Après des semaines de lutte, le mouvement révolutionnaire des travailleurs et des paysans boliviens a poussé le président Sanchez de Lozada à la démission, le 17 octobre. Face à la détermination du peuple bolivien, la classe dirigeante nationale, directement appuyée par Washington, s’est trouvée incapable d’écraser le mouvement dans le sang. Aussi a-t-elle été forcée de céder à l’une des revendications du mouvement : la démission de « Goni », le président haï, qui s’est immédiatement exilé à Miami. Son successeur, Carlos Mesa, jusqu’alors vice-président de Bolivie et co-responsable des massacres et de toute la politique passée du gouvernement, hérite d’une situation périlleuse. Une récente dépêche d’Econoticiasbolivia.com a pour titre : « Le nouveau prisonnier du Palais [présidentiel].  » Et pour cause : Carlos Mesa est un représentant direct de la classe dirigeante bolivienne. Il ne fait aucun doute que son objectif est de ramener l’« ordre » en Bolivie - c’est-à-dire le chaos d’un capitalisme en pleine crise. D’un autre côté, les revendications économiques et sociales des masses boliviennes sont toujours d’actualité, et vont complètement à l’encontre des intérêts de la classe dirigeante bolivienne et de l’impérialisme américain. Cette contradiction renferme les éléments de nouvelles explosions révolutionnaires.

Lorsqu’ils se sont décidés à en parler - c’est-à-dire des semaines après le début du mouvement -, les médias français ont volontairement cherché à minimiser la portée des évènements et à discréditer le soulèvement populaire. Quand les travailleurs d’un pays se mobilisent massivement pour prendre en main leur destinée, les grands patrons de l’industrie médiatique ont toujours le même mot d’ordre : « silence ou mensonges ! ».

Il est par contre dans l’intérêt de tous ceux qui, en France, luttent contre le système capitaliste et contre les offensives du patronat, de comprendre les évènements majeurs qui se sont déroulés en Bolivie et d’en suivre attentivement les développements ultérieurs.

La situation économique et sociale de la Bolivie

La Bolivie est le pays le plus pauvre d’Amérique latine. La majorité de la population vit avec moins de cinq dollars par semaine. Dans certaines régions, l’espérance de vie est inférieure à 45 ans. Au cours de ces cinq dernières années, un tiers des travailleurs ont perdu leur emploi. Dans le même temps, la précarité et les coupes salariales ont énormément augmenté, et ce dans un pays où les salariés n’ont aucun recours légal face aux licenciements.

Au cours des vingt dernières années, l’industrie minière a été presque intégralement privatisée. Les effets en furent désastreux. D’un côté, 10 entreprises privées, employant 3000 personnes, se sont partagées les mines les plus profitables et réalisent les deux-tiers de la production minière nationale. Le tiers restant est produit par 50 000 mineurs qui s’efforcent de survivre dans le cadre d’une organisation par coopératives.

La misère frappe de plein fouet la paysannerie, dont 82% vit sous le seuil de pauvreté. 87% des terres - dont les plus fertiles - sont possédées par 7% de propriétaires terriens. Des millions de petits paysans se partagent les 13% restants.

Le capitalisme bolivien traverse une crise profonde. Le déficit budgétaire est de 8%. Face à cette situation, le FMI suggère de réduire les dépenses publiques et d’accroître les impôts qui pèsent sur les plus pauvres. La loi sur la fiscalité qui a été votée sous le gouvernement de Sanchez de Lozada a réduit l’impôt patronal de 60%, alors que la pression fiscale sur la masse de la population a été renforcée. Ainsi, tout le poids de la crise économique est placé sur les épaules des travailleurs et des paysans pauvres, cependant que la classe capitaliste nationale et les politiciens corrompus pillent les ressources du pays ou en transfèrent le contrôle à de grandes multinationales étrangères.

Les réserves de gaz naturel récemment découvertes en Bolivie ont immédiatement été la proie des multinationales. Leur valeur est estimée à 80 milliards de dollars. Le gouvernement bolivien a donné son accord à l’exploitation du gaz bolivien par des multinationales qui l’exporteraient en Californie via le Chili et le Mexique. De l’aveu même des dirigeants de ce pillage organisé, il pourrait rapporter 1,3 milliard de dollars par an aux multinationales, alors que l’Etat bolivien ne toucherait qu’entre 40 et 70 millions de dollars par an.

