Classiques du marxisme

De nos jours, Karl Kautsky (1854-1938) est surtout connu comme le « renégat » contre lequel Lénine polémique dans l’un de ses livres les plus célèbres. [1] Cependant, comme le souligne Trotsky dans une courte note publiée en novembre 1938, quelques semaines après la mort de Kautsky, celui-ci fut d’abord – des années 1890 jusqu’au début de la Première Guerre mondiale – un « maître qui instruisait l’avant-garde prolétarienne », et que Lénine lui-même estimait beaucoup.

L’article de Trotsky, ci-dessous, a été publié pour la première fois en anglais, en juin 1936, dans la revue marxiste américaine The New International, sous le titre « Les lettres d’Engels à Kautsky ». Ce dernier venait tout juste de faire paraître sa correspondance avec Friedrich Engels, le grand ami et collaborateur de Karl Marx. A l’occasion de cette publication, Trotsky compare avec beaucoup de finesse et de profondeur les personnalités politiques d’Engels et Kautsky.

Nous avons révisé la traduction française de l’article et supprimé la partie qui concerne le divorce de Karl et Louise Kautsky, car elle nous parait bien moins intéressante que tout le reste. [2] Soulignons enfin que cet article est une excellente réponse aux « marxiens » qui, aujourd’hui encore, s’efforcent d’opposer Engels à Marx sur les plans théorique et politique.


L’année 1935 marque le quarantième anniversaire de la mort de Friedrich Engels, un des deux auteurs du Manifeste du Parti communiste. L’autre était Karl Marx. Cet anniversaire est remarquable, entre autres raisons, car Karl Kautsky, en sa quatre-vingt-unième année, publie enfin sa correspondance avec Engels. De toute évidence, les lettres de Kautsky lui-même n’ont été conservées qu’en de rares occasions, mais c’est l’intégralité ou presque des missives d’Engels qui nous parvient. Bien sûr, de nouvelles lettres ne révèlent pas un nouvel Engels. Son imposante correspondance internationale, pour ce qui en a été préservé, a déjà été publiée pratiquement dans son exhaustivité, et sa vie a été soumise à des études approfondies. Néanmoins, ce dernier livre est une donnée de grande valeur pour qui est sérieusement intéressé par l’histoire politique des dernières décennies du XIXe siècle, par le cours du développement des idées marxistes, par la destinée du mouvement ouvrier et, enfin, par la personnalité d’Engels.

Du vivant de Marx, Engels a joué les seconds violons, comme il le disait lui-même. Mais durant la maladie de son partenaire, et encore plus après sa mort, Engels devint le premier et incontesté chef d’orchestre du socialisme international pour une période de douze ans. A cette époque, Engels s’était débarrassé depuis longtemps de ses liens avec toute activité commerciale ; il était complètement indépendant financièrement, et était à même de consacrer tout son temps à publier le legs littéraire de Marx, à poursuivre ses propres recherches scientifiques, et à s’engager dans une imposante correspondance avec les militants de l’aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. Sa correspondance avec Kautsky date de l’ultime période de la vie d’Engels, de 1881 à 1895.

La personnalité d’Engels, unique dans sa détermination sans faille et sa lucidité, a été l’objet de diverses interprétations dans les années suivantes. C’est la logique de la lutte. Il suffit de rappeler comment durant la dernière guerre, Ebert, Scheidemann et d’autres ont représenté Engels comme un patriote allemand, alors que les propagandistes de l’Entente en ont fait un pan-germaniste. Sur ce sujet comme sur d’autres, les lettres aident à se débarrasser de ces peintures tendancieuses de la personnalité d’Engels. Mais leur principal intérêt ne réside pas là. Les lettres sont surtout remarquables parce qu’elles sont caractéristiques de l’homme qu’était Engels. On peut dire sans crainte d’exagération que chaque nouveau document concernant Engels le révèle sous un jour meilleur, plus noble et plus fascinant encore que celui sous lequel nous le connaissions déjà.

L’autre correspondant mérite également notre attention. Au début des années 80, Kautsky s’imposa comme théoricien officiel de la social-démocratie allemande, qui devint le plus important parti de la Deuxième Internationale. Comme ce fut le cas d’Engels du vivant de Marx, Kautsky, lui aussi, joua au mieux le rôle de second violon tant qu’Engels était en vie, et sa partie fut bien loin d’approcher celle du premier violon. Après la mort d’Engels, l’autorité du disciple crût rapidement, atteignant son zénith à l’époque de la première Révolution russe de 1905... Dans son commentaire de la correspondance, Kautsky décrit son excitation lors de sa première visite aux domiciles de Marx et d’Engels. Un quart de siècle plus tard, de nombreux jeunes marxistes – en particulier l’auteur du présent article – ressentirent exactement la même agitation alors qu’ils montaient l’escalier de sa maison modeste mais propre, à Friedenau, dans la banlieue de Berlin, où Kautsky vécut pendant de longues années. Il était alors considéré comme le chef le plus exceptionnel et incontesté de l’Internationale, en tout cas sur les questions de théorie. Ses adversaires le désignaient comme le « Pape » du marxisme.

Mais Kautsky ne maintint pas longtemps son éminente autorité. Des évènements majeurs durant le dernier quart de siècle lui infligèrent des coups dévastateurs. Pendant et après la guerre, Kautsky personnifia une indécision irritante. Ce qui n’était jusqu’alors soupçonné que par quelques-uns était désormais pleinement confirmé, à savoir que son marxisme était essentiellement académique et de caractère contemplatif. Quand Kautsky écrit à Engels depuis Vienne, pendant une grève, en avril 1889, que « mes pensées sont davantage dans la rue qu’à ce bureau », ces mots sonnent presque faux et absolument inattendus, même provenant de la plume du jeune Kautsky. Tout au long de sa vie, son bureau est resté son champ de bataille. Il voyait les évènements de la rue comme des nuisances. Il se prétendait un vulgarisateur de la doctrine, un interprète du passé, un défenseur de la méthode. Oui, cela il l’était, mais jamais un homme d’action, jamais un révolutionnaire, ou un héritier de l’esprit de Marx et Engels.

La correspondance révèle complètement non seulement la différence radicale entre les deux personnalités, mais aussi quelque chose de parfaitement inattendu pour la génération actuelle : l’antagonisme qui existait entre Engels et Kautsky, et qui finalement entraîna une rupture de leurs relations personnelles.

« Le Général »

Les compétences d’Engels dans les affaires militaires, basées non seulement sur sa connaissance étendue dans des sujets pointus, mais aussi sur sa capacité générale à apprécier de façon synthétique les conditions et les forces, lui permirent de publier dans la Pall-Mall Gazette de Londres – durant la guerre franco-prussienne – de remarquables articles militaires, dont la célébrité faisait de lui une des plus éminentes autorités militaires de l’époque (ces messieurs les « autorités », sans doute, ont dû en conséquence se poser de nombreuses questions sur eux-mêmes). Dans son cercle intime, Engels était surnommé du sobriquet taquin de « Général ». Ce surnom lui sert de signature dans nombre de ses lettres à Kautsky.

Engels n’était pas un orateur, ou plutôt il n’eut jamais l’occasion d’en devenir un. Envers les « orateurs », il montrait même une pointe de manque de respect, considérant, non sans fondement, qu’ils ont tendance à transformer des idées en banalités. Mais Kautsky se souvient d’Engels comme d’un homme remarquable dans le débat, doté d’une mémoire sans faille, d’une pertinence extraordinaire et d’une grande précision dans l’expression. Malheureusement, Kautsky est un médiocre observateur, et certainement pas un artiste : dans ses propres lettres, Engels apparaît de façon infiniment plus claire que dans les commentaires et les souvenirs de Kautsky.

Les relations d’Engels avec les gens étaient étrangères à tout sentimentalisme ou toute illusion et pleines d’une pénétrante simplicité et, par conséquent, profondément humaines. En sa compagnie autour de la table du soir, où des représentants de différents pays et continents se retrouvaient, tout contraste s’estompait comme par magie entre la très distinguée duchesse radicale Schack et la nihiliste russe beaucoup moins distinguée, Vera Zassoulitch. La personnalité riche de l’hôte se manifestait dans sa capacité précieuse à s’élever, et à élever ses convives au-dessus de toute considération secondaire et superficielle, sans se défaire pour autant de ses idées ou même de ses manières d’être.

Il serait vain de chercher chez ce révolutionnaire des traits de caractère « bohèmes », pourtant si répandus parmi les intellectuels radicaux. Engels était intolérant envers tout manque de soin et toute négligence tant dans les petites que dans les grandes choses. Il appréciait la précision de la pensée, la précision que l’on trouve dans la comptabilité, une exactitude d’écriture et d’expression. Quand un éditeur allemand essaya de retoucher son orthographe, Engels exigea qu’on lui retourne plusieurs épreuves afin qu’il les révisât. Il écrivit : « Je ne laisserai pas plus quelqu’un m’imposer son orthographe que me choisir une femme ! ». Cette phrase aussi furieuse que comique nous ramène presque Engels à la vie ! En plus de sa langue maternelle, dont sa maîtrise était celle d’un virtuose, Engels écrivait couramment en anglais, en français et en italien ; il lisait l’espagnol et presque toutes les langues slaves et scandinaves. Ses connaissances de la philosophie, de l’économie, de l’histoire, de la physique et de la science militaire auraient suffi à une bonne douzaine de professeurs d’université. Mais en plus de tout cela, il possédait un trésor essentiel : son esprit libre et créatif.

En juin 1884, quand Bernstein et Kautsky, imitant les propres inclinations et répulsions d’Engels, se plaignirent auprès de lui des pressions naissantes de toutes sortes de philistins « érudits » au sein du parti, Engels répondit que « le plus important est de ne rien concéder et, en outre, de rester absolument calme ». Alors que le Général lui-même ne gardait pas toujours un calme « absolu » au sens littéral du terme – au contraire, il lui arrivait en certaines occasions de déborder de colère – il était toujours capable de s’élever au-dessus des ennuis temporaires, et de restaurer l’équilibre nécessaire entre sa conscience et ses émotions. Fondamentalement, sa personnalité était d’un optimisme combiné à un sens de l’autodérision devant ses proches, et à l’emploi de l’ironie envers ses ennemis. Son optimisme ne contenait pas une once d’autosatisfaction – le terme ne convient pas à son image. Les courants profonds de sa joie de vivre prenaient leur source dans un tempérament heureux et harmonieux, mais celui-ci était baigné par la connaissance, qui apportait avec elle le plus grand des bonheurs : celui de la perception créatrice.

L’optimisme d’Engels s’étendait autant aux questions politiques qu’aux affaires personnelles. Après chaque défaite quelle qu’elle soit, il formulait immédiatement quelles étaient les conditions qui pourraient préparer un futur rebond, et après chaque coup que lui infligeait la vie il était capable de se ressaisir et de regarder vers l’avenir. Il conserva cette attitude jusqu’au jour de sa mort. Il y eut des périodes où il dut rester sur le dos pendant des semaines pour supporter les effets persistants d’une fracture survenue lors d’une chute pendant une partie de chasse au renard. Par moment, ses yeux fatigués refusaient de fonctionner sous la lumière artificielle dont on ne peut se passer, même durant la journée, sous le brouillard londonien. Mais Engels ne se réfère jamais à ses handicaps, sauf par allusion, afin d’expliquer quelque retard, et seulement pour promettre immédiatement que sous peu tout se « passerait mieux », et qu’il reprendrait son travail à son rythme habituel.

Une des lettres de Marx fait référence à l’habitude d’Engels de faire un clin d’œil enjoué durant une conversation. Ce petit clin d’œil transparaît à travers toute la correspondance d’Engels. Cet homme de devoir, capable d’une affection profonde, ne ressemble pas le moins du monde à un ascète. Il était amoureux de la nature et de l’art sous toutes ses formes, il adorait la compagnie de personnes intelligentes et joyeuses, la présence des femmes, les plaisanteries, les rires, les bons dîners, le bon vin et le bon tabac. Par moments, il n’était pas imperméable à l’humour potache de Rabelais, qui se laissait aller à rechercher son inspiration en dessous de la ceinture. D’une manière générale, rien d’humain ne lui était étranger. Il n’est pas rare de trouver dans sa correspondance des références qui indiquent que plusieurs bouteilles de bon vin ont été ouvertes chez lui pour célébrer la nouvelle année, ou le résultat heureux des élections allemandes, son anniversaire, et parfois des événements de moindre importance. Il est plus rare de trouver le Général en train de se plaindre d’avoir à rester allongé sur le canapé « au lieu de boire avec vous… eh bien, ce qui est remis à plus tard n’est pas encore perdu ». L’auteur de ces mots avait alors plus de soixante-douze ans. Quelques mois plus tard, une fausse rumeur circula dans la presse qu’Engels était gravement malade. Le Général, à soixante-treize ans, écrivit : « Alors, en l’honneur de ma résistance à la maladie qui s’affaiblirait rapidement, et de ma fin imminente, nous avons vidé plusieurs bouteilles ».

Peut-être était-il épicurien ? Il ne se laissait jamais dominer par les « plaisirs secondaires de la vie ». Il était sincèrement intéressé par les mœurs familiales des sauvages ou les énigmes de la philologie irlandaise, mais toujours en rapport indissoluble avec les destinées futures de l’humanité. S’il se permettait de plaisanter un peu trivialement, c’était toujours en compagnie de gens qui n’étaient pas grossiers. Derrière son humour, son ironie et sa joie de vivre, on trouvait toujours un sens moral – sans la moindre insistance ou posture arrogante – toujours bien dissimulé, mais d’autant plus authentique et doublé d’abnégation. Cet homme de commerce, propriétaire d’un moulin, d’un cheval de chasse et d’une cave de bons vins était un communiste révolutionnaire jusqu’à la moelle des os.

L’exécuteur testamentaire de Marx

Kautsky n’exagère pas le moins du monde quand il énonce, dans son commentaire de la correspondance entre Marx et Engels, que dans toute l’histoire du monde il serait impossible de trouver un semblable exemple de deux hommes d’un tempérament aussi puissant et d’une indépendance idéologique telle que celle de Marx et Engels, qui sont restés la vie entière aussi indissolublement liés par l’évolution de leurs idées, leur activité sociale et leur amitié. Engels était plus rapide à convaincre, plus mobile, entreprenant et présentait de multiples facettes ; Marx, plus accrocheur, plus obstiné, plus exigeant envers lui-même et les autres. Bien qu’étant lui-même un esprit de premier ordre, Engels a reconnu l’ascendant intellectuel de Marx avec la même simplicité dont il a généralement fait preuve dans leurs rapports personnels et politiques.

La collaboration de ces deux amis – c’est dans ce contexte que ce mot atteint sa pleine signification ! – s’étendit jusqu’à rendre impossible à quiconque de distinguer leurs travaux. Cependant, infiniment plus importante que leur collaboration purement littéraire fut la communauté d’esprit qui a régné entre eux, et qui n’a été jamais rompue. Ils correspondaient entre eux quotidiennement, s’échangeant des notes remplies d’humour, se comprenant à demi-mot, et ont entretenu des conversations satiriques dans des nuages de fumée de cigares. Pendant quelques quatre décennies, dans leur lutte continuelle contre la science officielle et les superstitions traditionnelles, Marx et Engels se sont servis mutuellement d’opinion publique.

Engels considérait que fournir à Marx une aide matérielle était pour lui une importante obligation politique ; et c’est principalement à ce titre qu’il s’est lui-même contraint à la servitude de longues années dans « le maudit commerce » – une sphère dans laquelle il a rencontré le même succès que dans toutes les autres : son patrimoine s’est développé et avec lui s’est amélioré le bien-être de la famille Marx. Après la mort de celui-ci, Engels a reporté tous ses soins vers les filles de Marx. La vieille domestique du couple Marx, Helene Demuth, qui faisait pleinement partie de la famille, est devenue immédiatement sa propre gouvernante. Envers elle, Engels a fait preuve d’une tendre fidélité, partageant avec elle tous les centres d’intérêt qui étaient à sa portée. Après sa mort, il s’est plaint de manquer de ses conseils, non seulement sur des points personnels mais aussi en ce qui concerne les questions de parti. Engels a voulu qu’aillent aux filles de Marx pratiquement toutes ses possessions, qui s’élevaient à 30 000 livres, non compris la bibliothèque, les meubles, etc.

Si dans ses plus jeunes années Engels s’est retiré dans l’ombre de l’industrie textile de Manchester pour donner à Marx la possibilité de travailler à l’écriture du Capital, plus tard, devenu un vieil homme, sans se plaindre et – on peut le dire avec certitude – sans aucun regret, il a mis de côté ses propres recherches pour passer des années à déchiffrer les manuscrits hiéroglyphiques de Marx, vérifiant soigneusement les traductions, et corrigeant avec autant de soin leurs épreuves dans presque toutes les langues européennes. Au vrai, dans cet « épicurisme », il y avait aussi un rare « stoïcisme » !

Les nouvelles de la progression du travail sur le legs littéraire de Marx sont un des leitmotivs les plus constants de la correspondance d’Engels avec Kautsky, aussi bien qu’avec d’autres de ses camarades d’idées. Dans une lettre à la mère de Kautsky (1885) – auteure alors plutôt bien connue de romans populaires – Engels exprime son espoir que la vieille Europe bascule à nouveau dans un mouvement révolutionnaire, et il ajoute : « j’espère seulement qu’il me sera laissé suffisamment de temps pour conclure le troisième volume du Capital, et puis après, allons-y ! » Cette note semi-facétieuse indique clairement l’importance qu’il a attaché au Capital ; mais il y a aussi autre chose à en apprendre, à savoir que l’action révolutionnaire a représenté pour lui plus que n’importe quel livre, même Le Capital. Le 3 décembre 1891, c’est-à-dire six ans après, Engels explique à Kautsky les raisons de son silence prolongé : « … le responsable en est le troisième volume, sur lequel je sue de nouveau. » Il est occupé non seulement à déchiffrer les chapitres sur le capital, les banques et le crédit de ce maudit manuscrit, mais il étudie également en même temps d’autres textes sur ces sujets. Certes, il sait déjà qu’il peut, dans la plupart des cas, laisser le manuscrit exactement tel que tracé par le stylo de Marx, mais il veut se garantir lui-même contre des erreurs éditoriales par des recherches complémentaires. S’ajoute à cela la liste sans fin des petits détails techniques ! Engels entretient une correspondance pour savoir si une virgule est nécessaire à tel ou tel endroit, et il remercie particulièrement Kautsky de découvrir une faute d’orthographe dans le manuscrit. Ce n’est pas de la pédanterie, mais la conscience que rien n’est sans importance concernant cette somme scientifique de la vie de Marx.

Engels, cependant, était très loin d’une quelconque adulation aveugle du texte. Relisant un résumé de la théorie économique de Marx écrite par le socialiste français Deville, Engels, selon ses propres mots, a souvent senti la tentation de supprimer ou corriger des phrases ici et là qui, soumises à un examen complémentaire, se sont avérées être les propres expressions de Marx. Le centre de la question réside dans le fait que « dans l’original, son auteur en soit remercié, leur usage était pleinement justifié. Mais chez Deville, elles étaient investies d’une généralité absolue, et par conséquent, prenaient une signification incorrecte ». Ces quelques mots caractérisent l’abus, fréquent, de formules « prêtes à l’emploi » d’un maître (« magister dixit »).

Mais ce n’est pas tout. Engels a non seulement déchiffré, poli, transcrit, corrigé et annoté les deuxième et troisième volumes du Capital, mais il a aussi, avec des yeux d’aigle, monté une garde vigilante en défense de la mémoire de Marx contre des attaques hostiles. Rodbertus, socialiste prussien conservateur, et ses admirateurs se sont plaints que Marx ait utilisé la découverte scientifique de Rodbertus sans une quelconque référence à ce dernier – en d’autres termes, que Marx ait plagié Rodbertus. « Il faut une ignorance monstrueuse pour affirmer cela », écrit Engels à Kautsky en 1884. Et de nouveau, Engels s’est plongé dans l’étude de Rodbertus, économiste mineur, dans le seul but de réfuter ces charges.

Les lettres à Kautsky projettent un faisceau lumineux aussi éclairant sur l’épisode de l’économiste allemand Brentano, qui accusait Marx de citer faussement Gladstone. Si quelqu’un connaissait les scrupules scientifiques de Marx, c’était bien Engels. Son attitude envers chaque idée de ses adversaires, quelle que soit son absurdité, était apparentée à l’attitude d’un bactériologiste envers un bacille pathogène. A maintes reprises dans les lettres d’Engels à Marx et à leurs amis communs, on rencontre ses réprimandes à l’égard de Marx, consciencieux à l’excès. Il n’est pas du tout étonnant, donc, qu’il ait mis tout autre travail de côté pour, quelque peu rageusement, réfuter Brentano.

Engels a toujours eu à l’esprit l’idée d’écrire une biographie de Marx. Personne d’autre n’aurait pu l’écrire comme lui, car, nécessairement, ç’aurait été aussi, dans une large mesure, la propre autobiographie d’Engels. Il écrit à Kautsky : « Dès que possible, je vais me mettre à travailler à ce livre sur lequel je rumine avec plaisir depuis longtemps. » Engels souhaite ne pas être détourné de son projet : « j’ai maintenant soixante-quatorze ans – je dois me dépêcher. » Même aujourd’hui personne ne peut sans douleur se souvenir qu’Engels n’a pas pu « se dépêcher » et accomplir son projet.

Pour le portrait de Marx qui avait été commandé en Suisse, Engels a fait transmettre par Kautsky cette description colorée de son ami décédé : « un teint aussi foncé qu’il est possible pour un Européen du sud, les joues peu colorées, des moustaches noires comme suie, parsemées de blanc et la barbe et la chevelure blanches comme neige. » Cette description éclaire le fait que Marx ait été surnommé « le Maure » dans son cercle familial et intime.

