Cet article fut publié une première fois le 21 janvier 2014, à l’occasion du 90e anniversaire de la mort de Lénine, sur le site In Defence of Marxism.


Il y a 90 ans, le 21 janvier 1924, Vladimir Lénine, le grand marxiste et dirigeant de la révolution russe, est décédé des suites de complications dues à une tentative d’assassinat antérieure. Dès lors, une campagne continue visant à calomnier son nom et déformer ses idées a été lancée, allant des historiens bourgeois et apologistes de la bourgeoisie jusqu’aux différents réformistes, libéraux et groupes anarchistes. Leur tâche est de discréditer Lénine, le marxisme et la révolution russe, tout cela dans les intérêts du règne « démocratique » des banquiers et capitalistes.

Une récente biographie du professeur Robert Service, Lenin, A Political Life, The Iron Ring [simplement Lénine, en version française], affirme que :

« Bien que ce volume tienne à être un récit objectif [!] et multidimensionnel, nul ne peut écrire sur Lénine avec détachement. Son intolérance et sa répression ne cessent de m’horrifier. »

Un autre historien « objectif », Anthony Read, va encore plus loin, affirmant, sans aucune preuve, que Lénine était en minorité au Congrès du Parti de 1903 et qu’il a simplement choisi le nom « bolchevik » (le mot russe pour « majorité »), car « Lénine ne manquait jamais une occasion de favoriser l’illusion du pouvoir. Par conséquent, dès ses tout débuts, le bolchevisme fut fondé sur un mensonge, créant un précédent qui allait être suivi pour les 90 années à venir. »

M. Read continue sa diatribe : « Lénine n’avait pas le temps pour la démocratie, n’avait aucune confiance dans les masses et aucun scrupule dans l’usage de la violence. » (The World on Fire, 1919 and the Battle with Bolshevism, pp. 3-4, Jonathan Cape, 2008)

Il n’y a rien de neuf avec ces fausses affirmations qui s’appuient non pas sur les écrits de Lénine, mais plutôt sur les épanchements des professeurs Orlando Figes et Robert Service, deux « experts » sur les « démons » de Lénine et de la révolution russe. Remplis de haine, ils véhiculent le mensonge selon lequel Lénine aurait créé le stalinisme.

De même, les staliniens, ayant fait de Lénine une icône inoffensive, ont également diffamé ses idées afin de servir leurs crimes et leurs trahisons. La veuve de Lénine, Kroupskaïa, avait l’habitude de citer les paroles de son époux :

« Il est arrivé plus d’une fois dans l’histoire que la doctrine de grands révolutionnaires soit déformée après leur mort. Les hommes en ont fait des icônes inoffensives et, tout en entourant leur nom d'une certaine auréole, ils émoussent le tranchant révolutionnaire de leur doctrine. »

En 1926, Kroupskaïa affirmait que « si Lénine était vivant, il serait certainement dans les prisons de Staline ».

Lénine était sans aucun doute l’un des plus grands révolutionnaires de notre temps, ses efforts culminant avec la victoire d’octobre 1917 et ses écrits transformant le cours de l’histoire mondiale. Pour la révolution socialiste, Lénine est passé de la parole aux actes. Il est devenu, du jour au lendemain, « l’homme le plus détesté et le plus aimé sur terre ».

La jeunesse de Lénine

Né à Simbirsk, près de la Volga, en 1870, Lénine allait vivre les années de grands bouleversements en Russie. Ce pays semi-féodal était dirigé par le despotisme tsariste. L’intelligentsia révolutionnaire, face à ce despotisme, était attirée vers les méthodes terroristes de la Volonté du Peuple (Narodnaya Volya). En effet, le frère aîné de Lénine, Alexandre, fut pendu pour sa participation à la tentative d’assassinat du Tsar Alexandre III.

Suite à cette tragédie, Lénine entra à l’université et fut rapidement expulsé pour ses activités. Cela ne fit qu’augmenter sa soif de politique et l’amena à entrer en contact avec des cercles marxistes. Cela mena à une étude du Capital de Marx, qui circulait alors en petit nombre, puis de l’Anti-Dühring d’Engels.

