne trouve chez Spinoza ni une théorie de la lutte des classes, ni même le concept moderne de classe sociale. Au XVIIe siècle, la lutte des classes qui faisait rage en Europe, et tout près de Spinoza lui-même, n’a trouvé dans son œuvre qu’une expression très déformée, dans les termes d’une théorie des conflits passionnels entre les hommes. Par exemple, dans son Traité politique, il écrivait : « En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque sentiment de haine, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux. Comme maintenant les hommes sont très sujets par nature à ces sentiments, ils sont aussi par nature ennemis les uns des autres (…) ».[19] Derrière ces formules se devine le fracas de la lutte des classes, mais elle n’est pas comprise et théorisée comme telle : elle est réduite au jeu des passions humaines. Même la conception spinoziste des « séditions », ces mouvements de masse qui peuvent renverser un pouvoir « indigne », reste très éloignée d’une théorie de la lutte des classes fondée sur les rapports de production.

Il serait évidemment absurde de le reprocher à Spinoza. Une théorie des classes sociales et de leur lutte ne pouvait commencer à émerger que dans les conditions économiques, politiques et intellectuelles du début du XIXe siècle, après cette énorme explosion de la lutte des classes que fut la Révolution française. Mais ce qui n’est pas moins absurde, c’est de corriger la théorie marxiste des classes sociales – qui en est la version la plus aboutie, la plus scientifique – en s’appuyant sur la théorie spinoziste des passions humaines. Or c’est précisément ce que fait Lordon. Voyons comment il s’y prend.

Au tout début de Capitalisme, désir et servitude, Lordon annonce qu’il va s’employer à expliquer le fait suivant : « certains hommes, on les appelle des patrons, “peuvent” en amener beaucoup d’autres [les salariés] à entrer dans leur désir et à s’activer pour eux ». Lordon ajoute aussitôt : « Ce pouvoir, très étrange si on y pense, leur appartient-il vraiment ? Depuis Marx on sait bien que non : il est l’effet d’une certaine configuration des structures sociales – celle du rapport salarial comme double séparation des travailleurs d’avec les moyens et les produits de la production ».[20] En clair, les travailleurs ne possédant rien d’autre que leur force de travail, ils sont contraints, pour vivre, de la vendre à ceux qui possèdent les moyens de production : les capitalistes. Le rapport salarial est donc un rapport de production. Abstraction faite de la formulation confuse de Lordon, nous sommes bien en terrain marxiste.

Hélas, nous n’y restons pas longtemps, car les concepts spinozistes – « désir », « affect », « puissance d’agir », etc. – veillent au grain et s’activent, eux aussi. Quelques pages plus loin, le rapport salarial fait l’objet d’une nouvelle définition : « Le rapport salarial est l’ensemble des données structurelles (celles de la double séparation) et des codifications juridiques qui rendent possible à certains individus d’en impliquer d’autres dans la réalisation de leur propre entreprise. Il est un rapport d’enrôlement. Faire entrer des puissances d’agir tierces dans la poursuite de son désir industriel à soi, voilà l’essence du rapport salarial. »[21]

Non, telle n’est pas l’essence du rapport salarial. L’« enrôlement » est une idée très générale qui, comme telle, peut convenir aussi bien aux rapports de production pré-capitalistes. Par exemple, les serfs qui travaillaient la terre de leur seigneur n’étaient-ils pas « enrôlés », eux aussi ? Est-ce qu’ils n’« entraient » pas, comme « puissances d’agir », dans le « désir » de leur seigneur, d’une certaine manière ? De même, les esclaves de l’Antiquité n’étaient-ils pas « impliqués », eux aussi, dans la « réalisation de l’entreprise » de leurs maîtres ? En termes marxistes, les travaux de l’esclave antique, du serf féodal et du salarié moderne dégagent tous un surplus qui est approprié respectivement par le maître, le seigneur et le capitaliste, mais les modalités comme le résultat de cette exploitation sont très différents, dans les trois cas. Par exemple, seul le salarié produit ce surplus sous la forme d’une plus-value, qui est caractéristique des rapports de production capitalistes. Mais cela n’arrête pas Lordon, car il assume le caractère très général de sa nouvelle définition du rapport salarial. Il l’écrit lui-même : l’« enrôlement » est « la catégorie la plus générale, dont le salariat [capitaliste] n’est qu’un cas » particulier.[22] Parmi les autres cas, Lordon cite l’enrôlement au profit du « chef de guerre », du « croisé » et du « souverain ».

Le problème saute aux yeux : le rapport salarial a perdu sa spécificité, son « essence » propre. Il n’est plus un rapport d’exploitation spécifique correspondant à des rapports de production (et donc de propriété) bien déterminés ; il devient un cas particulier d’un autre phénomène très général et très vague, « l’enrôlement », dont « l’essence » se confond désormais avec celle du cas particulier. Résultat : l’analyse du rapport salarial est placée sur le terrain des diverses modalités « affectives » de « l’enrôlement », que Lordon définit aussi comme une « capture » des « puissances d’agir » (des salariés) par un « désir-maître » (du capitaliste). Bref, Lordon peut donner congé au marxisme et déployer son analyse du rapport salarial dans un registre essentiellement passionnel.

La théorie des « trois phases »

Sur de telles bases, il nous explique quelles sont les trois grandes phases historiques de l’enrôlement salarial, qui sont autant de « régimes passionnels » du capitalisme : 1) l’enrôlement sur la base des seules « passions tristes » : la « peur de la misère » et toutes les peurs qui découlent de la nécessité vitale de se nourrir, se loger, etc. ; 2) l’enrôlement « fordien », qui ne s’appuie plus seulement sur ces « passions tristes », mais aussi et surtout sur les « passions joyeuses » de la « consommation de masse », sur fond de croissance économique ; 3) l’enrôlement « néolibéral », qui ajoute enfin les « passions joyeuses » de la « vocation » professionnelle et de la « réalisation de soi » au travail.

Lordon affirme en outre que les deuxième et troisième phases marquent des consolidations du rapport d’enrôlement, et donc du système capitaliste lui-même, car les salariés s’activent mieux et plus docilement sous l’emprise de « passions joyeuses » que sous celle de « passions tristes ». A partir de la phase « fordienne », explique Lordon, les passions joyeuses figurent au premier plan de l’enrôlement salarial. A tout le moins, « le capitalisme contemporain nous donne à voir un paysage passionnel très enrichi et bien plus contrasté que celui du temps de Marx », qui était le temps du « choc frontal des monolithiques “capital” et “travail” ».[23]

Les notions de passions tristes et de passions joyeuses jouent un rôle central dans la philosophie de Spinoza. Encore une fois, sa théorie des passions est admirable à bien des égards. A-t-elle été « dépassée » – toujours au sens hégélien de ce terme – depuis le XVIIe siècle ? Sans aucun doute, mais peu importe ici, car ce n’est pas sur ce terrain que nous critiquerons la théorie des trois phases, ou « régimes passionnels », de l’enrôlement salarial. Si cette théorie est erronée, abstraite et artificielle, la faute n’en revient pas à Spinoza, mais uniquement à Lordon.

Dans La société des affects, au milieu d’un développement sur « la production néolibérale d’affects joyeux », il écrit que « le capitalisme néolibéral par ailleurs maltraite d’autres parties du salariat à des degrés qui font immanquablement revenir en mémoire la sauvagerie de ses origines ».[24] Remarque importante ! Mais Lordon se contente de la verser au compte d’un « paysage passionnel » nettement plus « enrichi » et « contrasté » qu’à l’époque de Marx. Autrement dit, il y a certes toujours des salariés très maltraités, mais il y a aussi des salariés « joyeux ». Problème : il se pourrait bien que les « autres parties du salariat », celles qui sont maltraitées, constituent une forte majorité, moyennant quoi « la production néolibérale d’affects joyeux » serait très minoritaire dans le monde du travail. Une chose est sûre : un très grand nombre de salariés auraient bien du mal à se reconnaître dans l’idée que leur travail constitue une « vocation » et une « réalisation de soi ». La plupart s’efforcent de trouver du sens et un intérêt à leur travail, mais ils sont loin d’y parvenir toujours, et n’y parviennent qu’à des degrés très variables.

Le problème est encore plus évident avec la deuxième phase, la « fordienne », qui mobilise les « passions joyeuses » de la « consommation de masse ». Il serait assez facile de démontrer que depuis l’avènement du « fordisme », au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une très large fraction du salariat a toujours été exclue de la « consommation de masse ». Aujourd’hui encore, de très nombreux travailleurs sont à découvert entre le 20 et le 30 du mois – et d’autres, aussi très nombreux, n’évitent le découvert qu’en limitant leur consommation au strict minimum vital. Certes, à la différence des travailleurs du temps de Marx, la plupart ont un frigidaire. Mais ils ont beaucoup de mal à le remplir.

Considérons l’ensemble de la période couverte par l’analyse de Lordon. Il est indiscutable que dans les pays capitalistes les plus développés, les conditions de vie et de travail des salariés se sont globalement et sensiblement améliorées depuis l’époque de Marx. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les textes de Marx et Engels sur l’effroyable situation de la classe ouvrière britannique au milieu du XIXsiècle. Mais on ne doit pas en rester à ce niveau de généralité. Si pratiquement plus personne, en Grande-Bretagne comme en France, ne travaille 70 à 90 heures par semaine dans les conditions infernales du XIXe siècle, cela ne signifie pas que l’ensemble du salariat – ni même sa majorité – baigne désormais dans les passions joyeuses de la « consommation de masse » et de la « réalisation de soi ». Indépendamment des concepts spinozistes, l’erreur centrale de Lordon réside ici dans le fait de négliger la situation réelle de la masse du salariat pour se concentrer sur la petite minorité qui, par ses revenus et ses conditions de travail, en constitue la couche supérieure. Or confondre la classe ouvrière et son sommet est une erreur politique très sérieuse, d’un point de vue communiste.

Pour comprendre les conséquences de cette erreur, nous devons abandonner le registre passionnel et nous tourner vers l’analyse marxiste, qui a très vite repéré le fait suivant : la petite minorité des salariés « privilégiés », qui s’élèvent bien au-dessus des conditions de vie moyennes des travailleurs, constituent une couche sociale très importante du point de vue de la stabilité du système capitaliste. Cette « aristocratie ouvrière », selon la formule de Marx (donc avant la phase « fordienne »), constitue la base sociale du réformisme, qui limite aux seules réformes les aspirations et les activités de la classe ouvrière. Comme l’écrivait Léon Trotsky : « Le réformisme est le courant qui est né dans les couches supérieures privilégiées du prolétariat et reflète leurs intérêts. Dans certains pays particulièrement, l’aristocratie ouvrière et la bureaucratie ouvrière forment une couche très importante et très puissante, avec une mentalité qui est dans la plupart des cas petite-bourgeoise en vertu des conditions mêmes de leur existence et de leur mode de pensée (…). Les sommets de ces éléments atteignent le pouvoir suprême et le bien être par le canal parlementaire bourgeois. »[25] C’est évidemment dans les pays capitalistes les plus riches, comme la France, que cette couche est la plus importante et la plus puissante, et c’est notamment à travers elle que les idées réformistes se diffusent dans le reste du mouvement ouvrier.[26]

L’influence idéologique et politique de cette couche sociale est d’autant plus forte lors des phases de nette expansion du système capitaliste, lorsque la classe dirigeante est en mesure de faire des concessions non seulement à l’aristocratie ouvrière, mais aussi – dans une moindre mesure – à des couches plus larges de travailleurs. C’est un fait bien connu des marxistes, car souligné maintes fois par Lénine, que l’expansion du capitalisme au cours des quatre décennies précédant la Première Guerre mondiale a constitué la base matérielle du réformisme dont étaient gangrénés les sommets de la IIe Internationale, l’Internationale socialiste. De même, l’expansion du capitalisme au cours des Trente Glorieuses, après la Seconde Guerre mondiale, constituait la base matérielle du développement et de la consolidation des tendances réformistes qui dominaient le mouvement ouvrier à l’époque. La crise mondiale des années 70 a provoqué une crise du réformisme et la cristallisation de tendances politiques massives qui s’orientaient vers le marxisme, mais les dirigeants socialistes et « communistes » (staliniens) sont parvenus à contenir cette poussée révolutionnaire, si bien que le réformisme a pu de nouveau se stabiliser et se renforcer lors de la phase d’expansion économique (modérée) des années 80, 90 et 2000 – jusqu’à la crise de 2008. La récession mondiale de 2008 a ouvert une nouvelle époque de contradictions explosives entre les sommets de l’aristocratie ouvrière (les bureaucraties réformistes) et la masse des travailleurs. Elle est d’ailleurs loin d’être terminée et offrira aux travailleurs plusieurs opportunités de prendre le pouvoir.