Le professeur des chefs

Pendant les deux premières années, Engels s’est adressé à son correspondant comme « cher M. Kautsky » (le terme « camarade » n’était pas alors d’utilisation courante) ; après qu’ils se furent côtoyés plus étroitement à Londres, il a abrégé la formule de politesse en simplement « cher Kautsky » ; à partir de mars 1884, Engels a adopté le mode familier pour s’adresser par écrit à Bernstein et à Kautsky qui étaient chacun de vingt-cinq ans plus jeunes que lui. Kautsky n’écrit pas sans de bonnes raisons qu’« à partir de 1883, Engels a considéré Bernstein et moi-même comme les représentants les plus fiables de la théorie marxiste ». Le passage au mode familier reflète sans aucun doute l’attitude bienveillante d’un professeur envers ses élèves. Mais cette apparente familiarité n’est nullement la preuve d’une intimité réelle, qui fût empêchée surtout par le fait que Kautsky et Bernstein étaient considérablement imprégnés de philistinisme. Pendant leur long séjour à Londres, Engels les a aidés à acquérir la méthode marxiste. Mais il ne pouvait greffer en eux ni la volonté révolutionnaire ni la capacité de penser avec hardiesse. Ces élèves étaient et sont restés les enfants d’un autre lit.

Marx et Engels se sont éveillés à une époque orageuse, et ils ont traversé la révolution de 1848 comme de véritables combattants. Kautsky et Bernstein ont connu leur période de formation pendant l’intervalle, en comparaison plus paisible, entre l’époque des guerres et des révolutions des années 1848 à 1871, et l’époque qui s’est ouverte sur la Révolution russe de 1905 et qui, passant par la guerre mondiale de 1914, est loin d’être arrivée, même aujourd’hui, à sa conclusion. Durant sa longue vie tout entière, Kautsky fut en mesure de louvoyer autour des conclusions qui menaçaient de déranger sa paix physique et mentale. Ce n’était pas un révolutionnaire, et c’est cette barrière infranchissable qui l’a séparé du « Général Rouge ».

Mais même indépendamment de cela, il y avait une grande différence entre eux. Il est incontestable qu’on voyait Engels grandi après un contact personnel : sa personnalité était plus riche et plus attrayante que tout ce qu’il faisait ou écrivait. En aucun cas on ne peut dire la même chose de Kautsky. Ses meilleurs livres sont bien plus avisés qu’il ne l’était lui-même. Il perdait considérablement à être connu personnellement. Il se peut que ceci explique en partie pourquoi Rosa Luxembourg, qui a vécu à côté de Kautsky, avait mesuré son philistinisme avant Lénine, bien qu’elle ait été inférieure à Lénine dans la clairvoyance politique. Mais il s’agit là d’une période bien postérieure.

A la lecture de la correspondance, il devient absolument évident qu’il est toujours resté une barrière invisible entre le professeur et l’élève, non seulement dans le domaine politique mais également dans le domaine de la théorie. Engels, qui était généralement avare d’éloges, a parfois cité avec enthousiasme (« Ausgezeichnet ») les écrits de Franz Mehring ou Gueorgui Plekhanov ; mais ses éloges de Kautsky ont toujours été retenus, et on sent une nuance d’irritation dans ses critiques. Quand Kautsky est entré pour la première fois dans sa maison, Engels a été – comme Marx – repoussé par l’omniscience et l’autosatisfaction passive du jeune Viennois. Comme il trouvait aisément des réponses aux questions les plus complexes ! A vrai dire, Engels était lui-même enclin aux généralisations hâtives ; mais, en revanche, il avait les ailes et la vision d’un aigle, et au fil des ans, il appliquait de plus en plus sur lui-même l’impitoyable vigilance scientifique de Marx. Kautsky, malgré toutes ses capacités, était un homme dans le juste milieu.

« Quatre-vingt-dix pour cent des auteurs allemands contemporains » – c’est ainsi que le professeur avertit son élève – « écrivent des livres sur d’autres livres. » En d’autres termes : aucune analyse de la réalité vivante, aucun mouvement progressif de la pensée. A l’occasion de la parution du livre de Kautsky sur les questions de la société primitive, Engels a essayé d’instiller en lui l’idée qu’il n’était possible de dire quelque chose de vraiment nouveau sur ce domaine obscur et passablement étendu qu’à travers une étude complète et approfondie du sujet. Et il ajoutait tout à fait impitoyablement : « autrement, des livres comme Le Capital ne seraient pas si rares. »

Un an après (le 20 septembre 1884), Engels réprimande encore Kautsky au sujet de ses « affirmations rapides sur des questions à propos desquelles vous ne vous sentez pas tout à fait assuré ». On retrouve cette tonalité dans la correspondance tout entière. En réprimandant Kautsky pour avoir condamné l’« abstraction » – sans la pensée abstraite, aucune pensée n’est généralement possible – Engels donne une définition classique qui montre la différence entre une abstraction vivifiante et une abstraction sans vie aucune : « Marx ramène le contenu commun des choses et de leurs relations à son expression conceptuelle la plus universelle ; par conséquent, son abstraction reprend sous une forme conceptuelle ce qui est déjà contenu dans les choses elles-mêmes. Rodbertus, lui, crée pour lui-même une expression mentale plus ou moins imparfaite et évalue toutes choses à l’aune de son concept, auquel elles doivent être assimilées. » Quatre-vingt-dix pour cent des erreurs de la pensée humaine sont contenus dans cette formule. Onze ans plus tard, dans sa dernière lettre à Kautsky, Engels, tout en rendant l’hommage qui leur est dû aux recherches de Kautsky sur les Précurseurs du socialisme, réprimande de nouveau l’auteur pour son inclination à placer des « lieux communs partout où il y a une faille dans les recherches ». « Quant au style, afin de rester populaire, vous tombez soit dans la tonalité d’un éditorial, soit dans celle d’un maître d’école. » Personne n’a pu décrire plus justement le maniérisme littéraire de Kautsky !

Dans le même temps, la magnanimité intellectuelle du maître envers son élève était vraiment inépuisable. Il avait l’habitude de lire les articles les plus importants du prolifique Kautsky sous forme de manuscrit, et chacune de ses lettres de critique contient des suggestions précieuses, fruit d’une étude sérieuse, et parfois de recherches. Le travail bien connu de Kautsky, Les luttes de classe pendant la Révolution française, qui a été traduit en presque toutes les langues de l’humanité civilisée, paraît aussi être passé par le laboratoire intellectuel d’Engels. Sa longue lettre sur les groupes sociaux à l’époque de la Grande Révolution du dix-huitième siècle n’est pas seulement une application des méthodes matérialistes aux événements historiques, c’est aussi un des plus magnifiques documents de l’esprit humain. [3] Elle est bien trop laconique, et chacune de ses formules présuppose une trop grande quantité de connaissances pour qu’elle soit de lecture facile ; mais ce document, resté caché si longtemps, demeurera pour toujours non seulement une source de connaissances théoriques, mais également de joie esthétique pour n’importe qui ayant sérieusement réfléchi à la dynamique des relations de classe dans une période révolutionnaire, ainsi qu’aux problèmes généraux relatifs à l’interprétation matérialiste des événements historiques.

[…]

Appréciations et pronostics

Les lettres d’Engels abondent en caractérisations d’individus et en appréciations succinctes des évènements de la politique mondiale. Limitons-nous à quelques exemples. « L’écrivain B. Shaw, rempli de paradoxes, est très talentueux et plein d’esprit en tant qu’homme de lettres mais absolument sans valeur en tant qu’économiste et dans le domaine politique. » Cette remarque de 1892 garde toute sa pertinence aujourd’hui. Le journaliste bien connu, V. T. Stead, est caractérisé comme « un gars complètement écervelé mais un brillant marchand de chevaux ». A propos de Sydney Webb, Engels remarque brièvement : « ein echter Britischer politician » (« un véritable politicien britannique »). Il utilise là le terme le plus cruel de son vocabulaire.

En janvier 1889, au plus fort de la campagne de Boulanger en France, Engels écrivit : « L’élection de Boulanger amène la situation en France à un seuil critique. Les Radicaux se sont transformés en laquais de l’opportunisme, et ont ainsi littéralement nourri le Boulangisme. » Ces mots sont sidérants de modernité ; il suffit de remplacer « Boulangisme » par « fascisme ».

Engels condamne la théorie de la transformation « évolutionniste » du capitalisme en socialisme comme celle d’une « fraîche et joyeuse “escalade” à partir d’une obscure bestialité vers une société socialiste ». Cette formule satirique préfigure le bilan d’une polémique qui devait éclater des années plus tard.

Dans la même lettre, Engels démonte méthodiquement le discours d’un député social-démocrate, Vollmar, « avec ses garanties abusives et non autorisées que les sociaux-démocrates n’allaient pas rester sur le bas-côté si leur patrie était attaquée, et qu’ils aideraient par conséquent à défendre l’annexion de l’Alsace-Lorraine… » Engels réclama que la direction du parti désavoue publiquement Vollmar. Pendant la Grande Guerre, quand les sociaux-patriotes dépecèrent complètement l’œuvre d’Engels, il ne vint pas à l’esprit de Kautsky de publier ces lignes. Pourquoi s’embêter ? La guerre fournissait assez d’inquiétude comme cela.

Le 1er avril 1895, Engels protesta contre l’utilisation qui était faite de sa préface aux Luttes de classe en France de Marx par l’organe central du parti, le Vorwärts. Par le biais de coupures, l’article est tellement dénaturé, fustige Engels, « que je suis transformé en un vulgaire adorateur de la légalité à tout prix ». Il demande que cette « édition honteuse » soit retirée, quoi qu’il en coûte. Engels, qui à l’époque approchait de son soixante-quinzième anniversaire, n’était évidemment pas encore prêt à renoncer à l’enthousiasme révolutionnaire de sa jeunesse !

Si l’on devait parler de toutes les erreurs d’Engels sur les personnes [4], alors on devrait citer (…) les plus grands dirigeants du socialisme : Victor Adler, Jules Guesde, Eduard Bernstein, Karl Kautsky lui-même et beaucoup d’autres. Tous, sans aucune exception, trahirent ses espérances, après sa mort, naturellement. Mais précisément, ce caractère généralisé de l’« erreur » montre qu’elle ne relève pas de l’appréciation des psychologies individuelles.

En 1884, Engels, se référant à la social-démocratie allemande, qui engrangeait des progrès rapides, écrivait qu’il s’agissait d’un parti « libre de tout philistinisme dans le pays le plus philistin du monde, libre de tout chauvinisme dans le pays le plus saoul de victoire en Europe ». Le cours ultérieur des évènements prouva qu’Engels avait visualisé le cours futur du développement révolutionnaire d’une façon bien trop linéaire. Surtout, il n’anticipa pas le puissant essor capitaliste qui s’enclencha immédiatement après sa mort et qui dura jusqu’à la veille de la guerre impérialiste. Ce fut précisément au cours de ces quinze années de vigueur économique qu’advint la complète dégénérescence opportuniste des milieux dirigeants du mouvement ouvrier. Cette dégénérescence se révéla complètement durant la guerre et, en dernière analyse, elle mena à l’infâme capitulation face au national-socialisme.

D’après Kautsky, Engels, même dans les années 1880, présumait que la révolution allemande « amènerait d’abord la démocratie bourgeoise au pouvoir, et ensuite seulement la social-démocratie ». A contrario, Kautsky aurait anticipé que « l’imminente révolution allemande ne pouvait être que prolétarienne. » Il est remarquable qu’en rappelant cette vieille divergence d’opinions, qui n’est d’ailleurs pas exposée correctement, Kautsky ne soulève même pas la question de ce qu’était vraiment la révolution allemande de 1918. En l’occurrence il aurait dû dire : cette révolution était une révolution prolétarienne ; elle plaçait immédiatement le pouvoir dans les mains de la social-démocratie ; mais cette dernière, avec l’aide de Kautsky lui-même, rendit le pouvoir à la bourgeoisie qui, incapable de le conserver, dut appeler Hitler à l’aide.

La réalité historique est infiniment plus riche en possibilités et en étapes transitoires que ne peuvent l’imaginer les plus grands génies. La valeur des pronostics politiques ne réside pas tant dans leur correspondance exacte avec chaque étape de la réalité que dans leur contribution à distinguer son véritable développement. De ce point de vue, la pensée de Friedrich Engels a remporté sa confrontation au verdict de l’histoire.

Léon Trotsky - Octobre 1935


[1] La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918).

[2] Pour ceux que cela intéresse, nous avons révisé cette version intégrale de l’article.

[3] Il s’agit probablement de cette lettre, qui ne semble pas disponible en ligne en français.

[4] Allusion à l’idée, formulée par Kautsky, selon laquelle Marx et Engels « n’étaient évidemment pas experts pour juger des personnes ».

Ce texte reprend de larges extraits de l’intervention faite au Comité Confédéral National de la CGT de mars 1935 par Alexis Bardin, délégué de l’Union Départementale de l’Isère et par ailleurs militant révolutionnaire. C’est Léon Trotsky, alors en résidence à Domène, près de Grenoble, qui rédigea intégralement l’intervention de son jeune camarade.

L’objet du texte est une critique marxiste du « Plan » – c’est-à-dire du programme – que la direction de la CGT avait proposé, à l’époque, face à la profonde crise du capitalisme français et international. Les arguments que Trotsky y développe, notamment contre le réformisme, sont toujours d’une grande actualité.


Camarades,

 La CGT se donne pour but l’« intensification de la propagande » en faveur du Plan. Nous ne pouvons que nous en féliciter. Le meilleur Plan n’est qu’un chiffon de papier s’il n’a pas de masses militantes derrière lui. Il est à regretter que dans l’année écoulée depuis l’adoption du Plan, on ait fait si peu pour le présenter aux masses et pour gagner celles-ci.

Les Notes à l’usage des propagandistes que nous avons reçues de la CGT depuis des mois insistent sur la nécessité d’un « vigoureux effort de propagande orale poursuivi jusque dans les petits centres ». Je suis sûr que les Unions Départementales pourraient mobiliser des cadres suffisants de propagandistes dévoués. Mais pour que leurs efforts soient vraiment vigoureux et surtout efficaces, il faut qu’elles-mêmes voient clair dans la question. Je dois cependant avouer que les discussions sur le Plan, même dans des cercles assez restreints, révèlent une certaine confusion. Peut-être ne sommes-nous pas suffisamment renseignés, nous autres, gens de province. Alors, le centre doit nous aider. Je veux, pour ma part, profiter de la session du CCN pour poser des questions, exposer quelques doutes, indiquer quelques lacunes et exiger quelques éclaircissements supplémentaires.

Dans cette salle, il y a beaucoup de camarades qui sont trop expérimentés dans la conduite des masses – beaucoup plus encore que moi – pour que je doive insister sur l’idée suivant laquelle la propagande ne peut porter que lorsqu’elle est claire et concrète. C’est pourquoi nous, propagandistes, nous vous demanderons un peu plus de clarté et un peu plus de précision sur le Plan.

Le but du Plan

Dans les différents exposés de la CGT, nous lisons souvent qu’il s’agit de rénovation de l’économie nationale, parfois opposée à la « réorganisation économique et sociale », mais parfois aussi identifiée à celle-ci.

Camarades, il est bien difficile de dire aux ouvriers, aux paysans : « Nous voulons la rénovation de l’économie nationale », alors que tout le monde se sert maintenant de la même expression : les jeunesses patriotes, les démocrates populaires, le Front paysan, parfois même les radicaux, mais surtout M. Flandin, proclament et promettent tous la rénovation et même la réorganisation de l’économie nationale. Il faut que notre Plan se distingue de ceux de l’ennemi de classe par la définition précise de son but. Toutes les rénovations et réorganisations dont je viens de parler veulent rester sur la base capitaliste, c’est-à-dire sauvegarder la propriété privée des moyens de production. Et le plan de la CGT ? S’agit-il de rénover l’économie capitaliste ou de la remplacer par une autre ? J’avoue ne pas avoir trouvé une réponse exacte à cette question. Parfois nous lisons dans les mêmes exposés qu’il s’agit non pas d’une transformation du régime actuel, mais seulement de mesures d’urgence pour pallier la crise. Cependant, nous trouvons aussi cette affirmation que les mesures d’urgence doivent ouvrir la voie à des transformations plus profondes.

Peut-être que tout cela est juste, mais on ne trouve jamais la définition exacte du régime auquel on veut aboutir. De quel ordre doivent être les transformations dites profondes ? S’agit-il seulement – je ne parle qu’hypothétiquement – de transformer une partie du capitalisme privé en capitalisme d’État ? Ou bien voulons-nous remplacer le capitalisme tout entier par un autre régime social ? Lequel ? Quel est notre but final ? C’est étonnant, camarades, mais tous les exposés et même les Notes à l’usage des propagandistes n’en disent absolument rien. Voulons-nous remplacer le capitalisme par le socialisme, par le communisme ou par l’anarchie proudhonienne ? Ou bien voulons-nous tout simplement rajeunir le capitalisme en le réformant et en le modernisant ? Quand je veux me déplacer pour une ou deux stations seulement, je dois savoir où va le train. Même pour des mesures d’urgence, nous avons besoin d’une orientation générale. Quel est l’idéal social de la CGT ? Est-ce le socialisme ? Oui ou non ? Il faut qu’on nous le dise, sinon, comme propagandistes, nous restons tout à fait désarmés devant la masse.

Anarchie ou socialisme ?

Les difficultés ne font que s’aggraver par le fait que nous ne connaissons la doctrine de la CGT et son programme que partiellement et que les Notes à l’usage des propagandistes ne nous indiquent pas la littérature qui pourrait nous renseigner. La seule autorité doctrinale citée par les exposés de la CGT, c’est Proudhon, le théoricien de l’anarchie. C’est lui qui a dit que l’« atelier doit remplacer le gouvernement ». Aspirons-nous, nous aussi, à l’anarchie ? Voulons-nous remplacer l’anarchie capitaliste par l’anarchie toute pure ? Il semble que non, puisque le Plan parle de nationalisation des industries-clés. Nationalisation signifie pratiquement étatisation. Or, si nous avons recours à l’Etat pour centraliser et diriger l’économie, comment pouvons-nous invoquer Proudhon qui réclamait de l’Etat une seule chose : qu’il lui fiche la paix ! Et vraiment l’industrie moderne, les trusts, les cartels, les consortiums, les banques, tout cela dépasse totalement la vision proudhonienne des échanges équitables entre des producteurs indépendants. Pourquoi donc invoquer Proudhon ? Cela ne peut qu’aggraver le désarroi.

Au capitalisme actuel, qui se survit depuis longtemps, nous ne pouvons opposer que le socialisme. Comme propagandiste de notre organisation syndicale, je crois exprimer l’idée de beaucoup de militants en demandant que le Plan de rénovation économique soit dénommé le Plan des mesures transitoires du capitalisme au socialisme.

Alors, avant de prendre place dans le wagon, chaque ouvrier, chaque paysan saura où va le train de la CGT.

Camarades, pour l’efficacité de notre propagande, cette précision est absolument indispensable.

Les propositions du Plan

Le plan de la CGT insiste surtout sur ce fait que le crédit est le levier dirigeant de l’économie. Camarades, je suis loin d’être un spécialiste dans les questions de banque et de crédit. Je veux surtout m’instruire pour pouvoir exposer la question aux ouvriers, mais j’avoue de nouveau ne pas avoir trouvé dans les documents de la CGT les éclaircissements dont j’ai besoin. On y parle de la « nationalisation du crédit » et du « contrôle des banques ». Mais c’est plutôt par exception qu’on parle, dans le même texte, de la « nationalisation des banques ». Est-ce qu’on peut diriger le crédit sans avoir nationalisé les banques ? On ne peut diriger que ce qu’on tient fermement dans ses mains. Voulons-nous nationaliser les banques, oui ou non ? Voulons-nous exproprier les banquiers, oui ou non ? Je suppose que oui. Alors, il faut le dire ouvertement et clairement. Malheureusement, au lieu de le faire, nous trouvons des formules vagues, par exemple : « La banque doit être au service de l’économie et non l’économie au service de la banque ». Un ouvrier m’a demandé de lui expliquer cette phrase nébuleuse. Voyant ma perplexité, il a remarqué : « Mais la banque reste toujours au service de l’économie, comme les trusts, les compagnies de chemin de fer, etc... Ils sont tous au service de l’économie capitaliste pour dépouiller le peuple. » Cette remarque brutale me parait beaucoup plus juste que la formule que j’ai citée plus haut. La banque capitaliste est au service de l’économie capitaliste. Il faudrait donc dire : nous voulons maintenant arracher la banque des mains des exploiteurs capitalistes pour en faire un levier de la transformation sociale, c’est-à-dire de l’édification socialiste. Je voudrais bien voir cette formule claire dans le texte du Plan.

La nationalisation des banques ne pourrait naturellement s’effectuer qu’au détriment de la haute finance. Quant aux petits épargnants, leurs intérêts doivent être non seulement ménagés, mais protégés. Il faut choisir entre les intérêts des requins de la finance et les intérêts des classes moyennes. Notre choix est fait, par l’expropriation des premiers. Nous créerons pour les seconds des conditions beaucoup plus favorables qu’actuellement.

Mais la nationalisation des banques ne suffit pas. Après la nationalisation des banques, il faudra venir à leur unification complète. Toutes les banques particulières doivent être transformées en filiales de la banque nationale. Il n’y a que cette unification qui puisse transformer le système des banques nationalisées en un système de comptabilité et de direction de l’économie nationale.

Contre la dictature du capital financier

Dans les Notes à l’usage des propagandistes, je trouve des données extrêmement précieuses concernant l’organisation de la dictature du capital financier sur notre pays. Se fondant sur une enquête faite en 1932, les Notes affirment ce qui suit : « Pratiquement, on peut dire que 90 personnes contrôlent et dirigent l’économie de notre pays. » Voilà une affirmation précise, et écrasante dans sa précision. Ainsi, le bien-être ou la misère de cent millions d’êtres humains – car il ne faut pas oublier nos malheureuses colonies, saignées plus encore que la métropole par les 90 requins –, le sort de cent millions de personnes dépend d’un signe des doigts de 90 magnats tout-puissants. Ce sont eux qui introduisent le gâchis dans l’économie nationale pour conserver leurs privilèges et leur puissance basés sur la misère et sur le sang. Malheureusement, ni l’exposé du Plan, ni les commentaires n’indiquent ce qu’il faut faire de ces 90 monarques qui nous dirigent. La réponse devrait être nette : il faut les exproprier, il faut les détrôner, il faut rendre au peuple spolié ce qui lui appartient. Ce serait un bon commencement pour la réalisation du Plan. Je propose, au nom de l’Union Départementale de l’Isère, d’inscrire cette mesure dans le texte du Plan. Notre propagande deviendra alors beaucoup plus vigoureuse et beaucoup plus efficace.