Il entra en contact avec les exilés du Groupe pour l’Émancipation du Travail, mené par George Plekhanov, le père du marxisme russe, que Lénine regardait comme son père spirituel. Il déménagea, à l’âge de 23 ans, de Samara à Saint-Pétersbourg afin d’y former l’un des premiers groupes marxistes.

« C’est ainsi, entre l’exécution de son frère et son déménagement vers Saint-Pétersbourg, au cours de ces six années de dur labeur à la fois longues et courtes, que fut formé le futur Lénine », explique Trotsky. « Tous les traits fondamentaux de sa personnalité, son regard sur la vie et son mode d’action étaient déjà formés durant l’intervalle entre la dix-septième et la vingt-troisième année de sa vie. »

Des investissements étrangers massifs stimulèrent le développement du capitalisme et permirent l’émergence d’une petite classe ouvrière vierge. L’émergence de cercles d’étude et l’impact des idées marxistes menèrent à des tentatives d’établir un Parti social-démocrate révolutionnaire russe.

Lénine rencontra Plekhanov en Suisse en 1895 et, à son retour, il fut arrêté, emprisonné puis exilé. Le Premier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) eut lieu en 1898, mais il y eut un raid policier et les participants furent arrêtés.

Marxisme et bolchevisme

À la fin de son exil, Lénine concentrait ses efforts sur la mise sur pied d’un journal marxiste : Iskra, « L’étincelle ». L’Iskra devait établir le marxisme en tant que force dominante de la gauche. Introduit clandestinement en Russie, le journal servit à unir les cercles en un parti national unifié sur de solides bases politiques et théoriques.

C’est lors de cette période que Lénine écrivit sa célèbre brochure Que faire?, dans laquelle il défendait l’idée d’un parti composé de révolutionnaires professionnels, d’individus dédiés à la cause.

En 1903 se tint le Deuxième congrès du POSDR, qui fut essentiellement le congrès de fondation. C’est là que les camarades de l’Iskra s’établirent comme courant dominant du parti. Cependant, une scission ouverte eut lieu, lors des dernières procédures à propos de questions organisationnelles, entre Lénine et Martov, tous deux éditeurs de l’Iskra. La majorité autour de Lénine allait être connue sous le nom de « bolcheviks », et la minorité autour de Martov sous celui de « mencheviks ».

Plusieurs mythes entourent cette scission qui prit par surprise la plupart des participants, incluant Lénine. Il n’y avait aucun désaccord politique à cette époque. Ceux-ci allaient émerger plus tard seulement. Lénine tenta de réconcilier les factions, mais échoua. Il qualifia plus tard la scission d’« anticipation » de différences importantes qui allaient surgir ultérieurement.

Ces différences émergèrent sur la question des perspectives pour la révolution en Russie. Toutes les tendances voyaient la révolution à venir comme étant « démocratique-bourgeoise » et qu’elle aurait pour tâche de balayer le vieux régime féodal et de paver la voie au développement capitaliste. Les mencheviks, cependant, affirmaient que dans cette révolution, les travailleurs auraient à se subordonner à la direction de la bourgeoisie. Les bolcheviks, quant à eux, croyaient que la bourgeoisie libérale ne pouvait mener à bien la révolution puisqu’elle était liée au féodalisme et à l’impérialisme, et qu’en conséquence les travailleurs devraient mener la révolution avec l’appui des paysans. Ils formeraient ensemble une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qui provoquerait la révolution socialiste en Occident. En retour, cette révolution viendrait en aide à la révolution russe. Trotsky défendait une troisième position : il était d’accord avec Lénine sur le fait que les travailleurs dirigeraient la révolution, mais il croyait qu’ils ne devraient pas s’arrêter à mi-chemin, mais devraient plutôt continuer avec des mesures socialistes, et commencer la révolution socialiste mondiale. En fin de compte, les événements de 1917 confirmèrent le pronostic de Trotsky, celui de la « révolution permanente ».

