Le mouvement révolutionnaire en Tunisie est en train de passer à un stade supérieur. Après le départ de Ben Ali, le gouvernement d’« union nationale » – d’union entre les anciens dictateurs et des « opposants » complices – pourrait être renversé, à son tour. Il multiplie désespérément les concessions. Il légalise tous les partis, libère les prisonniers politiques, promet de lutter contre la corruption, arrête des proches de Ben Ali, s’engage à récupérer l’argent et les biens de ce dernier. L’instance de direction du RCD a été dissoute. Certains ministres annoncent avoir quitté le RCD, qui va changer de nom. Mais rien n’y fait. Ce sont autant de leurres et de subterfuges pour masquer la véritable nature de ce gouvernement et des intérêts réactionnaires qui le soutiennent. Et le peuple tunisien n’est pas dupe.

A peine formé, le « nouveau » gouvernement a commencé à se désintégrer. Trois ministres issus du syndicat UGTT ont dû démissionner en moins de 24 heures. Sous Ben Ali, les dirigeants de l’UGTT étaient, en substance, des agents au service de la dictature. Ils n’ont jamais levé le petit doigt pour la contester. Avec le départ forcé de Ben Ali, ils étaient tout naturellement volontaires pour apporter une caution « syndicale » à la mascarade de « l’union nationale ». Mais les mobilisations dans la rue et la pression de la base du syndicat les ont poussés à la démission. Pour se justifier, les intéressés prétendent avoir découvert, après coup, que les postes clés du gouvernement avaient été attribués à des proches de Ben Ali ! Cette « explication » ne manque pas d’audace, mais elle ne convaincra personne.

Les travailleurs et les jeunes se mobilisent pour qu’il n’y ait aucun représentant de l’ancien régime au sein du gouvernement. Dans de nombreuses villes, les locaux du RCD ont été pris d’assaut et occupés. Ghannouchi et ses semblables sont des ennemis du peuple. Si la rue n’avait pas chassé Ben Ali, ils seraient encore à ses côtés en train de poursuivre la même politique de répression et de pillage économique. Aujourd’hui encore, les manifestations sont dispersées à coups de matraque et de gaz lacrymogène par la police de ces « démocrates » de la dernière heure.

Ben Ali et ses amis capitalistes contrôlaient pratiquement tous les aspects de la vie politique, sociale et économique du pays, si bien que la décomposition du régime laisse un immense vide. C’est l’action révolutionnaire d’en bas qui, jour après jour, est en train de combler ce vide. Pour l’heure, ce processus n’en est encore qu’à ses débuts. Mais dans certains endroits, en plus des manifestations quotidiennes, les contours d’un pouvoir révolutionnaire alternatif pourraient commencer à prendre forme. D’une part, les « comités de quartier » se multiplient. Ils prennent en charge la protection des quartiers contre les agressions et tentatives de déstabilisation des agents de l’ancien régime. Par ailleurs, le 16 janvier, à Sidi Bou Ali, la population s’est réunie pour déterminer sa position à l’égard du gouvernement d’union nationale. La décision a été prise de ne pas reconnaître le gouvernement et de mettre en place des organes de pouvoir populaire. Voici le texte de la déclaration adoptée par la population locale :

« Suite à la décision de confier à Mohamed Ghannouchi la formation d’un nouveau gouvernement chargé de surveiller les nouvelles élections présidentielles ; et compte tenu du vide administratif dans les villes de Sidi Bou Ali, province de Sousse, nous, les citoyens de la ville de Sidi Bou Ali, rassemblés dans la Place du Peuple de la ville, déclarons ce qui suit :

Nous rejetons cette décision puisqu’elle est basée sur une constitution non démocratique, non populaire et qui ne garantit pas les droits de toutes les sensibilités nationales dans le pays.

Nous refusons la domination du parti au pouvoir sur la vie politique du pays, représentée par tous ses symboles dans le gouvernement actuel – et ses laquais.

[Nous procédons à] l’élection publique d’un Conseil local intérimaire chargé d’assurer la gestion des affaires de la ville et d’agir localement, et en coordination au niveau régional et national, pour maintenir l’ordre de la vie civile, économique, culturelle et politique dans le pays, jusqu’à l’élaboration d’une nouvelle constitution démocratique et populaire qui va ouvrir la voie à des élections qui assureront une alternance pacifique et sans monopole du pouvoir. Et qui veillera à ce que tous les partis nationaux soient représentés.