La nationalisation de l’industrie

Dans l’exposé du Plan, nous trouvons un paragraphe important sous le titre : « Les Nationalisations industrialisées. » Ce titre paraît bien étrange. On comprend ce que signifie l’industrie nationalisée, mais on reste tout à fait surpris devant la « nationalisation industrialisée ». Permettez-moi de dire que de pareils artifices de terminologie compliquent la tâche du propagandiste, en obscurcissant les choses les plus simples.

Nous nous félicitons en tout cas du fait que la dernière rédaction du Plan pose la thèse suivante : « la nationalisation de certaines industries-clés est nécessaire ». Cependant, le mot « certaines » parait superflu. Nous ne pouvons pas, naturellement, prétendre nationaliser d’un seul coup toutes les industries, les petites, les moyennes, les grandes. Au contraire, pour les petits industriels, pour les artisans comme pour les petits commerçants et les paysans, le régime que nous voulons établir doit comporter la plus grande indulgence. Mais le texte parle explicitement des industries-clés, c’est-à-dire des trusts et des cartels puissants, des congrégations comme le Comité des forges, le Comité des houillères, les Compagnies de chemin de fer, etc. En tant qu’industries-clés, il faut les nationaliser toutes, et pas « certaines » seulement. Il nous semble même, dans l’Isère, qu’il faudrait joindre au Plan la liste de ces industries-clés avec des données précises sur leur capital, leurs dividendes, le nombre des ouvriers qu’elles exploitent et le nombre de chômeurs qu’elles vouent à la misère.

Pour parler au peuple, il faut être concret, il faut nommer les choses par leur nom et donner des chiffres exacts, sinon l’ouvrier et surtout le paysan diront : « Ce n’est pas un plan, mais plutôt le rêve platonique d’un bureau quelconque. »

Conditions d’acquisition

C’est sous ce titre que l’exposé du Plan parle des conditions de la nationalisation des industries-clés et évidemment aussi des banques. Nous sommes habitués à penser que la nationalisation doit se faire au moyen d’expropriations effectuées contre les exploiteurs. Pourtant le Plan parle, non pas de l’expropriation, mais de l’acquisition. Est-ce que cela signifie que l’Etat doit tout simplement acheter aux capitalistes les entreprises créées par le travail des ouvriers ? Il s’avère que oui. A quel prix ? L’exposé nous répond : le prix doit être calculé « sur la valeur réelle au moment du rachat ». Nous apprenons par la suite que « l’amortissement doit être calculé sur une période de quarante ou cinquante ans ». Voilà, camarades, une combinaison financière qui ne sourirait guère ni aux ouvriers ni aux paysans. Comment ? Nous voulons transformer la société et nous commençons par la reconnaissance totale et intégrale de la sacro-sainte propriété capitaliste !

C’est juste ce que le président du Conseil, M. Flandin, a dit récemment au Parlement : « Le capital, c’est du travail accumulé. » Et tous les capitalistes du Parlement ont applaudi à cette formule. Malheureusement, elle n’est pas complète. Il faudrait dire en vérité : « Le capital, c’est du travail d’ouvriers accumulé par leur exploiteur. » C’est ici le moment de citer Proudhon sur la propriété capitaliste. Vous connaissez la formule « La propriété, c’est le vol. » On pourrait dire dans ce sens : « La propriété des 90 magnats qui dirigent la France, c’est du vol accumulé. » Non, nous ne voulons pas racheter ce qu’on a volé au peuple travailleur, nous ne voulons pas endetter le nouveau régime dès le premier jour, alors qu’il aura bien des tâches à résoudre et bien des difficultés à surmonter. Le capitalisme a fait faillite. Il a ruiné la nation. Les dettes des capitalistes envers le peuple dépassent de beaucoup la valeur réelle de leurs entreprises. Non ! Pas de rachat ! Pas de nouvel esclavage ! L’expropriation pure et simple – ou, si vous voulez, la confiscation.

J’espère bien que dans cette assemblée qui représente les opprimés, les exploités, personne n’est animé de sympathie pour les magnats menacés de chômage et de misère. Ils sont d’ailleurs assez prévoyants pour s’assurer de tous côtés et, si vraiment l’un d’entre eux se trouvait sans ressources, l’Etat lui assurerait la même pension qu’aux ouvriers retraités. Nous avons suffisamment de vieillards, de jeunes dans la misère, frappés par la maladie, de chômeurs permanents, de femmes vouées à la prostitution. Pour remédier à toute cette misère humaine, nous aurons bien besoin des sommes que le Plan, trop généreux, est prêt à attribuer aux exploiteurs et à leurs descendants pendant un demi-siècle. Mais cela signifie, camarades, vouloir élever deux nouvelles générations de fainéants ! Non, ce seul paragraphe suffit pour compromettre irréparablement le Plan tout entier aux yeux des masses affamées. Biffez, camarades, ce paragraphe, aussitôt que possible. Voilà encore une proposition de notre UD.

L’abolition du secret commercial

Les Notes à l’usage des propagandistes nous apprennent : « La fraude fiscale est élevée à la hauteur d’une institution. » C’est très bien dit. C’est juste et clair. Mais il ne s’agit pas que de la fraude fiscale. Les affaires Oustric et Stavisky [1] nous ont rappelé que toute l’économie capitaliste est basée, non seulement sur l’exploitation légalisée, mais aussi sur la fraude générale. Pour cacher la fraude aux yeux du peuple, il existe un moyen magnifique qui s’appelle le secret commercial. On prétend qu’il est nécessaire pour la concurrence. C’est un mensonge monstrueux. La loi sur les ententes industrielles, de Flandin, démontre que les capitalistes n’ont plus de secret entre eux. Le soi-disant secret du commerce n’est pas autre chose que la conspiration des gros capitalistes contre les producteurs et les consommateurs. L’abolition du secret commercial doit être la première revendication du prolétariat qui se prépare à diriger l’économie nationale.

A vrai dire, le plan de la CGT n’est pas encore un plan : il ne contient que des directives générales et même peu précises. Un vrai plan économique exige des données concrètes, des chiffres, des diagrammes. Nous sommes naturellement bien loin de cela. La première condition pour une première esquisse du Plan consiste à mettre en évidence tout ce que la nation possède en forces productives, matérielles et humaines, en matières premières, etc. Il faut connaître le vrai prix de revient, comme les « faux frais » de la fraude capitaliste. Et pour cela, il faut abolir une fois pour toutes le complot des fraudeurs qui se nomme le secret commercial.

Le contrôle ouvrier

Le Plan parle, quoique très brièvement, du contrôle ouvrier. Nous sommes, dans l’Isère, résolument partisans du contrôle ouvrier. On rencontre souvent cette objection : « Le contrôle ne nous suffit pas. Nous voulons la nationalisation et la direction ouvrière ». Cependant, nous n’opposons nullement ces deux mots d’ordre l’un à l’autre. Pour que les ouvriers prennent la gestion de l’industrie – ce qui est absolument nécessaire aussitôt que possible pour le salut de la civilisation –, il faut revendiquer immédiatement le contrôle ouvrier, comme aussi le contrôle paysan sur certaines banques, sur les trusts d’engrais, de la meunerie, etc.

Pour que la nationalisation s’opère, non pas bureaucratiquement, mais révolutionnairement, il faut que les ouvriers y participent à chaque étape. Il faut qu’ils s’y préparent dès maintenant. Il faut qu’ils interviennent dès maintenant dans la gestion de l’industrie et de l’économie tout entière sous la forme du contrôle ouvrier, en commençant par leur usine. Le Plan, qui envisage ce contrôle sous la forme de collaboration de classes, en mettant la représentation ouvrière en minorité devant la bourgeoisie (voir les « conseils d’industrie »), prescrit par surcroît que le délégué de chaque catégorie de producteurs doit être nommé par l’« organisation professionnelle ». Nous ne pouvons pas nous faire à cette proposition. Nos syndicats n’englobent malheureusement qu’un douzième ou un quinzième du salariat ; le syndicat n’est pas un but en soi, sa mission est au contraire d’entraîner dans la gestion des affaires publiques toute la masse travailleuse.

La grève sera profitable aux ouvriers, syndiqués ou non, seulement à la condition que l’avant-garde syndicale entraîne la masse entière dans l’action. Pour l’efficacité du contrôle ouvrier, la même condition est primordiale. C’est pourquoi le comité de contrôle dans chaque usine ne doit pas être composé seulement des délégués du syndicat, c’est-à-dire du quinzième des ouvriers. Non, il doit être élu par tous les ouvriers de l’usine, sous la direction du syndicat. Ce serait là le vrai commencement de la démocratie ouvrière libre et honnête, par opposition à la démocratie bourgeoise corrompue jusqu’à la moelle.

La semaine de quarante heures

Le Plan réclame l’application de la semaine de quarante heures sans diminution des salaires. Voilà un mot d’ordre indiscutable. Mais nous savons trop bien que la classe dirigeante et son Etat se tournent dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’ils veulent abaisser les salaires sans diminuer le nombre des heures de travail. Quels sont donc nos moyens pour aboutir à la semaine de quarante heures ? Les Notes à l’usage des propagandistes nous apprennent qu’« une action a été engagée pour l’aboutissement d’une convention internationale », et continuent : « Il se peut qu’elle aboutisse prochainement. » Il se peut.... ce n’est pas bien précis et, étant donné la situation économique et politique internationale, nous sommes plutôt enclins à conclure : il ne se peut pas. Si nous nous trompons, notre représentant à Genève corrigera notre pessimisme. Jusqu’à nouvel ordre, les chômeurs de Grenoble – et nous en avons ! – n’attendent pas grand-chose des ententes genevoises.

Et qu’est-ce qu’on nous propose, à part l’espoir de l’aboutissement prochain d’une convention diplomatique ? Les Notes poursuivent : « La propagande doit être poursuivie dans le pays pour faire comprendre la portée sociale de cette revendication ouvrière ». Simplement pour « faire comprendre » ? Mais tous les ouvriers, même les plus simples, comprennent très bien l’avantage de la semaine de quarante heures sans diminution de salaire. Ce qu’ils attendent de la CGT, c’est l’indication des moyens par lesquels on peut aboutir à la réalisation de ce mot d’ordre. Mais c’est ici précisément que commence la grande lacune du Plan : il fait des propositions, il émet des suggestions, il formule des mots d’ordre, mais il se tait totalement sur les moyens de leur réalisation.

La question paysanne

Cependant, avant de passer à la question des moyens de réalisation du Plan, il faut nous arrêter sur une question d’une gravité exceptionnelle : la question paysanne. Tout le monde en parle, tout le monde proclame la nécessité d’améliorer la situation des paysans, mais il y a beaucoup de malins qui voudraient préparer pour les paysans une omelette sans casser les œufs du grand capital. Cette méthode ne peut être la nôtre.

Commentant le Plan, les Notes à l’usage des propagandistes disent : « Il faut libérer les paysans de la double étreinte : trusts des engrais au départ, consortium des grands moulins et de la meunerie à l’arrivée. »

Il est bien de dire : « Il faut libérer les paysans », mais vous savez bien que le paysan n’aime pas les formules vagues et platoniques. Et il a diablement raison. « Il faut libérer ». Mais comment ? Voici la seule réponse possible : il faut exproprier et nationaliser les trusts des engrais et la grande meunerie, et les mettre vraiment au service des agriculteurs et des consommateurs. On ne peut pas aider les paysans sans porter atteinte aux intérêts du grand capital.

Le Plan parle de la « réorganisation générale de la production agricole », mais il ne précise ni le sens de cette réorganisation, ni ses moyens. L’idée d’exproprier les paysans ou de les forcer par la violence à se mettre sur la voie de la production socialiste est si absurde qu’elle ne vaut pas la peine d’être critiquée. Personne d’ailleurs ne propose de telles mesures. C’est la paysannerie elle ?même qui doit choisir la voie de son salut. Le prolétariat assurera à ce qu’auront choisi les paysans son appui sincère et efficace. Les coopératives paysannes sont les moyens les plus importants pour permettre la libération de l’économie agricole des cloisons trop étroites de la parcelle. Les commentaires du Plan disent : « Les coopératives paysannes de production de stockage et de vente doivent être encouragées et aidées ». Malheureusement, on ne nous dit pas par qui et comment elles doivent être encouragées et aidées. Nous retrouvons à chaque étape la même lacune. Les revendications du Plan ont souvent l’air de lettres sans adresse.

Sous quel régime politique ?

Qui est-ce qui nationalisera les banques, les industries-clés, viendra en aide aux paysans, introduira la semaine de quarante heures – en un mot, appliquera le programme de la CGT ? Qui, et comment ? Cette question, camarades, est décisive. Si elle reste sans réponse, le Plan tout entier reste suspendu en l’air.

C’est dans le paragraphe sur les « Nationalisations industrialisées » que nous trouvons en passant une réponse indirecte et tout à fait étonnante à la question qui nous intéresse. Voilà comment l’objectif même du Plan est défini dans ce paragraphe : « Il s’agit d’établir ( ... ) les modalités techniques d’un programme qui puissent être applicables indépendamment du régime politique. » On se frotte involontairement les yeux une ou deux fois en lisant cette formule invraisemblable. Ainsi, le plan qui doit être dirigé contre les banquiers, les magnats des trusts, contre les 90 dictateurs de la France et des colonies, le plan qui doit sauver les ouvriers, les paysans, les artisans, les petits commerçants, les employés et les petits fonctionnaires, ce plan serait indépendant du régime politique ? Autrement dit, le gouvernail de l’Etat peut rester, comme il l’est actuellement, dans les mains des exploiteurs, des oppresseurs, des affameurs du peuple, n’importe, la CGT présente à ce gouvernement son plan de rénovation économique ? Disons-le franchement et ouvertement, cette prétendue indépendance du Plan à l’égard du régime politique annihile totalement sa valeur réelle en le plaçant en dehors de la réalité sociale.

Qui détient le pouvoir ?

Ce ne sont naturellement pas les formes constitutionnelles ou bureaucratiques du régime étatique qui nous intéressent en ce moment. Mais il y a une question qui domine toutes les autres, c’est celle-ci : quelle est la classe qui détient le pouvoir ? Pour transformer la société féodale en société capitaliste, il a fallu que la bourgeoisie arrache par la violence le pouvoir des mains de la monarchie, de la noblesse, et du clergé. Le Tiers Etat a très bien compris que son plan de « rénovation économique et sociale » exigeait un régime adéquat. Et de même que la bourgeoisie consciente n’a pas chargé Louis Capet d’abolir le régime médiéval, le prolétariat ne peut charger ni Flandin, ni Herriot, ni d’autres chefs de la bourgeoisie d’appliquer le plan qui doit aboutir à l’expropriation de la bourgeoisie elle-même. Celui qui détient le pouvoir décide des formes de la propriété, et toute la réforme se réduit en dernière analyse à l’abolition de la propriété privée et à l’instauration de la propriété collective ou socialiste des moyens de production. Celui qui croit que la bourgeoisie est capable de s’exproprier elle-même est peut-être un excellent poète, mais je ne lui confierai pas, pour ma part, la caisse du moindre syndicat, parce qu’il vit dans le domaine des rêves et que nous voulons, nous, rester dans la réalité.

Il faut le dire carrément : seul un gouvernement révolutionnaire, celui des ouvriers et des paysans, prêt à la lutte implacable contre tous les exploiteurs, peut appliquer le Plan, le compléter, le développer et le dépasser dans la voie du socialisme. Cela signifie pour le prolétariat : conquérir le pouvoir.

La lutte des classes ou leur collaboration

A qui s’adresse le Plan ? Aux possédants pour les attendrir ou aux dépossédés pour les dresser contre l’oppression ? Nous autres, propagandistes, devons tout de même savoir à qui nous nous adressons et sur quel ton. Ni le Plan, ni les commentaires ne nous instruisent là-dessus. L’exposé officiel nous dit que le plan lancé par la CGT doit être « favorablement accueilli du grand public ». Je vous demande, camarades, et je me demande à moi ?même : qu’est-ce que cela veut dire, le grand public ? Ce n’est pas, je suppose, le public des grands boulevards. Dans le mouvement syndical, dans la lutte sociale, nous nous sommes habitués à discerner avant tout les classes : le prolétariat, la bourgeoisie, les différentes couches de la petite bourgeoisie. Nous espérons bien que le prolétariat et les couches inférieures de la petite bourgeoisie accepteront favorablement le Plan, à condition qu’il soit mis au point, épuré des équivoques et présenté aux masses comme un programme de lutte. Mais les ouvriers et les paysans pauvres, ce n’est pas le grand public. Veut-on dire par exemple que c’est la grosse bourgeoisie qui doit accepter le plan de la CGT ? Non, évidemment, on ne veut pas se moquer de nous. ConsultonsLe Temps. Il y a quelques semaines, ce journal qui représente bien les 90 magnats du capital, c’est-à-dire l’oligarchie dirigeante, protestait véhémentement contre toute participation des syndicats ouvriers aux corporations industrielles. Je vous cite deux phrases qui valent des volumes : « La paix sociale a été obtenue sous l’Ancien régime au prix de l’interdiction de toute association ouvrière ». Voilà la grosse bourgeoisie aux abois qui cherche maintenant son inspiration dans l’Ancien régime ! Et puis le même article dit : « Le corporatisme signifie ici le syndicalisme ». Le Temps nous démontre ainsi chaque jour que la classe dirigeante, non seulement ne se prépare pas à faire des concessions dans le sens du plan de la CGT, mais au contraire qu’elle envisage la possibilité d’écraser la CGT elle-même.

Jaurès a très bien dit que Le Temps, c’est la bourgeoisie faite journal. Avec cette bourgeoisie qui s’inspire maintenant de l’Ancien régime pour interdire toute association ouvrière, la collaboration est-elle possible ? Poser cette question, c’est y répondre. Il ne reste que la lutte implacable, et jusqu’au bout.

Le principal défaut du Plan

Les observations, les critiques et les suggestions que je présente ici au nom de notre Union Départementale sont déjà assez volumineuses et je suis malheureusement loin d’avoir épuisé les questions même les plus importantes. Aussi est-il d’autant plus nécessaire d’indiquer le défaut fondamental du Plan : ses auteurs veulent se placer au-dessus des classes, c’est-à-dire en dehors de la réalité. Ils parlent du grand public, alors qu’ils veulent gagner tout le monde. Ils veulent nationaliser les banques, mais sans préjudice pour la haute finance. Ils veulent nationaliser les trusts en assurant luxueusement le parasitisme de trois générations de la grosse bourgeoisie. Ils veulent venir en aide aux paysans sans porter atteinte aux intérêts des propriétaires des trusts d’engrais et de la grosse meunerie. Ils veulent aussi évidemment gagner tous les régimes politiques possibles, puisqu’ils déclarent leur plan neutre envers les partis et même les régimes politiques. Il me semble même que des expressions recherchées et incompréhensibles comme les « nationalisations industrialisées », etc., sont choisies pour ne pas effaroucher les oreilles délicates des magnats des trusts.

Ce procédé n’est pas seulement inutile, il est dangereux ; il n’est pas seulement dangereux, il est néfaste. Qui veut trop embrasser mal étreint ou emporte peu. Nous ne gagnerons pas la bourgeoisie, elle a une conscience inébranlable, elle se moque de nos conseils, elle s’apprête à nous écraser. Plus nous sommes doux, conciliants et obséquieux envers la bourgeoisie, moins elle nous estime et plus elle devient intransigeante et arrogante. Cette leçon se dégage, il me semble, de toute l’histoire de la lutte des classes.

D’autre part, en poursuivant de nos sollicitations le prétendu grand public et en faisant concession sur concession pour adoucir l’idole capitaliste, nous risquons de mécontenter les déshérités qui commencent déjà à se dire : « Ce sont les conseillers des classes possédantes et non pas les chefs des classes opprimées. » Nous ne gagneront jamais le cœur de l’ennemi de classe, mais nous risquons de perdre définitivement la confiance de notre propre classe. C’est la méconnaissance de cette règle fondamentale qui constitue le principal défaut du Plan. Il faut le remanier, il faut s’adresser directement aux salariés et aux exploités, il faut tenir un langage clair et ferme, il faut transformer le Plan en un programme d’action du prolétariat tout entier.

Le Front unique du prolétariat

Les Notes pour les propagandistes nous recommandent de « cristalliser toutes les bonnes volontés ». C’est vague. Où faut-il les chercher ? Nous connaissons les classes et leurs organisations, mais nous connaissons surtout la mauvaise volonté de la bourgeoisie. Pour la briser, il faut lui opposer la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière. Quant aux classes moyennes, elles ne mettront leur confiance dans le prolétariat que si celui-ci démontre par son action sa confiance en lui-même.

Il est absurde et même criminel de chercher les bonnes volontés dans la bourgeoisie en brisant et en paralysant la bonne volonté révolutionnaire du prolétariat. Il nous faut, coûte que coûte, le Front unique de notre classe. L’unité syndicale en premier lieu, l’unité d’action de toutes les organisations ouvrières, syndicales, politiques, coopératives, éducatives et sportives avec un but précis : l’application du plan de nationalisation ou de socialisation par la conquête du pouvoir.

Il faut mobiliser tous les vrais militants ouvriers pour une campagne vigoureuse dans le pays. Il faut que les paysans, dans les plus lointains hameaux, se convainquent que le prolétariat s’apprête cette fois sérieusement à renverser la bourgeoisie, à prendre le pouvoir dans ses mains pour transformer notre pays, pour le rendre enfin habitable pour le peuple travailleur.

Ou bien le plan sera transformé en un plan de conquête du pouvoir par le prolétariat pour l’instauration d’un gouvernement ouvrier et paysan, ou bien il sera enregistré par le peuple comme nul et non opérant. L’UD de l’Isère est pour l’action révolutionnaire. Si vous faites appel à nous dans ce sens, nous vous répondrons : « Présent » !


[1] La faillite de la banque Oustric, en 1926, entraîna un scandale dans lequel furent compromis plusieurs parlementaires. Le ministre des finances Raoul Péret, traduit en Haute-Cour, fut acquitté. Quant au scandale Stavisky, découvert en décembre 1933, on sait qu’il rejaillit lui aussi sur les milieux parlementaires, fournissant aux Ligues fascistes, au début de 1934, la matière de leurs attaques contre la corruption du parlementarisme.

Rédigé fin 1899. Publié pour la première fois en 1924 dans le n° 8-9 de la revue Prolétarskaïa Révoloutsia.