L’internationalisme

La Révolution de 1905 fut une manifestation concrète du rôle dirigeant de la classe ouvrière. Tandis que les libéraux se mettaient aux abris, les travailleurs mirent sur pied des soviets, dans lesquels Lénine y vit l’embryon du pouvoir ouvrier. Dans ces conditions, le POSDR grossit énormément et cela fit se rapprocher les deux factions du parti.

La défaite de la Révolution de 1905, cependant, fut suivie d’une période de réaction impitoyable. Le parti faisait face à des difficultés immenses et devenait de plus en plus isolé des masses. Les bolcheviks et les mencheviks s’éloignaient davantage tant au niveau politique qu’organisationnel, jusqu’à ce qu’en 1912 les bolcheviks se constituent en un parti indépendant.

Au cours de ces années, Trotsky était un « conciliateur » entre les bolcheviks et les mencheviks. Il se tenait à l’écart des deux factions tout en prônant « l’unité ». Cette attitude conduisit à d’importants conflits avec Lénine, qui défendait l’indépendance politique des bolcheviks. Ces conflits furent utilisés plus tard par les staliniens pour discréditer Trotsky, et ce malgré l’instruction de Lénine, contenue dans son testament, de ne pas invoquer le passé non-bolchevik de Trotsky contre lui.

Le réveil du mouvement ouvrier après 1912 témoignait d’un appui grandissant aux bolcheviks, qui revendiquaient l’appui de l’écrasante majorité des travailleurs russes. Cette croissance allait cependant être freinée par la Première Guerre mondiale.

La trahison d’août 1914 et la capitulation des dirigeants de la IIe Internationale furent un revers terrible pour le socialisme international. Cela signifiait la mort effective de cette Internationale.

La petite poignée d’internationalistes du monde se regroupa lors d’une conférence antiguerre tenue à Zimmerwald en 1915, où Lénine appela à la formation d’une nouvelle Internationale ouvrière. Ce furent des jours difficiles; les forces du marxisme étaient complètement isolées. Les perspectives révolutionnaires semblaient plutôt sombres en effet. En janvier 1917, Lénine s’adressa à une petite réunion des Jeunesses socialistes suisses à Zurich. Il nota que la situation allait finir par changer, mais qu’il ne vivrait pas pour voir la révolution. Et pourtant, un mois plus tard, la classe ouvrière russe renversait le tsarisme et une situation de double pouvoir était créée. En l’espace de neuf mois, Lénine se trouvait à la tête d’un gouvernement de Commissaires du Peuple.

La révolution russe

Alors à Zurich, Lénine passait au peigne fin les journaux afin de se tenir au courant des dernières nouvelles de la Russie. Il vit que les soviets, dominés alors par les dirigeants des socialistes-révolutionnaires (SR) et des mencheviks, avaient rendu le pouvoir au Gouvernement provisoire, mené par le Prince Lvov, un monarchiste. Il envoya immédiatement un télégramme à Kamenev et Staline, qui vacillaient : « Aucun appui au Gouvernement provisoire ! Aucune confiance en Kerensky ! »

Écrivant pendant son exil, Lénine avertit :

« Notre révolution est bourgeoise : aussi les ouvriers doivent-ils soutenir la bourgeoisie, disent les Potressov, les Gvozdev, les Tchkhéidzé, comme le disait hier encore Plekhanov.

Notre révolution est bourgeoise, disons-nous, nous marxistes : aussi les ouvriers doivent-ils ouvrir les yeux au peuple sur les mensonges des politiciens bourgeois, lui apprendre à ne pas croire aux paroles, à compter uniquement sur ses forces, son organisation, son union, son armementvous devez accomplir des prodiges d'organisation prolétarienne et populaire pour préparer votre victoire dans la seconde étape de la révolution. »

Dans sa lettre d’adieux destinée aux travailleurs suisses, Lénine expliqua la tâche clé : « faire de notre révolution le prologue de la révolution socialiste mondiale. »

Lorsque Lénine retourna en Russie le 3 avril 1917, il rédigea ses Thèses d’avril : une seconde révolution russe doit être une étape vers la révolution socialiste mondiale ! Il fit une sortie résolue contre la vieille garde du parti qui retardait sur les événements et il se battit pour réarmer le parti bolchevique.