Telles sont les grandes étapes que l’on peut repérer, depuis l’époque de Marx, dans l’évolution du rapport entre la masse des salariés et l’aristocratie ouvrière, en lien avec les grandes phases d’expansion et de crise du système capitaliste. Pour être plus précis, il faudrait rentrer dans le détail de chaque phase – et expliquer aussi que ces processus ont suivi des voies sensiblement différentes dans les pays dominés par l’impérialisme. Mais ce que nous venons de rappeler échappe déjà totalement à Lordon, qui s’embourbe dans les abstractions de ses trois phases. La conséquence politique de cette erreur est très sérieuse : Lordon couvre d’un voile « passionnel » les contradictions politiques entre l’aristocratie ouvrière et la masse des salariés, alors que la tâche des communistes consiste au contraire à les mettre en lumière et les attiser, dans le cadre d’une lutte contre le réformisme et pour le programme de la révolution socialiste.

Le poids social du salariat et ses conséquences politiques

Non seulement Lordon passe à côté de la différenciation politique entre la masse des salariés et l’aristocratie ouvrière, mais il néglige totalement un aspect majeur de l’évolution du salariat depuis l’époque de Marx : son énorme développement quantitatif. Depuis Marx, et conformément à ses propres anticipations, le poids social du salariat n’a pas cessé de croître au détriment de la petite bourgeoisie, et en particulier de la petite paysannerie. En France, par exemple, la petite paysannerie constituait une majorité de la population active à l’époque du Manifeste du Parti communiste (1848). Aujourd’hui, elle en constitue moins de 2 % ; le salariat moderne (la classe ouvrière) en constitue plus de 90 %. Voilà un fait très important du point de vue du rapport de forces entre les classes. Mais ce fait échappe à Lordon car il n’a rien de « passionnel » : c’est une conséquence des lois du développement des rapports de production capitalistes, dont la compréhension se passe très bien d’une analyse des passions tristes ou joyeuses des travailleurs.

L’énorme développement quantitatif du salariat, depuis l’époque de Marx, a eu pour effet de simplifier la composition de classe de la société. La société se divise de plus en plus en deux classes fondamentales : la classe ouvrière et la bourgeoisie. Certes, la petite bourgeoisie n’a pas disparu : le capitalisme sécrète en permanence des petits propriétaires (commerçants, artisans, TPE, etc.), auxquels s’ajoutent les professions libérales (avocats, médecins, etc.). Et encore une fois, les sommets du salariat penchent politiquement du côté de la bourgeoisie. Mais le développement quantitatif du salariat signifie qu’en termes de conditions de vie et de travail, l’ensemble de la population active est beaucoup plus homogène aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque de Marx ou même avant la Deuxième Guerre mondiale.

De ce point de vue, l’idée que « le capitalisme contemporain nous donne à voir un paysage passionnel très enrichi et bien plus contrasté que celui du temps de Marx » est une abstraction colossale et une erreur de même taille. Dans la France des années 30, diverses catégories du salariat – notamment les enseignants et les employés des banques – regardaient souvent de très haut le reste de la classe ouvrière. Aujourd’hui, ces catégories du salariat se syndiquent, manifestent et font grève, comme les autres. Mieux encore : sous l’effet de l’écrasante domination du salariat dans la population active, une fraction des professions libérales reprend à son compte les méthodes de lutte de la classe ouvrière. Des médecins et des avocats, par exemple, font grève et manifestent. Enfin, rappelons que dans les années 30 les universités étaient des bastions du fascisme ; aujourd’hui, les fascistes sont archi-minoritaires parmi les étudiants, qui se mobilisent très régulièrement aux côtés des travailleurs. Autrement dit, jamais le salariat n’a été aussi puissant, objectivement.

Cette évolution du rapport de forces entre les classes – au profit du salariat – a des implications politiques majeures. La masse de la petite bourgeoisie constituait la base sociale des contre-révolutions bonapartiste et fasciste. La fonte de cette base sociale, le développement corrélatif du salariat et son influence croissante sur ce qui reste des « classes moyennes » compliquent beaucoup la possibilité, pour la bourgeoisie, de s’orienter vers un régime bonapartiste, sans même parler d’un régime fasciste. A ce stade, toute tentative de s’engager dans une voie résolument bonapartiste – celle d’une dictature militaro-policière – provoquerait des mobilisations de masse explosives qui menaceraient le pouvoir et les privilèges de la bourgeoisie. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler qu’en 2021 l’article 24 de la Loi Sécurité Globale, qui prévoyait d’interdire aux manifestants de filmer des policiers, a provoqué des manifestations d’une telle envergure que le pouvoir a très vite fait marche arrière.

Pour défendre sa domination, la classe dirigeante est plus que jamais dépendante de la complicité des bureaucraties des grandes organisations du mouvement ouvrier (partis et syndicats), que cette complicité prenne la forme de gouvernements « de gauche » menant une politique pro-capitaliste (Mitterrand, Jospin, Hollande) ou d’une « opposition » syndicale contrôlant et canalisant la colère sociale – par exemple dans de vaines « journées d’action » (Thibault, Martinez, Binet, sans parler des dirigeants des autres syndicats).

Cela ne signifie pas qu’un régime bonapartiste est désormais exclu, en France. Mais seule une série de défaites majeures du mouvement ouvrier ouvrirait la possibilité d’un tel régime. Précisons au passage que les défaites de ces quinze dernières années, comme celle du mouvement de 2023 contre la réforme des retraites, n’étaient pas des défaites majeures : ce furent seulement des séances d’échauffement, pour ainsi dire, au regard des explosions sociales qui se préparent.

Dans la mesure où Lordon néglige l’analyse concrète du rapport de forces entre les classes, il passe totalement à côté de ces éléments de perspectives. Celles qu’il développe sont très différentes. A travers l’épais brouillard de son « structuralisme des passions », il croit distinguer l’inéluctable avancée de la Bête immonde, à court terme. Dans la dernière partie d’En travail, intitulée « Perspectives politiques », il dit craindre qu’en France « la fascisation ne soit en marche et que nous ayons passé le point où plus rien ne pourra l’arrêter ».[27] Quelques lignes plus loin, après une référence au « nazisme », il affirme carrément : « Je nous vois entrer dans les ténèbres avec la crainte qu’il n’y ait plus rien à faire, que tout soit désormais voué à s’engrener cumulativement pour le pire. Et je crains également que, de ces ténèbres, on ne sorte que d’une seule façon : en les ayant traversées tout entières, en étant allé jusqu’au bout de la jouissance (j’emploie le mot au sens psychanalytique bien sûr), en ayant plongé jusqu’au point d’écœurement. Alors, saoulé de ses propres horreurs, le corps social se réveille ».

Dans le monde réel, la victoire du fascisme en France – c’est-à-dire la destruction de toutes les organisations du mouvement ouvrier – ne provoquerait pas le « réveil » du « corps social », mais plutôt l’atomisation de la masse des travailleurs. Loin d’être « réveillée », elle serait assommée pour toute une période. Mais n’insistons pas sur cette erreur de Lordon, car en réalité par « fascisation » il n’entend pas l’écrasement des travailleurs sous la botte du fascisme, mais la progression des idées de l’extrême droite dans l’appareil d’Etat, les grands médias et l’ensemble du « corps social ».[28]

Il est indiscutable que ces idées ont progressé dans certaines couches de la société, depuis la crise mondiale de 2008. Mais face à ce phénomène, l’analyse « passionnelle » de Lordon glisse de l’abstraction vers l’erreur, une fois de plus. « Jouissance », « écœurement », « horreur », « réveil » d’un corps social « saoulé » : tous ces termes sont parfaitement creux lorsqu’il s’agit d’élaborer des perspectives politiques et sociales. Le « corps social » est sans doute travaillé pas des passions, peut-être même par des « jouissances » lacaniennes, mais il est d’abord et surtout constitué par des classes sociales aux intérêts matériels inconciliables et dont la lutte va se développer dans les années à venir. Le processus de polarisation politique – vers la droite et vers la gauche – va se poursuivre et s’intensifier. Mais Lordon, lui, ne voit que la polarisation vers la droite, sous la forme d’une propagation fatale des « affects » d’extrême droite dans toutes les couches sociales, y compris dans la masse des travailleurs, et ce jusqu’au salutaire « écœurement » qui sonnera l’heure du « réveil ».

Ceci étant dit, il y a un élément de vérité dans la confusion cauchemardesque de Lordon – à savoir l’idée qu’un mouvement vers la droite (les « ténèbres ») peut précéder un mouvement vers la gauche (suite au « réveil »). En effet, la polarisation politique croissante n’est pas un processus strictement linéaire et symétrique. Dans sa dynamique concrète, il se traduit notamment par de larges oscillations d’une fraction significative de l’électorat, en particulier dans les classes moyennes – mais pas seulement : une partie non négligeable de la classe ouvrière hésite entre la France insoumise, l’abstention et le Rassemblement National. Ce dernier en profite d’autant plus que l’extrême modération des dirigeants officiels de la gauche politique et syndicale (FI comprise) suscite un profond scepticisme dans la masse des exploités et des opprimés. Cependant, même un très net déplacement vers la droite, sous la forme d’un gouvernement dirigé par le RN, ne marquerait pas l’avènement d’un régime bonapartiste ou fasciste. Un tel gouvernement mènerait fondamentalement la même politique réactionnaire que celle du gouvernement Macron : celle dont la bourgeoisie française a besoin et que rejette la grande majorité de la population. En conséquence, ce mouvement vers la droite ne serait que le prélude à un puissant mouvement vers la gauche.

On peut faire crédit à Lordon d’avoir une vague intuition de ce processus. Mais sa méthode erronée l’empêche de développer une perspective concrète. Non seulement il passe à côté de la dynamique de classe qui est à l’œuvre, mais il ne comprend rien à l’un des éléments centraux de cette dynamique : le rôle des directions politiques et syndicales des travailleurs. Il écrit : « la question qui se pose en tout cas est de savoir pour quelle raison c’est (presque) toujours l’extrême droite qui profite du délabrement capitaliste. » Nous l’avons dit : cette affirmation est erronée dans la mesure où elle ignore que la polarisation se développe aussi vers la gauche. Mais voici par ailleurs comment Lordon répond à sa propre question : « Il me semble que la réponse est à chercher dans le fait que l’extrême droite constitue une proposition politique intrinsèquement violente », de sorte qu’elle « offre un réceptacle, un vase d’expansion à tous [les] affects » – « humiliations », « ressentiments », « maltraitances » – que vivent des millions de personnes. Une « proposition politique violente » : tel serait l’« avantage concurrentiel » de l’extrême droite sur la gauche !