Ces dernières années, les grèves ouvrières sont devenues extrêmement fréquentes en Russie. Il n’est pas de province industrielle, désormais, où il ne s’en soit produit plusieurs. Dans les grandes villes, elles éclatent sans discontinuer. On conçoit donc que les ouvriers conscients aussi bien que les socialistes se demandent de plus en plus souvent quelle est la signification des grèves, comment les conduire et quelles sont les tâches des socialistes qui participent à ces grèves.

Nous voulons essayer d’exposer quelques-unes de nos idées sur ces questions. Dans un premier article, nous nous proposons d’étudier la signification des grèves dans le mouvement ouvrier en général ; dans un deuxième, nous parlerons des lois russes contre les grèves et, dans un troisième, nous dirons comment les grèves ont été et sont conduites en Russie et quelle doit être l’attitude des ouvriers conscients à leur égard [1].

***

Il faut tout d’abord se poser une question : comment s’expliquent l’apparition des grèves et leur extension ? Quiconque se remémore tous les cas de grèves qu’il peut connaître par son expérience personnelle, par les récits d’autres personnes ou par les journaux, constatera d’emblée que les grèves apparaissent et s’étendent là où apparaissent et s’étendent les grandes fabriques. Parmi les très grandes fabriques qui emploient des centaines (et parfois des milliers) d’ouvriers, on n’en trouvera guère une seule où il ne se soit produit des grèves ouvrières. Quand les grandes fabriques et usines étaient peu nombreuses en Russie, les grèves étaient également peu nombreuses, mais, depuis que les grandes fabriques se multiplient rapidement, tant dans les vieilles localités industrielles que dans des villes et bourgades nouvelles, les grèves se font de plus en plus fréquentes. D’où vient que la grande production industrielle conduise toujours à des grèves ? Cela vient de ce que le capitalisme conduit nécessairement à la lutte des ouvriers contre les patrons et, quand on passe au stade de la grande production, cette lutte affecte nécessairement la forme de grèves.

Expliquons-nous.

On appelle capitalisme une organisation de la société où la terre, les fabriques, l’outillage, etc., appartiennent à un petit nombre de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, tandis que la masse du peuple ne possède rien ou presque rien en propre et doit, par conséquent, chercher de l’embauche. Les grands propriétaires fonciers et les patrons de fabrique embauchent les ouvriers et leur font fabriquer tel ou tel produit qu’ils vendent sur le marché. Ce faisant, les patrons se contentent de payer aux ouvriers un salaire qui leur permet à peine de subsister avec leurs familles ; tout ce que l’ouvrier produit au-delà de cette quantité de produits, le patron l’empoche, cela constitue son profit. Ainsi, en régime d’économie capitaliste, la masse du peuple effectue un travail salarié pour autrui, elle travaille non pas pour elle-même, mais pour des patrons contre un salaire. On conçoit que les patrons s’efforcent toujours de diminuer le salaire : moins ils donneront aux ouvriers, et plus il leur restera de profit. Quant aux ouvriers, ils s’efforcent d’obtenir le salaire le plus élevé possible, pour procurer à l’ensemble de leur famille une nourriture saine et abondante, pour vivre dans un bon logement, pour ne pas être vêtus de loques, mais s’habiller comme tout le monde. Ainsi, entre patrons et ouvriers, il y a une lutte incessante à propos du salaire : le patron est libre d’embaucher qui bon lui semble, et il cherche l’ouvrier le moins cher. L’ouvrier est libre de s’embaucher chez le patron de son choix, et il cherche le plus cher, celui qui paie davantage. Que l’ouvrier travaille à la campagne ou à la ville, qu’il s’embauche chez un grand propriétaire foncier, un paysan riche, un entrepreneur ou dans une fabrique, il marchande toujours avec le patron, il est aux prises avec lui au sujet de son salaire.

Mais l’ouvrier isolé peut-il soutenir cette lutte ? Le nombre des ouvriers s’accroît sans cesse : les paysans ruinés désertent les campagnes et fuient vers les villes et vers les fabriques. Les grands propriétaires fonciers et les patrons de fabrique introduisent des machines, qui enlèvent le travail aux ouvriers. Les chômeurs se multiplient dans les villes et les mendiants dans les campagnes ; les affamés font de plus en plus baisser les salaires. Il devient impossible à l’ouvrier de lutter isolément contre le patron. Réclame-t-il un bon salaire ou refuse-t-il d’accepter une réduction de sa paie, le patron lui répond : va-t’en d’ici, il ne manque pas d’affamés à ma porte, qui seront trop heureux de travailler même pour un bas salaire.

Quand la misère du peuple en arrive au point que dans les villes et dans les campagnes il y a en permanence des masses de chômeurs, que les propriétaires de fabrique accumulent d’immenses richesses et que les petits patrons sont évincés par les millionnaires, alors l’ouvrier isolé se trouve totalement impuissant devant le capitaliste. Celui-ci peut l’écraser tout à fait, l’éreinter jusqu’à ce que mort s’ensuive par un travail de forçat, et non seulement lui, mais aussi sa femme et ses enfants. En effet, prenez les branches de production où les ouvriers n’ont pas encore obtenu la protection de la loi et où ils ne peuvent opposer de résistance aux capitalistes : vous y verrez une journée de travail démesurément longue, qui va jusqu’à 17 et 19 heures ; vous y verrez des enfants de 5 à 6 ans s’épuisant à la tâche ; vous y verrez une génération d’ouvriers constamment affamés et mourant peu à peu d’inanition. Exemple : les ouvriers qui travaillent à domicile pour le compte des capitalistes ; du reste, tout ouvrier évoquera encore quantité d’autres exemples ! Même à l’époque de l’esclavage et du servage les travailleurs n’ont jamais connu une oppression aussi effroyable que celle que les capitalistes parviennent à faire peser lorsque les ouvriers ne peuvent leur opposer de résistance, lorsqu’ils ne peuvent arracher des lois limitant l’arbitraire des patrons.

C’est pour ne pas se laisser réduire à cette extrémité que les ouvriers engagent une lutte farouche. Voyant qu’en agissant isolément, chacun d’eux est totalement impuissant et risque de succomber sous le joug du capital, ils en viennent à se dresser tous ensemble contre leurs patrons. Des grèves ouvrières éclatent. Il arrive souvent qu’au début les ouvriers ne sachent même pas ce qu’ils veulent obtenir, qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui les fait agir ainsi : ils brisent les machines, sans plus, ou détruisent les fabriques. Ils veulent seulement faire sentir aux patrons des fabriques qu’ils sont révoltés, ils font l’essai de leurs forces conjuguées pour sortir d’une situation intolérable, sans savoir encore au juste pourquoi leur situation est si désespérée et vers quoi ils doivent orienter leurs efforts.

Dans tous les pays, l’indignation ouvrière s’est manifestée à l’origine par des soulèvements isolés – des émeutes, comme disent chez nous les patrons et la police. Dans tous les pays, ces soulèvements isolés ont engendré, d’une part, des grèves plus ou moins pacifiques et, d’autre part, une lutte générale de la classe ouvrière pour son émancipation.

Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) dans la lutte de la classe ouvrière ? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. Si, comme nous l’avons vu, le salaire de l’ouvrier est déterminé par un contrat entre celui-ci et le patron et si en l’occurrence l’ouvrier isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu’ils doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, en effet, il n’est pas un seul pays à régime capitaliste où il n’y ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d’Europe et en Amérique, les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément, et ils ne peuvent résister au patronat qu’en agissant tous ensemble, soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands, et plus devient impérieuse la nécessité d’une résistance commune des ouvriers, car le chômage s’aggrave, la concurrence devient plus âpre entre les capitalistes qui s’efforcent de produire leurs marchandises au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient payés le moins cher possible), les fluctuations dans l’industrie s’accentuent et les crises deviennent plus violentes [2].

Lorsque l’industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les ouvriers ; mais en période de crise, ils cherchent à faire supporter les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d’Europe que la loi ne les y interdit pas, c’est seulement en Russie que subsistent des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois sur ces lois et leur application).

Mais les grèves, qui relèvent de la nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société. Lorsque les riches capitalistes ont en face d’eux des ouvriers isolés et nécessiteux, c’est pour ces derniers l’asservissement total. La situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses, s’ils ne trouvent pas des ouvriers acceptant d’appliquer leur travail à l’outillage et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au profit d’autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu’ils formulent en commun leurs revendications et refusent d’obéir à ceux qui ont le sac bien garni, ils cessent d’être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à enrichir une poignée de parasites, mais permette aux travailleurs de vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, mais comme l’entendent les travailleurs eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux capitalistes, c’est parce qu’elles commencent à ébranler leur domination. « Tous les rouages s’arrêteront si ton bras puissant le veut », dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. En effet : les fabriques, les usines, les grandes exploitations foncières, les machines, les chemins de fer, etc., etc., sont pour ainsi dire les rouages d’un immense mécanisme qui extrait des produits de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires et les livre à l’endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par l’ouvrier, qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme menace de s’arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres, mais les ouvriers, qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n’est pas désespérée, qu’ils ne sont pas seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur les grévistes, que sur les ouvriers des fabriques voisines, ou situées à proximité, ou faisant partie d’une branche d’industrie similaire. En temps ordinaire, en temps de paix, l’ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu’ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l’ouvrier une foule de privations, et de privations si effroyables qu’elles ne peuvent se comparer qu’aux calamités de la guerre : la faim au foyer, la perte du salaire, bien souvent l’arrestation, l’expulsion de la ville qu’il habite de longue date et où il a son travail. Et malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la lutte. « Ceux qui supportent tant de misères pour briser la résistance d’un seul bourgeois, sauront aussi briser la force de la bourgeoisie tout entière » [3], a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu’une seule fabrique se mette en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d’autres fabriques. Tant est grande l’influence morale des grèves, tant est contagieux pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, cessent d’être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l’idée du socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s’affranchir du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu’avant une grève importante les ouvriers d’une fabrique, d’une industrie, d’une ville donnée ne sachent presque rien du socialisme et n’y pensent guère et qu’après la grève les cercles et les associations se multiplient parmi eux, tandis qu’un nombre sans cesse grandissant d’ouvriers devenaient socialistes.

La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches, mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu’un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d’ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l’ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s’emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d’un coup, tout ce mensonge, elle montre aux ouvriers que leur « bienfaiteur » est un loup déguisé en mouton.

Mais la grève n’ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s’efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s’efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L’ouvrier ne connaît pas les lois, il n’a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d’un rang supérieur, et c’est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu’éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. 

Les ouvriers apprennent qu’ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers, mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d’une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu’à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s’enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c’est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu’il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L’ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l’intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l’intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu’on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c’est pourquoi il les craint tant et s’efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n’est pas sans raison qu’un ministre de l’Intérieur allemand [4], qui s’est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple : « Derrière chaque grève se profile l’hydre [le monstre] de la révolution » ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple.

Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s’unir ; elles leur montrent que c’est seulement en unissant leurs efforts qu’ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C’est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves « l’école de guerre », une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis, afin d’affranchir l’ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.

Mais « l’école de guerre », ce n’est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent largement parmi les ouvriers, certains d’entre eux (et quelques socialistes) en viennent à s’imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son émancipation. Voyant la force que représentent l’union des ouvriers et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu’il suffirait aux ouvriers d’organiser une grève générale s’étendant à l’ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement tout ce qu’ils désirent. Cette opinion a été également celle d’ouvriers d’autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n’en était qu’à ses débuts et manquait tout à fait d’expérience. Mais cette opinion est fausse. Les grèves sont un des moyens de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement, mais non le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur les autres moyens de lutte, ils ralentiront par là la croissance et les progrès de la classe ouvrière. En effet, pour assurer le succès des grèves, il faut des caisses afin de faire vivre les ouvriers pendant la durée du mouvement. Ces caisses, les ouvriers en organisent dans tous les pays (généralement dans le cadre d’une industrie donnée, d’une profession ou d’un atelier) ; mais chez nous, en Russie, la chose est extrêmement difficile, car la police les traque, confisque l’argent et emprisonne les ouvriers. Il va de soi que les ouvriers savent aussi déjouer la police, que la création de ces caisses est utile et nous n’entendons pas la déconseiller aux ouvriers. Mais on ne peut espérer que ces caisses ouvrières, interdites par la loi, puissent attirer beaucoup de membres ; or, avec un nombre restreint d’adhérents, elles ne seront pas d’une très grande utilité. Ensuite, même dans les pays où les associations ouvrières existent librement et disposent de fonds très importants, même dans ces pays la classe ouvrière ne saurait se borner à lutter uniquement par des grèves.

Il suffit d’un arrêt des affaires dans l’industrie (d’une crise comme celle qui se dessine actuellement en Russie) pour que les patrons des fabriques provoquent eux-mêmes des grèves, parce qu’ils ont parfois intérêt à faire cesser momentanément le travail, à ruiner les caisses ouvrières. Aussi les ouvriers ne peuvent-ils se borner exclusivement aux grèves et aux formes d’organisation qu’elles impliquent. En deuxième lieu, les grèves n’aboutissent que là où les ouvriers sont déjà assez conscients, où ils savent choisir le moment propice, formuler leurs revendications, où ils sont en liaison avec les socialistes pour se procurer ainsi des tracts et des brochures. Or ces ouvriers sont encore peu nombreux en Russie et il est indispensable de tout faire pour en augmenter le nombre, pour initier la masse des ouvriers à la cause ouvrière, pour les initier au socialisme et à la lutte ouvrière. Cette tâche doit être assumée en commun par les socialistes et les ouvriers conscients, qui forment à cet effet un parti ouvrier socialiste. En troisième lieu, les grèves montrent aux ouvriers, nous l’avons vu, que le gouvernement est leur ennemi, qu’il faut lutter contre lui.

Et, dans tous les pays, les grèves ont en effet appris progressivement à la classe ouvrière à lutter contre les gouvernements pour les droits des ouvriers et du peuple tout entier. Ainsi que nous venons de le dire, seul un parti ouvrier socialiste peut mener cette lutte, en diffusant parmi les ouvriers des notions justes sur le gouvernement et sur la cause ouvrière. Nous parlerons plus spécialement une autre fois de la façon dont les grèves sont menées chez nous, en Russie, et de l’usage que doivent en faire les ouvriers conscients. Pour le moment, il nous faut souligner que les grèves, comme on l’a dit ci-dessus, sont « l’école de guerre » et non la guerre elle-même, qu’elles sont seulement un des moyens de la lutte, une des formes du mouvement ouvrier. Des grèves isolées les ouvriers peuvent et doivent passer et passent effectivement dans tous les pays à la lutte de la classe ouvrière tout entière pour l’émancipation de tous les travailleurs.

Lorsque tous les ouvriers conscients deviennent des socialistes, c’est-à-dire aspirent à cette émancipation, lorsqu’ils s’unissent à travers tout le pays pour propager le socialisme parmi les ouvriers, pour enseigner aux ouvriers tous les procédés de lutte contre leurs ennemis, lorsqu’ils forment un parti ouvrier socialiste luttant pour libérer tout le peuple du joug du gouvernement et pour libérer tous les travailleurs du joug du capital, alors seulement la classe ouvrière adhère sans réserve au grand mouvement des ouvriers de tous les pays, qui rassemble tous les ouvriers et arbore le drapeau rouge avec ces mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »


[1] L’article « A propos des grèves » a été écrit à la fin de 1899 par Lénine, alors en relégation en Sibérie, pour la Rabotchaïa Gazéta. L’article devait avoir trois parties, comme Lénine l’indique dans son préambule. On ne possède que la première partie, recopiée de la main de N. K. Kroupskaïa, et on n’a pu établir si les deux autres parties avaient été rédigées. (N. Ed.)

[2] Des crises dans l’industrie et de leur signification pour les ouvriers nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l’instant, nous nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires ont très bien marché pour l’industrie russe, elle a « prospéré » ; mais aujourd’hui (fin 1899), des symptômes évidents montrent que cette « prospérité » va aboutir à une crise : à des difficultés dans l’écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.). (Note de Lénine.)

[3] F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)

[4] Il s’agit du ministre de l’Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. Ed.)

 

Le 20 août 1940, à Mexico, un agent de Staline assassinait lâchement Léon Trotsky. A l’époque, ce dernier travaillait justement à la rédaction d’une biographie de Staline. Dans les décennies qui suivirent, toutes les éditions de ce chef d’œuvre inachevé furent très insatisfaisantes. Mais en 2016, au terme de dix années de travail, la Tendance Marxiste Internationale (TMI) a publié – d’abord en anglais – la version de Staline la plus complète et, sans doute, la plus proche des intentions de son auteur.

Les éditions Syllepse viennent de publier en français cette version établie par la TMI. Vous pouvez nous la commander en ligne (30 euros + frais de port). Ceux qui habitent Paris ou ses environs pourront aussi se procurer le livre lors de notre Fête rouge, le 6 novembre prochain, au CICP (21 ter rue Voltaire, Paris 11e). Une présentation du livre aura lieu à 19 h.

Chef de la bureaucratie soviétique

Comment Staline, qui fut d’abord un révolutionnaire, est-il devenu le tyran que l’on sait ? Certains éléments de sa vie personnelle, à commencer par son enfance, peuvent expliquer ses tendances à la cruauté et au sadisme. Mais cela ne suffit pas. Tous les enfants battus ne deviennent pas des dictateurs. Pour qu’une telle transformation se produise, il faut un contexte historique exceptionnel – en l’occurrence, le reflux du mouvement révolutionnaire après la révolution russe de 1917.

L’épuisement des masses et l’isolement de cette révolution, dans un contexte de pauvreté et d’arriération extrêmes, déterminèrent la formation d’une bureaucratie privilégiée. Or celle-ci avait besoin d’un dirigeant pour légitimer sa domination et défendre ses intérêts. Elle le trouva en Joseph Djougachvili, alias Staline. Comme l’explique Trotsky, une phase contre-révolutionnaire requiert des conformistes et des opportunistes, des esprits étroits, à leur aise dans un contexte de démoralisation. Staline était le candidat idéal de la bureaucratie soviétique. Ses aptitudes, bien réelles au demeurant – volonté de fer, grand talent pour manipuler, manœuvrer et intriguer – lui permirent de surclasser tous ses concurrents.

Trotsky suit pas à pas l’évolution de Staline, depuis son enfance jusqu’au sommet du pouvoir. Le résultat est magistral. Comme les derniers écrits de Marx, Engels et Lénine, les derniers écrits de Trotsky sont d’une qualité exceptionnelle. Ils sont le fruit d’un esprit mature et riche de l’expérience de toute une vie.

La nouvelle édition

Personne ne pourra jamais prétendre publier la version définitive de Staline. Mais la TMI peut affirmer avoir établi la version la plus complète et la plus fidèle aux idées de son auteur. En effet, les précédentes éditions comportaient deux types de défauts : 1) elles avaient exclu une grande quantité du matériel rédigé par Trotsky, que nous avons intégré à notre version ; 2) elles comportaient des « insertions » rédigées par le traducteur qui, trop souvent, étaient en contradiction avec les idées de Trotsky. Nous avons écarté la plupart de ces passages.

Notre version contient environ 30 % de texte en plus que les précédentes. Aux éditions Syllepse, le livre compte 1005 pages, annexes comprises. Pour vous le procurer, commandez-le en ligne ou envoyez-nous vos coordonnées postales et un chèque de 38,5 euros (ordre : « Révolution ») à :

Révolution – BP 90186
75864 Paris Cedex 18

Voici un véritable programme politique et économique, rédigé à la veille de la révolution d’Octobre. Lénine l’écrivit mi-septembre, de son exil en Finlande. Il fut publié en octobre sous forme de brochure.

Dans ce classique du marxisme, Lénine décrit d’abord la grave crise économique qui frappait la Russie, résultat de l’activité prédatrice de la bourgeoise, de la complète inactivité des partis réformistes et de la poursuite de la guerre impérialiste. Le pays était menacé d’un écroulement économique complet. La bourgeoisie sabotait délibérément la production avec l’espoir que le chaos économique et la famine détruiraient la révolution.

Dans ce contexte, Lénine formula des revendications transitoires correspondant à l’urgence de la situation. Il lança un appel à la nationalisation des banques et des autres grandes entreprises capitalistes, à l’intervention des travailleurs dans la gestion et le contrôle de la production, à la levée du secret commercial et à la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers. Il conclut : seule une révolution socialiste, menée par la classe ouvrière avec le soutien de la paysannerie pauvre, pourra éviter la catastrophe : « Périr ou s’élancer en avant à toute vapeur. C’est ainsi que l’histoire pose la question. »


 

La famine approche

La Russie est menacée d’une catastrophe certaine. Les transports ferroviaires sont incroyablement désorganisés, et cette désorganisation s’aggrave. Les chemins de fer vont s’arrêter. Les arrivages de matières premières et de charbon pour les usines cesseront. De même, les arrivages de céréales. Sciemment, sans relâche, les capitalistes sabotent (gâchent, arrêtent, sapent, freinent) la production dans l’espoir que cette catastrophe sans précédent entraînera la faillite de la République et de la démocratie, des Soviets, et, en général, des associations prolétariennes et paysannes, en facilitant le retour à la monarchie et la restauration de la toute-puissance de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers.

Une catastrophe d’une ampleur inouïe et la famine nous menacent inéluctablement. Tous les journaux l’ont dit et mille fois. Un nombre incroyable de résolutions ont été adoptées par les différents partis et par les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans ; ces résolutions reconnaissent que la catastrophe est certaine, qu’elle est imminente, qu’il faut la combattre énergiquement, que le peuple doit faire des « efforts héroïques » pour conjurer le désastre, etc.

Tout le monde le dit. Tout le monde le reconnaît. Tout le monde l’affirme. Et l’on ne fait rien.

Six mois de révolution ont passé. La catastrophe s’est encore rapprochée. Un chômage massif pèse sur nous. Songez un peu : le pays souffre d’une pénurie de marchandises, le pays se meurt par manque de denrées alimentaires, par manque de main-d’œuvre alors qu’il y a en suffisance du blé et des matières premières ; et c’est dans un tel pays, dans un moment aussi critique, que le chômage est devenu massif ! Quelle preuve faut‑il encore pour démontrer qu’en six mois de révolution (une révolution que d’aucuns appellent grande, mais que pour l’instant il serait peut-être plus juste d’appeler une révolution pourrie), alors que nous sommes en république démocratique, alors que foisonnent les associations, organisations et institutions qui s’intitulent fièrement « démocratiques révolutionnaires », rien, absolument rien de sérieux n’a été fait pratiquement contre la catastrophe, contre la famine ? Nous courons de plus en plus vite à la faillite, car la guerre n’attend pas et la désorganisation qu’elle entraîne dans toutes les branches de la vie nationale s’aggrave sans cesse.