« Quiconque, aujourd'hui, ne parle que de la ‘‘dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie’’ retarde sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne, et mérite d'être relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires ‘‘bolcheviques’’ (aux archives des ‘‘vieux bolcheviks’’, pourrait-on dire). »

Il réussit à gagner l’appui de la base et put ainsi surmonter la résistance de la direction du parti, qui, ironiquement, l’accusait de « trotskysme ». En réalité, Lénine était arrivé à la position de Trotsky, celle de la révolution permanente, par sa propre voie.

En mai, Trotsky fut de retour en Russie après avoir été emprisonné par les Britanniques au Canada. « Deux ou trois jours après mon arrivée à Petrograd, j’ai lu les Thèses d’avril de Lénine. C’était exactement ce dont la révolution avait besoin », expliqua Trotsky. Sa ligne de pensée était identique à celle de Lénine. Avec l’assentiment de Lénine, Trotsky se joignit à l’organisation interdistrict avec comme objectif de la gagner au bolchevisme. Il entra en collaboration étroite avec les bolcheviks, se décrivant lui-même en tous lieux comme « nous, les bolcheviks-internationalistes ».

La prise du pouvoir

Le 1er novembre 1917, lors d’une rencontre du Comité de Petrograd, Lénine affirma qu’une fois que Trotsky eut été convaincu de l’impossibilité d’une union avec les mencheviks, « il n'y a pas eu de meilleur bolchevik ». Revenant sur la révolution deux ans plus tard, Lénine écrivit : « Au moment de la conquête du pouvoir, lorsque fut créée la République des soviets, le bolchevisme avait attiré à lui tout ce qu'il y avait de meilleur dans les tendances de la pensée socialiste proches de lui. »

 « Ce n'est pas Lénine qui est venu à moi, c'est moi qui suis allé à Lénine », affirma Trotsky avec modestie. « Je l'ai rejoint plus tard que bien d'autres. Mais je m'enorgueillis de penser que je ne l'avais pas moins bien compris que les autres. »

Dans les mois qui ont précédé la révolution, Lénine avait appelé les soviets dominés par les mencheviks et les SR à rompre avec les ministres capitalistes et à prendre le pouvoir, ce qu’ils refusèrent obstinément de faire. Cependant, les slogans bolcheviques – Le pain, la terre et la paix ! Tout le pouvoir aux soviets ! – gagnèrent rapidement un appui chez les masses. Les manifestations de masse en juin reflétaient ce virage. Cela incita le nouveau premier ministre Kerensky à lancer une campagne de répression contre les bolcheviks. Les « Journées de juillet » virent les bolcheviks contraints à la clandestinité. Une campagne hystérique fut attisée contre eux, on les traitait « d’agents allemands », ce qui força Lénine et Zinoviev à se cacher et mena aux arrestations de Trotsky, Kamenev, Kollontai et d’autres leaders bolcheviques.

En août, le général Kornilov tenta d’imposer sa propre dictature fasciste. Craignant Kornilov et cherchant désespérément à obtenir de l’aide, le gouvernement remit Trotsky et d’autres bolcheviks en liberté. Les travailleurs et soldats bolcheviques saisirent l’occasion et infligèrent une défaite à la contre-révolution de Kornilov.

Cela fît s’accroître l’appui aux bolcheviks, qui gagnèrent la majorité dans les soviets de Petrograd et de Moscou. « Nous étions les vainqueurs », affirma Trotsky au sujet des élections au Soviet de Petrograd. Cette victoire fut décisive, et représenta un tremplin important vers la victoire d’Octobre.

