Les dix dernières années de crise économique et d’austérité ont radicalisé une large fraction de la jeunesse et du salariat. Un nombre croissant d'entre eux cherchent une alternative au système capitaliste. Cependant, ils sont souvent rebutés par le bureaucratisme et la modération qui règnent au sommet des grandes organisations du mouvement ouvrier (partis et syndicats). Les trahisons successives du Parti Socialiste en sont l'illustration la plus flagrante. En réaction, un certain nombre de jeunes se tournent plus ou moins consciemment vers des idées et des méthodes anarchistes. Par exemple, le fameux cortège des « black blocs », le 1er mai dernier, à Paris, suscitait la sympathie de beaucoup de jeunes manifestants.

Les idées anarchistes datent du XIXe siècle. Karl Marx les a régulièrement critiquées, notamment lors de sa lutte contre l'influence et les méthodes de l'anarchiste Bakounine, qui dirigea une lutte fractionnelle au sein de la Première Internationale. Essayons, ici, de résumer ce qui distingue le marxisme de l'anarchisme – et pourquoi ce dernier est une impasse.

Utopie ou science ?

Au début du XIXe siècle, les tout premiers socialistes, dits « utopiques », suivaient l’exemple des utopistes bourgeois du XVIIIe siècle. L’utopiste conçoit une organisation sociale « parfaite » en partant non de la réalité objective, mais de principes abstraits. Il s'appuie sur une hypothétique « nature humaine » pour régler les problèmes de la société. Il échafaude des législations parfaites à partir de son imagination. Alors que les utopistes bourgeois du XVIIIe siècle résumaient la nature humaine dans la propriété privée et le libre-échange, les socialistes utopiques ont résumé la nature humaine dans la propriété collective et la solidarité sociale.

Par leurs géniales intuitions et leur critique mordante de la société capitaliste, les grands socialistes utopiques – Saint-Simon, Fourier, Owen – ont beaucoup apporté au mouvement ouvrier. Mais comme, à leur époque, la classe ouvrière était encore embryonnaire et n'avait pas mené de grandes luttes, ils n'ont pas su reconnaître dans cette classe l'agent historique de la révolution socialiste. Ils ne comprenaient pas son rôle, sa position et la lutte des classes qui doit en découler. D'où leur idéalisme : ils élaboraient des « systèmes » déconnectés de la réalité sociale. Au fond, l'anarchisme se rattache à ce courant.

C'est Karl Marx et Friedrich Engels qui, au milieu du XIXe siècle, ont placé les idées du socialisme sur des bases scientifiques et matérialistes. Ils ont expliqué que les conditions matérielles d’existence des hommes déterminent leur conscience. Les idées, la culture, les régimes politiques, etc., sont déterminés par le mode de production et d’échanges d’une société, qui est lui-même déterminé par le niveau de développement des forces productives, c'est-à-dire de la science et de la technologie.

Le système capitaliste se caractérise donc avant tout par des rapports de production déterminés, qui sont en même temps des rapports de classes. La société capitaliste se divise en deux classes fondamentales aux intérêts antagoniques : la bourgeoisie (les capitalistes) et le salariat (la classe ouvrière). Le socialisme scientifique s'appuie donc sur cette réalité sociale, sur le rôle des travailleurs dans la production et sur la lutte qui les oppose sans cesse aux capitalistes. Marx n'a pas imaginé la classe ouvrière et son rôle. De même, il n'a pas imaginé la possibilité d'une société sans classes, d'une société communiste : il l'a déduite de la réalité objective, c'est-à-dire de l'extraordinaire développement des forces productives engendré par le capitalisme. En développant comme jamais les forces productives, le capitalisme a jeté les bases matérielles d'une société débarrassée de la misère et de l'exploitation. Ainsi, le socialisme n’est pas seulement « une bonne idée » ; il est une nécessité historique, la seule forme d'organisation économique et sociale qui peut succéder au capitalisme.

L’anarchisme se rattache au socialisme utopique en ce sens qu'il ne fonde pas son programme et son action sur la dynamique sociale réelle, objective, du capitalisme. C'est lié à la base sociale de l'anarchisme : les petits paysans et les petits artisans. L'anarchisme avait beaucoup plus d'écho en Suisse et en Espagne, où la classe ouvrière était faible, que dans la prolétarienne Grande-Bretagne. Bakounine se méfiait de la classe ouvrière ; il lui préférait la petite paysannerie. Aujourd'hui, la petite paysannerie a pratiquement disparu, en France, mais l'anarchisme continue, au fond, d'exprimer le point de vue de classe de la petite-bourgeoisie, de la « petite propriété ». D'où son idéalisme, car dans les faits la petite propriété est sans cesse broyée par le grand Capital. Alors, l'anarchiste tourne le dos à la réalité et imagine un système idéal.

La question de l'Etat

Marxistes et anarchistes s’accordent sur le fait que l’Etat est un instrument d’oppression. Mais contrairement aux anarchistes, les marxistes comprennent la nature et le rôle de l’Etat. L'Etat est un produit de la société de classes. Marx expliquait que l’Etat bourgeois est, en dernière analyse, « une bande d’homme en armes qui défendent la propriété capitaliste ». Les travailleurs doivent donc arracher l'Etat des mains des capitalistes – et construire leur propre Etat, un Etat ouvrier.