Or, il suffit d’un minimum d’attention et de réflexion pour se convaincre qu’il existe des moyens de combattre la catastrophe et la famine, que les mesures à prendre sont tout à fait claires, simples, parfaitement réalisables, pleinement à la mesure des forces du peuple, et que si ces mesures ne sont pas prises, c’est uniquement, exclusivement parce que leur application porterait atteinte aux profits exorbitants d’une poignée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes.

C’est un fait. On peut affirmer en toute certitude que vous ne trouverez pas un seul discours, un seul article de journal de quelque tendance qu’il soit, une seule résolution d’une assemblée ou d’une institution quelconque, qui ne reconnaisse en termes parfaitement clairs et précis la nécessité de la mesure de lutte fondamentale, essentielle, propre à conjurer la catastrophe et la famine. Cette mesure, c’est le contrôle, la surveillance, le recensement, la réglementation par l’État ; la répartition rationnelle de la main-d’œuvre dans la production et la distribution des produits, l’économie des forces populaires, la suppression de tout gaspillage de ces forces, qu’il faut ménager. Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. Personne ne le conteste, tout le monde en convient. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas, de crainte d’attenter à la toute-puissance des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, aux profits démesurés, inouïs, scandaleux qu’ils réalisent sur la vie chère et les fournitures de guerre (et presque tous « travaillent » aujourd’hui, directement ou indirectement, pour la guerre) profits que tout le monde connaît, que tout le monde peut constater et au sujet desquels tout le monde pousse des « oh ! » et des « ah ! ».

Et l’État ne fait absolument rien pour établir un contrôle, une surveillance et un recensement tant soit peu sérieux.

 

Inaction totale du gouvernement

Partout c’est le sabotage systématique, incessant, de tout contrôle, de toute surveillance et de tout recensement, de toute tentative faite par l’État pour organiser ce travail. Et il faut être incroyablement naïf pour ne pas comprendre – ou profondément hypocrite pour feindre de ne pas comprendre – d’où vient ce sabotage, par quels moyens il est perpétré. Car ce sabotage exercé par les banquiers et les capitalistes, ce torpillage par eux de tout contrôle, de toute surveillance, et de tout recensement, s’adapte aux formes d’État de la République démocratique, à l’existence des institutions « démocratiques révolutionnaires ». Messieurs les capitalistes se sont merveilleusement assimilé une vérité que reconnaissent en paroles tous les partisans du socialisme scientifique, mais que les mencheviks et les socialistes‑révolutionnaires se sont efforcés d’oublier dès que leurs amis ont reçu des sinécures de ministres, de sous‑secrétaires d’État, etc. À savoir que la nature économique de l’exploitation capitaliste n’est aucunement affectée par la substitution de formes de gouvernement démocratiques républicaines aux formes monarchistes ; et que, par conséquent et inversement, il suffit de modifier la forme de la lutte en faveur de l’intangibilité du sacro‑saint profit capitaliste pour le sauvegarder en régime de république démocratique avec le même succès que sous la monarchie autocratique.

Le sabotage sous sa forme moderne, la plus récente, le sabotage démocratique républicain de tout contrôle, de tout recensement, de toute surveillance, consiste en ceci : les capitalistes (de même, bien entendu, que tous les mencheviks et socialistes‑révolutionnaires) reconnaissent « avec ardeur », en paroles, le « principe » du contrôle et sa nécessité, mais ils insistent sur son application « graduelle », méthodique, « réglée par l’État ». Or, pratiquement, ces belles paroles masquent le torpillage du contrôle qui est réduit à rien, à une fiction, à une comédie ; toutes les mesures sérieuses et pratiques sont indéfiniment différées ; on crée des appareils de contrôle extraordinairement compliqués, lourds, bureaucratiques et inertes, qui dépendent entièrement des capitalistes, ne font absolument rien et ne peuvent absolument rien faire.

Pour ne pas avancer d’affirmations gratuites, nous invoquerons le témoignage des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, c’est-à-dire précisément de ceux qui ont eu la majorité dans les Soviets pendant le premier semestre de la révolution, qui ont participé au « gouvernement de coalition » et qui, par suite, sont politiquement responsables, devant les ouvriers et les paysans russes, des complaisances envers les capitalistes, du torpillage de tout contrôle par ces derniers.

L’organe officiel le plus haut placé de tous les organes dits « habilités » (ne riez pas !) de la démocratie « révolutionnaire » – les Izvestia du C.E.C. (c’est-à-dire du Comité exécutif central du Congrès des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans de Russie) – publie dans son n°164, daté du 7 septembre 1917, une décision émanant d’une institution spéciale, créée aux fins de contrôle par ces mêmes mencheviks et socialistes‑révolutionnaires et qui se trouve entièrement entre leurs mains. Cette institution spéciale, c’est la « Section économique » du Comité exécutif central. La décision reconnaît officiellement, comme un fait acquis, « l’inaction totale des organismes centraux constitués auprès du gouvernement et chargés de réglementer la vie économique ».

En vérité, peut‑on imaginer témoignage plus éloquent, signé de la main des mencheviks et des socialistes‑révolutionnaires eux-mêmes, attestant la faillite de leur politique ?

Même sous le tsarisme on avait reconnu la nécessité de réglementer la vie économique, et plusieurs institutions avaient été créées à cet effet. Mais, sous le tsarisme, la désorganisation n’avait cessé de croître, atteignant des proportions fantastiques. Il fut reconnu d’emblée que la tâche du gouvernement républicain, révolutionnaire, était de prendre des mesures sérieuses, énergiques, pour mettre fin au marasme économique. Lorsque se forma le gouvernement de « coalition », auquel participaient mencheviks et socialistes‑révolutionnaires, il prit l’engagement, dans la déclaration solennelle qu’il adressa au peuple en date du 6 mai, d’instituer le contrôle et la réglementation de la vie économique par l’État. Les Tseretelli et les Tchernov, de même que tous les autres dirigeants mencheviks et socialistes‑révolutionnaires, jurèrent leurs grands dieux que non seulement ils répondaient du gouvernement, mais que les « organismes habilités de la démocratie révolutionnaire », qui se trouvaient entre leurs mains, surveillaient et contrôlaient effectivement l’activité du gouvernement.

Quatre mois se sont écoulés depuis le 6 mai, quatre longs mois pendant lesquels la Russie a sacrifié des centaines de milliers de ses soldats dans une absurde « offensive » impérialiste, pendant lesquels la ruine économique et la catastrophe se sont rapprochées à pas de géant, alors que la saison d’été permettait de tirer largement parti des transports par eau, de l’agriculture, des prospections géologiques, etc., etc., et au bout de ces quatre mois, les mencheviks et les socialistes‑révolutionnaires se voient obligés de reconnaître officiellement l’« inaction totale » des organismes de contrôle formés auprès du gouvernement !!

Et ces mencheviks et socialistes‑révolutionnaires prétendent maintenant, avec un air sérieux d’hommes d’État (nous écrivons ces lignes juste à la veille de la Conférence démocratique du 12 septembre[1]), qu’il est possible de remédier la situation en remplaçant la coalition avec les cadets, par une coalition avec les gros bonnets de l’industrie et du commerce, les Kit Kitytch[2], les Riabouchinski, les Boublikov, les Terechtchenko et Cie !

On se demande : comment expliquer cet aveuglement stupéfiant des mencheviks et des socialistes‑révolutionnaires ? Faut‑il les considérer comme des nouveau-nés en politique qui, par candeur et déraison extrêmes, ne savent ce qu’ils font et se trompent de bonne foi ? Ou l’abondance des sinécures de ministres, de sous‑secrétaires d’État, de gouverneurs généraux, de commissaires, etc., aurait‑elle la propriété d’engendrer une cécité particulière, « politique » ?

 

Les mesures de contrôle sont universellement connues et faciles à réaliser

Mais, pourra‑t‑on se demander, les moyens et mesures de contrôle ne sont‑ils pas une chose extrêmement compliquée, difficile, encore non expérimentée, voire inconnue ? Les atermoiements ne s’expliquent‑ils pas par le fait que les hommes d’État du parti cadet, de la classe industrielle et commerçante, des partis socialistes-révolutionnaire et menchévique, ont beau peiner depuis six mois, à la sueur de leur front, sur la recherche, l’étude, la découverte des mesures et moyens de contrôle, le problème se révèle incroyablement difficile et n’est toujours pas résolu ?

Hélas ! C’est sous cet aspect qu’on s’efforce de présenter les choses, en « faisant marcher » le moujik inculte, ignorant et abêti, et le philistin qui croit tout et n’approfondit rien. Mais en réalité, même le tsarisme, même l’« ancien régime », lorsqu’il créa les comités des industries de guerre[3], connaissait la mesure essentielle, le principal procédé et moyen d’exercer le contrôle, qui consiste à associer la population par professions, par objectifs de travail, par branches d’activité, etc. Mais le tsarisme redoutait l’association de la population ; c’est pourquoi il restreignait de toutes les manières et entravait artificiellement l’emploi de ce procédé et moyen de contrôle universellement connu, éminemment facile et parfaitement applicable.

Accablés par les charges extrêmes et les calamités de la guerre, souffrant dans une plus ou moins grande mesure du marasme économique et de la famine, tous les États belligérants ont depuis longtemps établi, défini, appliqué, essayé toute une série de mesures de contrôle, qui, presque toujours, reviennent à associer la population, à créer ou encourager des associations de toute sorte, surveillées par l’État, auxquelles participent ses représentants, etc. Toutes ces mesures de contrôle sont universellement connues, on en a beaucoup parlé et on a beaucoup écrit à leur sujet ; les lois sur le contrôle, édictées par les puissances belligérantes avancées, ont été traduites en russe ou exposées en détail dans la presse russe.

Si notre gouvernement voulait réellement appliquer le contrôle de façon sérieuse et pratique, si ses institutions ne s’étaient pas condamnées, par leur servilité envers les capitalistes, à une « inaction totale », l’État n’aurait qu’à puiser des deux mains dans l’abondante réserve des mesures de contrôle déjà connues, déjà appliquées. Le seul empêchement à cela, empêchement que les cadets, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks dissimulent aux yeux du peuple, a été et reste que le contrôle mettrait en évidence les profits fabuleux des capitalistes et leur porterait atteinte.

Pour mieux faire comprendre cette question capitale (qui est en somme la question du programme de tout gouvernement vraiment révolutionnaire, désireux de sauver la Russie de la guerre et de la famine), nous allons énumérer ces principales mesures de contrôle et les examiner l’une après l’autre.

Nous verrons qu’il aurait suffi à un gouvernement intitulé démocratique révolutionnaire autrement que par dérision de décréter (d’ordonner, de prescrire), dès la première semaine de son existence, l’application des principales mesures de contrôle, d’établir des sanctions sérieuses, des sanctions d’importance, contre les capitalistes qui essaient de se soustraire frauduleusement à ce contrôle, et d’inviter la population à surveiller elle-même les capitalistes, à veiller à ce qu’ils se conforment scrupuleusement aux décisions sur le contrôle, pour que celui-ci soit depuis longtemps appliqué en Russie.

Ces principales mesures sont :

  • La fusion de toutes les banques en une seule dont les opérations seraient contrôlées par l’État, ou la nationalisation des banques.
  • La nationalisation des syndicats capitalistes, c’est-à-dire des groupements monopolistes capitalistes les plus importants (syndicats du sucre, du pétrole, de la houille, de la métallurgie, etc.).
  • La suppression du secret commercial.
  • La cartellisation forcée, c’est-à-dire l’obligation pour tous les industriels, commerçants, patrons en général, de se grouper en cartels ou syndicats.
  • Le groupement obligatoire ou l’encouragement au groupement de la population en sociétés de consommation, et un contrôle exercé sur ce groupement.

Voyons maintenant la portée qu’aurait chacune de ces mesures, à la condition d’être appliquée dans un esprit démocratique et révolutionnaire.

 

Nationalisation des banques

Les banques, on le sait, constituent les foyers de la vie économique moderne, les principaux centres nerveux de tout le système capitaliste d’économie. Parler de la « réglementation de la vie économique » et passer sous silence la nationalisation des banques, c’est ou bien faire preuve de l’ignorance la plus crasse ou bien tromper le « bon peuple » avec des paroles pompeuses et des promesses grandiloquentes, que l’on est décidé par avance à ne point tenir.

Contrôler et réglementer les livraisons de blé ou en général la production et la répartition des produits, sans contrôler, sans réglementer les opérations de banque, est un non-sens. C’est faire la chasse à des « kopecks » problématiques et fermer les yeux sur des millions de roubles. Les banques modernes ont si intimement, si indissolublement fusionné avec le commerce (du blé comme de tout autre produit) et l’industrie que, sans « mettre la main » sur les banques, il est absolument impossible de rien faire de sérieux, qui soit vraiment « démocratique et révolutionnaire ».

Mais peut-être cette « mainmise » de l’État sur les banques est‑elle une opération très difficile et très compliquée ? C’est précisément par des arguments de ce genre que l’on cherche d’ordinaire à faire peur aux philistins. Ce sont, bien entendu, les capitalistes et leurs défenseurs qui s’y emploient, car ils y trouvent leur avantage.

En réalité, la nationalisation des banques, qui n’enlève pas un seul kopeck à aucun « possesseur », ne présente absolument aucune difficulté au point de vue de la technique ou de la culture ; elle est entravée uniquement par la cupidité sordide d’une infinie poignée de richards. Si l’on confond aussi souvent la nationalisation des banques avec la confiscation des biens privés, la faute en est à la presse bourgeoise qui répand cette confusion, son intérêt étant de tromper le public.

La propriété des capitaux concentrés dans les banques et avec lesquels celles‑ci opèrent, est certifiée par des attestations imprimées ou manuscrites, appelées actions, obligations, lettres de change, reçus, etc. Aucune de ces attestations n’est annulée ni modifiée par la nationalisation des banques, c’est-à-dire par leur fusion en une seule banque d’État. L’individu qui avait 15 roubles sur son livret de caisse d’épargne reste possesseur de ces 15 roubles après. la nationalisation des banques, et celui qui possédait 15 millions garde également, après la nationalisation des banques, ces 15 millions sous forme d’actions, d’obligations, de lettres de change, de warrants, etc.

Quelle est donc la portée de la nationalisation des banques ?

C’est qu’aucun contrôle effectif des différentes banques et de leurs opérations n’est possible (même si le secret commercial est supprimé, etc.) ; car on ne peut suivre les procédés extrêmement complexes, embrouillés et subtils employés pour établir les bilans, fonder des entreprises et des filiales fictives, faire intervenir des hommes de paille, etc., etc. Seule la réunion de toutes les banques en une banque unique, sans signifier par elle-même le moindre changement dans les rapports de propriété, sans enlever – répétons-le – un seul kopeck à aucun possesseur, rend possible le contrôle effectif à la condition bien entendu que soient appliquées toutes les autres mesures indiquées plus haut. Seule la nationalisation des banques permet d’obtenir que l’État sache où et comment, de quel côté et à quel moment passent les millions et les milliards. Seul le contrôle exercé sur les banques – ce centre, ce principal pivot et ce mécanisme essentiel du trafic capitaliste – permettrait d’organiser, en fait et non en paroles, le contrôle de toute la vie économique, de la production et de la répartition des principaux produits ; il permettrait d’organiser la « réglementation de la vie économique », qui, sans cela, est infailliblement vouée à n’être qu’une phrase ministérielle destinée à duper le bon peuple. Seul le contrôle des opérations de banque, à la condition qu’elles soient effectuées dans une seule banque d’État, permet d’organiser, grâce à des mesures ultérieures facilement applicables, la perception effective de l’impôt sur le revenu, sans qu’il soit possible de dissimuler les biens et revenus ; car aujourd’hui, cet impôt n’est la plupart du temps qu’une fiction.

Il suffirait de décréter purement et simplement la nationalisation des banques ; les directeurs et les employés la réaliseraient eux-mêmes. Ici, point n’est besoin pour l’État d’aucun appareil spécial, d’aucune préparation spéciale, cette mesure pouvant précisément être réalisée par un seul décret, « d’un seul coup ». Car la possibilité économique d’une telle mesure a été créée justement par le capitalisme qui, dans son développement, en est arrivé aux lettres de change, aux actions, aux obligations, etc. Il ne reste ici qu’à unifier la comptabilité ; et si l’État démocratique révolutionnaire décidait la convocation immédiate – par télégraphe – d’assemblées des directeurs et des employés dans chaque ville et de congrès dans chaque région et dans tout le pays, pour la fusion immédiate de toutes les banques en une seule banque d’État, cette réforme serait accomplie en quelques semaines. Il va de soi que ce sont précisément les directeurs et les cadres supérieurs qui résisteraient, qui s’efforceraient de tromper l’État, de faire traîner les choses en longueur, etc. Car ces messieurs-là perdraient leurs sinécures si lucratives, ils perdraient la possibilité de se livrer à des opérations malhonnêtes particulièrement avantageuses. Tout est là. Mais la fusion des banques ne présente pas la moindre difficulté technique, et si le pouvoir d’État était révolutionnaire autrement qu’en paroles (c’est-à-dire s’il n’avait pas peur de rompre avec l’inertie et la routine), s’il était démocratique autrement qu’en paroles (c’est-à-dire s’il agissait dans l’intérêt de la majorité du peuple, et non d’une poignée de richards), il suffirait de décréter, comme châtiment, la confiscation des biens et la prison pour les directeurs, administrateurs et gros actionnaires qui se seraient rendus coupables de la moindre manœuvre dilatoire et de tentatives de dissimuler des documents et relevés de comptes ; il suffirait, par exemple, de grouper à part les employés pauvres et d’accorder des primes à ceux d’entre eux qui découvriraient des fraudes et manœuvres dilatoires de la part des cadres riches, et la nationalisation des banques se ferait sans heurt ni secousse, en moins de rien.

Les avantages de la nationalisation des banques seraient immenses pour le peuple entier, non pas tant pour les ouvriers (ceux-ci ont rarement affaire aux banques) que pour la masse des paysans et des petits industriels. Il en résulterait une économie colossale de travail et, à supposer que l’État garde l’ancien effectif des employés de banque, cela marquerait un pas considérable vers l’universalisation (la généralisation) de l’usage des banques, vers la multiplication de leurs succursales ; la population serait plus à même de profiter des services des banques, etc., etc. Il deviendrait beaucoup plus facile justement pour les petits patrons, pour les paysans, d’obtenir du crédit. Quant à l’État il aurait, pour la première fois, la possibilité d’abord de connaître toutes les principales opérations financières, sans dissimulation possible, puis de les contrôler, ensuite de réglementer la vie économique, enfin d’obtenir des millions et des milliards pour les grandes opérations d’État, sans avoir à payer, « pour le service rendu », des « commissions » exorbitantes à messieurs les capitalistes. C’est pour cette raison – et seulement pour cette raison – que tous les capitalistes, tous les professeurs bourgeois, toute la bourgeoisie et tous les Plekhanov, les Potressov et Cie qui s’en font les valets sont prêts, l’écume aux lèvres, à partir en guerre contre la nationalisation des banques, à inventer des milliers de prétextes contre cette mesure éminemment facile et urgente alors que, même du point de vue de la « défense » nationale, c’est-à-dire du point de vue militaire, elle comporte d’immenses avantages et soit de nature à accroître énormément la « puissance militaire » du pays.

Mais ici l’on nous opposera peut-être l’objection suivante : comment se fait‑il que des États aussi avancés que l’Allemagne et les États‑Unis d’Amérique procèdent à une admirable « réglementation de la vie économique » sans même songer à nationaliser les banques ?

Parce que, répondrons‑nous, ces États, dont l’un est une monarchie et l’autre une république, sont tous deux non seulement capitalistes, mais encore impérialistes. Comme tels, ils réalisent les réformes qui leur sont nécessaires par la voie bureaucratique réactionnaire. Or, ici, nous parlons de la voie démocratique révolutionnaire.

Cette « petite différence » a une importance capitale. Le plus souvent, on « n’a pas coutume » d’y penser. Les mots « démocratie révolutionnaire » sont devenus chez nous (notamment chez les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks) presque une phrase conventionnelle comme l’expression « Dieu merci », employée par des gens qui ne sont pas ignorants au point de croire en Dieu, ou comme l’expression « honorable citoyen », que l’on emploie parfois même quand on s’adresse aux collaborateurs du Dien[4] ou de l’Edinstvo[5], bien que tout le monde, ou presque, se doute que ces journaux ont été fondés et sont entretenus par des capitalistes, dans l’intérêt des capitalistes, et que, par conséquent, la collaboration de pseudo‑socialistes à ces organes soit fort peu « honorable ».

Si l’on n’emploie le terme de « démocratie révolutionnaire » ni comme un cliché pompeux, ni comme une appellation conventionnelle, mais en réfléchissant à son sens, on verra qu’être démocrate, c’est compter effectivement avec les intérêts de la majorité du peuple, et non de la minorité ; qu’être révolutionnaire, c’est briser de la façon la plus résolue, la plus impitoyable tout ce qui est nuisible et suranné.

En Amérique, non plus qu’en Allemagne, ni les gouvernements ni les classes dirigeantes ne prétendent, que l’on sache, au titre de « démocratie révolutionnaire » : nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks y prétendent (et le prostituent).

Il n’existe, en Allemagne, que quatre grandes banques privées, qui ont une importance nationale ; les États-Unis n’en comptent que deux. Il est plus aisé, plus commode, plus avantageux, pour les rois de la finance qui sont à la tête de ces banques, de s’associer sans publicité, en secret, à la manière réactionnaire et non révolutionnaire, bureaucratiquement et non démocratiquement, en corrompant les fonctionnaires de l’État (c’est la règle générale et pour les États‑Unis et pour l’Allemagne), en maintenant le caractère privé des banques justement pour garder le secret des opérations, pour percevoir de ce même État des millions et des millions de « surprofit », pour assurer le succès de frauduleuses combinaisons financières.

L’Amérique comme l’Allemagne « réglementent la vie économique » de façon à créer un bagne militaire pour les ouvriers (et en partie pour les paysans), et un paradis pour les banquiers et les capitalistes. Leur réglementation consiste à « serrer la vis » aux ouvriers jusqu’à la famine et à assurer aux capitalistes (en secret, à la manière bureaucratique réactionnaire) des profits supérieurs à ceux d’avant-guerre.

