Il y a cent ans mourait Vladimir Illitch Lénine. Le dirigeant de la Révolution d’Octobre 1917 est l’une des figures les plus importantes de l’histoire du mouvement ouvrier international, mais aussi l’une des plus calomniées. Encore aujourd’hui, les propagandistes bourgeois répètent toutes les vieilles attaques visant Lénine. Dans les lignes qui suivent, nous répondrons aux mensonges les plus courants.

« L’or allemand »

Les classes dirigeantes n’ont pas attendu la mort de Lénine pour l’attaquer. Une calomnie a même joué un rôle central dans les manœuvres de la réaction contre les bolcheviks pendant la révolution russe : Lénine aurait été payé par l’Allemagne, alors en guerre contre la Russie. Argument imparable (d’après les calomniateurs) : après la Révolution de Février 1917, Lénine est rentré en Russie en passant par l’Allemagne ! Le fait que le gouvernement allemand l’ait laissé traverser son territoire serait la preuve de leur collusion.

Ce vieux mensonge rassure tous ceux qui ne veulent pas croire que les masses russes aient pris leur destin en main, en 1917. Le pamphlétaire anticommuniste (et antisémite) Soljenitsyne l’a répété jusqu’à sa mort, en 2008. Et tout récemment, Vladimir Poutine affirmait que « Lénine était un agent de l’étranger ».

Dès 1914, c’est-à-dire bien avant la calomnie visant Lénine, Léon Trotsky avait répondu à ceux qui accusaient les opposants à la guerre impérialiste de « travailler pour le camp ennemi » : « Qui peut-il servir, un internationaliste ? Quel est l’Etat-major dont il défend les intérêts ? Quel est son maître ? Les Romanov ? Les Hohenzollern ? Ces “gens-là” se révèlent incapables de croire que l’on puisse être l’ennemi de tous les “Maîtres”. » [1]

Venons-en à la thèse de « l’or allemand ». Si Lénine et les bolcheviks avaient reçu des fonds secrets d’Allemagne ou d’ailleurs, cela ne se voyait pas. De fait, leurs ennemis politiques soulignaient eux-mêmes que les bolcheviks étaient toujours à court de fonds. Cela se reflétait jusque dans la mauvaise qualité du papier de leur journal. Les bolcheviks faisaient reposer leur financement sur les dons provenant de la classe ouvrière. C’était une garantie de leur indépendance politique vis-à-vis de la bourgeoisie.

Ce qui est vrai, c’est que Lénine et d’autres bolcheviks exilés en Suisse sont rentrés en Russie, en avril 1917, en passant par le territoire de l’Empire du Kaiser. Mais il faut préciser que des dirigeants mencheviks (réformistes) sont rentrés en Russie de la même manière. Or, ils étaient des ennemis résolus des bolcheviks et de chauds partisans de la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, aux côtés du Royaume-Uni et de la France impérialistes. Etaient-ils, eux aussi, des « agents allemands » ?

Il faut se représenter la situation concrète de l’époque. La Suisse neutre était entourée de pays belligérants. Pour rentrer en Russie, il fallait passer soit par l’Allemagne, soit par la France ou l’Italie. Or, les gouvernements français et italien, alliés de la Russie, n’auraient pas hésité à emprisonner les opposants bolcheviks à la guerre impérialiste. Trotsky en a d’ailleurs fait l’expérience : exilé aux Etats-Unis au moment où éclate la révolution russe, il a été arrêté par les autorités britanniques, au large du Canada, alors qu’il rentrait en Russie pour participer aux événements. Il n’a pu reprendre sa route vers la Russie qu’après plusieurs semaines d’incarcération.

Il est certain que l’Etat-major allemand a dû se dire qu’en laissant passer tous ces révolutionnaires, il contribuait à affaiblir la Russie. Mais cela ne signifie pas que Lénine ait été au service de l’Allemagne. D’ailleurs, dès leur arrivée au pouvoir, les bolcheviks ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour apporter leur aide aux révolutionnaires allemands qui tentaient de renverser le régime de Berlin.

Répétée ad nauseam par le gouvernement provisoire pendant la révolution russe, l’accusation qui faisait des bolcheviks des « agents allemands » a fini par se retourner contre les calomniateurs lorsque son caractère mensonger est devenu évident. Les masses ont accordé d’autant plus leur confiance aux bolcheviks que ceux-ci avaient été calomniés par tous les ennemis des paysans pauvres et des ouvriers de Russie.