Lordon atteint ici des sommets de confusion. Non : l’« avantage concurrentiel » du RN sur la FI et le reste de la gauche, de nos jours, ne réside pas dans la « proposition politique violente » que représentent Marine Le Pen et sa clique. Cet « avantage concurrentiel » réside bien plutôt dans la modération et la confusion lamentables qui règnent au sommet des grandes organisations de gauche. Ce qui leur manque, ce n’est pas une « proposition violente » ; c’est le minimum de radicalité politique et programmatique qui permettrait de cristalliser – sur la gauche de l’échiquier politique – l’énorme quantité de colère et de frustrations qui s’accumulent, depuis de nombreuses années, dans la masse des exploités et des opprimés. Ceux-ci ne sont pas aveuglément et spontanément attirés par la « proposition violente » de l’extrême droite ; une partie d’entre eux – et une partie seulement – sont tentés par la « radicalité » démagogique du RN parce que « la gauche » n’est pas suffisamment radicale. Et aussi parce qu’à la différence de Mélenchon, du PS, des Verts et du PCF, le parti de Marine Le Pen n’a jamais été au pouvoir – et donc, à la différence de ces derniers, n’a jamais déçu les aspirations de la masse des travailleurs. Les deux facteurs se combinent, d’ailleurs : l’actuelle modération de la gauche officielle fait écho aux trahisons passées de ses dirigeants.

Prenons un autre exemple : celui de l’actuel gouvernement d’extrême droite en Italie. Pourquoi le parti archi-réactionnaire de Giorgia Meloni a remporté les élections législatives de septembre 2022 ? Est-ce parce que les masses italiennes ont répondu positivement à la « proposition violente » de Meloni ? Non. Celle-ci a profité de l’absence d’une alternative de gauche : au cours des deux dernières décennies, les partis de gauche italiens se sont effondrés à force de compromissions et de trahisons. En outre, à la différence de tous les autres partis en lice, celui de Meloni n’avait jamais été au pouvoir. Au passage, remarquons qu’une fois élue à la tête du pays, la dirigeante de Fratelli d’Italia a rangé ses portraits de Mussolini et engagé une politique bourgeoise « classique », c’est-à-dire conforme aux exigences de l’Union Européenne, qui tient fermement les cordons de la bourse italienne. Le rapport de force réel entre les classes, en Italie, ne permet pas à Meloni et consorts de s’orienter vers un régime bonapartiste, ni a fortiori vers un régime fasciste. Ce qui se prépare en Italie, c’est un puissant virage à gauche sous la forme d’une explosion de la lutte de classes – qui trouvera nécessairement une expression politique de masse, tôt ou tard.

La direction révolutionnaire

Nous venons de voir que Lordon ne prend pas la mesure du rôle fondamental – et négatif – des dirigeants réformistes sur la dynamique politique générale. A présent, nous allons voir qu’il ne saisit pas davantage le rôle décisif – et positif – que doit jouer le parti révolutionnaire dans le renversement du système capitaliste.

Sur la question du parti, il se déclare « néo-léniniste ». Avant d’y regarder de plus près, commençons par exposer brièvement le point de vue du marxisme et du léninisme « orthodoxes » : le nôtre.

L’évolution du rapport de forces au profit du salariat signifie que les conditions objectives du renversement du capitalisme sont plus favorables que jamais, de nos jours. Cependant, le développement du poids social du salariat ne pouvait pas mécaniquement transférer le pouvoir entre les mains des travailleurs, sans qu’ils aient même songé à le prendre. Le renversement du capitalisme, qui suppose d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie, sera un acte conscient et organisé impliquant la masse du salariat. Or ce dernier n’est pas politiquement homogène ; il est constitué de différentes couches dont la conscience politique évolue à différents rythmes. Lors des périodes « normales », non révolutionnaires, seule une petite minorité du salariat – son avant-garde –  développe une conscience révolutionnaire. Le rôle de cette avant-garde est précisément d’influencer la masse des travailleurs, de l’orienter vers la révolution socialiste. Comme l’écrivait Trotsky : « Ce qui fait la force de cette minorité, c’est que plus elle agit avec fermeté, résolution et assurance, plus elle trouve de soutien dans la masse ouvrière innombrable demeurée en arrière. »[29] Cependant, pour être en mesure de jouer ce rôle dirigeant, l’avant-garde doit être organisée sur la base d’un programme scientifique et d’une discipline de fer. Autrement dit, elle doit former un parti révolutionnaire.

Ce facteur subjectif – le parti révolutionnaire – est absolument décisif. Pour le comprendre, il suffit d’étudier sérieusement les nombreuses révolutions ouvrières qui ont échoué faute d’un tel parti : la révolution allemande de 1918-23, les grèves générales de Juin 36 et Mai 68 en France, la révolution espagnole de 1931-38, la révolution chilienne de 1970-73, les révolutions arabes de 2011, et tant d’autres. Le problème central auquel est confrontée la classe ouvrière mondiale, de nos jours, c’est précisément l’absence du facteur subjectif, du parti révolutionnaire. Dans son Programme de transition (1938), Léon Trotsky écrivait : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». Près de neuf décennies plus tard, cette idée est toujours d’une brûlante actualité. Les communistes qui en prennent la mesure comprennent par là même que la tâche la plus urgente est la construction d’une puissante Internationale révolutionnaire.

Qu’en pense Frédéric Lordon ? Dans un texte intitulé Pour un néo-léninisme, il cite favorablement la formule du Programme de transition sur « la crise de la direction révolutionnaire ». Mais la « direction révolutionnaire » que Lordon appelle de ses vœux n’est pas celle dont Trotsky soulignait la crise, c’est-à-dire l’absence. Ce n’est pas une puissante Internationale marxiste, communiste, constituée de partis de type bolchevique. Non, car cela, explique Lordon, c’est du léninisme « orthodoxe » ; c’est « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom » ; et ce serait aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag ». Or « personne n’a envie que ça recommence, personne n’a envie de réessayer ça ».

Nous reviendrons un peu plus loin sur « ça », qui réunit des choses très différentes et même radicalement opposées. Mais suivons jusqu’au bout le raisonnement de Lordon. Si « ça » n’est pas souhaitable, en quoi doit consister la « direction révolutionnaire » dont Lordon souligne « l’urgence vitale », eu égard à la crise environnementale ? En une « proposition », et plus précisément en une « proposition politique puissante, c’est-à-dire générale et articulée, capable de faire pièce à la proposition capitaliste ». Bref, en une proposition « communiste ».

Pour l’hypothèse, admettons que cette « proposition » soit assimilable au programme des marxistes, c’est-à-dire à un ensemble articulé de revendications qui orientent les travailleurs vers la conquête du pouvoir. Resterait la question : comment faire en sorte que ce programme passe dans la réalité ? Lordon est bien conscient du fait qu’il ne suffit pas de formuler une « proposition » pour qu’elle soit mise en œuvre, surtout lorsqu’on propose rien moins que le renversement du système capitaliste. Pour qu’elle ait une chance de passer dans la réalité économique, sociale et politique, cette « proposition » doit prendre acte d’un « impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate », explique Lordon. Autrement dit, elle doit s’incarner dans ce qu’il appelle une « forme organisationnelle », dont la fonction sera précisément de passer de la « proposition » à sa réalisation effective.

Ici, les marxistes disent : cette « forme organisationnelle », c’est précisément le parti révolutionnaire, le parti d’avant-garde léniniste, centralisé, discipliné – en un mot : bolchevique. Mais c’est là, bien sûr, que Lordon n’est pas d’accord, car il précise immédiatement qu’il faut s’en tenir à une « forme organisationnelle minimale », c’est-à-dire suffisamment « minimale » pour que la « direction comme ligne stratégique coordonnée » ne dégénère pas en « direction comme commandement, c’est-à-dire comme séparation, et pour finir comme confiscation » – comprenez : le goulag, les procès de Moscou et autres crimes du stalinisme. Reste la question suivante : en quoi doit consister, concrètement, « cette forme minimale » ? La réponse de Lordon est extrêmement minimale, elle aussi : « Je m’empresse de dire qu’à ce sujet je n’ai pas la première idée. »

Résumons son argumentation. La « direction révolutionnaire » doit consister en une « proposition » qui sera mise en œuvre par une « forme organisationnelle minimale » dont tout ce que Lordon peut nous dire, c’est qu’il ne sait rien nous en dire. C’est l’application inattendue, dans le domaine de la direction révolutionnaire, de la célèbre formule de Socrate : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » !

Nous avons suivi Lordon jusque dans l’impasse d’une ignorance proclamée. A présent, faisons marche arrière et revenons à son erreur théorique centrale sur la question de la direction révolutionnaire. Cette erreur nous est familière, car les anarchistes (notamment) la partagent avec Lordon : elle consiste à voir dans la « forme organisationnelle » bolchevique, qui n’est certes pas « minimale », l’une des causes majeures des crimes du stalinisme, voire leur cause centrale. Chez Lordon, cette erreur s’enracine dans sa conception spinoziste des « institutions » politiques, ces inévitables « captures » toujours susceptibles de dégénérer en « commandement, c’est-à-dire [en] séparation, et pour finir [en] confiscation ». Ainsi, la « confiscation » stalinienne aurait été le prolongement, après la révolution d’Octobre 1917, du « commandement » et de la « séparation » bolcheviques, cette « direction des dirigeants ». L’insurrection d’Octobre elle-même relevait de la « séparation » – et peut-être même, déjà, de la « confiscation ». Ce qui est sûr, c’est que « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom », mais aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag » sont rangés par Lordon dans la même catégorie générale : la mauvaise direction, à laquelle Lordon oppose la bonne direction, la direction « minimale », quitte à n’avoir pas la « première idée » de ce qu’elle doit être, concrètement.

Bolchevisme contre stalinisme

Ecartant tout ce qu’il considère comme des manifestations de la « direction » comme « commandement », « séparation » et « confiscation », Lordon ajoute en passant : « Depuis le trotskisme des années 1950, toutes ces choses ont été méditées longuement et profondément. » Il ne précise pas à quel « trotskisme des années 1950 » – plus de dix ans après la mort de Trotsky – il fait référence. Or à cette époque le mouvement trotskyste international sombrait dans une profonde crise. De nombreux dirigeants « trotskystes » disaient beaucoup de bêtises, y compris sur le stalinisme.[30] Par ailleurs, s’il est un trotskyste qui a « longuement et profondément » analysé le bolchevisme, la révolution d’Octobre, mais aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag », c’est Léon Trotsky lui-même. Ses écrits sur ces questions constituent une référence beaucoup plus sûre qu’on ne sait quel « trotskisme des années 1950 ».

En 1937, dans un long article intitulé Bolchevisme contre stalinisme, Trotsky écrivait : « Dans le bolchevisme, le marxisme a trouvé son expression historique la plus grandiose. C’est sous le drapeau du bolchevisme que fut remportée la première victoire du prolétariat et fondé le premier Etat ouvrier. Aucune force n’effacera plus ces faits de l’histoire. Mais comme la révolution d’Octobre a conduit au stade présent, au triomphe de la bureaucratie, avec son système d’oppression, de spoliation et de falsifications (…), de nombreux esprits formalistes et superficiels inclinent à la conclusion sommaire qu’il est impossible de lutter contre le stalinisme sans renoncer au bolchevisme. » C’est à ce genre de « conclusion sommaire » qu’aboutit Lordon. S’il range le « léninisme » – c’est-à-dire le bolchevisme – dans la même catégorie générale que le stalinisme, c’est parce qu’il ne comprend ni ce qui les oppose radicalement, ni le processus historique ayant permis au second de supplanter le premier.