Cette voie est tout à fait possible également pour la Russie impérialiste républicaine. C’est ce que font, d’ailleurs, non seulement les Milioukov et les Chingarev, mais aussi Kerensky marchant de compagnie avec Terechtchenko, Nékrassov, Bernatski, Prokopovitch et consorts, qui couvrent eux aussi, par des procédés bureaucratiques réactionnaires l’« inviolabilité » des banques et leurs droits sacrés à des profits exorbitants. Ayons donc le courage de dire la vérité : on veut, en Russie républicaine, réglementer la vie économique par des méthodes bureaucratiques réactionnaires, mais on a « souvent » du mal à réaliser la chose du fait de l’existence des « Soviets », que le Kornilov numéro un n’a pas réussi à disperser, ce que tâchera de faire un Kornilov numéro deux...

Voilà la vérité. Et cette vérité simple, bien qu’amère, est plus utile pour éclairer le peuple que les mensonges mielleux sur « notre » « grande » démocratie « révolutionnaire »...

La nationalisation des banques rendrait infiniment plus facile la nationalisation simultanée des assurances, c’est-à-dire la fusion de toutes les compagnies d’assurances en une seule, la centralisation de leur activité et le contrôle de celle-ci par l’État. Les congrès des employés des compagnies d’assurances accompliraient, cette fois encore, la fusion sans délai et sans aucun effort, si l’État démocratique révolutionnaire la décrétait et prescrivait aux directeurs et aux gros actionnaires d’y procéder sans le moindre retard, sous leur entière responsabilité personnelle.

Les capitalistes ont engagé des centaines de millions dans les assurances ; tout le travail y est effectué par les employés. La fusion aurait pour résultat d’abaisser la prime d’assurance, de procurer une foule d’avantages et de commodités à tous les assurés, dont elle permettrait d’augmenter le nombre avec la même dépense d’énergie et de ressources. Aucune, absolument aucune autre raison que l’inertie, la routine et la cupidité d’une poignée de titulaires de sinécures lucratives ne s’oppose à cette réforme qui augmenterait aussi, d’autre part, la « capacité de défense » du pays, économiserait le travail du peuple et ouvrirait de sérieuses possibilités de « réglementation de la vie économique », en fait et non en paroles.

 

Nationalisation des syndicats patronaux

Ce qui distingue le capitalisme des systèmes économiques anciens, précapitalistes, c’est qu’il a établi une liaison, une interdépendance très étroite entre les différentes branches de l’économie. Sans quoi, disons-le en passant, aucune mesure dans le sens du socialisme ne serait techniquement réalisable. Or, grâce à la domination des banques sur la production, le capitalisme moderne a porté au plus haut point cette interdépendance des diverses branches de l’économie nationale. Les banques et les branches maîtresses de l’industrie et du commerce sont étroitement soudées. Cela signifie, d’une part, que l’on ne saurait se contenter de nationaliser les banques seules, sans prendre des mesures visant à établir le monopole de l’État sur les syndicats de commerce et d’industrie (syndicats du sucre, du charbon, du fer, du pétrole, etc.), sans nationaliser lesdits syndicats. D’autre part, cela signifie que la réglementation de la vie économique, si tant est qu’on veuille la réaliser sérieusement, implique la nationalisation simultanée des banques et des syndicats patronaux.

Prenons à titre d’exemple le syndicat du sucre. Formé sous le tsarisme, il était devenu, à ce moment déjà, un vaste groupement capitaliste de fabriques et d’usines parfaitement outillées. Et ce groupement, bien entendu, était tout pénétré d’un esprit profondément réactionnaire et bureaucratique ; il assurait des profits scandaleux aux capitalistes, réduisait ses employés et ses ouvriers à la condition de véritables esclaves privés de tout droit, humiliés, abêtis. À ce moment déjà, l’État contrôlait et réglementait la production au profit des magnats, des riches.

Ici, il reste seulement à transformer la réglementation bureaucratique réactionnaire en une réglementation démocratique révolutionnaire par simples décrets convoquant un congrès des employés, des ingénieurs, des directeurs, des actionnaires, établissant une comptabilité uniforme, le contrôle par les syndicats ouvriers, etc. C’est la plus simple des choses, et pourtant elle n’est pas encore accomplie ! Sous le régime de la république démocratique, l’industrie du sucre reste en fait soumise à une réglementation bureaucratique réactionnaire ; tout reste comme par le passé : gaspillage du travail du peuple, routine et stagnation, enrichissement des Bobrinski et des Terechtchenko. Faire appel à l’initiative de la démocratie et non de la bureaucratie, des ouvriers et des employés et non des « rois du sucre », voilà ce que l’on pourrait et devrait faire en quelques jours, d’un seul coup, si les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks n’obscurcissaient la conscience du peuple par des plans de « coalition », justement avec ces mêmes rois du sucre, de cette coalition avec les riches, qui, précisément, rend absolument inévitable l’« inaction totale » du gouvernement dans la réglementation de la vie économique[6].

Prenons l’industrie du pétrole. Elle est déjà « socialisée » dans une très vaste proportion par le développement antérieur du capitalisme. Un couple de rois du pétrole brassent, à eux seuls, des millions et des centaines de millions en tondant des coupons, en tirant des profits fabuleux d’une « affaire » déjà organisée en fait techniquement et socialement, à l’échelle nationale, déjà conduite par des centaines et des milliers d’employés, d’ingénieurs, etc. La nationalisation de l’industrie du pétrole est possible d’emblée et obligatoire pour un État démocratique révolutionnaire, surtout quand celui-ci traverse une crise très grave, et qu’il importe à tout prix d’économiser le travail du peuple et d’augmenter la production du combustible. Il est évident qu’ici le contrôle bureaucratique ne donnera rien, ne changera rien, car les « rois du pétrole » auront raison des Terechtchenko, des Kerensky, des Avksentiev et des Skobélev aussi facilement qu’ils ont eu raison des ministres du tsar : par des atermoiements, des prétextes spécieux, des promesses, et aussi par la corruption directe et indirecte de la presse bourgeoise (cela s’appelle l’« opinion publique », et les Kerensky et les Avksentiev « comptent » avec elle), par la corruption des fonctionnaires (que les Kerensky et les Avksentiev maintiennent à leurs postes dans le vieil appareil d’État, demeuré intact).

Pour faire quelque chose de sérieux, il faut passer, et ce, de façon vraiment révolutionnaire, de la bureaucratie à la démocratie, c’est-à-dire déclarer la guerre aux rois et aux actionnaires du pétrole, décréter la confiscation de leurs biens et des peines d’emprisonnement pour entrave à la nationalisation de l’industrie du pétrole, pour dissimulation des revenus ou des comptes, pour sabotage de la production, pour refus de prendre des mesures visant à augmenter la production. Il faut faire appel à l’initiative des ouvriers et des employés, les convoquer immédiatement à des conférences ou congrès, leur attribuer une part déterminée des bénéfices sous condition d’organiser un ample contrôle et d’augmenter la production. Si des mesures démocratiques révolutionnaires de ce genre avaient été prises d’emblée, dès avril 1917, la Russie, qui est un des pays les plus riches du monde par ses réserves de combustible liquide, aurait pu, durant l’été, en utilisant les transports par eau, faire énormément pour livrer à la population les quantités nécessaires de carburant.

Ni le gouvernement bourgeois, ni celui de la coalition des socialistes‑révolutionnaires, des mencheviks et des cadets n’ont absolument rien fait ; ils se sont bornés au petit jeu bureaucratique des réformes. Ils n’ont pas osé prendre une seule mesure démocratique et révolutionnaire. Mêmes rois du pétrole, même stagnation, même haine des ouvriers et des employés contre leurs exploiteurs et, de ce fait, même désorganisation, même gaspillage du travail du peuple, tout comme au temps du tsarisme. Rien de changé, si ce n’est, dans les chancelleries « républicaines », les en-têtes des papiers entrant et sortant !

Dans l’industrie houillère, non moins « prête » à la nationalisation, au point de vue de la technique et de la culture, régie avec non moins de cynisme par les spoliateurs du peuple, les rois du charbon, nous sommes en présence d’une série de faits patents de sabotage avéré, de détérioration manifeste et d’arrêt de la production par les industriels. Jusqu’à la Rabotchaïa Gazéta, organe menchevik ministériel, qui a reconnu ces faits. Eh bien ? On n’a absolument rien fait, à part les vieilles conférences bureaucratiques réactionnaires dites « paritaires », où sont représentés en nombre égal les ouvriers et les forbans du syndicat houiller !! Aucune mesure démocratique révolutionnaire, pas l’ombre d’une tentative pour établir le seul contrôle réel, par en bas, par le syndicat des employés, par les ouvriers, en usant de la terreur à l’égard des industriels houillers qui mènent le pays à sa perte et stoppent la production ! Comment donc ! Ne sommes‑nous pas « tous » pour la « coalition », si ce n’est avec les cadets, du moins avec les milieux industriels et commerciaux ? Or, être pour la coalition, cela veut dire justement laisser le pouvoir aux capitalistes, les laisser impunis, les laisser mettre des bâtons dans les roues, tout rejeter sur les ouvriers, accentuer la débâcle économique et préparer ainsi un nouveau coup de force Kornilov !

 

Suppression du secret commercial

Sans la suppression du secret commercial, ou bien le contrôle de la production et de la répartition reste une promesse vaine servant uniquement aux cadets à duper les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, et aux socialistes‑révolutionnaires et mencheviks à duper les classes laborieuses, ou bien il ne peut être réalisé que par des procédés et des mesures bureaucratiques réactionnaires. Quelque évidente que soit cette vérité pour toute personne non prévenue, quelle que soit l’insistance avec laquelle la Pravda a réclamé la suppression du secret commercial (ce qui fut l’un des principaux motifs de son interdiction par le gouvernement Kerensky, serviteur du capital), ni notre gouvernement républicain, ni les « organismes habilités de la démocratie révolutionnaire » n’ont même songé à cette condition première d’un contrôle effectif.

C’est là, précisément, la clef de tout contrôle. C’est là, précisément, le point le plus sensible du capital qui dépouille le peuple et sabote la production. Et c’est bien pourquoi les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks craignent de soulever cette question.

L’argument habituel des capitalistes, repris sans autre réflexion par la petite bourgeoisie, est que, d’une façon générale, l’économie capitaliste n’admet absolument pas la suppression du secret commercial, attendu que la propriété privée des moyens de production et la dépendance des différentes entreprises à l’égard du marché rendent nécessaires la « sacro-sainte inviolabilité » des livres de commerce et le secret des opérations commerciales, y compris naturellement les opérations de banque.

Les gens qui, sous une forme ou sous une autre, répètent cet argument ou d’autres analogues, se laissent tromper et trompent eux-mêmes le peuple en fermant les yeux sur deux faits fondamentaux, essentiels et notoires de la vie économique actuelle. Premier fait : le grand capitalisme, c’est-à-dire la forme particulière de la gestion des banques, des syndicats capitalistes, des grandes usines, etc. Deuxième fait : la guerre.

C’est précisément le grand capitalisme d’aujourd’hui qui, se transformant partout en capitalisme monopoliste, ôte toute ombre de raison d’être au secret commercial ; il en fait une hypocrisie et uniquement un moyen de dissimuler les escroqueries financières et les profits inouïs du grand capital. La grande entreprise capitaliste est, de par sa nature technique, une entreprise socialisée, c’est-à-dire qu’elle travaille pour des millions de gens et associe dans ses opérations, directement et indirectement, des centaines, des milliers et des dizaines de milliers de familles. C’est bien autre chose que l’entreprise du petit artisan ou du paysan moyen, qui ne tiennent en général aucun livre de commerce et que, par conséquent, la suppression du secret commercial ne concerne en rien !

Au reste, dans une grande entreprise, les opérations sont de toute façon connues de centaines de personnes et davantage. La loi qui protège le secret commercial sert ici non pas les besoins de la production ou de l’échange, mais la spéculation et le lucre sous leur forme la plus brutale, l’escroquerie qualifiée qui, on le sait, est spécialement répandue dans les sociétés anonymes, et voilée avec un art particulier par les comptes rendus et les bilans élaborés de façon à tromper le public.

Si le secret commercial est inévitable dans la petite production marchande, c’est-à-dire parmi les petits paysans et artisans, chez qui la production elle-même n’est pas socialisée, mais disséminée, morcelée, par contre, dans la grande entreprise capitaliste, protéger ce secret, c’est protéger les privilèges et les profits d’une poignée, oui, d’une poignée de gens au détriment du peuple entier. Cela a déjà été reconnu même par la loi, pour autant qu’elle prescrit la publication des bilans des sociétés anonymes : mais ce contrôle - déjà réalisé en Russie comme dans tous les pays avancés – est précisément un contrôle bureaucratique réactionnaire ; il n’ouvre pas les yeux au peuple et ne permet pas de connaître toute la vérité sur les opérations des sociétés anonymes.

Pour agir en démocrates révolutionnaires, il faudrait édicter immédiatement une nouvelle loi qui supprimerait le secret commercial, exigerait des grandes entreprises et des riches les comptes rendus les plus complets, conférerait à tout groupe de citoyens atteignant un nombre assez important pour pouvoir exprimer un avis démocratiquement valable (par exemple 1000 ou 10 000 électeurs) le droit de vérifier tous les documents de n’importe quelle grande entreprise. Cette mesure est entièrement et facilement réalisable par simple décret ; elle seule donnerait libre cours à l’initiative populaire, au contrôle par les associations d’employés, d’ouvriers, par tous les partis politiques ; elle seule rendrait ce contrôle efficace et démocratique.

Ajoutez à cela la guerre. L’immense majorité des entreprises industrielles et commerciales ne travaillent plus à présent pour le « marché libre », mais pour l’État, pour la guerre. C’est pourquoi j’ai déjà dit dans la Pravda que ceux qui nous objectent l’impossibilité d’instaurer le socialisme mentent et mentent triplement, car il ne s’agit pas d’instaurer le socialisme maintenant, tout de suite, du jour au lendemain, mais de dévoiler la dilapidation du Trésor public[7].

L’entreprise capitaliste qui travaille « pour la guerre » (c’est-à-dire qui est liée directement ou indirectement aux fournitures de guerre) pille le Trésor public systématiquement et pertinemment ; et messieurs les cadets avec les mencheviks et les socialistes‑révolutionnaires, qui s’opposent à la suppression du secret commercial, ne font que favoriser et couvrir la dilapidation des deniers publics.

Actuellement, la guerre coûte à la Russie 50 millions de roubles par jour. La majeure partie de ces 50 millions va aux fournisseurs de l’armée. Sur ces 50 millions, au moins 5 millions par jour, et plus probablement 10 millions et davantage, représentent les « profits licites » des capitalistes et des fonctionnaires qui, d’une façon ou d’une autre, ont partie liée avec eux. Les firmes les plus importantes et les banques qui avancent des fonds pour les opérations sur les fournitures de guerre, réalisent ainsi des bénéfices fabuleux, précisément par la dilapidation des deniers publics, car on ne saurait qualifier autrement ces manœuvres destinées à mystifier et à écorcher le peuple « à la faveur » des calamités de la guerre, « à la faveur » de la mort de centaines de milliers et de millions d’hommes.

Ces bénéfices scandaleux sur les fournitures, ces « lettres de garantie » dissimulées par les banques, les noms de ceux qui profitent du renchérissement de la vie, « tout le monde » les connaît ; dans la « société », on en parle avec un petit sourire ironique ; même la presse bourgeoise, qui a pour règle de taire les faits « désagréables » et d’éluder les questions « délicates », fournit à ce sujet quantité d’indications précises portant sur tel ou tel point particulier. Tout le monde le sait et tout le monde se tait, en prend son parti, s’accommode d’un gouvernement qui parle éloquemment de « contrôle » et de « réglementation » !!

Les démocrates révolutionnaires, s’ils étaient vraiment des révolutionnaires et des démocrates, édicteraient immédiatement une loi qui supprimerait le secret commercial, obligerait les fournisseurs et les négociants à présenter leurs comptes, leur interdirait d’abandonner leur genre d’activité sans l’autorisation des pouvoirs publics, condamnerait à la confiscation des biens et à la peine de mort[8] pour dissimulation des profits et mystification du peuple, organiserait la vérification et le contrôle par en bas, démocratiquement par le peuple lui-même, par les associations d’employés, d’ouvriers, de consommateurs, etc.

Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks méritent bien le nom de démocrates apeurés, car ils répètent, en l’occurrence, ce que disent tous les petits bourgeois apeurés, à savoir que les capitalistes « fileront » si l’on prend des mesures « trop rigoureuses », que « nous » ne nous tirerons pas d’affaire sans les capitalistes, que les millionnaires anglo-français qui nous « soutiennent » se formaliseront peut-être à leur tour, etc. On pourrait croire que les bolcheviks proposent une chose jamais vue dans l’histoire de l’humanité, jamais expérimentée, « utopique », alors qu’en réalité, il y a 125 ans déjà, en France, des hommes qui étaient de vrais « démocrates révolutionnaires », réellement convaincus du caractère juste et défensif de la guerre qu’ils faisaient, des hommes qui s’appuyaient réellement sur les masses populaires sincèrement convaincues, elles aussi, ont su instituer un contrôle révolutionnaire sur les riches et obtenir des résultats qui forcèrent l’admiration du monde entier. Et, pendant les cinq quarts de siècle écoulés depuis, le développement du capitalisme a créé les banques, les cartels, les chemins de fer, etc., etc., qui ont rendu cent fois plus faciles et plus simples les mesures relatives à un contrôle réellement démocratique exercé par les ouvriers et les paysans sur les exploiteurs, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

Au fond, toute la question du contrôle se ramène à savoir qui est le contrôleur et qui est le contrôlé, c’est-à-dire quelle classe exerce le contrôle et quelle classe le subit. Chez nous, en Russie républicaine, on reconnaît et on laisse jusqu’à présent aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes le rôle de contrôleurs, qu’ils exercent avec la participation des « organismes habilités » d’une démocratie soi-disant révolutionnaire. Il en résulte inévitablement une spéculation capitaliste effrénée qui soulève l’indignation du peuple entier, et la désorganisation économique artificiellement entretenue par les capitalistes. Il faut passer résolument, sans esprit de retour, sans crainte de rompre avec ce qui est vieux, sans crainte de bâtir hardiment du neuf, au contrôle exercé par les ouvriers et les paysans sur les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Or, c’est ce que nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks craignent comme le feu.

 

Le groupement forcé en cartels

La cartellisation forcée, c’est-à-dire le groupement forcé des industriels, par exemple, en cartels, est déjà pratiquement appliquée par l’Allemagne. Là encore, il n’y a rien de nouveau. Là encore, par la faute des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, nous constatons la stagnation la plus complète dans la Russie républicaine que ces peu honorables partis « amusent » en dansant le quadrille soit avec les cadets, soit avec les Boublikov, soit avec Terechtchenko et Kerensky.

D’une part, la cartellisation forcée constitue en quelque sorte un moyen pour l’État de stimuler le développement du capitalisme, qui mène toujours et partout à l’organisation de la lutte des classes, à l’accroissement du nombre, de la diversité et de l’importance des cartels. D’autre part, cette cartellisation forcée est la condition préliminaire et nécessaire de tout contrôle tant soit peu sérieux et de toute politique tendant à économiser le travail du peuple.

La loi allemande oblige, par exemple, les patrons tanneurs d’une localité donnée ou du pays entier à se grouper en cartel ; un représentant de l’État fait partie de la direction de ce cartel, aux fins de contrôle. Cette loi n’affecte nullement par elle-même les rapports de propriété ; elle ne prive pas du moindre kopeck aucun propriétaire d’entreprise et ne laisse rien préjuger sur le point de savoir si le contrôle sera appliqué dans les formes, le sens, un esprit bureaucratiques et réactionnaires ou démocratiques et révolutionnaires.

On pourrait et l’on devrait, sans perdre une seule semaine d’un temps précieux, promulguer tout de suite chez nous des lois semblables et laisser à la vie sociale le soin de déterminer elle-même les formes plus concrètes d’application de la loi, la rapidité de cette application, les moyens de la surveiller, etc. Pour édicter une telle loi, l’État n’a besoin ni d’un appareil spécial, ni de recherches particulières, ni d’études préliminaires d’aucune sorte ; il faut simplement être résolu à rompre avec certains intérêts privés des capitalistes, qui « ne sont pas accoutumés » à une pareille ingérence dans leurs affaires, qui n’entendent pas perdre les surprofits que leur assure, en plus de l’absence de tout contrôle, la gestion à l’ancienne mode.

Il n’est besoin d’aucun appareil administratif, d’aucune « statistique » (que Tchernov voulait substituer à l’initiative révolutionnaire de la paysannerie), pour promulguer pareille loi, car son application devra incomber aux fabricants ou aux industriels eux-mêmes, à des forces sociales existantes, sous le contrôle des forces sociales (c’est-à-dire non gouvernementales, non bureaucratiques) également existantes, mais qui doivent être obligatoirement celles des couches dites inférieures, c’est-à-dire des classes opprimées, exploitées, toujours infiniment supérieures – l’Histoire l’atteste – aux exploiteurs, par leur aptitude à l’héroïsme, à l’abnégation, à une discipline fraternelle.

Admettons que nous ayons un gouvernement vraiment démocratique révolutionnaire, et qu’il décrète : tous les fabricants et industriels employant, disons, deux ouvriers au moins, sont tenus de se grouper sans délai, par branches de production, en associations de district et de province. La responsabilité de l’exécution scrupuleuse de cette loi incombe en premier lieu aux fabricants, aux directeurs, aux membres des conseils d’administration, aux gros actionnaires (car ce sont eux les vrais chefs de l’industrie moderne, ses véritables maîtres). Au cas où ils se refuseraient à coopérer à l’application immédiate de la loi, ils seraient considérés comme des déserteurs et punis comme tels. Leur responsabilité est solidaire et engage tout leur avoir ; tous répondent pour chacun et chacun pour tous. La responsabilité incombe ensuite à tous les employés également tenus de former un syndicat unique, et à tous les ouvriers groupés dans leur syndicat. La cartellisation a pour but d’établir une comptabilité aussi complète, rigoureuse et détaillée que possible, et surtout de coordonner les opérations ayant trait à l’achat des matières premières, à la vente des produits fabriqués, ainsi qu’à l’économie des ressources et des forces du peuple. Avec le groupement d’entreprises dispersées en un syndicat patronal unique, cette économie atteindrait d’immenses proportions, ainsi que nous l’enseigne la science économique et que nous le montre l’exemple de tous les syndicats, cartels et trusts. Répétons une fois encore que, par elle-même, cette cartellisation ne change pas d’un iota les rapports de propriété, n’ôte pas le moindre kopeck à aucun possesseur. C’est un fait qu’il convient de souligner tout particulièrement, parce que la presse bourgeoise ne cesse d’« effrayer » les petits et moyens patrons en leur disant que les socialistes en général et les bolcheviks en particulier, entendent les « exproprier » ; assertion qui est un mensonge évident, car les socialistes, même dans une révolution intégralement socialiste, ne veulent ni ne peuvent exproprier les petits cultivateurs, et ne le feront point. Or, nous parlons seulement ici des mesures les plus indispensables et les plus urgentes déjà appliquées en Europe occidentale, et qu’une démocratie tant soit peu conséquente devrait appliquer immédiatement chez nous pour conjurer la catastrophe certaine dont nous sommes menacés.

