Jeanne Labourbe, de son vrai nom Marie Labourbe, est née en 1877 à Lapalisse, une petite ville de l’Allier. Issue d’une famille pauvre d’anciens communards, Marie commence à travailler à 14 ans comme repasseuse dans la blanchisserie d’un hôtel. C’est là qu’en 1896, elle apprend qu’on recherche une gouvernante française pour les enfants d’une famille bourgeoise de Tomachow, une petite ville industrielle de Pologne, qui appartient alors à la Russie tsariste. La jeune Marie Labourbe saute sur cette occasion de rompre avec sa misère. Elle répond à l’annonce et part pour la Russie.

Militante clandestine dans l’Empire tsariste

A Tomachow, elle se fait de nombreux amis polonais et commence aussi à fréquenter un des cercles marxistes clandestins qui se développent alors dans l’Empire tsariste. A cette époque, le développement du capitalisme stimulé par les investissements étrangers fait émerger en Russie des îlots d’industrie moderne perdus au milieu d’un océan d’arriération rurale. C’est tout particulièrement le cas dans les capitales Moscou et Saint-Pétersbourg, mais aussi dans le Caucase et dans les provinces occidentales de l’Empire, notamment en Pologne. Un jeune et vigoureux mouvement ouvrier s’y développe. Des grèves éclatent et se multiplient, tandis que s’organisent de petits cercles marxistes d’ouvriers.

Marie Labourbe s’engage très vite dans l’action politique et participe notamment à un réseau qui aide des militantes à quitter le pays pour fuir la répression du régime tsariste. D’après certaines sources, elle aurait même alors rencontré Rosa Luxembourg qui venait de créer le premier parti marxiste polonais, la Social-Démocratie de Pologne et Lituanie.

Quelques années plus tard, Jeanne Labourbe revient brièvement en France passer un examen pour obtenir un diplôme d’institutrice et repart immédiatement en Russie. Son nouveau travail de professeur de français est une couverture parfaite pour son activité politique. Il lui permet en effet de voyager sans attirer l’attention entre les différentes villes de l’Empire où elle enseigne et de transmettre ainsi des messages et du matériel.

En 1905, la première révolution russe éclate. Des conseils ouvriers – les soviets – se constituent dans toutes les villes ouvrières du pays. Jeanne Labourbe y participe avec enthousiasme et prend souvent la parole durant des meetings dans les usines. Mais cette première révolution est un échec. Après avoir concédé quelques réformes démocratiques (qu’il reprendra très vite), le régime tsariste écrase dans le sang l’insurrection ouvrière de Moscou puis déchaîne une répression brutale à l’échelle de toute la Russie.

Marie Labourbe est arrêtée, et après un passage en prison, expulsée de Russie comme « élément indésirable ». Cela ne la décourage pas. Quelques mois plus tard, elle revient clandestinement en Russie et y rejoint les Bolcheviks, la tendance dirigée par Lénine qui s’oppose aux Mencheviks réformistes au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Pour tromper la police tsariste, Marie Labourbe adopte alors le prénom de « Jeanne », sous lequel elle va militer jusqu’à sa mort.

En février 1917, une nouvelle révolution balaie le tsarisme et porte au pouvoir un gouvernement provisoire bourgeois soutenu par les réformistes, tandis que des soviets réapparaissent. Dès ce moment-là, Lénine et Trotsky prônent la prise du pouvoir par la classe ouvrière organisée dans les soviets. Après de longs mois de lutte politique et d’explications patientes, en octobre 1917, les bolcheviks finalement majoritaires font approuver en octobre par le congrès des soviets de toute la Russie l’insurrection qui vient de renverser le gouvernement provisoire. La classe ouvrière russe a pris le pouvoir. Elle va devoir le défendre.

Si, à Petrograd, la prise du pouvoir a été relativement indolore, à Moscou où milite Jeanne Labourbe, la situation est plus difficile. Profitant des hésitations des dirigeants bolcheviks locaux, les partisans du gouvernement provisoire s’organisent en une « Garde blanche », en référence aux contre-révolutionnaires de la Révolution française, et massacrent les soldats de la garnison du Kremlin, qu’ils soupçonnent de sympathies révolutionnaires. Il faut quatre jours de combat pour que la Garde rouge des ouvriers et des soldats révolutionnaires de Moscou prenne le contrôle de la ville. La contre-révolution semble vaincue, mais elle va bénéficier d’une puissante aide extérieure.

A Odessa

Dès octobre 1917, la plupart des grandes puissances impérialistes, effrayées par la révolution russe, apportent une aide massive aux forces contre-révolutionnaires vaincues. L’argent et les armes coulent à flots sur les armées blanches. Des troupes britanniques débarquent dans le Caucase et dans la région d’Arkhangelsk, dans le nord de la Russie. Les Japonais et les Américains occupent l’Extrême-Orient russe. Les troupes allemandes envahissent l’Ukraine et les Pays baltes. Après la révolution allemande de novembre 1918 et la fin de la Première Guerre mondiale, l’armée française débarque à son tour en Ukraine pour y soutenir l’armée du général « blanc » Dénikine.