Les organisations des travailleurs et des paysans boliviens demandent la nationalisation du pétrole et du gaz du pays. Ils demandent aussi que soit mis en place un plan d’industrialisation pour exploiter le gaz, ce qui permettrait de fournir de l’énergie moins chère aux ménages et à l’industrie nationale, mais aussi d’exporter un gaz traité (plus cher que la matière brute) et, ainsi, de renflouer les caisses de l’Etat. Mais la classe capitaliste nationale, parasitaire et corrompue, préfère s’en tenir à son rôle de laquais de l’impérialisme, fut-ce au prix de l’appauvrissement du pays.

 
La crise révolutionnaire
 

L’explosion révolutionnaire qui a renversé le président Sanchez de Lozada a été précédée par une première vague de mobilisations massives, en janvier et février dernier. Malgré le soutien de la grande majorité de la population, la division au sein des forces armées et l’isolement du gouvernement, celui-ci est parvenu à noyer le mouvement dans le sang (plus de 40 morts). Comme on le verra plus en détail dans le cas de la crise actuelle, la responsabilité de cet échec repose essentiellement sur les épaules des dirigeants des organisations syndicales et politiques des travailleurs boliviens, qui n’ont pas su saisir l’occasion qui se présentait de prendre le pouvoir et d’engager la transformation socialiste de la société bolivienne.

Le 19 septembre, la Bolivie était partiellement paralysée par une journée de protestation nationale contre la privatisation des ressources pétrolières. Les dirigeants des principales organisations populaires ont averti le gouvernement qu’ils appelleraient à une grève générale illimitée si leurs revendications n’étaient pas satisfaites dans un mois.

Mais le lendemain, le 20 septembre, l’armée tuait sept personnes à Warisata, près du lac Titicaca, au cours d’une agression menée contre des paysans, des enseignants et des étudiants qui bloquaient une route. Dans ce contexte, la très forte pression de leurs bases obligea les leaders de la COB (Centrale Ouvrière de Bolivie) à accélérer le processus de mobilisation. Le 24 septembre, il fut décidé que la grève générale illimitée commencerait le 29 septembre, en même temps qu’un blocage des principales routes du pays. La démission du président était posée comme l’une des conditions de l’arrêt de la grève générale. Celle-ci fut largement suivie, entraînant toujours plus de secteurs de la population dans le mouvement de protestation.

Une grève générale illimitée pose de façon implicite la question du pouvoir, c’est à dire la question : quelle classe sociale doit contrôler les ressources et l’industrie du pays ? Dans un mouvement de grève de cette nature, les travailleurs prennent tout particulièrement conscience de leur puissance et les comités de grève tendent à apparaître comme les structures du pouvoir des classes opprimées.

Ce fait n’a pas échappé au gouvernement bolivien et aux impérialistes américains, qui ont tenté de répondre par la répression, tout en se réservant la possibilité de sauver leur système par des manoeuvres parlementaires.Le samedi 11 octobre, le gouvernement a décidé d’envoyer l’armée contre le peuple d’El Alto, l’un des principaux centres de la rébellion, dans le but d’écraser le mouvement et de rouvrir les routes vers la capitale. Cependant, 48 heures après de violents affrontements, au cours desquels l’armée a utilisé de vraies cartouches contre une population désarmée, la résistance des travailleurs et de la population d’El Alto n’était pas brisée. Plus de 26 personnes ont été tuées et des centaines blessées au cours de la seule journée de dimanche.

Confrontée à une population largement mobilisée, ses organisations syndicales en tête, l’armée s’est trouvée incapable d’écraser le mouvement. Au contraire, elle n’a fait que renforcer la colère des travailleurs, des paysans, des jeunes et de la population en général. La colère qu’a provoquée le massacre a finalement explosé le lundi 13 dans une marche massive d’El Alto vers La Paz. Les habitants des quartiers pauvres de La Paz et les travailleurs qui prenaient part à la grève générale ont rejoint les manifestants.

Le gouvernement, voyant que même la plus brutale des répressions ne parvenait pas à arrêter le mouvement, a passé un décret suspendant la vente du gaz naturel jusqu’en décembre et a promis d’engager une consultation auprès de toutes les forces sociales. Mais ces concessions étaient trop petites et venaient trop tard. « Ce décret peut aller en enfer », a répondu le leader de la rébellion d’El Alto, Roberto de La Cruz, secrétaire régional de la COB. « On veut que Goni Lozada démissionne et qu’il soit mis en prison. Le pays se soulève pour renverser cet assassin et pour rendre le gaz et le pétrole au peuple bolivien » (Econoticiasbolivia.com, le 13 octobre)

Lundi matin, une masse en colère de boliviens est descendue vers le centre de La Paz, où est situé le Palais présidentiel. Avec un seul objectif : forcer Lozada à la démission. Le gouvernement a de nouveau répliqué par la répression, en envoyant la police et l’armée contre les manifestants. Les combats ont duré toute la journée. Armée pierres, de barres de métal et de bâtons de dynamite - que les mineurs d’Huanuni avaient pris avec eux - la population a affronté une police disposant d’armes à feu, de véhicules blindés et de gaz lacrymogènes.