Lénine, qui se cachait en Finlande, devenait de plus en plus impatient à l’égard des dirigeants bolcheviques. Il craignait que les dirigeants fussent en train de tergiverser. « Les événements nous prescrivent si clairement notre tâche que tout atermoiement devient positivement un crime », expliquait Lénine dans une lettre au Comité central. « Attendre est un crime envers la révolution. » En octobre, le Comité central prit la décision de prendre le pouvoir. Zinoviev et Kamenev votèrent contre et émirent une déclaration publique qui faisait état de leur opposition à toute insurrection et qui enjoignait le parti à se tourner vers l’Assemblée constituante !

Trotsky, en tant que président du Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, réagit rapidement afin d’assurer un transfert du pouvoir sans heurt, le 25 octobre 1917. La révolution remporta la victoire sans effusion de sang et le jour suivant, le 26 octobre, ses résultats furent annoncés au Deuxième Congrès des Soviets de Russie. Cette fois, les bolcheviks comptaient sur 390 délégués sur un total de 650, soit une majorité claire. En guise de protestation, les mencheviks et les SR de droite claquèrent la porte. Lénine, s’adressant au Congrès, déclara devant les délégués triomphants : « Nous entreprendrons la construction de l’ordre socialiste. » Le Congrès entreprit de mettre sur pied un nouveau gouvernement soviétique avec Lénine à sa tête. Méprisés quelque quatre mois auparavant, les bolcheviks étaient maintenant acclamés par les travailleurs révolutionnaires.

En quelques jours, des décrets furent émis par le gouvernement de Lénine : une proposition de paix et d’abolition de la diplomatie secrète, la terre aux paysans, le droit des nations à l’autodétermination, le contrôle ouvrier et la révocabilité de tous les représentants, l’égalité des hommes et des femmes, et la séparation complète de l’Église et de l’État.

Lorsque le Troisième Congrès des Soviets de janvier 1918 proclama la fondation de la  République socialiste fédérative soviétique de Russie, des portions importantes de la Russie étaient toujours occupées par les Empires centraux, les nationalistes bourgeois et les généraux des Armées blanches.

Cinq jours après la révolution, le nouveau gouvernement fut attaqué par des forces cosaques dirigées par le général Krasnov. L’attaque fut repoussée et le général fut livré au gouvernement par ses propres hommes. Cependant, il fut relâché après avoir donné sa parole qu’il ne reprendrait pas les armes. Sans surprise, il brisa cette promesse et se dirigea vers le sud afin de diriger l’Armée blanche cosaque. De manière similaire, une fois libérés du Palais d’Hiver, les militaires cadets organisèrent un soulèvement.

L’an I

La révolution était beaucoup trop généreuse et confiante à ses débuts. « On nous reproche de pratiquer la terreur, mais ce n'est pas la terreur des révolutionnaires français qui guillotinaient des gens désarmés, et j'espère que nous n'irons pas jusque-là », affirma Lénine en novembre. « Je l'espère parce que nous sommes forts. Quand nous appréhendions des gens, nous leur disions qu'ils seraient relâchés s'ils s'engageaient à ne pas saboter. Et l'on prend de tels engagements. »

Cette candeur a été reconnue par Victor Serge, un ancien anarchiste devenu bolchevik, qui écrivit dans son livre L’an I de la révolution russe :

« Les Blancs massacrent les travailleurs de l’Arsenal et du Kremlin : les Rouges libèrent leur ennemi mortel, le général Krasnov, sur parole […]. La révolution a fait l’erreur de se montrer magnanime avec le leader de l’agression cosaque. Il aurait dû être fusillé sur-le-champ. [Au lieu de cela] il put se rendre dans la région du Don et la mettre à feu et à sang. »

Le pouvoir soviétique eut à peine le temps de s’établir que les impérialistes se mirent en marche pour écraser la révolution dans le sang. En mars 1918, Lénine fit déplacer le gouvernement à Moscou puisque Petrograd était devenue vulnérable à une agression allemande.