Cette nouvelle est un choc pour Jeanne Labourbe, qui participe alors à l’animation d’un groupe de militants français organisés au sein du parti communiste russe. Comme elle l’écrit elle-même, « l’idée que les fils des communards de 71, les descendants des révolutionnaires de 93, viennent étouffer la grande révolution russe est tout simplement insupportable ». Elle demande donc au comité central de l’envoyer clandestinement dans la zone occupée par les troupes françaises. Bien qu’elle soit précieuse pour le travail organisé à Moscou, sa demande est acceptée et Jeanne Labourbe traverse la ligne de front de la guerre civile, avec un groupe de propagandistes clandestins.

Au début de janvier 1919, elle est à Odessa. Cette ville ouvrière de la côte de la Mer Noire est alors occupée conjointement par les troupes blanches et par l’armée française. Malgré la terreur blanche qu’elles y font régner, le parti communiste a réussi à y maintenir un réseau de cellules clandestines. Ses militants ont même installé une imprimerie dans les immenses catacombes d’Odessa, qui sont tellement étendues que les agents blancs ne s’y aventurent jamais, de peur de se perdre.

A Odessa, Labourbe est une des principales animatrices du travail de propagande destiné aux soldats français. Elle et ses camarades les abordent et, dès que c’est possible, discutent avec eux et leur expliquent ce qu’est réellement la révolution russe et pourquoi leur gouvernement les a envoyés la combattre. Un café, le « Découverte des Dardanelles », sert même de salle de réunion clandestine. 

Tous ceux qui ont connu alors Jeanne Labourbe soulignent son talent remarquable d’oratrice et de propagandiste, en même temps que son « flair » qui lui permet de repérer rapidement les soldats et les marins qui peuvent être gagnés au communisme. Une fois convaincus, ces hommes doivent à leur tour en convaincre d’autres, pour organiser des cellules clandestines au sein même de l’armée française.

Pour les y aider, un journal en français, Le Communiste, est édité clandestinement sous la direction de Jeanne Labourbe. Il publie des nouvelles sur le mouvement ouvrier français ou sur la situation en Russie, mais aussi des lettres de soldats et de marins français qui dénoncent le comportement de leurs officiers et affirment leur solidarité avec la révolution russe. Ce journal, ainsi que les tracts en français publiés par les communistes d’Odessa, tranchent avec le bourrage de crâne de la propagande officielle qui décrit la révolution russe comme une aventure barbare dirigée par des agents de l’Allemagne.

Ce travail de propagande a un succès certain. Dans ses souvenirs, le soldat Lucien Terion souligne la joie de ses camarades à chaque fois qu’il ramenait des tracts ou des journaux communistes. Dans un grand nombre de navires et de casernes, des « groupes d’action » communistes ont été créés, au grand dam des officiers français qui sentent monter l’hostilité de leurs hommes. Les services secrets français font donc de la lutte contre la propagande communiste et le groupe de Labourbe une priorité.

Ayant réussi à introduire un provocateur dans le réseau, ils arrivent à repérer l’appartement où se cache Jeanne Labourbe et ses camarades. Le soir du 1er mars 1919, des officiers français accompagnés par des officiers russes blancs en forcent la porte. Labourbe et plusieurs de ses camarades, arrêtés, sont amenés dans les locaux des services secrets français à Odessa, où ils sont longuement torturés sans rien avouer. 

Les prisonniers sont finalement emportés de nuit dans un des cimetières d’Odessa pour y être assassinés. Le lendemain matin, leurs corps sont découverts par les travailleurs des alentours. Les funérailles rassemblent près de 7 000 personnes. Par crainte des dénonciations, aucun discours n’est prononcé. C’est silencieusement que la classe ouvrière d’Odessa rend hommage à ces militants tombés sous les coups de la terreur blanche.

A peine un mois plus tard, les troupes françaises démoralisées sont contraintes d’évacuer le port d’Odessa face à l’avance de l’Armée rouge. La propagande révolutionnaire organisée par Labourbe y a sans aucun doute aidé : des unités françaises ont même refusé de combattre les troupes rouges. Un mois plus tard, ce sont plusieurs navires français qui vont être secoués par les fameuses « Mutineries de la Mer Noire ». Sur la côte roumaine et en Crimée, des marins français se révoltent contre leurs officiers. Certains réclament de rentrer en France, d’autres veulent carrément passer du côté bolchevik et livrer leurs navires à l’Armée rouge. 

Les mutineries sont finalement contenues, mais elles obligent le gouvernement français à mettre fin à son intervention militaire contre la Russie soviétique. Les généraux blancs sont furieux, car ils savent pertinemment que, sans l’appui français, ils ne peuvent résister à l’Armée rouge. A la fin avril 1919, l’Etat-major français est finalement contraint de négocier avec le gouvernement soviétique, pour pouvoir évacuer ses troupes encerclées en Crimée. Le même scénario s’est reproduit parmi les troupes britanniques devant Arkhangelsk. Partout, la propagande communiste organisée par des militants comme Jeanne Labourbe a rencontré un écho chez les soldats des corps expéditionnaires impérialistes.

La révolution de 1917 n’était pas qu’une « affaire russe ». C’était un épisode de la lutte des classes internationale entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. En sacrifiant sa vie pour aider la Russie soviétique à résister aux assauts de l’armée de sa propre bourgeoisie, Jeanne Labourbe a donné au monde un exemple concret d’internationalisme communiste.

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