Avant que la bureaucratie stalinienne n’étouffe le parti bolchevik, dans la deuxième moitié des années 1920, son régime interne était aux antipodes de ce qu’évoquent les concepts de « séparation » et de « confiscation ». De la base au sommet, ce parti vibrait d’une intense vie démocratique. Trotsky écrivait à ce propos : « La libre critique et la lutte des idées formaient le contenu intangible de la démocratie du parti. La doctrine actuelle [stalinienne], qui proclame l’incompatibilité du bolchevisme avec l’existence de fractions, est en désaccord avec les faits. C’est un mythe de la décadence. L’histoire du bolchevisme est en réalité celle de la lutte des fractions. Et comment une organisation authentiquement révolutionnaire qui se donne pour but de retourner le monde et rassemble sous son enseigne des négateurs, des révoltés et des combattants de toute témérité, pourrait-elle vivre et croître sans conflits idéologiques, sans groupements, sans formations fractionnelles temporaires ? La clairvoyance de la direction du parti réussit maintes fois à atténuer et abréger les luttes fractionnelles, mais elle ne put faire davantage. Le comité central s’appuyait sur cette base effervescente ; il y puisait la hardiesse de décider et d’ordonner ».[31]

Cette citation de Trotsky souligne concrètement le rapport dialectique entre les deux éléments sur lesquels doit reposer le « centralisme démocratique », c’est-à-dire le régime interne d’un parti révolutionnaire. Le comité central (« la direction des dirigeants », dirait Lordon) pouvait d’autant mieux « ordonner » (ou « commander », dirait le même) que la base du parti pouvait librement critiquer le comité central – et ne s’en privait pas. Les deux termes de la formule générale du centralisme démocratique – « liberté de discussion maximale ; unité d’action maximale » – sont indissociables. Sans liberté de discussion, l’unité d’action est factice ; sans unité d’action, il ne s’agit plus d’un parti révolutionnaire, mais d’un club de discussion. L’autorité politique de la direction doit découler de la justesse de ses vues, de sa capacité à en convaincre la base, mais aussi de son aptitude à reconnaître et corriger à temps ses propres erreurs. C’est tout le contraire d’un régime interne de type stalinien, dans lequel une bureaucratie impose au parti une ligne sans discussion démocratique, en menaçant de sanctions disciplinaires (au mieux) quiconque remet en cause son infaillibilité auto-proclamée. Dans ce cas, oui, on peut dire qu’il y a « confiscation » du parti par sa bureaucratie dirigeante, en un sens. Mais le léninisme réel, deux décennies durant, était tout le contraire d’une telle confiscation.

La direction d’un parti léniniste « ordonne » (ou « commande », si l’on veut) parce qu’il ne s’agit pas d’un club de discussion anarchiste, mais d’une organisation révolutionnaire dont l’objectif fondamental – le renversement du capitalisme – requiert la discipline et l’unité maximales de ses membres. Sans cela, le parti ne peut pas gagner la masse des travailleurs à son programme. Lordon, lui, plaide pour une « forme organisationnelle minimale ». On a vu qu’il admettait ne pas savoir être plus précis, mais peu importe, car on peut affirmer sans l’ombre d’un doute qu’un tel minimalisme organisationnel, dans la Russie de 1917, aurait abouti à la défaite et l’écrasement de la révolution. Sans l’unité du parti bolchevik aux moments décisifs – unité jamais totale, mais très large –, il n’aurait pas pu conquérir le pouvoir. Une fois le parti unifié sur une ligne correcte, au terme des vifs débats remportés par Lénine à la Conférence d’avril, les bolcheviks étaient en ordre de bataille pour, les mois suivants, gagner la majorité dans les soviets et, dès lors, mettre l’insurrection à l’ordre du jour. Quant à l’insurrection elle-même, son organisation exigeait évidemment un maximum d’unité dans le parti qui la dirigeait ! Et bien sûr, c’est le comité central du parti qui a « ordonné » sa mise en œuvre.

Précisons cependant que la Conférence d’avril n’a pas mis fin à l’opposition de droite qui se manifestait au sommet du parti. A chacune des grandes étapes de la révolution, Lénine s’est appuyé sur la base, contre les tendances droitières, pour garantir l’unité d’action du parti sur une ligne correcte, révolutionnaire. Par exemple, dès la fin du mois de septembre 1917, il a exercé d’énormes pressions sur le comité central pour vaincre l’influence des dirigeants bolcheviks, dont Zinoviev et Kamenev, qui s’opposaient à la nécessité de mettre l’insurrection à l’ordre du jour. En ce sens, on pourrait dire que la « direction des dirigeants » a pris la forme, dans une certaine mesure, d’une direction du dirigeant le plus influent. Mais ce rôle décisif de Lénine ne marquait ni une « séparation », ni une « confiscation ». Au contraire : ses idées et sa détermination sans faille étaient la plus haute expression des aspirations révolutionnaires des masses exploitées et opprimées de Russie.

Lordon veut « que le léninisme soit compris aujourd’hui autrement que comme ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom. » Autrement dit, ce n’est pas seulement le parti bolchevik, mais aussi – et en conséquence – l’insurrection d’Octobre elle-même qui aurait marqué une « séparation », prélude à la « confiscation ». Les anarchistes ne disent pas autre chose, au fond. On fera donc à Lordon la même réponse qu’aux anarchistes : la révolution d’Octobre fut très démocratique car elle s’appuyait sur la volonté des masses révolutionnaires. Au seuil d’Octobre, le parti bolchevik était devenu majoritaire dans les soviets des grandes villes du pays. Il était majoritaire au Deuxième Congrès panrusse des soviets, les 25 et 26 octobre, qui a coïncidé avec l’insurrection à Petrograd. Or les soviets (« conseils ») étaient les organes démocratiques de la révolution – et des organes mille fois plus démocratiques que le plus démocratique des parlements bourgeois, comme le soulignait Lénine. Non seulement les soviets s’enracinaient dans les usines et les casernes, mais leur composition politique était régulièrement renouvelée par les ouvriers et les soldats du rang, de sorte qu’ils reflétaient bien – et en tout cas mille fois mieux qu’un parlement bourgeois – l’humeur et la volonté des masses. Il faut n’avoir rien compris à la révolution russe de 1917 pour parler d’Octobre comme d’une « séparation » entre les masses et le bolchevisme.

Venons-en à la Tchéka, que mentionne Lordon. Le rôle de cette police politique, créée en décembre 1917, était de lutter contre les différentes formes de sabotage, de complot et de violence contre-révolutionnaires qui se sont manifestées dès le lendemain d’Octobre. Ceux qui condamnent la création de la Tchéka doivent aussi, en toute logique, condamner la création de l’Armée rouge, qui luttait contre les mêmes forces réactionnaires à une échelle beaucoup plus vaste. Mais personne n’a jamais tenté d’expliquer comment le régime bolchevique aurait pu se passer de l’Armée rouge au cours de la guerre civile qui, pendant trois ans, l’a opposé aux « armées blanches » et à 21 armées étrangères. Si le parti de Lénine, soucieux de « forme organisationnelle minimale », avait d’emblée renoncé à armer la révolution face aux assauts nullement minimaux de la contre-révolution, le régime bolchevik n’aurait pas fêté son premier mois.

En évoquant la Tchéka dans une liste comprenant aussi les « goulags » et les « procès de Moscou », Lordon assimile cette police politique à ce qu’elle est devenue – en particulier sous le nom de Guépéou – entre les mains de la bureaucratie stalinienne. Mais la Tchéka des toutes premières années du régime bolchevik se distinguait de la Guépéou des années 30 comme la révolution d’Octobre se distingue de la contre-révolution stalinienne. En 1936, Trotsky écrivait à ce propos : « Le glaive de la dictature, qui frappait auparavant les partisans de la restauration bourgeoise, s’abat maintenant sur ceux qui s’insurgent contre la bureaucratie. Il frappe l’avant-garde prolétarienne et non les ennemis de classe du prolétariat. En relation avec la modification capitale de ses fonctions, la police politique, composée naguère des bolcheviks les plus dévoués, les plus disposés au sacrifice, devient l’élément le plus gangréné de la bureaucratie. »[32] Autrement dit, pour comprendre l’évolution de la Tchéka, il faut comprendre l’ensemble du processus de dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. Trotsky a soumis ce processus à une analyse marxiste détaillée – dont Lordon, hélas, ne semble pas avoir la « première idée ».

Dans son analyse de la contre-révolution stalinienne, Trotsky insiste sur les bases matérielles, économiques, du bureaucratisme. Dans La révolution trahie, il souligne sans cesse que le problème résidait, en dernière analyse, dans le retard considérable de l’URSS en termes de « productivité du travail », malgré des taux de croissance très élevés atteints grâce à la planification de l’industrie. Résumant le processus en une image, il écrit : « L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommations et la lutte de tous contre tous qui en résulte. Lorsqu’il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent y venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. » Au passage, l’agent ne manque pas de se servir – et de servir ses chefs – en premier.

Ravagée par la Première Guerre mondiale et la guerre civile de 1918-1921[33], la Russie soviétique – qui héritait aussi de la barbarie tsariste – était beaucoup trop pauvre pour que la démocratie ouvrière s’y maintienne sans l’aide économique et politique d’autres Etats ouvriers. Lénine et Trotsky expliquaient que le développement international de la révolution était une condition incontournable de l’évolution « normale », saine, d’un régime socialiste en Russie. Entre octobre 1917 et sa mort, en janvier 1924, Lénine a répété des dizaines de fois que le sort de la Révolution russe serait tranché sur l’arène internationale. C’est l’échec des révolutions ouvrières en Europe et en Chine, dans les années 1920, qui a condamné la Russie soviétique à l’isolement et, dès lors, à la déformation bureaucratique de son Etat. L’une des expressions idéologiques les plus flagrantes de cette déformation fut justement la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays » proclamée à l’automne 1924, en contradiction totale avec les idées fondamentales du marxisme révolutionnaire.

Telle est, résumée en quelques lignes, l’analyse que Trotsky développe de façon très concrète et détaillée dans de nombreux livres et articles. Nous avons cité plusieurs fois son chef-d’œuvre sur cette question : La révolution trahie. Ceux qui prendront la peine de le lire y constateront deux choses.

Premièrement, dans son analyse scientifique de la genèse et de la nature du stalinisme, Trotsky n’a pas eu besoin d’un « structuralisme des passions » ou d’une quelconque théorie de ce type. Il a simplement – mais brillamment – appliqué la méthode matérialiste et dialectique à son objet d’étude : l’évolution des rapports économiques, politiques et sociaux en Russie soviétique entre la révolution d’Octobre 1917 et le milieu des année 1930.

Deuxièmement, Trotsky démontre que le stalinisme n’était pas le prolongement ou le développement de « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom », comme l’écrit Lordon. Au contraire : le stalinisme en était la négation radicale. Comme Trotsky l’écrivait dans Bolchevisme contre stalinisme, en 1937 : « Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd’hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D’autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau, l’apparence pour la réalité. (…) L’épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait pris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l’incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment peut-on ne pas voir cela ? »

Au point où nous en sommes, on se demande pourquoi Lordon se réclame du « léninisme », fut-il « néo ». Réponse : il est « néo-léniniste » dans la mesure où, selon lui, « le léninisme consiste en 1) une visée, 2) une visée macroscopique, 3) un impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate. » Autrement dit, le « léninisme » : 1) avance un programme, contrairement aux partisans du « mouvement pour le mouvement » (ce qui est indiscutable) ; 2) n’est pas un localisme anarchiste de type « zadiste » (ce qui est évident) ; 3) n’est pas un « spontanéisme » rejetant toute forme d’organisation politique (exact). Bref, enfonçant d’un seul élan trois portes ouvertes, Lordon nous informe que le léninisme n’est pas un anarchisme. Hélas, cette évidence ne suffit pas à caractériser précisément le léninisme dans la mesure où, par exemple, le réformisme social-démocrate non plus n’est pas un anarchisme. Suivant les critères très larges avancés par Lordon, même un Manuel Valls – qui a un « programme » et n’est ni « zadiste », ni spontanéiste – serait « néo-léniniste », bien malgré lui.

Enfin, soulignons que Lordon a beau opposer son « néo-léninisme » à l’anarchisme, il n’en recycle pas moins des préjugés anarchistes lorsqu’il s’agit de critiquer le léninisme « orthodoxe », comme nous l’avons vu plus haut. C’est que, de manière générale, l’œuvre de Lordon est un dialogue critique avec les anarchistes qui se déploie sur la base d’un certain nombre de préjugés communs (petit-bourgeois). Le résultat est une sorte d’« anarcho-léninisme » fondé sur la philosophie de Spinoza. Décidément, nous préférons le léninisme « orthodoxe ».