Le groupement des petits et tout petits patrons en associations se heurterait à des difficultés sérieuses au point de vue de la technique et de la culture, en raison du morcellement extrême de leurs entreprises, de leur technique primitive et de l’ignorance ou du manque d’instruction de leurs propriétaires. Mais ces entreprises précisément pourraient être exemptées de l’application de la loi sur la cartellisation forcée (comme nous l’avons déjà indiqué dans l’hypothèse précédente) ; leur non‑association et, à plus forte raison, tout retard dans leur association, ne constituerait pas un obstacle sérieux, car les petites entreprises, bien qu’extrêmement nombreuses, ne jouent qu’un rôle infime dans l’ensemble de la production, dans l’économie nationale en général ; au surplus, elles dépendent souvent, d’une façon ou d’une autre, des grandes entreprises.

Seules les grandes entreprises ont une importance décisive ; là, les forces et les moyens d’ordre technique et culturel de la « cartellisation » existent ; il ne manque que l’initiative du pouvoir révolutionnaire, une initiative ferme, résolue, d’une sévérité impitoyable envers les exploiteurs, pour que ces forces et ces moyens soient mis en œuvre.

Plus le pays est pauvre en forces techniquement instruites, et, d’une façon générale, en forces intellectuelles, plus s’impose la nécessité de décréter, aussi rapidement et aussi résolument que possible, le groupement forcé, et de le réaliser en commençant par les grandes et très grandes entreprises ; car c’est précisément ce groupement qui économisera les forces intellectuelles et permettra de les utiliser pleinement, de les répartir d’une façon plus rationnelle. Si les paysans russes eux-mêmes ont su, dans leurs villages reculés, faire un pas énorme en avant après 1905 en ce qui concerne la création d’associations de toute sorte, sous le gouvernement tsariste, et malgré les milliers d’obstacles que celui-ci leur opposait, il est certain que le groupement des grandes et moyennes entreprises industrielles et commerciales pourrait se faire en quelques mois, si ce n’est plus vite, à condition qu’elles y soient contraintes par un gouvernement véritablement démocratique et révolutionnaire s’appuyant sur la sympathie, la participation, les intérêts, les avantages des « couches inférieures » de la démocratie, employés, des ouvriers, que ce gouvernement appellerait à exercer le contrôle

 

Réglementation de la consommation

La guerre a obligé tous les États belligérants et bon nombre d’États neutres à réglementer la consommation. La carte de pain est apparue en ce monde ; elle est devenue chose coutumière et a frayé la voie à d’autres cartes. La Russie n’a pas fait exception ; elle a également introduit la carte de pain.

Mais voilà précisément l’exemple qui nous permettra, peut-être, de comparer le mieux les méthodes bureaucratiques réactionnaires de lutte contre la catastrophe, qui tendent à réduire les réformes au minimum, aux méthodes démocratiques révolutionnaires qui, pour mériter leur nom, doivent se proposer nettement comme tâche de rompre par la violence avec les vieilleries périmées et d’accélérer le plus possible la marche en avant.

La carte de pain, ce modèle classique de réglementation de la consommation dans les États capitalistes d’aujourd’hui (dans le meilleur des cas) se propose et réalise une seule tâche : répartir la quantité disponible de pain, de façon que tout le monde en soit pourvu. Le maximum de consommation n’est pas établi pour tous les produits, tant s’en faut, mais seulement pour les principaux produits « d’usage courant ». Et c’est tout. On ne se préoccupe pas d’autre chose. Bureaucratiquement, on fait le compte du pain disponible, on divise le total obtenu par le nombre d’habitants, on fixe une norme de consommation, on la décrète et on s’en tient là. On ne touche pas aux objets de luxe puisque, « de toute façon », il y en a peu et ils sont d’un prix qui n’est pas à la portée du « peuple ». C’est pourquoi, dans tous les pays belligérants, sans exception aucune, même en Allemagne, pays que l’on peut, je crois, sans crainte de contestation, considérer comme le modèle de la réglementation la plus ponctuelle, la plus méticuleuse et la plus stricte de la consommation, même en Allemagne on voit les riches déroger constamment, aux « normes » de consommation, quelles qu’elles soient. Cela aussi, « tout le monde » le sait, « tout le monde » en parle avec un sourire ironique ; on trouve constamment dans la presse socialiste allemande, et parfois même dans la presse bourgeoise, malgré les férocités d’une censure dominée par l’esprit de caserne, des entrefilets et des informations sur le menu des riches. Ceux-ci reçoivent du pain blanc à volonté dans telle ou telle ville d’eaux (laquelle est fréquentée, sous prétexte de maladie, par tous ceux... qui ont beaucoup d’argent) ; ils consomment, au lieu de produits d’usage courant, des denrées de choix, rares et recherchées.

L’État capitaliste réactionnaire, qui craint d’ébranler les fondements du capitalisme, les fondements de l’esclavage salarié, les fondements de la domination économique des riches, craint de développer l’initiative des ouvriers et des travailleurs en général ; il craint d’« attiser » leurs exigences. Un tel État n’a besoin de rien d’autre que de la carte de pain. Un tel État, quoi qu’il fasse, ne perd pas de vue un seul instant son objectif réactionnaire : consolider le capitalisme, ne pas le laisser ébranler, limiter la « réglementation de la vie économique » en général, et de la consommation en particulier, aux mesures absolument indispensables pour assurer la subsistance du peuple, en se gardant bien de réglementer effectivement la consommation par un contrôle sur les riches qui leur imposerait, à eux qui sont mieux placés, privilégiés, rassasiés et gavés en temps de paix, des charges plus grandes en temps de guerre.

La solution bureaucratique réactionnaire du problème posé aux peuples par la guerre se limite à la carte de pain, à la répartition égale des produits « d’usage courant » absolument indispensables à l’alimentation, sans s’écarter en rien de l’orientation bureaucratique et réactionnaire dont l’objectif est le suivant : ne pas éveiller l’initiative des pauvres, du prolétariat, de la masse du peuple (du « demos ») ; ne pas admettre leur contrôle sur les riches, laisser aux riches le maximum d’expédients leur permettant de s’offrir des objets de luxe. Et dans tous les pays, nous le répétons, même en Allemagne – et à plus forte raison en Russie – il est une masse d’expédients : le « bas peuple » souffre de la faim tandis que les riches se rendent dans les villes d’eaux, complétant la maigre ration officielle par des « suppléments » de toute sorte et ne se laissant pas contrôler.

Dans la Russie qui vient de faire la révolution contre le tsarisme au nom de la liberté et de l’égalité, dans la Russie devenue d’emblée une république démocratique de par ses institutions politiques effectives, ce qui frappe surtout le peuple, ce qui suscite particulièrement le mécontentement, l’exaspération, la colère et l’indignation des masses, c’est la facilité – que tout le monde voit – avec laquelle les riches tournent la réglementation introduite par la « carte de pain ». Cette facilité est extrême. « En sous-main » et à des prix particulièrement élevés, surtout quand on a des « relations » (et il n’y a que les riches qui en aient), on se procure de tout et en abondance. C’est le peuple qui a faim. La réglementation de la consommation est confinée dans le cadre le plus étroit, le plus réactionnaire et le plus bureaucratique. Le gouvernement ne manifeste pas la moindre intention, pas le moindre souci d’établir cette réglementation sur des bases véritablement démocratiques et révolutionnaires.

Les files d’attente, « tout le monde » en souffre, mais... mais les riches envoient leurs domestiques faire la queue ; ils entretiennent même à cet effet une domesticité spéciale ! Joli « démocratisme » !

En présence des calamités inouïes qui accablent le pays, une politique démocratique révolutionnaire ne se bornerait pas à établir la carte de pain pour combattre la catastrophe imminente. Elle y ajouterait en premier lieu les sociétés de consommation, car c’est le seul moyen de réaliser intégralement le contrôle de la consommation ; en second lieu, le service de travail pour les riches, qui seraient tenus de remplir gratuitement, dans ces sociétés de consommation, des fonctions de secrétaires ou tout autre emploi analogue ; en troisième lieu, le partage égal parmi la population de la totalité effective des produits de consommation, afin que les charges de la guerre soient réparties d’une façon vraiment égale ; en quatrième lieu, l’organisation du contrôle de façon que les classes pauvres de la population contrôlent la consommation des riches.

L’application d’un démocratisme authentique dans ce domaine et la manifestation d’un véritable esprit révolutionnaire dans l’organisation du contrôle précisément par les classes les plus nécessiteuses du peuple, stimuleraient puissamment la tension de toutes les forces intellectuelles existantes, le développement de l’énergie vraiment révolutionnaire du peuple entier. Car, aujourd’hui, les ministres de la Russie républicaine, démocratique et révolutionnaire, tout comme leurs confrères de tous les autres pays impérialistes, prodiguent des phrases pompeuses sur le « travail commun au profit du peuple », sur la « tension de toutes les forces », mais le peuple voit, sent et perçoit mieux que personne l’hypocrisie de ces paroles.

Il en résulte un piétinement sur place et un accroissement irrésistible de la désorganisation. Et la catastrophe devient imminente, puisque, d’une part, notre gouvernement ne peut instituer un bagne militaire pour les ouvriers à la manière de Kornilov, de Hindenburg, sur le modèle impérialiste en général : les traditions, les souvenirs, les vestiges, les habitudes, les institutions de la révolution sont encore trop vivaces dans le peuple ; et, d’autre part, notre gouvernement ne veut pas s’engager sérieusement dans la voie démocratique révolutionnaire, imprégné qu’il est jusqu’à la moelle et ligoté du sommet à la base par ses rapports de dépendance à l’égard de la bourgeoisie, par sa « coalition » avec elle, par la crainte de toucher à ses privilèges de fait.

 

Sabotage de l’activité des organisations démocratiques par le gouvernement

Nous avons examiné les différents moyens et méthodes de conjurer la catastrophe et la famine. Partout nous avons vu la contradiction irréductible entre, d’une part, la démocratie, et de l’autre, le gouvernement et le bloc des socialistes‑révolutionnaires et des mencheviks qui le soutient. Pour prouver que ces contradictions existent dans la réalité, et non seulement dans notre exposé, et que leur caractère irréductible est démontré pratiquement par des conflits d’une portée nationale, il suffit de rappeler deux « bilans » particulièrement typiques, deux leçons qui se dégagent de ces six mois de notre révolution.

L’histoire du « règne » de Paltchinski est une de ces leçons. L’autre est l’histoire du « règne » et de la chute de Pechekhonov.

En substance, les mesures de lutte décrites plus haut contre la catastrophe et la famine consistent à encourager de toutes les manières (y compris la contrainte) le groupement en associations de la population et, en premier lieu, de la démocratie, c’est-à-dire de la majorité de la population : donc, avant tout, des classes opprimées, ouvriers et paysans, paysans pauvres surtout. Et c’est dans cette voie que la population s’est engagée d’elle-même, spontanément, pour lutter contre les difficultés, les charges et les calamités inouïes de la guerre.

Le tsarisme entravait par tous les moyens l’association libre et autonome de la population. Mais, après la chute de la monarchie tsariste, les organisations démocratiques apparurent et se développèrent rapidement à travers toute la Russie. La catastrophe fut combattue par les organisations démocratiques nées spontanément, par toutes sortes de comités de ravitaillement et d’approvisionnement en vivres, en combustibles, etc., etc.

Or, ce qu’il y a eu de plus remarquable durant les six mois de notre révolution, sur cette question, c’est qu’un gouvernement qui se prétend républicain et révolutionnaire, un gouvernement soutenu par les mencheviks et les socialistes‑révolutionnaires au nom des « organismes habilités de la démocratie révolutionnaire », a combattu les organisations démocratiques et en a triomphé !!

Paltchinski s’est acquis dans cette lutte la plus triste et la plus large renommée à l’échelle de toute la Russie. Il a agi en se retranchant derrière le gouvernement, sans intervenir ouvertement devant le peuple (tout comme préféraient généralement agir les cadets qui, « pour le peuple », mettaient volontiers en avant Tseretelli, cependant qu’eux-mêmes réglaient en sous-main toutes les affaires d’importance). Paltchinski a freiné et saboté toutes les mesures sérieuses des organisations démocratiques spontanément créées par le peuple, car aucune mesure sérieuse ne pouvait être prise sans qu’il fût « porté atteinte » aux profits démesurés et à l’arbitraire des gros bonnets de l’industrie et du commerce. Or, Paltchinski était précisément leur défenseur et serviteur fidèle. Il en est arrivé – ce fait a été publié dans les journaux – à annuler tout bonnement certaines dispositions de ces organisations démocratiques !!

Toute l’histoire du « règne » de Paltchinski – et il « régna » de longs mois, justement à l’époque où Tseretelli, SkobeIev et Tchernov étaient « ministres » – n’est qu’un incessant, un abominable scandale, le sabotage de la volonté du peuple, des décisions de la démocratie, afin de complaire aux capitalistes et d’assouvir leur sordide cupidité. Les journaux n’ont pu publier, comme bien l’on pense, qu’une infime partie des « exploits » de Paltchinski. Une enquête minutieuse sur les moyens qu’il a employés pour entraver la lutte contre la famine ne pourra être entreprise que par un gouvernement prolétarien, vraiment démocratique, quand il aura conquis le pouvoir et fait juger par le tribunal du peuple, sans en rien cacher, la besogne de Paltchinski et de ses pareils.

On nous objectera peut-être que Paltchinski était quand même une exception et qu’on l’a d’ailleurs écarté... Or, la vérité, justement, c’est que Paltchinski n’est pas une exception, mais la règle ; que la situation ne s’est pas du tout améliorée du fait que Paltchinski a été écarté ; que d’autres Paltchinski, portant d’autres noms, l’ont remplacé ; que toute l’« influence » des capitalistes, toute la politique de sabotage de la lutte contre la famine pratiquée pour leur être agréable, sont demeurées intangibles. Car Kerensky et Cie ne sont qu’un paravent qui masque la défense des intérêts capitalistes.

La preuve la plus éclatante, c’est la démission du ministre du ravitaillement Pechekhonov. On sait que Pechekhonov est un populiste tout ce qu’il y a de plus modéré. Mais il voulait organiser le ravitaillement de façon consciencieuse, en contact avec les organisations démocratiques et en s’appuyant sur elles. L’expérience de l’activité de Pechekhonov et sa démission sont d’autant plus intéressantes que ce populiste des plus modérés, membre du parti « socialiste‑populaire », prêt à tous les compromis avec la bourgeoisie, s’est vu néanmoins obligé de démissionner ! Car, pour plaire aux capitalistes, aux grands propriétaires fonciers et aux koulaks, le gouvernement Kerensky a relevé le prix taxé du blé !

Voici comment, dans la Svobodnaïa Jizn[9] n°1, du 2 septembre, M. Smith apprécie la « mesure » prise et son importance :

« Quelques jours avant que le gouvernement ait décidé l’augmentation du prix taxé, la scène suivante se déroula au sein du Comité national du ravitaillement : le représentant de la droite, Rolovitch, défenseur opiniâtre des intérêts du commerce privé et ennemi implacable du monopole du blé et de l’ingérence de l’État dans la vie économique, déclara haut et clair, avec un sourire satisfait, que d’après ses renseignements, le prix taxé du blé allait sous peu être élevé.

« En réponse, le représentant du Soviet des députés ouvriers et soldats déclara qu’il n’en savait rien, qu’aussi longtemps que durerait la révolution en Russie, pareille chose ne pouvait se produire et que, en tout cas, le gouvernement ne pouvait le faire sans prendre avis des organismes habilités de la démocratie : le Conseil économique et le Comité national du ravitaillement. Le représentant du Soviet des députés paysans s’est associé à cette déclaration.

« Mais, hélas ! les faits devaient apporter dans cette controverse une cruelle mise au point : ce fut le représentant des éléments censitaires, et non les représentants de la démocratie, qui se trouvait avoir raison. Il s’avéra parfaitement informé de l’attentat qui se préparait contre les droits de la démocratie, encore que les représentants de cette dernière eussent repoussé avec indignation l’idée même d’un semblable attentat. »

Ainsi, le représentant des ouvriers comme celui de la paysannerie déclarent tout net leur opinion au nom de l’immense majorité du peuple, mais le gouvernement Kerensky fait le contraire, pour servir les capitalistes !

Le représentant des capitalistes, Rolovitch, était parfaitement informé, à l’insu de la démocratie, de même que nous avons toujours observé et observons encore que les journaux bourgeois, la Retch et la Birjovka, sont les mieux informés de ce qui se passe au sein du gouvernement Kerensky.

Qu’atteste cette remarquable qualité d’information ? Évidemment, que les capitalistes ont leurs « entrées » et qu’ils détiennent en fait le pouvoir. Kerensky est leur homme de paille, qu’ils font marcher quand et comme cela leur est nécessaire. Les intérêts de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans sont sacrifiés à seule fin d’assurer les profits d’une poignée de riches.

Comment nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks réagissent‑ils devant cette révoltante mystification du peuple ? Peut‑être ont‑ils lancé un appel aux ouvriers et aux paysans pour leur dire qu’après cela, la place de Kerensky et de ses collègues est en prison et non ailleurs ?

A Dieu ne plaise ! Les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, représentés par leur « section économique », se sont bornés à adopter la résolution comminatoire que nous avons déjà mentionnée ! Ils y déclarent que la hausse du prix du blé décrétée par le gouvernement de Kerensky est une « mesure funeste qui porte un rude coup tant à l’œuvre du ravitaillement qu’à l’ensemble de la vie économique du pays » et que ces mesures funestes ont été appliquées en « violation » flagrante de la loi !!

Voilà les résultats de la politique de conciliation, de la tactique de flirt et de « ménagement » à l’égard de Kerensky.

Le gouvernement viole la loi en adoptant, pour plaire aux riches, aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, une mesure qui ruine toute l’oeuvre de contrôle, de ravitaillement et d’assainissement des finances on ne peut plus ébranlées ; et les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks continuent à préconiser l’entente avec les milieux industriels et commerciaux, à conférer avec Terechtchenko, à ménager Kerensky. Et ils se bornent à consigner leur protestation dans une résolution de papier que le gouvernement classe le plus tranquillement du monde !!

Voilà où apparaît dans toute son évidence cette vérité que les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks ont trahi le peuple et la révolution, et que ce sont les bolcheviks qui deviennent les vrais chefs des masses, même de celles qui suivent les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks.

Car c’est la conquête du pouvoir par le prolétariat, avec le parti bolchevik à sa tête, qui seule pourrait mettre fin aux infamies perpétrées par Kerensky et consorts, et remettre en marche les organisations démocratiques de ravitaillement, d’approvisionnement, etc., dont Kerensky, et son gouvernement sabotent le fonctionnement.

Les bolcheviks s’affirment – l’exemple cité le montre avec une clarté parfaite – comme les représentants des intérêts du peuple entier, qui luttent pour assurer le ravitaillement et l’approvisionnement, pour satisfaire les besoins les plus immédiats des ouvriers et des paysans, en battant la politique hésitante et irrésolue des socialistes‑révolutionnaires et des mencheviks, qui est une vraie trahison et dont l’application a conduit le pays à cette honte qu’est la hausse du prix du blé !

 

La faillite financière et les moyens de la conjurer

La hausse du prix taxé du blé a aussi un autre aspect. Elle entraînera une nouvelle augmentation chaotique de l’émission de papier-monnaie, une nouvelle poussée de vie chère, une aggravation de la désorganisation des finances ; elle rapprochera la faillite financière. Tout le monde reconnaît que l’émission de papier monnaie est la pire forme d’emprunt forcé, qu’elle aggrave surtout la situation des ouvriers, de la partie la plus pauvre de la population, qu’elle est le pire aspect du désordre financier.

Et c’est justement à cette mesure que recourt le gouvernement Kerensky soutenu par les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks !

Pour combattre sérieusement la désorganisation des finances et l’effondrement financier inéluctable, il n’est pas d’autre moyen que de rompre révolutionnairement avec les intérêts du capital et d’organiser un contrôle véritablement démocratique, c’est-à-dire « par en bas », un contrôle des ouvriers et des paysans pauvres sur les capitalistes. C’est de ce moyen que nous avons parlé tout au long de notre exposé.

L’émission de papier-monnaie en quantité illimitée encourage la spéculation, permet aux capitalistes de gagner des millions et entrave considérablement l’élargissement, pourtant si nécessaire, de la production, car la cherté des matériaux, des machines, etc., augmente et progresse par bonds. Comment remédier à la situation alors que les richesses acquises par les riches au moyen de la spéculation restent dissimulées ?

On peut établir un impôt progressif sur le revenu, comportant des taxes très élevées sur les gros et très gros revenus. Cet impôt, notre gouvernement l’a établi à la suite des autres gouvernements impérialistes. Mais il est dans une notable mesure une pure fiction et reste lettre morte ; car, premièrement, l’argent se déprécie de plus en plus vite, et, deuxièmement, la dissimulation des revenus est d’autant plus grande qu’ils ont davantage leur source dans la spéculation et que le secret commercial est mieux gardé.

Pour rendre l’impôt réel et non plus fictif, il faut un contrôle réel, qui ne soit pas simplement sur le papier. Or, le contrôle sur les capitalistes est impossible s’il reste bureaucratique, car la bureaucratie est elle-même liée, attachée par des milliers de fils, à la bourgeoisie. C’est pourquoi dans les États impérialistes de l’Europe occidentale – monarchies ou républiques, peu importe – l’assainissement des finances n’est obtenu qu’au prix de l’introduction d’un « service obligatoire du travail », qui équivaut pour les ouvriers à un bagne militaire ou à un esclavage militaire.