D’après Econoticiasbolivia.com, à 12 heures 30, « le Nord, l’Est et l’Ouest de la ville étaient sous le contrôle des rebelles. Au centre, les travailleurs, les étudiants et les chômeurs bloquaient les rues principales et attendaient l’arrivée de la marche partie d’El Alto pour occuper la Place Murillo, où le Palais présidentiel était protégé par des soldats ».

Face à la détermination des manifestants, et comme dans toute situation révolutionnaire classique, les forces armées ont commencé à se fissurer. Les simples soldats et policiers sont liés au peuple en révolte par des attaches familiales et un niveau de vie misérable. Au cours de cette journée du 13 octobre, les signes de vacillation des forces armées se sont multipliés. Parfois, les mêmes policiers qui, quelques heures plus tôt, réprimaient les manifestants, aidaient au transport des blessés. Finalement, à l’aube, le gouvernement décida d’envoyer des tanks et des renforts militaires. Après une journée de lutte qui ajoutait 30 noms à longue la liste des victimes, le mouvement opéra alors un repli stratégique.

Une occasion manquée de prendre le pouvoir

Les jours qui ont suivi la journée du 13 octobre furent marqués par une extension et un renforcement de la mobilisation. Les blocages des routes et les manifestations de masse se sont multipliés dans le pays : à Cochabamba, Oruro, Potosi, Yapacani, etc. Le soutien des classes moyennes ne cessait de s’élargir. La Paz accueillait un flux continu de Boliviens venus renforcer ceux qui luttaient dans la capitale. Le 16 octobre, La Paz était traversée par la plus importante des manifestations depuis le début de la grève générale. Certains participants parlent de 250 000 personnes.

On avait donc, d’un côté, la masse des travailleurs et des paysans, soutenue pas la grande majorité de la population, contrôlant les rues et exerçant son propre pouvoir à travers ses organisations issues de la lutte - et, de l’autre, un gouvernement officiel toujours plus isolé, n’ayant d’autre appui que ses maîtres à Washington et une armée toujours plus divisée. Cette situation comportait donc des éléments de double pouvoir, caractéristiques d’une crise révolutionnaire.

Dans ce contexte, la question se pose : les travailleurs et les paysans boliviens auraient-ils pu prendre le pouvoir ? Tout indique que oui.C’est aussi ce que confirme le compte-rendu que donne Econotociasbolivia.com de l’assemblée élargie de la COB qui s’est tenue le 18 octobre, au lendemain de la démission de « Goni ».

« Après s’être engagé dans une explosion sociale de masse, qui s’est tragiquement soldée par plus de 70 morts et 500 blessés, les travailleurs du pays présents à cette assemblée en sont arrivés à la conclusion que les ouvriers, les paysans et les classes moyennes appauvries ne sont pas parvenus à prendre le pouvoir à la classe dirigeante parce qu’ils n’ont " toujours pas de parti révolutionnaire. " » (Econotociasbolivia.com, le 19 octobre)

Le problème, c’est qu’en effet les dirigeants de la COB n’ont pas clairement avancé la perspective de la prise du pouvoir. « D’après Miguel Zuvieta [secrétaire de la Fédération des Mineurs], qui a dirigé la marche de 5000 mineurs vers La Paz, l’insurrection du peuple n’avait pas d’objectif clair : " après deux semaines de grève générale illimitée, nous demandions la démission de Goni, mais nous n’avons jamais pensé à ce qui se passerait ensuite. " Cette analyse du leader des mineurs fut approuvée par la majorité des personnes présentes à l’assemblée.  » (ibid) Et, comme le rapporte l’agence de presse bolivienne, la plupart des orateurs ont parlé dans le même sens.

