Jusqu’en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui avait 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Ici, nous utiliserons les dates du calendrier julien : le 23 février « ancien style » correspond par exemple au 8 mars « nouveau style ».


Il y a un siècle commençait la révolution russe de 1917. Entamée en février par une manifestation contre la guerre, elle s’achevait en octobre avec la prise du pouvoir par la classe ouvrière russe. A l’occasion de ce centenaire, nous allons revenir sur les principales étapes de la révolution de 1917.

Contradictions

La Russie du début du XXe siècle était un pays traversé par de profondes contradictions. Des pans entiers de la société y étaient soumis à des structures encore largement féodales, que ce soit dans l’organisation de l’appareil d’Etat ou dans l’économie rurale, qui restait dominée par les propriétaires nobles et où l’immense majorité de la paysannerie ne possédait pas même un carré de terre. Au milieu de cette arriération existaient des îlots de capitalisme avancé. L’impérialisme des puissances occidentales (France, Grande-Bretagne et Allemagne) avait importé en Russie les techniques les plus modernes et fortement stimulé le développement du capitalisme. Des villes-usines géantes étaient peuplées par une classe ouvrière très concentrée, quoique très minoritaire à l’échelle du pays : la population russe comptait 80 % de paysans.

Ces particularités du développement de la Russie étaient au cœur des débats internes au mouvement révolutionnaire. Avant février 1917, les mencheviks s’appuyaient sur l’idée que la révolution russe serait bourgeoise, dans le sens où elle aurait pour tâche de renverser l’Etat féodal, de réaliser une réforme agraire et d’arracher l’économie russe à la domination impérialiste. Ils en concluaient que le rôle du mouvement ouvrier était de soutenir la lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme.

Les bolcheviks, que dirigeait Lénine, rejetaient cette dernière idée et soulignaient que la bourgeoisie russe – dépendante de l’Etat tsariste et de l’impérialisme – ne voulait pas sérieusement lutter contre le régime. Lénine insistait sur l’indépendance de classe des travailleurs, qui devaient chercher une alliance avec la paysannerie pauvre. Enfin, Trotsky défendait la perspective dite de la « révolution permanente », qui était proche de celle des bolcheviks, mais plus conséquente : puisque la bourgeoisie russe n’accomplirait pas sa propre révolution, cette tâche revenait aux travailleurs russes, à la tête des paysans pauvres. Mais une fois au pouvoir, expliquait Trotsky, les travailleurs seraient obligés de mettre à l’ordre du jour les tâches de la révolution socialiste.

L’insurrection des 23-27 février

Le régime était en bout de course. Le tsarisme n’avait jamais réussi à se doter d’une base sociale solide, faute principalement d’avoir réussi à mettre en place une réforme agraire viable. Les sommets du pouvoir étaient gangrenés par la corruption et les superstitions. Pour soigner son fils, le tsar avait recours à toutes sortes de charlatans. L’un d’entre eux, le moine Raspoutine, était au centre d’une clique de protégés et symbolisait l’incurie du régime aux yeux de la population.

La Première Guerre mondiale ne fit que démontrer le pourrissement du régime et de son organisation sociale. Au début de 1917, la Russie était vaincue sur le plan militaire et au bord de l’effondrement économique. La famine menaçait dans les villes ; les campagnes étaient isolées par la désagrégation du système ferroviaire.

Dans la capitale, Petrograd [1], les grèves et la manifestation du 23 février (8 mars), à l’occasion de la journée internationale des femmes et réclamant la fin de la guerre, prirent une ampleur inattendue. Le mouvement s’intensifia les jours suivants. Le 26 février, l’armée ouvrit le feu pour la première fois sur les manifestants. Mais la garnison était traversée par les mêmes contradictions que le reste de la société : la nouvelle de cette fusillade eut un impact immense sur la conscience des soldats, pour la plupart des paysans en uniformes. Ils étaient conscients de l’absurdité de la guerre et méprisaient le régime. Dans la nuit du 26 au 27 février, la plupart des régiments de Petrograd se mutinèrent et rallièrent les manifestants. Le tsar abdiqua sous la pression de ses propres généraux, qui craignaient d’être emportés avec lui.