La « dictature » de Lénine dans le parti

Lénine est souvent accusé d’avoir établi une dictature personnelle à l’intérieur même du parti bolchevik, et ce bien avant 1917. En 2017, un article du Figaro pontifiait : « Pour Lénine, le critère fondamental est l’adhésion absolue à sa personne. Là émerge le leader totalitaire, avec le culte de la personnalité. » [2]

En réalité, l’histoire du parti bolchevik est marquée par des discussions et des désaccords politiques qu’aucun militant sérieux n’aurait eu l’idée de régler par des mesures disciplinaires. Pour Lénine, les divergences devaient d’abord se régler sur le terrain des idées.

Après la défaite de la Révolution russe de 1905, alors que la démoralisation et le pessimisme se reflétaient jusque dans les rangs du parti bolchevik, un groupe de militants a commencé à prôner l’abandon du matérialisme dialectique au profit d’une doctrine idéaliste et mystique. Lénine leur a répondu par plusieurs articles et un livre, dans lesquels il soumettait leurs théories à une critique sans concession. Minoritaires dans la discussion ouverte au sein du parti, certains de ces « constructeurs de Dieu » – comme ils se nommaient eux-mêmes – n’en ont pas moins occupé des postes importants après la Révolution d’Octobre 1917, avec l’approbation de Lénine.

Au début de l’année 1918, le parti bolchevik a été traversé par de profonds désaccords sur la question de la paix de Brest-Litovsk : le nouveau régime soviétique devait-il signer le traité de paix très dur que lui proposait l’Empire allemand ? Alors que Lénine était partisan de signer le traité pour gagner du temps, des militants voulaient engager une « guerre révolutionnaire » contre l’Empire allemand. Si Lénine a été très ferme dans sa critique de leur manque de réalisme, il n’y eut aucune exclusion et la question fut soumise à une discussion ouverte dans les rangs du parti.

On pourrait multiplier les exemples de désaccords qui se sont résolus par des discussions démocratiques. Lénine s’est trouvé parfois en minorité dans le parti, et même dans ses organes dirigeants – et l’a accepté. Son autorité politique n’en était que plus grande. Par contre, il n’a jamais accepté de faire la moindre concession théorique dès lors qu’il estimait que les principes fondamentaux du marxisme étaient en jeu. Mais c’est précisément cette fermeté dans la défense des idées du marxisme que la bourgeoisie lui reproche.

Octobre : un « coup d’Etat » ?

Dans l’article du Figaro que nous avons déjà cité, Stéphane Courtois et Geoffroy Caillet écrivent à propos de la Révolution de Février 1917 : « Il faut dénoncer une nouvelle fois le mythe d’une révolution ouvrière. Il n’y a pas eu de révolution en février, mais un effondrement du pouvoir en huit jours, appuyé par la soldatesque de Saint-Pétersbourg. » C’est là une position extrémiste, pour ainsi dire. L’avis de la majorité des propagandistes bourgeois est différent, car le caractère massif et spontané de la Révolution de Février – marquée par une grève générale, de gigantesques manifestations et des scènes de fraternisation entre soldats et ouvriers – est trop évident pour nier sérieusement qu’il s’agissait d’une révolution. Seul un Stéphane Courtois, anticommuniste forcené et directeur du tristement célèbre Livre noir du communisme, peut pousser la calomnie aussi loin.

La plupart des pourfendeurs actuels du bolchevisme disent autre chose, à savoir : la Révolution de Février 1917 était véritablement démocratique ; celle d’Octobre 1917 était un coup d’Etat visant à instaurer la tyrannie des bolcheviks, voire du seul Lénine. Dans le magazine Géo, Jean-Jacques Allevi écrit : « Lénine est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat perpétré au cœur même de la révolution russe. » [3]

C’est une pure falsification. Un coup d’Etat, par définition, se réalise dans le dos des masses. Or, le jour même où elle se réalisait, l’insurrection d’Octobre – qui a chassé le gouvernement provisoire du pouvoir – a été approuvée par 505 délégués (sur 649) du Congrès des soviets, qui représentait les ouvriers, les paysans et les soldats de toute la Russie.