Idéalisme philosophique

Notre critique a pris comme point de départ la philosophie de Lordon. Puis, progressant de l’abstrait vers le concret, nous avons critiqué sa conception de l’histoire, son « structuralisme des passions », sa théorie des trois phases de « l’enrôlement salarial », ses perspectives politiques pour la France et, enfin, sa conception « néo-léniniste » de la direction révolutionnaire. A chaque étape, nous avons souligné les divergences radicales entre les idées de Lordon et celles du marxisme. Il est clair que les bases théoriques de son « communisme » ne sont pas marxistes.

Avant d’aborder la conception que Lordon se fait de la société communiste, il nous faut revenir brièvement sur les racines théoriques les plus profondes de nos divergences : leurs racines philosophiques. La suite de notre critique y gagnera en clarté.

En rejetant le matérialisme historique au profit d’un « structuralisme des passions », Lordon tombe fatalement dans une forme d’idéalisme philosophique. Il néglige constamment les bases matérielles de la vie sociale et de l’histoire, à savoir l’évolution des forces productives et des rapports de production, qui sous le capitalisme sont des rapports de classe. Lordon range tout cela dans la catégorie générale de « structure » et réduit celle-ci au rang d’« affect commun », de passion collective. Il affirme qu’« un rapport social, une structure, une institution ne sont pas autre chose qu’un affect commun ».[34] Or en réalité les « structures » fondamentales dégagées par Marx sont bel et bien autre chose que des « affects communs ». Par exemple, ce qui distingue les rapports de production féodaux et les rapports de production capitalistes, ce sont d’abord différents niveaux de productivité du travail humain. Comme l’écrivait Marx dans Misère de la philosophie (1846) : « Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. » Comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, c’est sur cette base matérielle que s’édifie toute une superstructure politique, idéologique et même, admettons, passionnelle. Il est impossible de comprendre la dynamique propre de cette superstructure, et a fortiori d’en prévoir les évolutions, si l’on ne tient pas compte des modifications à l’œuvre dans sa base matérielle.

Cette idée centrale du matérialisme historique échappe complètement à Lordon. En réduisant les « structures » matérielles au statut d’« affects », il ne peut plus rien comprendre à la dynamique fondamentale des processus historiques. Par exemple, il ne voit pas que la dégénérescence stalinienne du régime issu d’Octobre 1917 fut déterminée, en dernière analyse, par l’arriération et l’isolement économiques de la Russie soviétique. Trotsky a étudié dans le détail l’impact de cette arriération et de cet isolement à tous les niveaux de la superstructure, mais aussi les effets en retour de cette superstructure sur la base économique, c’est-à-dire des zigzags de la politique économique de la bureaucratie : inflation, crise agricole, corruption et faux frais en tous genres, médiocre qualité de la production, aggravation de l’isolement international de la Russie, etc. Lordon, lui, nous raconte les mésaventures de « l’affect commun » en Russie : « commandement », « séparation », « confiscation ». De même, au lieu d’une analyse concrète de l’évolution du salariat et de la lutte des classes au cours des deux derniers siècles, en lien avec les évolutions majeures de la base économique, il nous livre sa théorie abstraite et arbitraire des « trois phases » passionnelles de « l’enrôlement salarial ». Quant à ses perspectives politiques pour la France, elles reposent sur les vagues intuitions d’un impressionnisme « passionnel », là où il faut une analyse concrète du rapport de force réel entre les classes et du développement de leur lutte, sur fond de crise organique du capitalisme. De manière générale, au lieu d’analyser concrètement la vie sociale en tenant compte des interactions de la base économique et de la superstructure, mais aussi des processus internes à la superstructure, Lordon puise dans l’Ethique de Spinoza les couleurs passionnelles dont il a besoin et en recouvre si bien la réalité vivante, réelle, que celle-ci disparaît complètement du tableau.

On pourrait nous objecter que la philosophie de Spinoza, dont se réclame Lordon, mérite une place de choix dans l’histoire du courant matérialiste. C’est indiscutable : Spinoza s’opposait fermement au dualisme cartésien, qui faisait de la pensée une substance distincte et indépendante de la matière. L’auteur de l’Ethique a développé avec une profondeur remarquable – pour le XVIIe siècle – le thème de l’unité du corps et de l’esprit. Cependant, sa philosophie n’était pas strictement matérialiste, car Spinoza refusait d’accorder à la matière une primauté sur la pensée. Mais surtout, sa philosophie politique ne pouvait pas être matérialiste dans la mesure où il la fondait largement sur sa théorie des passions – et ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement. La philosophie politique de Spinoza était fatalement idéaliste, car il soupçonnait à peine les fondements matériels des passions collectives qui se manifestent dans la vie politique et sociale. C’est seulement deux siècles plus tard que furent réunies les conditions économiques, politiques et intellectuelles d’une authentique conception matérialiste de l’histoire : celle que formulèrent Marx et Engels. Dans la mesure où Lordon l’écarte d’un revers de main (comme non-scientifique) et s’en tient à la philosophie de Spinoza, il ne s’élève pas au-dessus d’une conception platement idéaliste de l’histoire.

Hegel étudiait les rapports dynamiques, contradictoires, d’un grand nombre de « déterminations » – économiques, juridiques, politiques, religieuses, etc. – pour tenter d’en saisir le mouvement d’ensemble. Dans la mesure où il réduisait ce mouvement à celui de l’Idée absolue, son système grandiose s’est soldé par un « colossal avortement », comme l’écrivait Engels. Mais son entreprise ne fut pas vaine, car Marx a extrait ce qu’il appelait le « noyau rationnel » de la philosophie hégélienne – sa méthode dialectique – et l’a développé sur des bases matérialistes. Le marxisme analyse les interactions dialectiques, c’est-à-dire contradictoires et dynamiques, entre le développement des forces productives, l’évolution des rapports de production et toutes les dimensions de la superstructure, à commencer par les formes syndicales, politiques et idéologiques de la lutte des classes.

A l’inverse, non seulement Lordon n’est pas matérialiste, mais son idéalisme est très étroit, formaliste, unilatéral : il réduit la dynamique des processus historiques à une seule dimension, celle des « affects ». Ses interprétations de la Commune de Paris, de la Révolution culturelle en Chine et d’autres événements, petits ou grands, tournent toujours autour d’un axe passionnel. Il ouvre toutes les boites de l’Histoire avec une seule et même clé. Et chaque fois la boite s’ouvre, en effet, mais il en sort uniquement les abstractions que Lordon y a lui-même introduites – sans d’ailleurs s’en rendre compte, comme un magicien qui se laisserait prendre à ses propres tours.

La transition du capitalisme au communisme

L’idéalisme de Lordon a des conséquences fatales sur sa conception de la société communiste. Pour en prendre la mesure, commençons par résumer la théorie marxiste de la transition du capitalisme au communisme.

Marx expliquait que, sous le communisme, les classes sociales, l’Etat, le marché et les frontières nationales auront disparu. Débarrassée de la propriété privée des moyens de production et de la course aux profits, l’humanité finira par être suffisamment riche et cultivée pour se développer sans le recours de l’exploitation, des inégalités, de la matraque, du fétiche monétaire, des douanes et des passeports.

Cependant, il est évident que l’avènement d’un tel ordre social ne pourra pas être décrété au lendemain de la révolution socialiste : il sera précédé d’une phase de transition – la phase socialiste – au cours de laquelle devront être développées les conditions matérielles et culturelles du communisme. La liquidation définitive des « stigmates de l’ancienne société », selon la formule de Marx[35], sera le résultat d’un processus à la fois économique, politique et culturel.

Quels seront les ressorts fondamentaux de cette phase de transition ? Pour répondre concrètement à cette question, il faut d’abord poser le problème à l’échelle internationale, car le capitalisme ne sera pas renversé en même temps dans tous les pays. La révolution socialiste sera marquée par toute une période d’embrasement de la lutte des classes aux quatre coins du globe. Pendant que dans un, puis dans plusieurs pays, les travailleurs ayant pris le pouvoir s’engageront dans la voie d’une planification démocratique de l’économie et, ce faisant, commenceront – mais commenceront seulement – à liquider les « stigmates de l’ancienne société », les classes ouvrières d’autres pays en seront toujours à préparer l’assaut contre leurs propres bourgeoisies. Chaque nouvelle victoire des travailleurs consolidera l’ensemble des régimes socialistes et minera les régimes bourgeois encore en place. Il est bien sûr impossible de prévoir le rythme et l’enchaînement précis de ce processus titanesque, qui connaîtra sans doute des flux et des reflux. Ce qui est certain, c’est que l’avènement du communisme supposera la victoire de la classe ouvrière à l’échelle mondiale. Le marxisme rejette catégoriquement la possibilité que s’établisse un ordre social communiste – dans quelque région du monde que ce soit – tant que le système capitaliste n’aura pas été éliminé de toute la surface du globe.

Compte tenu de cette perspective internationale (la seule qui soit concrète), les ressorts les plus fondamentaux de la transition du capitalisme au communisme sont parfaitement identifiés et le lecteur les connaît : il s’agit de la croissance des forces productives, c’est-à-dire de la productivité du travail humain, obtenue grâce à la collectivisation et à la planification de l’économie. Marx, Engels, Lénine et Trotsky l’ont souligné d’innombrables fois. Par exemple, dans L’Etat et la révolution, Lénine écrivait que la révolution socialiste « rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. »

Depuis que ces lignes furent écrites, en septembre 1917, la « technique moderne » a énormément progressé. Mais au lieu de déployer tout son potentiel productif, elle est entièrement subordonnée à la course aux profits et au militarisme impérialiste, qui l’étouffent, l’entravent et la dévoient. L’expropriation des capitalistes permettra de s’appuyer sur les merveilles de la science et la technologie modernes pour élever systématiquement le bien-être matériel et le niveau culturel des masses, baisser le temps de travail hebdomadaire, libérer les femmes de l’esclavage domestique, éliminer les bases matérielles du racisme et de toutes les formes d’oppression. Encore une fois, le rythme de ce processus dépendra du cours de la lutte des classes à l’échelle internationale : il ne faut jamais perdre cela de vue. Mais une chose est sûre : le succès de la révolution socialiste mondiale ouvrira la perspective d’une élévation indéfinie des conditions de vie matérielles et culturelles des masses – élévation qui, à un certain stade, liquidera complètement tous les « stigmates de l’ancienne société » fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

La dissolution des classes sociales ne découlera pas automatiquement de l’expropriation des grands capitalistes. La classe ouvrière au pouvoir n’aura pas intérêt – économiquement et politiquement – à exproprier brutalement la petite propriété, c’est-à-dire la petite bourgeoisie. Au contraire : dans un pays aussi riche que la France, par exemple, les travailleurs au pouvoir auront les moyens de traiter beaucoup mieux la petite bourgeoisie que ne le fait aujourd’hui la grande bourgeoisie, dont les banques et les monopoles écrasent les petits paysans, artisans et commerçants. Ceci dit, comme classe sociale, la petite bourgeoisie n’en sera pas moins vouée à disparaître. Les succès de l’économie planifiée et l’élévation du niveau de vie de la masse des travailleurs mineront les bases matérielles et psychologiques de la petite propriété, qui reculera sans cesse au profit du secteur nationalisé. En conséquence, les anciennes classes dirigeantes perdront tout espoir de reprendre le pouvoir en mobilisant la petite bourgeoisie contre le gouvernement ouvrier. Quant aux travailleurs, n’étant plus exploités et n’exploitant personne, ils perdront de plus en plus leurs caractères de classe : la société finira par n’être composée que de producteurs habitués à rechercher collectivement, au profit de tous, les voies d’une élévation constante de la technique, du confort et de la culture. Pour les générations nées dans de telles conditions, l’ancienne division de la société en classes – avec toutes ses marques physiques et psychologiques – ne sera plus qu’un objet d’étude et d’étonnement.