Les Soviets

Immédiatement, à Petrograd, les ouvriers s’organisèrent et ressuscitèrent les Soviets, qui avaient surgi pour la première fois en 1905. Les Soviets (« conseils » en russe) rassemblaient les travailleurs d’une usine ou d’un quartier et élisaient des délégués au conseil de la ville, qui comprenait aussi des délégués de soldats. A Petrograd, un Comité exécutif du Soviet se forma, composé de dirigeants mencheviks, bolcheviks et « socialistes-révolutionnaires » (SR) [2]. Dans les jours et les semaines qui suivirent l’insurrection de février, des Soviets se formèrent dans toute la Russie.

Au début de la révolution, les Soviets furent dominés par les courants réformistes : mencheviks et SR. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Pour la masse des travailleurs et des soldats-paysans, qui venaient à peine de s’éveiller à la vie politique, la principale différenciation se faisait entre partis socialistes et partis bourgeois. Les différences de programme entre socialistes semblaient confuses et secondaires. Le programme amorphe des dirigeants mencheviks et SR correspondait au niveau de conscience des masses à ce stade initial de la révolution. Ce n’est qu’avec l’expérience de plusieurs mois de révolution que les travailleurs et les soldats purent juger en pratique des différences qu’impliquaient le programme et la tactique des différents partis socialistes.

Double pouvoir

Parallèlement à la constitution des Soviets se mettait en place un autre organe de pouvoir. Des représentants du parti bourgeois Constitutionnel-Démocrate (dit « Cadet ») se constituèrent en un « gouvernement provisoire » dès le début du mois de mars. Les dirigeants réformistes du Soviet de Petrograd acceptèrent alors immédiatement de reconnaître la légitimité de ce gouvernement et se soumirent à son autorité – en échange de la promesse (creuse) de la liberté politique et de la convocation d’une Assemblée constituante.

Malgré cette soumission des dirigeants mencheviks et SR au gouvernement provisoire bourgeois, le seul pouvoir légitime aux yeux des masses était le Soviet. C’est à lui qu’étaient venus les représentants des régiments et des usines et que venaient s’adresser les délégués envoyés par les conseils de province. Le gouvernement provisoire avait beau nommer des commissaires dans les régions, ceux-ci se retrouvaient confrontés à une dure réalité : le véritable pouvoir reposait, pour les masses, dans leurs propres conseils. Les représentants du gouvernement provisoire devaient même s’adresser au Soviet sur la question de leur transport, car les trains étaient sous le contrôle des conseils de cheminots. Cela aboutit à une situation paradoxale, dans laquelle l’exécutif des Soviets servait d’intermédiaire entre le gouvernement et les masses.

Deux pouvoirs distincts et socialement opposés existaient donc en Russie : l’un composé des représentants de la bourgeoisie, fermement conseillés par les puissances impérialistes de l’Entente ; l’autre, représentant les ouvriers et les paysans de toute la Russie. Le paradoxe de février est que les dirigeants du second pouvoir acceptèrent de se soumettre au premier.

Comment l’expliquer ? Pour les mencheviks, la révolution qui venait de se dérouler était une révolution bourgeoise qui devait donc déboucher sur un pouvoir bourgeois. Dès que celui-ci apparut sous la forme hésitante du gouvernement provisoire, les dirigeants mencheviks et SR s’empressèrent donc de lui céder tout le pouvoir que venaient de leur apporter les ouvriers et les paysans. Comme le résumait Trotsky dans son Histoire de la Révolution russe : « [...] dès ces premières heures de victoire, alors que le nouveau pouvoir révolutionnaire se constituait avec une rapidité fabuleuse et une force irrésistible, les socialistes qui se trouvèrent à la tête du Soviet jetaient autour d’eux des regards inquiets, cherchant un véritable «patron». Ils estimaient chose toute naturelle que le pouvoir passât à la bourgeoisie. Ici se forme le nœud politique principal du nouveau régime : d’une part, le fil conduit à la salle de l’Exécutif des ouvriers et des soldats ; par l’autre bout, il mène au centre des partis bourgeois. »

La situation de double pouvoir issu de la révolution de février ne pouvait durer éternellement. A un moment ou un autre, l’un des deux pouvoirs devait prendre le dessus sur l’autre. Dans cette mesure, la révolution d’Octobre était déjà en germe dans la révolution de Février.


[1] Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie depuis 1712 avait été rebaptisé Petrograd en 1914, car son nom russe d’origine, Sankt-Peterburg, avait une consonance trop germanique.     

[2] Le parti Socialiste-Révolutionnaire (ou SR) était un parti issu du socialisme pré-marxiste et s’appuyait principalement sur la paysannerie.