Ce soutien massif à l’insurrection s’explique très simplement : entre février et octobre, le gouvernement provisoire n’a pas réalisé la réforme agraire, a poursuivi la guerre impérialiste et n’a rien fait pour empêcher l’effondrement de l’économie sous le poids de la corruption et de la désorganisation. Par contre, il a réprimé l’avant-garde révolutionnaire lors des « journées de Juillet » et a couvert la préparation d’un coup d’Etat contre-révolutionnaire dirigé par le général Kornilov. De leur côté, les bolcheviks ont défendu systématiquement leur programme : « la paix, le pain, la terre » – et tout le pouvoir aux soviets. C’est ce qui leur a permis de gagner la confiance de la majorité des travailleurs et des soldats de Russie.

La guerre civile et la terreur

Selon les mots de Lénine au Congrès des soviets, le nouveau régime se donnait pour tâche « l’édification d’un Etat prolétarien socialiste » et la préparation de la « révolution socialiste mondiale ». Parmi ses premières mesures : un appel à une paix immédiate, la reconnaissance du partage des terres entre les paysans, l’instauration du contrôle ouvrier sur la production, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la dépénalisation de l’homosexualité, l’égalité des droits entre hommes et femmes, etc.

Face à ces faits indiscutables, le site Lumni, fruit d’une coopération entre France Télévisions et le ministère de l’Education nationale, nous met en garde : « derrière ces mesures sociales, attendues par le peuple, se cache une myriade de mesures restrictives de libertés. “Partis interdits, retour de la censure, banques nationalisées” ». [4] Notons d’abord que l’auteur range la nationalisation des banques parmi les atteintes à la « liberté ». Sur ce point, nous sommes prêts à reconnaître l’entière culpabilité des bolcheviks : ils ont privé les banquiers de la liberté de piller le peuple. Mais pour le reste, Lumni simplifie outrageusement la question.

La Révolution d’Octobre 1917 a d’abord désorganisé et dispersé les forces contre-révolutionnaires. Mais très vite, elles reçoivent une aide cruciale de la part des puissances impérialistes : France, Angleterre, Allemagne, Japon, etc. Des troupes étrangères envahissent la Russie soviétique de tous côtés, tandis que l’argent et les armes coulent à flots sur les anciens généraux du Tsar – et sur les réformistes devenus des terroristes. Leur programme est résumé par l’un de leurs chefs, le général Kornilov : ils veulent renverser le pouvoir soviétique « même s’il faut brûler la moitié de la Russie et verser le sang des trois quarts de toute la population » [5].

Le régime soviétique et la classe ouvrière russe refusent de se laisser égorger sans résister. Ils organisent une Armée Rouge dirigée par Léon Trotsky. Pour riposter aux attentats et aux massacres commis par les troupes « blanches », ils proclament la « terreur rouge », instaurent un contrôle de la presse et interdisent les partis politiques qui approuvent le terrorisme contre-révolutionnaire. Dans le cadre d’une guerre civile, ce sont là des mesures inévitables.

C’est ce contexte que les propagandistes bourgeois « oublient » de rappeler. Par exemple, l’article de Géo cité plus haut ne fait mention ni des attentats, ni des armées blanches, ni des invasions impérialistes. Par contre, Jean-Jacques Allevi décrit à loisir des bolcheviks – « ivres d’alcool et gavés de cocaïne » – se livrant à toutes sortes de crimes ! On croirait lire un des pamphlets écrits par les Blancs durant la guerre civile, à quelques nuances près : par exemple, Monsieur Allevi n’ose pas pousser le mensonge jusqu’à accuser les bolcheviks d’avoir « collectivisé les femmes ».

Quelques semaines après la Révolution d’Octobre, le régime soviétique a commis un autre crime aux yeux de ses contempteurs bourgeois : il a dissous l’Assemblée constituante qui venait d’être élue au suffrage universel, et dont la majorité était hostile aux bolcheviks. Là encore, les bolcheviks plaident « coupable ». La réalité est que cette Assemblée constituante, élue d’après des listes électorales datant de plusieurs mois, retardait considérablement sur la révolution – et sur l’état d’esprit de la masse de la population. Le système soviétique, basé sur des délégués responsables devant leurs électeurs et révocables à tout moment, était beaucoup plus représentatif de la véritable volonté de la population russe.