Peu après, des troupes britanniques atterrirent à Mourmansk accompagnées de forces américaines et canadiennes ; les Japonais posèrent le pied à Vladivostok avec des bataillons britanniques et américains. Les Britanniques saisirent également le port de Bakou afin de mettre la main sur le pétrole. Les forces françaises, grecques et polonaises atterrirent dans les ports d’Odessa et Sébastopol, dans la Mer noire, et se lièrent aux Armées blanches. L’Ukraine fut occupée par les Allemands. Au total, ce sont 21 armées étrangères qui sont intervenues sur différents fronts pour affronter les forces du gouvernement soviétique. La révolution luttait pour sa survie. Elle était cernée, affamée et infestée de conspirateurs.

La Terreur blanche

La direction du parti SR approuvait le principe d’intervention étrangère afin de « restaurer la démocratie ». Les mencheviks tenaient une position contre-révolutionnaire similaire, ce qui les plaçait dans le camp ennemi. Ils collaborèrent avec les Blancs et acceptèrent de l’argent du gouvernement français afin de mener leurs activités.

À l’été 1918, il y eut des tentatives d’assassinat sur Lénine et Trotsky. Le 30 août, on tira sur Lénine, mais il réussit à échapper à la mort. Le même jour, Ouritsky fut assassiné, tout comme l’ambassadeur allemand. Volodarsky fut également tué. Le complot destiné à faire sauter le train de Trotsky fut heureusement déjoué. C’est cette Terreur blanche qui contribua au déclenchement de la Terreur rouge pour défendre la révolution.

La Terreur blanche a été minimisée par les capitalistes, qui mettaient le blâme sur les Rouges. Les atrocités des Blancs « étaient généralement l’œuvre de généraux blancs et de seigneurs de guerre individuels, et n’étaient pas systématiques ou n’entraient pas dans le cadre d’une politique officielle », explique Anthony Read afin d’excuser ces atrocités. « Mais elles égalaient et parfois surpassaient celles de la Terreur rouge. » Dans les faits, en tant que stratégie, la Terreur blanche surpassait toujours la Terreur rouge en termes de brutalité, ce qui est dans la nature des forces contre-révolutionnaires.

De manière intéressante, Read poursuit en décrivant les méthodes du baron Roman Von Ungern-Sternberg. « Aucun bolchevik, par exemple, n’aurait pu égaler le baron Roman Von Ungern-Sternberg, général blanc germano-balte né en Estonie, qui fut envoyé par le Gouvernement provisoire en Extrême-Orient russe, où il proclama être la réincarnation de Gengis Khan et fit tout ce qu’il put pour surpasser le conquérant mongol en termes de brutalité. Antisémite fanatique, il déclara en 1918 qu’il avait l’intention d’exterminer tous les Juifs et les Commissaires de Russie, une tâche dont il s’acquitta avec un grand enthousiasme. Il encourageait ses hommes à massacrer tous les Juifs se trouvant sur leur passage en utilisant diverses méthodes toutes aussi brutales les unes que les autres, comme de les écorcher vifs. Il est aussi reconnu pour avoir mené des chevauchées de terreur nocturne en traînant des torches humaines à cheval au galop à travers la steppe, et pour avoir promis de ‘‘faire une avenue de pendus s’étirant de l’Asie jusqu’à l’Europe’’. »

C’était là le sort qui attendait les travailleurs et les paysans russes si la contre-révolution avait remporté la victoire. C’est ce qui est arrivé à Spartacus et son armée d’esclaves lorsqu’ils sont tombés aux mains de l’État esclavagiste romain. L’alternative au pouvoir soviétique n’était pas la « démocratie », mais la brutale et sanguinaire barbarie fasciste. C’est pourquoi tous les efforts de l’Armée rouge et de la Tcheka furent déployés afin de remporter la guerre civile et défaire la contre-révolution.

