Cet article d’Alan Woods date du mercredi 2 février.

La révolution égyptienne atteint un point critique. Le vieux pouvoir s’affaisse sous les coups de butoir des mobilisations de masse. Mais la révolution est une lutte de forces vivantes. Le régime n’a pas l’intention de se rendre sans combat. Les forces contre-révolutionnaires reprennent l’offensive.

Mardi, la « marche des millions » a dépassé toutes les attentes. Ce mouvement gigantesque n’a pas de précédent, en Egypte. Les manifestants sont descendus dans les rues de toutes les villes du pays. A l’inverse, les manifestations de soutien au Président, hier [mardi], étaient petites et essentiellement composées de membres des forces de sécurité, de bureaucrates et leurs familles – en bref, de tous ceux qui ont quelque chose à perdre si Moubarak est renversé.

La révolution a d’énormes réserves de soutien. Cependant, il y a des faiblesses dans le camp de la révolution. Le caractère spontané du mouvement est à la fois sa principale force et sa principale faiblesse. Les forces de la contre-révolution sont numériquement plus faibles. Mais dans les révolutions comme dans les guerres, le nombre ne fait pas tout. Plus d’une fois, dans l’histoire, on a vu de grandes armées, composées de soldats courageux, perdre face à de petites armées professionnelles dotées de bons officiers.

Les révolutionnaires sont déterminés et courageux. Mais les contre-révolutionnaire ont beaucoup à perdre : leurs emplois, leurs positions, leurs pouvoirs et leurs privilèges. Ils se battent avec l’énergie du désespoir. Et ils sont organisés. Il ne fait pas le moindre doute que des policiers en civil formaient les troupes de choc de ceux qui ont attaqué les manifestants, place Tahrir. Il ne s’agissait pas d’une manifestation spontanée de soutien au Président, mais d’une intervention soigneusement préparée, dans le cadre d’un plan précis.

La stratégie de Moubarak

Moubarak a décidé d’ignorer les millions de manifestants qui réclament son départ. Il se moque bien du sort de l’Egypte. Il se préoccupe encore moins des inquiétudes de ses anciens amis et alliés, à Washington. Son seul programme, c’est sa survie. Sa seule perspective, c’est le vieux mot d’ordre des despotes : « Après moi, le déluge ! »

Le discours télévisé de Moubarak, mardi soir, a été vécu comme une provocation. Loin de calmer les manifestants, il a jeté de l’huile sur le feu. Dans la nuit, place Tahrir, des cris fusaient : « Nous ne partirons pas ! » Les masses ne veulent pas donner à Moubarak le temps de manœuvrer. Elles veulent qu’il démissionne et qu’il soit jugé. Tout le monde sait qu’il a donné l’ordre de tirer sur les manifestants, vendredi dernier. A présent, il lance ses troupes de choc contre des manifestants désarmés, place Tahrir. Avec un tel régime, il ne peut y avoir ni paix, ni trêve, ni pardon.

Jusqu’alors, les manifestations avaient été complètement pacifiques. Cela avait donné aux masses un faux sentiment de sécurité. A présent, ces illusions sont dissoutes. L’objectif de Moubarak est de reprendre aux manifestants le contrôle de la place Tahrir – et l’initiative.

Il est clair que le discours de Moubarak faisait partie d’un plan bien élaboré. En s’engageant à faire des concessions, il espérait gagner le soutien des éléments les plus hésitants : les classes moyennes qui craignent l’instabilité et le « désordre » ; la bourgeoisie qui a peur de la révolution comme de la peste et veut que les affaires reprennent ; les couches arriérées, politiquement inertes, qui ne comprennent rien et gravitent autour des grands noms, quels qu’ils soient ; les dépravés, les criminels et les déclassés qui sont prêts à vendre leurs services au plus offrant. Telles sont les réserves sociales de la réaction qui sont mobilisées contre la révolution.