En convoquant l’Assemblée constituante, les bolcheviks n’avaient pas l’intention de lui sacrifier le système soviétique. Il s’agissait bien plutôt de démontrer aux masses la supériorité démocratique des soviets. Et contrairement à ce que raconte Jean-Jacques Allevi, il n’y a pas eu de « canons et de mitrailleuses » brandis sur les députés, et aucun n’a été emprisonné. Par contre, nombre de députés bourgeois et réformistes se sont empressés d’aller rejoindre les armées blanches dont le programme, on l’a vu, n’était pas très « démocratique ».

Un précurseur du stalinisme ?

D’après les critiques de Lénine, les mesures prises dans le feu de la guerre civile seraient la matrice d’où est sorti le stalinisme. Lénine et le bolchevisme seraient donc les précurseurs du système totalitaire stalinien. En réalité, les camps de prisonniers pendant la guerre civile, sous Lénine, étaient très peu nombreux et, surtout, très différents du goulag stalinien, lequel soumettait arbitrairement des millions de personnes au travail forcé. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le dernier combat de Lénine a été précisément dirigé contre le stalinisme naissant !

Le régime stalinien n’est pas sorti tout armé du cerveau de Lénine. Il est le fruit de l’isolement de la révolution russe dans un pays arriéré et ravagé par des années de guerre. Dès le début des années 1920, Lénine tente de s’opposer à la mainmise croissante de la bureaucratie sur l’appareil d’Etat soviétique et cherche à s’appuyer sur la participation et le contrôle de la classe ouvrière, mais celle-ci est affamée et politiquement épuisée. Lénine s’oppose aussi aux projets centralisateurs de Staline, qui cherche à imposer aux autres Républiques soviétiques leur rattachement à la Fédération de Russie. Lénine fustige et combat cette manifestation de la « racaille chauvine grand-russe » qui caractérise le « bureaucrate russe typique ». [6]

Au printemps 1922, Lénine subit une première attaque cérébrale. Lorsqu’il se remet au travail, quelques mois plus tard, il est frappé par le développement rapide de la bureaucratie et le rôle central qu’y joue Staline. Ce dernier est en train de devenir le principal chef et porte-parole de la bureaucratie. Dans son « Testament », rédigé en décembre 1922, Lénine propose de le relever de toutes ses responsabilités. Lénine se prépare à lancer une véritable offensive politique contre la clique stalinienne, mais une nouvelle attaque cérébrale l’en empêche. Paralysé par la maladie, il meurt en janvier 1924.

La direction stalinienne place son corps dans un mausolée et organise un véritable culte du dirigeant bolchevik, pour mieux trahir ses idées. Au lieu d’œuvrer à la révolution mondiale, les dirigeants staliniens se lancent officiellement dans la construction du « socialisme dans un seul pays ». Au lieu de permettre « au premier manœuvre ou à la première cuisinière venus [...] de participer à la gestion de l’Etat » [7], le stalinisme met sur pied un appareil totalitaire dirigé par une bureaucratie pléthorique et privilégiée. A la politique d’égalité entre les nationalités défendue par Lénine succèdent les déportations de peuples entiers.

Au final, il est évident que lorsque la classe dirigeante calomnie Lénine, ce qu’elle lui reproche vraiment, au fond, c’est d’avoir préféré défendre les idées du marxisme et la révolution plutôt que de capituler face aux coups de l’impérialisme. C’est cet héritage que nous revendiquons : aujourd’hui, comme du temps de Lénine, il nous faut lutter pour la révolution socialiste mondiale !


[1] Léon Trotsky, « D’Autriche en Suisse », in. La guerre et la révolution, 1921.

[2] Stéphane Courtois et Geoffroy Caillet, « Il y a 100 ans, Lénine inventait le totalitarisme », Le Figaro, 25 octobre 2017.

[3] Jean-Jacques Allevi, « Lénine, les origines de la terreur », Géo, 17 mars 2023.

[4] Nicolas Skopinski, « 1917-1924 : Lénine, de la révolution à la terreur rouge », Lumni, 19 janvier 2024.

[5] Cité dans : Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blancs 1917-1920, Tallandier, 2017, p.49.

[6] Lénine, « La question des nationalités ou de l’autonomie », 7 décembre 1922.

[7] Lénine, « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », octobre 1917.

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