Le gouvernement soviétique n’avait d’autre choix que de combattre le feu par le feu, et de lancer un appel révolutionnaire aux troupes des armées étrangères. Comme l’expliqua Victor Serge :

« Les masses laborieuses utilisent la terreur contre les classes minoritaires de la société. Elles ne font que terminer le travail des forces politiques et économiques nouvelles. Lorsque des mesures progressistes rallient des millions de travailleurs à la cause de la révolution, la résistance des minorités privilégiées n’est pas difficile à briser. La Terreur blanche, en revanche, est réalisée par ces minorités privilégiées contre les masses laborieuses, lesquelles doivent être massacrées, décimées. Les Versaillais (le nom donné aux forces contre-révolutionnaires ayant écrasé la Commune de Paris) ont tué en une seule semaine à Paris plus de personnes que la Tcheka en trois ans dans toute la Russie. »

Une période de « communisme de guerre » fut imposée aux bolcheviks, une période où le grain était réquisitionné de force aux paysans afin de nourrir les travailleurs et les soldats. L’industrie, ravagée par le sabotage, la Guerre mondiale et la guerre civile, était dans un état d’effondrement complet. Le blocus impérialiste paralysait tout le pays. La population de Petrograd tomba de 2 400 000 habitants en 1917 à 574 000 en août 1920. La typhoïde et le choléra tuèrent des millions de personnes. Lénine qualifia cette situation de « communisme dans une forteresse assiégée ».

Le 24 août 1919, Lénine écrivait : « l’industrie est au point mort. Il n’y a pas de nourriture, pas de pétrole, pas d’industrie. » Face au désastre, les soviets ont dû compter sur les sacrifices, le courage et la volonté de la classe ouvrière pour sauver la révolution. En mars 1920, Lénine affirmait que « la détermination de la classe ouvrière, son adhérence inflexible au mot d’ordre ‘‘plutôt mourir que capituler !’’ n’est pas qu’un facteur historique, il est le facteur décisif de la réussite ».

Les conséquences de la guerre civile

Sous la direction de Lénine et de Trotsky, qui avait organisé l’Armée rouge à partir de rien, les soviets remportèrent la victoire, mais au prix de très lourds sacrifices. Les pertes humaines au front, la famine, les maladies, tous ces facteurs s’ajoutèrent à l’effondrement économique.

À la fin de la guerre civile, le gouvernement bolchevique fut forcé de faire un pas en arrière et d’introduire la Nouvelle politique économique (NEP). Elle permettait aux paysans de disposer de leurs surplus de grains sur le libre marché et contribua à la croissance de fortes tendances capitalistes, à travers l’émergence des Nepmen et des koulaks. C’était seulement un moment de répit.

Considérant le bas niveau culturel – 70% de la population était analphabète – le régime soviétique devait s’appuyer sur les anciens officiers, fonctionnaires et administrateurs tsaristes, qui étaient opposés à la révolution. « Si l’on gratte n’importe où la surface de l’État soviétique, l’on trouvera partout le vieil appareil d’État tsariste en dessous », affirma sans détour Lénine. Avec l’isolement continu de la révolution, il s’agissait là d’un grand danger d’une dégénérescence bureaucratique de la révolution. La classe ouvrière était systématiquement affaiblie par la crise. Les soviets cessèrent simplement de fonctionner et, dans cette situation, les carriéristes et les bureaucrates remplirent le vide.

Malgré des mesures mises en place pour combattre la menace bureaucratique, la seule planche de salut pour la révolution résidait dans la victoire de la révolution mondiale qui aurait permis une assistance matérielle de l’Occident.

Au début de 1919, Lénine avait fondé la IIIe Internationale comme outil afin de répandre la révolution à l’international. C’était l’école du bolchevisme. Des partis communistes de masse furent établis en Allemagne, en France, en Italie, en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays.