Dans le même temps, Moubarak annonce que les banques et les magasins rouvriront leurs portes dimanche, qui est en Egypte le premier jour de la semaine. L’objectif est de créer l’impression d’un retour à la normale. Mais il n’y aura pas de retour à la normale, en Egypte, avant longtemps.

Panique à Washington

L’administration américaine devient de plus en plus nerveuse. Plus Moubarak s’accroche au pouvoir, plus augmente le risque de ce qu’ils appellent le « chaos ». Les derniers événements ont confirmé leurs pires craintes. L’Egypte pourrait glisser dans la guerre civile. Cela ruinerait les plans américains pour une « transition contrôlée ».

Immédiatement après le discours de Moubarak, Obama a déclaré que la « transition […] doit commencer maintenant ». Il a dit l’avoir expliqué à Moubarak pendant 30 minutes, au téléphone. Il serait intéressant de connaître le contenu précis de cette conversation. On peut supposer qu’elle n’a pas été très cordiale. Quand le président des Etats-Unis dit qu’une transition pacifique doit commencer immédiatement, il s’approche autant qu’il le peut de : « Mais bon sang, Moubarak, va-t-en ! »

Cependant, Obama ne peut pas demander publiquement à Moubarak de partir. Les Américains doivent choisir leurs mots très soigneusement, car ils sont attentivement écoutés par les gouvernements de Jordanie, du Maroc et d’Arabie Saoudite (entre autres), qui sentent le sol se dérober sous leurs pieds. L’onde de choc de la révolution égyptienne continue de secouer les pays voisins.

Que faire ?

Les masses restent dans la rue, mais Moubarak a mobilisé les forces de la réaction – et l’armée reste en retrait. Que faire ? Le peuple veut augmenter la pression. Une nouvelle manifestation de masse est prévue pour vendredi. L’idée d’une marche sur le palais présidentiel commence à circuler.

Le peuple exige justice et revanche. Ceux qui sont coupables de crimes contre le peuple doivent être jugés par des tribunaux populaires. Cela vaut pour les policiers qui ont tiré sur la foule comme pour celui qui leur en a donné l’ordre. Il n’y a pas d’autre issue que l’insurrection. Et pour qu’elle soit couronnée de succès, le mouvement ouvrier doit jouer un rôle clé.

C’est la longue vague de grèves et de manifestations de ces dernières années qui a affaibli le régime et préparé ce mouvement révolutionnaire. A présent, les travailleurs mettent sur pied des syndicats indépendants. Ils ont le pouvoir de paralyser le pays. L’appel à une grève générale est la seule réponse adéquate à la tactique actuelle du régime, qui mobilise ses brigands contre des manifestants désarmés. Pour préparer la grève générale, des comités d’action doivent être constitués – dans les entreprises, les quartiers, les casernes – et être reliés aux niveaux local, régional et national. Ainsi, le peuple révolutionnaire pourra élire ses propres représentants – au lieu de se voir attribuer des « dirigeants » auto-proclamés ou choisis par l’ambassade américaine.

Le régime tente désespérément de reprendre le dessus. L’ordre ancien est comme un animal blessé qui refuse de mourir et se débat. L’ordre nouveau lutte pour advenir. L’issue de ce combat déterminera le sort immédiat de la révolution. Celle-ci doit se défendre. Elle doit s’armer pour résister aux assauts de la contre-révolution. Or la meilleure forme de défense, c’est l’attaque. Il est temps, pour le mouvement, d’aller au-delà des manifestations de masse.

Pour tuer un serpent, il faut lui écraser la tête. La passivité serait la mort de la révolution. Le pouvoir ne tombera pas dans les mains du peuple comme un fruit mûr. Au lieu de rester place Tahrir, les masses doivent passer à l’offensive, marcher sur le palais présidentiel et prendre le pouvoir. Elles ne peuvent compter que sur leurs propres forces. C’est la seule façon de sauver la révolution et de remporter une victoire décisive.

Alan Woods, le 2 février 2011