Le développement constant des forces productives, sur la base d’une économie planifiée, entraînera la dissolution graduelle non seulement des classes sociales, mais aussi du système monétaire et de toute forme de marché. Comme l’écrivait Trotsky : « La base matérielle du communisme doit consister en un développement de la puissance économique de l’homme tel que le travail productif, cessant d’être une charge et une peine, n’ait besoin d’aucun aiguillon, et la répartition – comme aujourd’hui dans une famille aisée et une pension “convenable” – d’autre contrôle que ceux de l’éducation, de l’habitude et de l’opinion publique ».[36] Autrement dit, sous le communisme, la production et la répartition des biens de consommation seront libérés des mécanismes du marché et de la médiation monétaire. Comme l’écrivait Marx : « lorsque toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance (…), la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” »[37]

Cependant, Trotsky soulignait – en plein accord avec Marx – que « la société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise ; l’héritage matériel et culturel du passé est insuffisant. A ses débuts, l’Etat ouvrier ne peut encore ni permettre à chacun de travailler “selon ses capacités”, en d’autres termes, tant qu’il pourra et voudra, ni récompenser chacun “selon ses besoins”, indépendamment du travail fourni. L’intérêt de l’accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c’est-à-dire à la répartition de biens d’après la quantité et la qualité du travail individuel. »[38]

L’argent ne cessera que graduellement de jouer ce rôle de mesure et d’aiguillon du travail individuel – jusqu’à ce qu’il ne soit plus du tout nécessaire de contrôler le rapport entre la contribution de chaque producteur à la richesse sociale et ce qu’il y puise pour sa consommation personnelle. Concrètement, un nombre toujours plus grand de biens de consommation deviendront gratuits, jusqu’à ce que la gratuité générale expédie le fétiche monétaire dans les musées d’histoire. Quant au temps de travail fourni par chacun, il cessera d’être contrôlé sans que, pour autant, l’humanité ne sombre dans la passivité. Lorsque l’activité productive aura complètement cessé « d’être une charge et une peine », elle se sera transformée en un besoin vital de contribuer aux progrès techniques, scientifiques et culturels de l’humanité.

L’extinction graduelle de l’Etat ouvrier, ou son dépérissement, aura la même cause fondamentale. Là encore, citons La révolution trahie, de Trotsky : « Les deux problèmes de l’Etat et de l’argent ont plusieurs aspects communs parce qu’ils se réduisent tous les deux, en fin de compte, au problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail. La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l’héritage de la société divisée en classes qui ne peut déterminer les rapports entre les hommes qu’à l’aide de fétiches religieux ou laïcs, et qu’en mettant ces fétiches sous la protection du plus redoutable d’entre eux, l’Etat – un grand couteau entre les dents. »

L’essence de l’Etat (de tout Etat), ce sont des détachements d’hommes en armes qui défendent des rapports de production (et donc de classe) donnés. La révolution socialiste brisera l’Etat bourgeois et lui substituera un Etat ouvrier, dont le rôle sera d’abord de défendre le pouvoir de la nouvelle classe dirigeante contre les assauts de l’ancienne. Nous l’avons dit plus haut : sans un Etat ouvrier et ses hommes en armes, le régime bolchevik n’aurait pas tenu un mois. Mais comme l’a aussi montré l’expérience de l’Union soviétique, le rôle de l’Etat ouvrier n’est pas seulement de vaincre la résistance armée des anciennes classes dirigeantes. Il doit aussi garantir – « un grand couteau entre les dents » – que l’allocation des ressources, l’organisation du travail et sa rémunération stimulent au mieux le développement des forces productives, jusqu’à ce que ce développement et l’élévation du niveau culturel des masses rendent superflu le contrôle étatique lui-même. Autrement dit, l’Etat ouvrier doit travailler à sa propre disparition.

C’est précisément l’isolement de la Russie dans les conditions d’une effroyable arriération matérielle et culturelle qui a fait obstacle à l’extinction de l’Etat soviétique – et a engendré, au contraire, une monstrueuse bureaucratie privilégiée.[39] Le stalinisme n’a pas réfuté la théorie marxiste de l’Etat ; il l’a au contraire confirmée, bien que négativement : un Etat ouvrier ne peut pas s’éteindre sur fond de misère et de pénuries en tous genres. Seul le développement d’une société d’abondance peut faire en sorte que « l’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux [devienne] superflu dans un domaine après l’autre, et entre alors en sommeil », comme l’écrivait Engels, qui ajoutait cette excellente formule du communisme : « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production ».[40]

Enfin, concernant la disparition des frontières nationales sous le communisme, il faut rappeler cette thèse centrale du marxisme : sous le capitalisme, les deux obstacles majeurs au progrès social sont la propriété privée des grands moyens de production et la division du monde en Etats-nations. Le deuxième facteur n’est pas moins important que le premier. Les forces productives ont largement dépassé les frontières des Etats-nations bourgeois. Elles y étouffent. Il sera impossible de construire le communisme sans briser ces camisoles de force et planifier rationnellement, à l’échelle mondiale, la gestion des ressources en richesses naturelles et en capacités productives.

Cette nécessité économique sapera l’assise des anciens Etats-nations bourgeois et donnera une impulsion inédite à la circulation des techniques, des savoirs et des cultures. Cela ne signifie pas que les nations vont spontanément et rapidement disparaître. Dans la foulée de leur propre révolution socialiste, des nations opprimées de longue date auront sans doute à cœur de s’épanouir avant d’envisager leur fusion dans des entités plus larges. Cependant, l’abondance communiste éliminera définitivement les bases matérielles de toutes les formes de chauvinisme et de racisme. La fusion croissante des peuples, des savoirs et des traditions fera émerger une culture communiste mondiale dont les différenciations internes suivront d’autres lignes que les vieux particularismes nationaux. Une fédération mondiale des Etats socialistes ne sera qu’une étape dans la voie du communisme, qui ne connaîtra ni Etat, ni frontières. La mobilité géographique des populations n’y aura pas d’autres limites – toujours plus souples – que celles requises par la planification mondiale de l’économie et la gestion rationnelle des ressources naturelles.

Les objections de Lordon

Lordon rejette en bloc la théorie marxiste de la transition du capitalisme au communisme, que nous venons de résumer. Or ce n’est pas un point de détail du marxisme. Mais nous y sommes habitués, désormais : une fois « modifié » par Spinoza, via Lordon, il ne reste plus de Marx qu’une référence en « sciences sociales » vidée de son contenu scientifique.

Prenons les questions dans le même ordre que ci-dessus. A la perspective d’une dissolution complète des classes sociales, sous le communisme, Lordon oppose son « anthropologie » spinoziste, qui dans le domaine de l’histoire est surtout – nous l’avons vu – complètement idéaliste. Le passage suivant d’Imperium en est une bonne illustration : « Par-delà les différends simplement interpersonnels, la contrariété et la disconvenance s’organisent sur des bases collectives et sous des formes variables : conflictualité de classes, ou d’identités, ou de religions, etc., mais la divergence est toujours à l’œuvre, jamais prédominante sans doute – il n’y aurait que chaos –, mais jamais complètement réduite, prête à resurgir selon d’autres motifs. Or cette conflictualité, inhérente à la servitude passionnelle, rien, si ce n’est la vie sous la conduite de la raison, n’en viendra à bout, rien ne viendra la pacifier définitivement – la conflictualité, ou le mouvement perpétuel de l’histoire ».[41]

L’erreur idéaliste saute aux yeux : Lordon place sur le même plan – celui de la « contrariété » et de la « disconvenance » passionnelles – les conflits « de classes » et les conflits « d’identités, ou de religions, etc. » Autrement dit, il met sur le même plan la base matérielle des conflits « d’identités, ou de religions » et ces conflits eux-mêmes. Il ne voit pas que les conflits religieux, comme le racisme et le sexisme (entre autres), s’enracinent dans la structure de classe de la société – et que l’histoire des sociétés de classes, l’évolution des rapports de classes et de leur lutte, est indissociable de l’évolution des forces productives. En conséquence, il ne comprend pas davantage le rôle décisif de la croissance des forces productives dans la dissolution des classes sociales et dans les grandes transformations consécutives à la victoire de la révolution socialiste mondiale : la disparition graduelle des conflits « de religions » et « d’identités », mais aussi de l’Etat, du marché et des frontières.

Aveuglé par son idéalisme « passionnel », il est incapable d’anticiper l’ampleur des bouleversements que permettra la planification démocratique des forces productives, une fois la bourgeoisie expropriée. Aussi nous annonce-t-il gravement que « seule la vie sous la conduite de la raison » pourrait venir à bout des « conflictualités » – ce qui, précise-t-il, est inenvisageable à l’échelle de toute l’humanité ![42] A sa manière, Lordon confirme le lien organique et si souvent constaté entre l’idéalisme philosophique et le conservatisme politique. Il a beau se réclamer du communisme, sa pensée ne franchit pas les frontières de l’ordre établi.

Nous avons vu que la dissolution du système monétaire et de toute forme de marché, sous le communisme, pouvait se résumer dans la formule suivante : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Pour la rejeter, Lordon lui reproche d’être « la formule d’une harmonie sociale spontanée dont les péréquisits ne sont jamais discutés ».[43] Les bras nous en tomberaient si nous n’étions pas habitués à ce genre d’erreurs grossières. « Jamais discutés » ? Toute la théorie marxiste de la phase de transition socialiste « discute » – ou mieux : établit clairement – les « péréquisits » du communisme, qui se ramènent au final au « problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail » (Trotsky), qui augmentera sans cesse et au profit de tous grâce à la planification rationnelle et démocratique de l’économie. De nouveau, citons le célèbre passage de Marx sur cette question : « lorsque » – et seulement lorsque – « toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance (…), la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” » Cette société d’abondance ne sera pas « spontanée », dans la mesure même où elle reposera sur la plus radicale modification des rapports de production de toute l’histoire de l’humanité.

Pour rejeter la perspective d’une disparition de la monnaie, sous le communisme, Lordon rappelle que « la monnaie établit ce que les économistes nomment une contrainte budgétaire, c’est-à-dire la limitation du droit de tirage des individus sur la division du travail ».[44] En effet : tant que la société ne sera pas assez riche pour se passer de cette limitation, elle ne pourra pas non plus se passer d’un système monétaire. Mais le communisme, c’est précisément une société suffisamment riche et cultivée pour s’en passer. Le lecteur nous pardonnera de répéter encore cette idée fondamentale, mais Lordon ne la comprend manifestement pas et, dès lors, commet à chaque pas la même erreur.

Précisons tout de même qu’il n’ignore pas toujours la question des forces productives.[45] Mais lorsqu’il l’aborde, c’est en général pour affirmer que, sous le communisme, il faudra « en rabattre en cette matière, considérablement même », compte tenu de « l’état de la planète ».[46] Comprenez : pour sauver la planète, les forces productives devront décroître.

Dans Figures du communisme, publié en 2021, Lordon écrit : « Sortir du capitalisme, c’est perdre le “niveau de vie” du capitalisme. A un moment, on doit se rendre à un principe de conséquence. On ne pourra pas vouloir la fin du système qui nous promet le double désastre viral et environnemental, et la continuation de ses “bienfaits” matériels. C’est un lot : avec l’i-Phone 15, la voiture Google et la 7G viendront inséparablement la caniculisation du monde et les pestes. Il faut le dire, le répéter, jusqu’à ce que les choses soient parfaitement présentes à la conscience commune. » Conclusion : « Toute la question du communisme a donc pour préalable celle des renoncements matériels rationnellement consentis, et de leur ampleur. »[47]

Voilà un argument d’une autre nature que celui découlant de « l’anthropologie des passions » spinoziste. Mais il n’est pas plus solide. L’objection environnementale à la perspective marxiste d’un développement indéfini des forces productives repose sur une méconnaissance radicale des énormes avantages et des objectifs réels d’une planification démocratique de l’économie. Les travailleurs au pouvoir auront à cœur de produire tout autre chose que des i-Phone 15 et des voitures Google. Libérée de la course aux profits, la planification socialiste commencera par mobiliser pleinement les forces productives existantes dans le but d’éliminer toutes les formes de misère, de garantir à tous un bon logement, de bons transports publics, une santé et une éducation publiques de grande qualité. Mais il s’agira aussi, dans le même temps, d’investir massivement dans le développement de la science et de la technologie pour accroître sans cesse la productivité du travail. A terme, les gains de productivité permettront de généraliser la gratuité des biens de consommation courante. Or c’est ce même développement de la science et de la technologie – appliquées aux processus productifs d’une façon inédite, dans l’histoire – qui permettra à la fois d’élever le niveau de vie des masses et de sauvegarder l’environnement.