Malheureusement, la vague révolutionnaire ayant suivi la Première Guerre mondiale fut vaincue. La révolution en Allemagne en 1918 fut trahie par les sociaux-démocrates. Les jeunes républiques soviétiques en Bavière et en Hongrie furent écrasées dans le sang par la contre-révolution. La vague révolutionnaire d’occupations d’usines en Italie en 1920 avait également été vaincue. Encore une fois, en 1923, tous les yeux étaient rivés sur l’Allemagne, qui était au beau milieu d’une crise révolutionnaire. Cependant, les mauvais conseils fournis par Zinoviev et Staline menèrent à une défaite tragique.

Cela porta un coup terrible au moral des travailleurs russes, qui avaient tenu bon jusque-là. En même temps, la défaite renforça la réaction bureaucratique dans l’État et le Parti. Une fois Lénine réduit à l’impuissance après une série d’attaques cérébrales, Staline émergea progressivement comme figure de proue de la bureaucratie. En fait, le dernier combat de Lénine fut mené en bloc avec Trotsky contre Staline et la bureaucratie. Staline battit en retraite, mais une nouvelle attaque cérébrale laissa Lénine paralysé et muet.

Juste avant cette attaque, Lénine avait écrit un testament. Dans ce document, il affirme que Staline, « devenu secrétaire général [ce à quoi Lénine s’opposait – RS], a concentré entre ses mains un pouvoir illimité, et je ne suis pas sûr qu'il puisse toujours s'en servir avec assez de circonspection. D'autre part, le camarade Trotsky […] ne se fait pas remarquer seulement par des capacités éminentes. Il est peut-être l'homme le plus capable de l'actuel Comité central ». Lénine mit en garde contre le danger d’une scission dans le parti.

Le stalinisme

Deux semaines plus tard, Lénine ajouta un complément à son testament après que Staline eut grossièrement invectivé et harcelé Kroupskaïa pour avoir aidé Trotsky et d’autres à communiquer avec Lénine. Lénine rompit toutes relations personnelles avec Staline. « Staline est trop brutal, et ce défaut parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l'est plus dans les fonctions de secrétaire général », affirma-t-il. Il demanda instamment que Staline soit démis de ses fonctions à cause de sa déloyauté et de sa tendance à abuser du pouvoir.

Mais le 7 mars 1923, Lénine subit une autre attaque cérébrale qui le rendit totalement invalide. Il allait demeurer dans cet état jusqu’à sa mort, le 21 janvier 1924. Le retrait de Lénine de la vie politique donna à Staline un pouvoir accru, qu’il utilisa à son plein avantage, en particulier pour supprimer le testament de Lénine.

C’est sur les épaules de Trotsky que reposait alors la tâche de défendre l’héritage de Lénine, que Staline était en train de trahir. La victoire du stalinisme est essentiellement due à des facteurs objectifs, avant tout l’effroyable arriération économique et sociale de la Russie, ainsi que son isolement.

La défaite ultérieure de la révolution mondiale en Grande-Bretagne, et particulièrement en Chine, eut pour conséquence de démoraliser davantage les travailleurs russes, épuisés par des années de luttes. Sur la base de cette terrible fatigue, la bureaucratie, menée par Staline, consolida son emprise. Le corps de Lénine, malgré les protestations de sa veuve, fut placé dans un mausolée.

C’est un mensonge monstrueux que de laisser entendre que le stalinisme est le prolongement du régime démocratique de Lénine, comme le disent les apologistes du capitalisme. En réalité, une rivière de sang sépare les deux. Lénine fut l’initiateur de la révolution d’Octobre ; Staline en fut le fossoyeur. Tous deux n’avaient rien de commun.

Nous terminerons cet hommage avec les justes paroles de Rosa Luxemburg :

« Tout ce qu'un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d'énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l'ont réalisé pleinement. L'honneur et la capacité d'action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c'est chez eux qu'on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d'Octobre n'a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l'honneur du socialisme international. »

90 ans après sa mort, nous rendons hommage à ce grand homme, à ses idées et son courage. Lénine combinait la théorie avec l’action et personnifiait la révolution d’Octobre. Lénine et les bolcheviks ont changé le monde ; notre tâche, en cette époque de crise du capitalisme, est de terminer le travail.