A l'inverse, les anarchistes – comme les bourgeois ! – dissuadent les travailleurs de toucher au pouvoir d’Etat. Comme l'expliquait le marxiste russe Léon Trotsky : « La bourgeoisie dit : ne touchez pas à l'Etat – c'est un droit héréditaire sacré des classes "éduquées". Et les anarchistes disent : n'y touchez pas – c'est une invention infernale, une machine du diable. La bourgeoisie dit : n'y touchez pas – c'est sacré ; les anarchistes disent : n'y touchez pas – c'est maudit. Les uns et les autres disent : n'y touchez pas. Mais nous, nous disons : nous ne ferons pas que le toucher, nous en prendrons possession et nous le ferons fonctionner pour nos intérêts, pour l'abolition de la propriété privée, pour l'émancipation de la classe ouvrière. »

Les travailleurs auront besoin d'un Etat ouvrier – mais seulement, expliquait Marx, pendant la phase transitoire qui mène à la disparition des classes sociales. Au cours de cette phase, l'Etat « s'éteindra » graduellement (Marx), jusqu'à disparaître complètement, car lorsqu'il n'y aura plus de classes sociales, il n'y aura plus besoin d'Etat. Les anarchistes, eux, rejettent la perspective d'un Etat ouvrier ; ils veulent que la révolution débouche, d'emblée, sur une société sans Etat. Là encore, c'est une pure utopie.

Le parti et la discipline

Autre divergence avec les anarchistes : les marxistes défendent la nécessité d'un parti révolutionnaire – et, en général, d'une discipline démocratique. Pour renverser le capitalisme, les travailleurs auront besoin d’une organisation démocratique et, oui, centralisée.

Cette question était au cœur des combats de Marx contre Bakounine, dans la Première Internationale. Bakounine affirmait que les militants de l'Internationale ne devaient pas être contraints par ses décisions collectives. C’est une position typiquement petite-bourgeoise, individualiste. Elle est en contradiction complète avec l'expérience quotidienne de la lutte des classes. Lors d'une simple grève, les travailleurs obéissent à une certaine discipline. Avant la grève, ils discutent, débattent, écoutent les différentes opinions. Mais au final, une décision doit être prise par un vote à la majorité. Et alors, cette décision s'impose à tous. Sans cela, sans cette « centralisation », aucune grève ne serait victorieuse.

La « propagande par le fait »

Dans la mesure où ils tournent le dos aux conditions réelles de la lutte des classes, les anarchistes ont tendance à recourir aux méthodes du « coup d'éclat » et de la « propagande par le fait » (à la façon des « black blocs »). Bakounine pensait que les actes violents et spectaculaires de conspirateurs pouvaient entraîner le peuple dans la révolte. Cela n'a jamais marché : on ne peut stimuler artificiellement la lutte des classes. Il faut participer au mouvement ouvrier, l'organiser et le rendre conscient de ses tâches révolutionnaires.

L’autre idée anarchiste à la mode consiste à se « libérer » du capitalisme en le rongeant de l'intérieur, par l'organisation d'un nombre croissant de petites « communautés libres et autogérées ». Mais ce genre d'initiatives, forcément isolées, ne menacent pas le capitalisme. Au fond, elles cherchent à s'exiler du capitalisme au lieu de le renverser.

L’anarchisme à l’épreuve de l’histoire

Dans la foulée de la Révolution russe de 1917, une insurrection anarchiste a eu lieu en Ukraine. Elle était dirigée – oui, les anarchistes aussi ont des chefs ! – par Nestor Makhno, à la tête de l’Armée noire. Makhno a remporté des victoires en s’appuyant sur la petite paysannerie. Dans leur lutte contre les armées blanches et impérialistes, qui souhaitaient redonner le pouvoir aux grands propriétaires terriens, Makhno et les paysans se battaient pour défendre leur petite propriété terrienne. Mais après la défaite des armées blanches et le reflux de la contre-révolution, dans les années 1920, Makhno s'est retrouvé à la tête d'une armée de plus en plus composée de paysans riches (les « koulaks »), qui étaient hostiles au pouvoir bolchevik. Délaissant les principes anarchistes, Makhno a fini par jouer un rôle ouvertement contre-révolutionnaire.

Une décennie plus tard, en Espagne, la CNT était une organisation anarchiste de masse et – fait exceptionnel – dotée d'une base ouvrière. Mais lors de la révolution espagnole de 1931-1938, les dirigeants de la CNT ont défendu « l'apolitisme » anarchiste. La CNT aurait pu prendre le pouvoir à plusieurs reprises, notamment en juillet 1936 et en mai 1937, mais ses dirigeants s'y sont refusés. Trotsky commentait : « Renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser volontairement à ceux qui l’ont, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. » Ironie de l’histoire, les dirigeants anarchistes espagnols ont fini par participer au gouvernement de « Front populaire » qui, en refusant de renverser le capitalisme espagnol, a préparé la victoire de Franco.

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