Par exemple, seule une économie planifiée saura mobiliser les gigantesques ressources humaines et matérielles requises pour développer massivement les énergies renouvelables. L’une des tâches fondamentales du socialisme et du communisme sera même de soigner, dans la mesure du possible, les profondes blessures infligées par le capitalisme à notre planète. De même, les travailleurs au pouvoir en finiront tout de suite avec la folie furieuse – mais très profitable au grand capital – de « l’obsolescence » plus ou moins « programmée », que le capitalisme a de facto généralisée à de nombreux secteurs de l’économie. Dès la phase de transition socialiste, les travailleurs s’efforceront de mobiliser tous les savoirs et toutes les compétences pour produire des biens toujours plus durables, recyclables et économes en énergie. La croissance des forces productives ne visera pas une augmentation indéfinie de la quantité de biens, ce qui serait absurde : personne n’aura besoin de six repas quotidiens et de posséder trois frigidaires. Il s’agira bien plutôt d’améliorer indéfiniment le processus de production lui-même (les économies de temps, d’énergie et de ressources), mais aussi la qualité du produit fini.

Ainsi, les marxistes rejettent catégoriquement les arguments soi-disant « scientifiques » qui se multiplient, depuis quelques années, pour « démontrer » que l’humanité a atteint une limite absolue au développement de la science et de la technologie, ou du moins à leur application aux processus productifs, de sorte que la seule issue raisonnable, pour sauver la planète, serait une régression « contrôlée » des forces productives. Or même s’il nous épargne les théories pseudo-scientifiques censées appuyer ce point de vue archi-réactionnaire, Lordon en rejoint la logique et les conclusions. Cela ne vaut pas mieux que ses arguments « passionnels » contre la conception marxiste du communisme.

Au fond, Lordon rejette l’idée même d’une planification socialiste embrassant l’ensemble des secteurs de l’économie. Chaque fois qu’il est question de planification, dans ses livres, il évoque le « Gosplan » soviétique et l’écarte aussitôt comme l’une de ces horreurs que « personne n’a envie de réessayer ». Il range le Gosplan – comme il a rangé la Tchéka – dans la même catégorie que le goulag et les procès de Moscou. Or cet organisme d’Etat chargé de la planification a été créé en 1921, c’est-à-dire bien avant la contre-révolution stalinienne.

Le monstre bureaucratique et corrompu qu’est devenu le Gosplan, sous Staline et ses successeurs, était radicalement différent de ce que défendait le programme originel du parti bolchevique. Les marxistes insistent sur la nécessité absolue d’une planification démocratique de l’économie, faute de quoi la collectivisation des moyens de production ne peut qu’engendrer toutes sortes de distorsions, de gaspillages et de corruptions. Par exemple, Trotsky expliquait en 1936 que « dans l’économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d’initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange. »[48] Et cependant, le même Trotsky, dans le même ouvrage, soulignait que malgré l’obstacle colossal du bureaucratisme stalinien, la spectaculaire croissance de l’économie soviétique avait démontré la supériorité de la planification sur l’économie de marché : « le socialisme a démontré son droit à la victoire non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité. »[49] Rien de tout cela n’est discuté par Lordon, qui se contente de vagues hypothèses sur la possibilité de combiner des éléments de planification avec des éléments de coopérativisme.

Dans ses objections à la perspective d’un dépérissement de l’Etat, Lordon en revient à ses fondamentaux spinozistes. De nouveau, les forces productives disparaissent complètement de l’équation. Le rapport entre leur développement et le dépérissement de l’Etat semble échapper complètement à Lordon – tout comme, d’ailleurs, la définition marxiste de l’Etat, à savoir : des détachements d’hommes en armes (et leurs appendices : prisons, etc.) qui défendent des rapports de production donnés.

L’Etat, écrit Lordon, est « un ensemble de fonctions collectives rendues effectives par l’autorité, c’est-à-dire la puissance, du collectif, dont elles sont investies. »[50] Or cela ne peut pas dépérir, explique-t-il, même sous le communisme.

Qu’une abstraction aussi colossale ne puisse pas dépérir, nous sommes prêts à l’admettre : même après trois siècles de communisme, il y aura toujours des « fonctions collectives » et tout ce qui s’ensuit. Engels n’a jamais suggéré que « l’administration des choses et la direction des opérations de production », à l’échelle mondiale, serait organisée comme une grande bataille de polochons. Cependant, Lordon devient beaucoup plus concret lorsqu’il affirme, quelques lignes plus loin, que seul un « pouvoir d’enforcement » – c’est-à-dire des détachements d’hommes en armes – garantira « l’effectivité des normes institutionnelles » requises par les « fonctions collectives ». Incapable de concevoir des « fonctions collectives » de grande échelle sans les détachements d’hommes en armes (police et armée) qui constituent l’essence de tout Etat, Lordon est ipso facto incapable de comprendre le processus de dépérissement de l’Etat ouvrier. Sa confusion est d’autant plus profonde qu’il rejette la perspective d’une société d’abondance, qui est la base économique de ce dépérissement. Résultat : même trois siècles après le renversement du capitalisme, Lordon nous dit qu’« il y aura un Etat, mais un Etat communiste », c’est-à-dire une aberration théorique, d’un point de vue marxiste.

Soyons encore plus précis : Lordon ne souhaite pas l’avènement d’un Etat « communiste » mondial, mais d’une multitude d’Etats « communistes » nationaux – car à l’échelle mondiale, explique-t-il, cela tournerait fatalement à la dictature totalitaire. Nous ne discuterons pas ici les arguments spinozistes (et kantiens) qu’il mobilise à l’appui de cette thèse, car l’essentiel est ailleurs, dans ce que Spinoza et Kant ne pouvaient pas voir, dans ce que Lordon ne voit toujours pas : dans la base matérielle de la dissolution des Etats-nations. Nous l’avons dit plus haut : le communisme ne pourra se développer que comme un système mondial ayant libéré les forces productives de leurs camisoles de force nationales. Telle sera la base matérielle de la fusion graduelle et générale des peuples, sous le communisme. Faute de le comprendre, Lordon s’en tient à ses ratiocinations idéalistes habituelles sur le thème des « convenances » et des « disconvenances passionnelles » – entre les peuples, en l’occurrence.

Le marxisme ne prétend pas que le communisme marquera la fin des « disconvenances » entre les hommes – la fin des contradictions, des tensions et des conflits. Au contraire : la libre participation de tous aux affaires qui intéressent l’ensemble de l’humanité, sur fond d’élévation constante du niveau culturel, donnera une gigantesque impulsion aux débats, aux désaccords et aux polémiques. Mais Lordon ne comprend pas que le communisme marquera la fin des « disconvenances » humiliantes, barbares et sanglantes des sociétés de classes.

A ce propos, Trotsky écrivait dans Littérature et révolution : « Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles, intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en “partis” sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la “concurrence” dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. (…) Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. »

De l’archange Gabriel à « Révolution permanente »

Nous n’avons pas abordé la question de l’adhésion de Lordon à un certain nombre d’idées de Bernard Friot, et notamment à sa proposition d’un « salaire à vie », que Lordon insiste pour renommer « garantie économique générale » (ce qui ne change strictement rien). Nous renvoyons le lecteur à notre article sur le système utopique et dogmatique de Friot, avec ses quatre niveaux de salaire (sous le « communisme » !), sa « caisse des salaires », ses « jurys de qualification » et sa « caisse d’investissements ». Comme celle de Lordon, la société « communiste » de Friot est accablée – sans espoir de rémission – de tous les « stigmates de l’ancienne société » bourgeoise : l’Etat, le marché, les inégalités, la monnaie et les frontières nationales. C’est un point d’accord majeur entre ces deux théoriciens prétendument communistes. Mais le véritable socle théorique de leur entente est ailleurs : dans leur philosophie idéaliste.

Chez Lordon, nous l’avons vu, le foyer de cet idéalisme est la théorie spinoziste des passions, à laquelle il fait subir de considérables extrapolations politiques, par-delà les siècles. Chez Friot, l’idéalisme philosophique prend une forme ouvertement religieuse. Dans En travail, qui est un dialogue entre Lordon et Friot, ce dernier nous explique pendant quatre pages comment ses idées « communistes » prolongent l’annonce de l’archange Gabriel à la Vierge Marie (concernant sa miraculeuse grossesse), les épîtres de saint Paul, le « Verbe qui se fait chair », la résurrection du Christ et quelques autres babioles de ce genre.[51] Tout ceci aurait dû mettre la puce à l’oreille de Lordon et le confronter à la question suivante : est-il possible de fonder une théorie communiste sérieuse et scientifique, au XXIe siècle, en l’appuyant sur des croyances religieuses vieilles de 2000 ans ? Mais non, Lordon, qui loue la puissance du « combo Spinoza-Friot », n’est pas refroidi par sa version complète : le « combo » Spinoza-Friot-Gabriel (l’archange). Entre camarades idéalistes règne un fraternel œcuménisme.

Pour conclure, il nous faut citer la courte intervention de Lordon, en décembre 2022, lors du congrès d’une organisation qui se réclame du marxisme : Révolution permanente. Lordon y développe l’idée qu’un « parti révolutionnaire » est « une organisation qui se propose de tout niquer méthodiquement » – c’est-à-dire, précise-t-il, d’en finir avec le système capitaliste. Abstraction faite du style, nous sommes d’accord. Mais la suite de son intervention est un naufrage en bonne et due forme. Il fixe au parti révolutionnaire la tâche de « fragiliser la bourgeoisie pour ainsi dire spirituellement » en lui mettant sous les yeux, nuit et jour, le désastre écologique auquel son système condamne l’humanité.

Il faut certes lutter contre la bourgeoisie, admet Lordon, mais cela ne suffit pas : « Le travail contre-hégémonique, par construction, vise aussi la bourgeoisie, au moins certaines de ses fractions. Un système de domination est d’autant plus fragile qu’une partie importante des dominants eux-mêmes n’y croient plus. Un ordre de domination est d’autant plus facile à renverser qu’il est devenu friable de l’intérieur. Or une partie de la bourgeoisie peut décrocher : celle qui comprendra que, dans ses intérêts matériels, il entre aussi ses intérêts de terrestre. Mais elle ne décrochera que si elle est conduite à voir, sans échappatoire possible, que ses intérêts matériels redéfinis ont maintenant pour ennemi le capitalisme. » Conclusion : « Lorsque la bourgeoisie – une partie de la bourgeoisie – aura été conduite en ce point où elle sera convaincue, sinon de rendre les armes, du moins de ne pas les prendre, et que, désorientée, elle ne saura plus que faire, à ce moment-là, notre heure viendra ».