Au moment décisif, les leaders du mouvement ouvrier et paysan n’ont pas donné le signal de la prise du pouvoir. Cela aurait été possible jusqu’à vendredi après midi, après la démission de Sanchez de Lozada. Les mineurs étaient entrés dans la capitale, armés de milliers de bâtons de dynamite ; les paysans bloquaient les routes du pays ; la grève générale illimitée paralysait les principales villes du pays ; la police fraternisait avec le peuple ; un nombre croissant de soldats refusaient de tirer sur les manifestants ; enfin, les classes moyennes rejoignaient le mouvement de protestation. Toutes les conditions étaient réunies pour que les travailleurs et les paysans prennent le pouvoir et organisent un authentique régime de démocratie ouvrière, basé sur les cabildos (assemblées populaires de masse) et sur une structure nationale de délégués élus et révocables. La seule chose qui manquait, c’était une direction capable d’unifier et d’orienter consciemment le mouvement dans cette direction.

Le gouvernement de Carlos Mesa

Face à la puissance de la vague révolutionnaire, la peur de tout perdre a saisi la classe dirigeante bolivienne, qui s’est décidée à recourir aux manoeuvres parlementaires. Le remplacement de Sanchez de Lozada par le « respectable » réactionnaire Carlos Mesa est destiné à tromper la population. Le nouveau « gouvernement d’unité nationale », composé de personnalités soi-disant « neutres », est un vieux tour de passe-passe. Dans les faits, le gouvernement de Carlos Mesa multipliera les promesses et les invitations à « reconstruire ensemble le pays  », tout en s’efforçant de gagner du temps, de retarder la convocation d’une assemblée constituante ou l’organisation d’un référendum, de façon à essayer de démobiliser les travailleurs et les paysans. Une fois cette tâche accomplie, les promesses s’évaporeraient et l’offensive contre les masses boliviennes reprendraient.

Legouvernement de Carlos Mesa parviendra-t-il à rééquilibrer le rapport de force en faveur de la classe dirigeante ? Ici encore, l’absence d’une direction révolutionnaire est un facteur décisif. Toute approche conciliante à l’égard de ce gouvernement le renforcera et contribuera à la démobilisation du peuple bolivien, lequel devrait au contraire ne lui accorder aucune confiance. Les dirigeants de la COB sont divisés sur cette question, mais son secrétaire général, Jaime Solares, a dores et déjà commis l’erreur d’accorder une relative confiance à Carlos Mesa, déclarant que les portes de la COB lui étaient en permanence ouvertes dès lors qu’il faisait preuve de bonne foi. De tels propos ne peuvent que semer la confusion parmi la population en lutte. En tant que représentant des intérêts de la classe dirigeante bolivienne, Carlos Mesa ne fera rien pour créer des emplois et améliorer le sort du peuple bolivien. Ce n’est pas un problème de « bonne » ou de « mauvaise foi » : c’est la conséquence de la crise du capitalisme bolivien, qui oblige la classe dirigeante, pour sauvegarder ses privilèges, à s’en prendre continuellement au niveau de vie des paysans et des travailleurs.

La position d’Evo Morales, le leader du MAS (Mouvement Vers le Socialisme), est également scandaleuse. Selon lui, « le moment est venu de donner suffisamment de temps et d’espace au président pour qu’il prenne le contrôle du pays, sans avoir à subir de pressions politiques ou sociales ». Ailleurs, il ajoute que ce n’est pas la peine de fixer des échéances au gouvernement, « car ce sont les résultats qui constitueront les échéances.  »

Le crétinisme parlementaire de Morales n’a pas de limites. Non seulement il accorde sa confiance au nouveau président, c’est-à-dire à un homme qui quelques jours plus tôt soutenait Sanchez de Lozada, mais en outre il crée l’illusion que Carlos Mesa donnera satisfaction aux revendications populaires même en l’absence de mobilisation des masses ! La question se pose alors : pourquoi plus de 70 paysans et travailleurs ont-ils été tués au cours de ces dernières semaines, si tout avait pu se résoudre par la voie parlementaire ?

A l’inverse de ces positions conciliatrices, les organisations des travailleurs et des paysans doivent n’accorder aucune confiance au nouveau gouvernement et s’efforcer de renforcer toutes les organisations démocratiques issues de la lutte, de façon à ce que la prochaine vague de lutte - inévitable, à terme - leur permette de prendre le pouvoir. Etant donnée l’énorme instabilité politique et sociale de toute l’Amérique Latine, la victoire des travailleurs et des paysans boliviens ne resterait pas isolée. Au contraire, elle encouragerait les masses de tout le continent à lutter contre leurs classes dirigeantes respectives et constituerait la première étape dans la construction d’une fédération socialiste des Etats d’Amérique Latine.

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