Les fonctions de ce Conseil seront :

Former des comités pour protéger les quartiers, et coordonner ces comités

Garantir la restauration de la vie économique quotidienne et les nécessités de la vie des citoyens.

Garantir l’ouverture des institutions civiles (banques, hôpitaux, municipalités, écoles, instituts, poste, bureau d’impôts...)

Assurer la propreté de la ville.

La Coordination avec les Conseils locaux et régionaux.

Communiquer et assurer la liaison avec l’armée nationale, la seule force existante dans le pays.

Nous avons décidé de former les comités suivants :

Comité sur la publicité et l’information

Comité de communication avec l’Armée nationale

Comité de surveillance pour la protection des quartiers

Comité de la propreté de la ville

Comité d’approvisionnement des nécessités de base

Comité de la sensibilisation, de l’orientation et de la culture »

Ce genre d’initiatives est une indication de ce qui pourrait se produire. Il ne s’agit plus seulement de manifestations. La généralisation d’un tel phénomène signifierait que le peuple commence à prendre le pouvoir. C’est exactement ce type de développements que les capitalistes – en Tunisie, en France et partout ailleurs – voudraient éviter. Dans de nombreuses entreprises, les employeurs associés à l’ancien régime et détestés pour leur comportement à l’égard des travailleurs, ont été éjectés. Pour les masses tunisiennes, c’est la seule façon d’ouvrir la perspective d’une éradication totale de la dictature, de l’exploitation et de l’oppression – et d’instaurer une démocratie digne de ce nom, à la place de la « démocratie » factice de Ghannouchi et ses amis.

Encore une fois, le mouvement révolutionnaire, en Tunisie, n’en est qu’à ses débuts. Il est en train d’avancer et d’apprendre. L’une des questions brûlantes qui se pose est celle des forces armées. Dans un article pour marxist.com, notre camarade Jorge Martin fait des observations très importantes sur la déclaration de Sidi Bou Ali :

« La déclaration parle de travailler en liaison avec l’armée, de communiquer avec elle. Il est clair qu’à ce stade, le peuple a beaucoup de respect pour l’armée. Il y a eu beaucoup de cas de fraternisation entre l’armée et les manifestants, lors du soulèvement de la semaine dernière. C’est la police et la garde nationale – plus que l’armée – qui ont joué un rôle clé dans la répression brutale du peuple, faisant entre 100 à 200 morts. Ces derniers jours, l’armée a livré des combats aux éléments loyalistes des forces de police de Ben Ali. Cela explique l’attitude du peuple à l’égard de l’armée.

« Ceci dit, il ne faut pas confondre les soldats de rangs et les quelques officiers qui peuvent être gagnés à la révolution, d’une part – et d’autre par l’armée comme institution, et en particulier son haut commandement. L’armée fait partie de l’appareil d’Etat capitaliste de la dictature de Ben Ali. Si le mouvement révolutionnaire du peuple menace le système capitaliste, l’armée se rangera du côté de la classe dirigeante – ou se scindera en deux.

« Il est nécessaire de tisser des liens avec les soldats de rang et les officiers les plus proches du peuple. Ils devraient être encouragés à établir leurs propres comités et à envoyer des représentants aux comités révolutionnaires locaux. Les comités de soldats doivent dénoncer les officiers réactionnaires, ceux qui étaient directement impliqués dans la répression, ceux qui ont des liens personnels, économiques ou autres avec la classe dirigeante et le régime de Ben Ali – pour qu’ils soient arrêtés et jugés.

« La liaison des comités de soldats et des comités révolutionnaires des travailleurs et des jeunes serait la garantie que personne n’aurait le pouvoir ou la force de s’en prendre à la volonté du peuple.

« Par ailleurs, la déclaration du peuple révolutionnaire de Sidi Bou Ali parle d’une nouvelle constitution, d’élections démocratiques et de la représentation de tous les partis (à l’exception, évidemment, du RCD). Nous pensons que cela peut être accompli à travers une Assemblée Constituante. Mais qui la convoquerait ? Pour le moment, aucun pouvoir n’a la légitimité de le faire. Le "nouveau" gouvernement d’unité nationale n’est que le prolongement de l’ancien régime. Mais si les comités révolutionnaires se développaient et se liaient entre eux aux niveaux régional et national, ils auraient la légitimité pour convoquer une telle Assemblée Constituante, dont la tâche serait d’engager une profonde réorganisation du pays ».