Trotsky soulignait souvent qu’une erreur théorique trouve toujours son prolongement politique, tôt ou tard. La confusion théorique de Lordon trouve ici une expression politique assez remarquable et, à vrai dire, assez grotesque. En subordonnant le renversement du capitalisme aux dispositions « spirituelles » d’une « fraction » de la bourgeoisie, il ignore manifestement que celle-ci, comme le soulignait Marx, a pour seul mot d’ordre : « Après nous le déluge ! »

Lordon ne parle pas de quelques individus issus de la bourgeoisie et ralliant le combat révolutionnaire – comme ce fut le cas d’Engels, par exemple. Non : il table sur la possibilité qu’une « fraction » significative et décisive de la bourgeoisie se retourne, drapeau rouge en tête, contre le reste du patronat, parce qu’elle aura compris que « ses intérêts matériels redéfinis ont maintenant pour ennemi le capitalisme ». Et donc le « parti révolutionnaire », qui a pourtant déjà fort à faire auprès des travailleurs, devrait aussi se préoccuper d’accélérer la constitution de cette fraction bourgeoise dissidente – et ce d’autant plus urgemment que c’est elle, au final, qui sonnera l’heure de notre victoire !

En réalité, les choses se passeront tout autrement. C’est la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière qui ouvrira la possibilité de renverser le capitalisme, très indépendamment des dispositions « spirituelles » de la bourgeoisie. Et pour qu’une crise révolutionnaire se solde par une victoire des travailleurs, ils devront disposer d’un parti révolutionnaire suffisamment implanté, solide et clairvoyant. Ce parti imposera le pouvoir des travailleurs à la bourgeoisie, qui ne renoncera à « prendre les armes » que lorsqu’elle en aura perdu le contrôle. Et comme nous l’avons dit plus haut, la bourgeoisie n’acceptera son sort que lorsque les succès de la révolution mondiale et de la planification socialiste lui auront fait perdre tout espoir de reconquérir le pouvoir. Telle est la perspective marxiste, qui s’appuie sur l’expérience de toute l’histoire du mouvement ouvrier international – par opposition à la perspective idéaliste et petite-bourgeoise, qui n’a pas confiance dans le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, qui ne comprend rien au rôle du parti léniniste, et qui dès lors en est réduite à spéculer sur les « convictions » et les « désirs » d’une « fraction » de la bourgeoisie.

En publiant cette lamentable déclaration de Lordon sur leur site internet, sans y ajouter le moindre commentaire, les dirigeants de Révolution permanente ont confirmé l’une des caractéristiques les plus flagrantes de leur organisation : son éclectisme théorique. Dans le paragraphe introductif à l’intervention elle-même, ils écrivent simplement : « Vendredi dernier, de nombreuses personnalités militantes étaient présentes pour saluer la création d’une nouvelle organisation révolutionnaire en France. Parmi elles, Frédéric Lordon, philosophe, qui, par-delà nos désaccords, nous a fait l’honneur de sa présence. » C’est tout. Quelle est la nature de ces « désaccords » ? Ce n’est pas précisé. Et pour cause : cette organisation a une approche notoirement opportuniste à l’égard des différentes « personnalités » de l’intelligentsia « de gauche », à commencer par la cohorte bigarrée des universitaires « marxiens ». Les dirigeants de Révolution permanente n’ont pas voulu compromettre leurs bonnes relations avec Lordon – et la publicité que leur apporte sa notoriété – en publiant un commentaire désobligeant. Cette sorte de diplomatie, qui est complètement étrangère aux traditions marxistes, finit toujours dans le marasme de l’éclectisme théorique. A moins que l’éclectisme ne soit le point de départ de la diplomatie : dans le cas de Révolution permanente, on ne sait plus qui, de l’œuf ou de la poule, était là en premier.

Nous l’avons dit au début de cet article : le succès que rencontrent les écrits de Lordon est un symptôme de la polarisation politique croissante. Mais ce n’est pas une raison pour faire la moindre concession théorique à ses idées – comme aux idées de tous les autres intellectuels qui, sous prétexte de « rénover » le communisme, piétinent le marxisme. La classe ouvrière mondiale a besoin de partis révolutionnaires qui développent leur action sur la base d’une solide théorie scientifique : celle du marxisme « orthodoxe », qui a parfaitement résisté à l’épreuve du temps. C’est sur cette base que travaillent Révolution et la Tendance Marxiste Internationale. C’est aussi sur cette base – et elle seule – que les travailleurs du monde entier prendront le pouvoir et engageront l’humanité sur la voie du communisme.


[1] Les titres de ses deux derniers ouvrages, publiés en 2021, en portent la marque : Figures du communisme et En travail. Conversations sur le communisme. Dans ce dernier, qui est un dialogue avec Bernard Friot, Lordon situe en 2009 son tournant « communiste » et signale le rôle décisif, dans son évolution, de la crise mondiale de 2008.

[2] Lordon, Capitalisme, désir et servitude. p 195.

[3] Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme.

[4] Dans son Anti-Dühring, pourtant, Engels souligne que Descartes et Spinoza étaient de « brillants représentants » de la « pensée dialectique ». En effet, dans la mesure où les lois de la dialectique sont à l’œuvre à tous les niveaux de la réalité, elles ont trouvé une expression dans la pensée de ces deux génies malgré les limites mécanistes de leur pensée. Cependant, quelques paragraphes plus loin, Engels souligne que l’œuvre de Hegel est une étape décisive dans le développement de la philosophie dialectique. Hegel mobilise la dialectique – consciemment et systématiquement – contre les impasses du mécanisme.

[5] Chez Spinoza, la négation n’est jamais interne à l’essence des choses. Chez Hegel, à l’inverse, il est précisément dans l’essence des choses de se nier elles-mêmes, de se transformer en leur contraire. Le marxisme reprend cette brillante idée de Hegel. Par exemple, ce sont les lois du développement du capitalisme qui créent les deux prémisses fondamentales de son propre renversement : la grande industrie et la classe ouvrière.

[6] Le lecteur les trouvera dans L’histoire de la philosophie de notre camarade Alan Woods.

[7] Lordon, Capitalisme, désir et servitude. p. 199.

[8] Ibid. p. 57.

[9] Léviathan est le titre d’un ouvrage de Thomas Hobbes (1588-1679). Sa philosophie politique est souvent rattachée – d’une façon d’ailleurs contestable – à la célèbre formule : « L’homme est un loup pour l’homme ».

[10] Lordon, En travail. p. 58.

[11] Lordon, En travail. p. 57

[12] Le courant « structuraliste » fut très en vogue dans les années 1950 à 1970, en particulier en France. Cependant, il est difficile de le caractériser autrement que par cette tautologie : le « structuralisme » s’intéresse aux « structures » (d’une langue, de la psyché humaine, de l’histoire, etc.). Une chose est sûre : le dénominateur commun des historiens, anthropologues et sociologues « structuralistes » était leur rejet du marxisme.

[13] Lettre à Joseph Bloch, 21-22 septembre 1890.

[14] Lordon, La société des affects. p. 11.

[15] Ibid.

[16] Lordon, Capitalisme, désir et servitude.

[17] A la page 187 de l’édition La Fabrique.

[18] Il consacre tout un chapitre de La condition anarchique à tenter de réfuter la théorie marxiste de la valeur. Et bien sûr, c’est dans l’Ethique de Spinoza, près de deux siècles avant le Capital, qu’il trouve certains arguments contre le monument scientifique de Marx ! En fin de course, il se déclare d’accord avec la « théorie » de la valeur avancée par Bernard Friot, que nous avons déjà critiquée dans cet article. Nous n’y reviendrons pas ici.

[19] Spinoza, Traité politique, chapitre 2, paragraphe 14. Tous les développements politiques, dans cet ouvrage de Spinoza, sont étroitement liés à sa théorie des passions. Il y défend une longue série de mécanismes politiques et institutionnels qu’il rattache explicitement à la prise en compte de passions telles que l’envie, l’orgueil et la jalousie.

[20] Capitalisme, désir et servitude. p. 10.

[21] Ibid. p.19.

[22] Ibid. p.20.

[23] Capitalisme, désir et servitude. p. 11.

[24] La société des affects. p 251.

[25] Léon Trotsky, Qu’est-ce que le centrisme ? (1930)

[26] Bien sûr, la masse du salariat et l’aristocratie ouvrière ne constituent pas deux blocs étanches et homogènes. Outre l’aristocratie ouvrière (qui elle-même a sa base et son sommet), il y a toutes sortes de différenciations internes au salariat. Contrairement à ce que suggère Lordon, Marx n’a jamais prétendu que la classe ouvrière était « monolithique ». Diverses couches du salariat sont constituées par la diversité des secteurs économiques, des rémunérations, des degrés d’exploitation, des traditions de luttes régionales, etc. Mais l’ensemble constitue un tout organique en mouvement constant – et qui, sous l’impact de la crise du capitalisme, s’oriente nécessairement vers un « choc frontal » avec la bourgeoisie, c’est-à-dire vers une explosion révolutionnaire.

[27] En travail. p 261.

[28] Lordon est loin d’être le seul à confondre le fascisme avec la démagogie réactionnaire de l’extrême droite et les relais qu’elle trouve dans les grands médias, les syndicats de policiers, la droite soi-disant « modérée », etc. C’est une erreur classique chez les dirigeants de la gauche réformiste, à commencer par ceux de la FI, et même dans une partie de « l’extrême gauche ». Cette erreur découle à la fois d’une confusion théorique générale et d’un manque de confiance dans la classe ouvrière, les deux s’alimentant réciproquement.

[29] Lettre ouverte à Pierre Monatte (1920).

[30] Pour une analyse détaillée de la crise de la IVe Internationale après la Seconde Guerre mondiale, lire Le programme de l’Internationale, de Ted Grant.

[31] La révolution trahie. Editions de minuit. p 69.

[32] La révolution trahie, Editions de minuit. p 187.

[33] La répression des mutins de Cronstadt, en mars 1921, fut l’un des derniers épisodes de cette guerre civile. En le rangeant dans le même sac que les procès de Moscou et le goulag, Lordon commet la même « bourde » qu’à propos de la Tchéka : il confond la révolution avec la contre-révolution. Pour une analyse marxiste détaillée de la révolte de Cronstadt et de sa répression par le gouvernement bolchevik, lire l’excellent article de Trotsky : Beaucoup de tapage autour de Cronstadt.

[34] La société des affects. p.106

[35] Dans sa Critique du programme de Gotha (1875).

[36] La révolution trahie. p 38.

[37] Critique du programme de Gotha (1875).

[38] La révolution trahie. p 38.

[39] Dans les premières années qui ont suivi la révolution d’Octobre 1917, avant même l’émergence du stalinisme, le régime bolchevik a souvent été contraint, pour nourrir les villes, d’envoyer des hommes en armes réquisitionner la production des paysans – sans rien pouvoir leur donner en échange. Sur fond de quasi-famine permanente, ces réquisitions donnaient souvent lieu à des abus de la part de ceux qui étaient chargés de les mener. Lénine se plaignait incessamment de ne pas trouver de « gens honnêtes » dans un contexte où, précisément, la lutte pour la survie minait la discipline à tous les niveaux de la société. Les complaintes et exhortations de Lénine anticipaient la formation d’une caste de bureaucrates privilégiés et soucieux de légaliser leurs abus.

[40] Anti-Dühring, Editions sociales, p 317.

[41] Imperium. Structures et affects des corps politiques. p 337.

[42] Ibid. L’objectif d’une « vie sous la conduite de la raison » est une formule de Spinoza qui, en son temps, était très progressiste, dans la mesure où elle s’opposait à la domination des dogmes religieux.

[43] En travail. p 72.

[44] En travail. p 72 et 73.

[45] Il lui arrive même de formuler à ce sujet des idées justes. Aux pages 99 et 100 de Figures du communisme, par exemple, il établit un lien entre le stalinisme et le faible niveau de développement des forces productives dans la Russie de 1917. Le temps d’un paragraphe, il s’élève au-dessus de ses propres élucubrations passionnelles à propos du « léninisme ». Mais les petits bouts de vérités sur lesquels on tombe de temps à autre, au fil des pages, ne sont pas articulés en un point de vue marxiste cohérent – et sont contredits par tout le reste.

[46] En travail. p 81.

[47] Pages 97 et 98.

[48] La révolution trahie. p 183.

[49] Ibid. p 13.

[50] En travail. p 87.

[51] De la page 238 à la page 242.

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