Le contrôle bureaucratique réactionnaire, tel est le seul moyen que connaissent les États impérialistes, sans en excepter les républiques démocratiques, la France et les États-Unis, pour faire retomber les charges de la guerre sur le prolétariat et les masses laborieuses.

La contradiction fondamentale de la politique de notre gouvernement, c’est justement qu’il est obligé, pour ne pas se brouiller avec la bourgeoisie, pour ne pas rompre la « coalition » avec elle, de pratiquer un contrôle bureaucratique réactionnaire, qu’il qualifie de « démocratique révolutionnaire », en trompant constamment le peuple, en irritant, en exaspérant les masses qui viennent de renverser le tsarisme.

Or, ce sont précisément les mesures démocratiques révolutionnaires qui, en groupant dans des associations les classes opprimées, les ouvriers et les paysans, c’est-à-dire les masses, permettraient d’établir le contrôle le plus efficace sur les riches et de combattre avec le plus de succès la dissimulation des revenus.

On cherche à encourager l’usage des chèques pour lutter contre l’inflation. Cette mesure n’est d’aucune importance pour les pauvres, car, de toute façon, ils vivent au jour le jour et accomplissent au cours de la semaine leur « cycle économique » en restituant aux capitalistes les maigres sous qu’ils ont réussi à gagner. En ce qui concerne les riches, l’usage de chèques pourrait avoir une importance considérable : il permettrait à l’État, surtout s’il était combiné à des mesures telles que la nationalisation des banques et la suppression du secret commercial, de contrôler effectivement les revenus des capitalistes, de les imposer effectivement, de « démocratiser » (et en même temps de redresser) effectivement le système financier.

Mais l’obstacle, ici, c’est précisément la crainte d’attenter aux privilèges de la bourgeoisie, de rompre la « coalition » avec elle. Car, sans des mesures véritablement révolutionnaires, sans la contrainte la plus sérieuse, les capitalistes ne se soumettront à aucun contrôle, ne dévoileront pas leurs budgets, ne mettront pas leurs réserves de papier-monnaie « sous la coupe » de l’État démocratique.

En nationalisant les banques, en édictant une loi qui rendrait l’usage des chèques obligatoire pour tous les riches, en supprimant le secret commercial, en punissant la dissimulation des revenus par la confiscation des biens, etc., les ouvriers et les paysans, groupés en associations, pourraient avec une extrême facilité rendre effectif et universel le contrôle sur les riches, et ce contrôle restituerait au Trésor le papier-monnaie émis par lui en le reprenant à ceux qui le détiennent, à ceux qui le dissimulent.

Il faut pour cela une dictature révolutionnaire de la démocratie dirigée par le prolétariat révolutionnaire ; autrement dit, la démocratie doit devenir révolutionnaire en fait. Tout est là. Mais c’est précisément ce dont ne veulent pas nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks, qui se couvrent du drapeau de la « démocratie révolutionnaire » pour tromper le peuple, et soutiennent en fait la politique bureaucratique réactionnaire de la bourgeoisie, dont la devise est, comme toujours : « Après nous, le déluge[10] ! »

D’ordinaire, nous ne remarquons même pas combien profondément se sont ancrés en nous les habitudes et les préjugés anti-démocratiques au sujet de la « sacro-sainte » propriété bourgeoise. Quand un ingénieur ou un banquier publient des données sur les revenus et les dépenses de l’ouvrier, sur son salaire et sur la productivité de son travail, la chose est considérée comme archilégale et juste. Personne ne songe à y voir une atteinte à la « vie privée » de l’ouvrier, « un acte de mouchardage ou une délation » de la part de l’ingénieur. La société bourgeoise considère le travail et le gain des ouvriers salariés comme un livre ouvert qui lui appartient, que tout bourgeois est en droit de consulter à tout moment, afin de dénoncer le « luxe » des ouvriers, leur prétendue « paresse », etc.

Et le contrôle inverse ? Si les syndicats d’employés, de commis, de domestiques étaient invités par l’État démocratique à contrôler les revenus et les dépenses des capitalistes, à en publier les chiffres, à aider le gouvernement à combattre la dissimulation des revenus ?

Quelles clameurs sauvages la bourgeoisie ne pousserait-elle pas contre le « mouchardage », contre la « délation » ! Quand les « maîtres » contrôlent leurs serviteurs, quand les capitalistes contrôlent les ouvriers, cela est dans l’ordre des choses. La vie privée du travailleur et de l’exploité n’est pas considérée comme inviolable, la bourgeoisie est en droit de demander des comptes à chaque « esclave salarié », elle peut à tout moment révéler au public ses revenus et ses dépenses. Mais que les opprimés essayent de contrôler l’oppresseur, de tirer au clair ses revenus et ses dépenses, de dénoncer son luxe, ne serait‑ce qu’en temps de guerre, lorsque ce luxe est la cause directe de la famine et de la mort des armées au front, oh non ! La bourgeoisie ne tolérera ni « mouchardage » ni « délation » !

La question se ramène toujours à ceci : la domination de la bourgeoisie est inconciliable avec la démocratie authentique, véritablement révolutionnaire. Au XXe siècle, en pays capitaliste, on ne peut être démocrate révolutionnaire si l’on craint de marcher au socialisme.

 

Peut-on aller de l’avant si l’on craint de marcher au Socialisme ?

Chez le lecteur nourri des idées opportunistes qui ont cours parmi les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, ce qui précède peut aisément susciter l’objection que voici : au fond, la plupart des mesures décrites ici ne sont pas démocratiques, ce sont déjà des mesures socialistes !

Cette objection courante, habituelle (sous une forme ou sous une autre) dans la presse bourgeoise, socialiste-révolutionnaire et menchévique, est un argument réactionnaire pour défendre un capitalisme arriéré, un argument qui porte la livrée de Strouvé. Nous ne sommes pas encore mûrs, dit‑on, pour le socialisme ; il est trop tôt pour l’« instaurer » ; notre révolution est bourgeoise. C’est pourquoi il faut se faire les valets de la bourgeoisie (bien que les grands révolutionnaires bourgeois de France aient assuré la grandeur de leur révolution, il y a de cela 125 ans, en exerçant la terreur contre tous les oppresseurs, seigneurs terriens aussi bien que capitalistes !).

Les pseudo‑marxistes, auxquels se sont joints les socialistes‑révolutionnaires, qui se font les serviteurs de la bourgeoisie et qui raisonnent ainsi, ne comprennent pas (si l’on considère les bases théoriques de leurs conceptions) ce qu’est l’impérialisme, ce que sont les monopoles capitalistes, ce qu’est l’État, ce qu’est la démocratie révolutionnaire. Car, si on a compris cela, on est obligé de reconnaître que l’on ne saurait aller de l’avant sans marcher au socialisme.

Tout le monde parle de l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est pas autre chose que le capitalisme monopoliste.

Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoliste, voilà ce qu’attestent assez le « Prodougol », le « Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État.

Or, qu’est-ce que l’État ? C’est l’organisation de la classe dominante ; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plekhanov allemands (Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n’est‑il en réalité que le capitalisme monopoliste d’État du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers en même temps que la protection militaire des profits capitalistes.

Eh bien, essayez un peu de substituer à l’État des capitalistes et des hobereaux, à l’État des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, l’État démocratique révolutionnaire, c’est-à-dire un État qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme !

Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d’État, c’est que l’État (c’est-à-dire l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, si l’on est en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui ?

Ou bien dans l’intérêt des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; et nous avons alors un État non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste.

Ou bien dans l’intérêt de la démocratie révolutionnaire ; et alors c’est ni plus ni moins un pas vers le socialisme.

Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’État. Ou encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste.

Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu’on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher au socialisme.

Ou bien l’on est réellement démocrate révolutionnaire. Et alors on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.

Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme et l’on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte, comme disent les Plekhanov, les Dan et les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. Dans ce cas, l’on en arrive fatalement à la politique de Kerensky, Millioukov et Kornilov, c’est-à-dire à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.

Il n’y a pas de milieu.

Et c’est là la contradiction fondamentale de notre révolution.

Dans l’histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XXe siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans progresser vers le socialisme (progression conditionnée et déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est impossible d’« introduire » en grand le machinisme dans les exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).

Et craindre d’avancer équivaut à reculer. C’est ce que font messieurs les Kerensky, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plekhanov, avec la sotte complicité des Tseretelli et des Tchernov.

La dialectique de l’Histoire est précisément telle que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État, a par là même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.

La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent l’insurrection prolétarienne – aucune insurrection ne créera le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement –, mais encore parce que le capitalisme monopoliste d’État est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’étape de l’Histoire qu’aucune autre étape intermédiaire ne sépare du socialisme.

Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue d’une doctrine qu’ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.

Or, aujourd’hui, le socialisme est au bout de toutes les avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne.

Qu’est-ce que le service de travail obligatoire ?

C’est un pas en avant, sur la base du capitalisme monopoliste moderne, un pas vers la réglementation de toute la vie économique d’après un certain plan d’ensemble, un pas vers l’économie du travail national afin de prévenir son gaspillage insensé par le capitalisme.

Les junkers (grands propriétaires fonciers) et les capitalistes instituent en Allemagne le service de travail obligatoire, qui devient fatalement un bagne militaire pour les ouvriers.

Mais considérez la même institution et réfléchissez à la portée qu’elle aurait dans un État démocratique révolutionnaire. Le service de travail obligatoire institué, réglé, dirigé par les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ce n’est pas encore le socialisme, mais ce n’est déjà plus le capitalisme. C’est un pas immense vers le socialisme, un pas après lequel il est impossible, toujours en démocratie intégrale, de revenir en arrière, de revenir au capitalisme, à moins d’user des pires violences contre les masses.

 

La guerre et la lutte contre la débâcle économique

La question des mesures à prendre pour conjurer la catastrophe imminente nous amène à élucider une autre question extrêmement importante : la liaison de la politique intérieure avec la politique extérieure, ou encore : le rapport entre la guerre de conquête, impérialiste, et la guerre révolutionnaire, prolétarienne ; entre la guerre criminelle de rapine et la guerre juste, démocratique.

D’une part, toutes les mesures que nous avons décrites, et qui sont destinées à conjurer la catastrophe, accroîtraient considérablement, comme nous l’avons déjà marqué, la capacité de défense du pays, autrement dit sa puissance militaire. D’autre part, il est impossible d’appliquer ces mesures sans transformer la guerre de conquête en une guerre juste, sans transformer la guerre menée par les capitalistes dans l’intérêt des capitalistes en une guerre menée par le prolétariat dans l’intérêt de tous les travailleurs et de tous les exploités.

En effet, la nationalisation des banques et des syndicats patronaux, accompagnée de la suppression du secret commercial et de l’établissement du contrôle ouvrier sur les capitalistes, ne signifierait pas seulement une immense économie du travail national, la possibilité d’économiser des forces et des ressources ; elle signifierait encore une amélioration de la situation des masses laborieuses, c’est-à-dire de la majorité de la population. Tout le monde sait que, dans la guerre moderne, l’organisation économique a une importance décisive. La Russie a suffisamment de blé, de houille, de pétrole, de fer ; à cet égard, notre situation est meilleure que celle de tout autre pays belligérant d’Europe. Et si elle luttait contre la débâcle économique par les moyens indiqués plus haut, en s’appuyant dans cette lutte sur l’initiative des masses, en améliorant leur situation, en nationalisant les banques et les syndicats patronaux, la Russie utiliserait sa révolution et son démocratisme pour porter le pays tout entier à un niveau d’organisation économique infiniment plus élevé.

Si, au lieu de la « coalition » avec la bourgeoisie, qui entrave toute mesure de contrôle et sabote la production, les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks avaient, en avril, fait passer le pouvoir aux Soviets et s’étaient employés, non pas à jouer aux « chassés-croisés ministériels » et à user bureaucratiquement, aux côtés des cadets, le velours des fauteuils de ministres, de sous-secrétaires d’État, etc., etc., mais à diriger les ouvriers et les paysans dans l’exercice de leur contrôle sur les capitalistes, dans leur guerre contre ces derniers, la Russie serait maintenant un pays en pleine transformation économique, où les paysans disposeraient de la terre et où les banques seraient nationalisées ; c’est-à-dire qu’elle aurait, dans cette mesure même (or, ce sont là des bases économiques extrêmement importantes de la vie d’aujourd’hui), dépassé tous les autres pays capitalistes.

La capacité de défense, la puissance militaire d’un pays où les banques sont nationalisées, est supérieure à celle d’un pays où les banques restent aux mains des particuliers. La puissance militaire d’un pays paysan où la terre est aux mains des comités paysans est supérieure à celle d’un pays de grandes propriétés foncières.

On invoque constamment le patriotisme héroïque et les prodiges de valeur militaire des Français en 1792‑1793. Mais on oublie les conditions matérielles économiques et historiques qui seules ont rendu possibles ces prodiges. La destruction effectivement révolutionnaire de la féodalité qui avait fait son temps, l’adoption par le pays tout entier avec une promptitude, une résolution, une énergie et une abnégation vraiment démocratiques et révolutionnaires d’un mode supérieur de production, la libre possession du sol par les paysans : telles sont les conditions matérielles, économiques, qui, avec une promptitude « prodigieuse », ont sauvé la France en régénérant, en rénovant sa base économique.

L’exemple de la France prouve une chose, et une seule : pour rendre la Russie apte à se défendre, pour y susciter également des « prodiges » d’héroïsme de masse, il faut balayer avec une implacabilité « jacobine » tout ce qui est vieux, et rénover, régénérer le pays économiquement. Or, on ne saurait le faire au XXe siècle simplement en balayant le tsarisme (la France d’il y a 125 ans ne s’en est pas tenue là). On ne saurait non plus le faire uniquement par la suppression révolutionnaire de la grande propriété foncière (même cela nous ne l’avons pas fait, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ayant trahi la paysannerie !), uniquement par la remise de la terre aux paysans. Car nous vivons au XXe siècle ; dominer le sol sans dominer les banques ne suffit pas à assurer la régénération et la rénovation de la vie du peuple.

La rénovation matérielle, économique, de la France, à la fin du XVIIIe siècle, était liée à une rénovation politique et spirituelle, à la dictature de la démocratie révolutionnaire et du prolétariat révolutionnaire (qui ne faisait qu’un encore avec la démocratie et se confondait presque avec elle), à la guerre implacable déclarée à toutes les formes de réaction. Le peuple entier – et surtout les masses, c’est-à-dire les classes opprimées – était soulevé d’un enthousiasme révolutionnaire sans bornes : tout le monde considérait la guerre comme une guerre juste, défensive, et elle l’était réellement. La France révolutionnaire se défendait contre l’Europe monarchique réactionnaire. Ce n’est pas en 1792‑1793, mais bien des années plus tard, après le triomphe de la réaction à l’intérieur du pays, que la dictature contre-révolutionnaire de Napoléon fit perdre aux guerres de la France leur caractère défensif pour en faire des guerres de conquête.

Et en Russie ? Nous continuons la guerre impérialiste, dans l’intérêt des capitalistes, en alliance avec les impérialistes, en exécution des traités secrets conclus avec les capitalistes d’Angleterre et d’ailleurs par le tsar qui, aux termes de ces traités, promettait aux capitalistes russes le pillage de pays étrangers, Constantinople, Lvov, l’Arménie, etc.

La guerre restera une guerre injuste, réactionnaire, une guerre de conquête de la part de la Russie, tant que celle-ci n’aura pas proposé une paix juste et rompu avec l’impérialisme. Le caractère social de la guerre, sa signification véritable ne sont pas déterminés par les positions qu’occupent les troupes ennemies (comme le pensent les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, tombés aux conceptions vulgaires d’un moujik inculte). Son caractère est déterminé par la réponse à ces deux questions : quelle est la politique que continue la guerre (« la guerre est la continuation de la politique ») ? Quelle est la classe qui fait la guerre, et dans quels buts ?

On ne saurait conduire les masses à une guerre de rapine en vertu de traités secrets et compter sur leur enthousiasme. La classe d’avant-garde de la Russie révolutionnaire, le prolétariat, comprend de mieux en mieux ce que cette guerre a de criminel, et la bourgeoisie est loin d’avoir pu modifier cette conviction des masses ; bien au contraire, celle-ci ne fait que croître. Le prolétariat des deux capitales est devenu, en Russie, définitivement internationaliste !

Vous voyez d’ici ce que peut être l’enthousiasme des masses pour la guerre !

L’un est indissolublement lié à l’autre, la politique intérieure à la politique extérieure. Il est impossible de rendre le pays apte à se défendre sans un sublime héroïsme du peuple accomplissant avec hardiesse et résolution de grandes réformes économiques. Et il est impossible de faire naître l’héroïsme dans les masses sans rompre avec l’impérialisme, sans proposer à tous les peuples une paix démocratique, sans transformer ainsi la guerre criminelle de conquête et de rapine en une guerre juste, défensive, révolutionnaire.

Seule une rupture conséquente, absolue, avec les capitalistes, en politique intérieure comme en politique extérieure, peut sauver notre révolution et notre pays pris dans l’étau de fer de l’impérialisme.

 

Démocratie révolutionnaire et prolétariat révolutionnaire

Dans la Russie actuelle, la démocratie doit, pour être vraiment révolutionnaire, s’unir étroitement au prolétariat, le soutenir dans la lutte qu’il mène en tant que seule classe révolutionnaire jusqu’au bout.

Telle est la conclusion où conduit l’examen des moyens de conjurer une catastrophe imminente d’une ampleur inouïe.

La guerre a engendré une crise si étendue, bandé à tel point les forces matérielles et morales du peuple, porté des coups si rudes à toute l’organisation sociale actuelle, que l’humanité se trouve placée devant cette alternative : ou bien périr, ou bien confier son sort à la classe la plus révolutionnaire, afin de passer aussi rapidement et radicalement que possible à un mode supérieur de production.

Pour de multiples raisons historiques – retard plus considérable de la Russie, difficultés particulières résultant de la guerre, décomposition extrême du tsarisme, vitalité extraordinaire des traditions de 1905 –, la révolution en Russie a devancé celle des autres pays. La révolution a fait que la Russie a rattrapé en quelques mois, quant à son régime politique, les pays avancés.

Mais cela ne suffit pas. La guerre est inexorable. Elle pose la question avec une âpreté implacable : ou bien périr ou bien rattraper les pays avancés et les dépasser aussi du point de vue économique...

Cela est possible, car nous avons sous les yeux l’expérience toute prête d’un grand nombre de pays avancés, les résultats déjà acquis de leur technique et de leur culture. Nous trouvons un soutien moral dans le mouvement de protestation qui grandit en Europe contre la guerre, dans l’atmosphère de la révolution ouvrière qui monte dans tous les pays. Ce qui nous stimule, ce qui nous aiguillonne, c’est une liberté démocratique révolutionnaire exceptionnelle en temps de guerre impérialiste.

Périr ou s’élancer en avant à toute vapeur. C’est ainsi que l’Histoire pose la question.

Et l’attitude du prolétariat envers la paysannerie, dans un tel moment, confirme, en le modifiant comme le commande la situation, le vieux principe bolchevik : arracher la paysannerie à l’influence de la bourgeoisie. Là seulement est le gage du salut de la révolution.

La paysannerie est l’élément le plus nombreux de la masse petite-bourgeoise.

Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks ont assumé un rôle réactionnaire : maintenir la paysannerie sous l’influence de la bourgeoisie, amener la paysannerie à une coalition avec la bourgeoisie, et non avec le prolétariat.

L’expérience de la révolution instruit vite les masses. Et la politique réactionnaire des socialistes‑révolutionnaires et des mencheviks fait faillite : ils ont été battus dans les Soviets des deux capitales[11]. L’opposition « de gauche » croît dans les deux partis démocratiques petits-bourgeois. Le 10 septembre 1917, la conférence des socialistes‑révolutionnaires de Petrograd a donné une majorité des deux tiers aux socialistes‑révolutionnaires de gauche qui penchent vers l’alliance avec le prolétariat et repoussent l’alliance (la coalition) avec la bourgeoisie.

Les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks reprennent à leur compte l’opposition, si aimée par la bourgeoisie, de ces deux concepts : bourgeoisie et démocratie. Mais, au fond, cette opposition est aussi absurde que le serait la comparaison entre des mètres et des kilogrammes.

Il peut y avoir une bourgeoisie démocratique, il peut y avoir une démocratie bourgeoise : pour le nier, il faut être d’une ignorance crasse en histoire comme en économie politique.

Les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks avaient besoin de cette opposition factice pour masquer un fait incontestable, à savoir qu’entre la bourgeoisie et le prolétariat se place la petite bourgeoisie. Celle-ci, par sa situation sociale et économique, hésite nécessairement entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks poussent la petite bourgeoisie vers l’alliance avec la bourgeoisie. Tel est le fond de toute leur « coalition », de tout le ministère de coalition, de toute la politique de Kerensky, ce semi-cadet typique. En six mois de révolution, cette politique a fait complètement faillite.

Les cadets exultent : vous voyez bien, la révolution a fait faillite, la révolution n’a pu venir à bout ni de la guerre, ni du marasme économique.

Cela est faux. Ce sont les cadets et les socialistes‑révolutionnaires avec les mencheviks, qui ont fait faillite ; car c’est ce bloc (cette alliance) qui a gouverné la Russie pendant six mois : il a en ces six mois aggravé le marasme économique, compliqué et rendu plus difficile la situation militaire.

Plus complète sera la faillite de l’alliance de la bourgeoisie avec les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, et plus vite le peuple s’instruira. Plus il trouvera facilement la solution juste : l’alliance de la paysannerie pauvre, c’est-à-dire de la majorité des paysans, avec le prolétariat.

Le 10‑14 septembre 1917


[1] La Conférence démocratique de Russie (Pétrograd, 14-22 septembre 1917) avait été convoquée par les menchéviques et les s.-r. dans l’espoir d’affaiblir la montée révolutionnaire. Y prirent part divers représentants des partis petits-bourgeois, des soviets conciliateurs, des syndicats, des zemstvos, des milieux commerciaux et industriels, des unités militaires. Les bolcheviks y participèrent dans le but de dénoncer les plans des mencheviks et des s.‑r. La conférence démocratique forma un Préparlement (Conseil provisoire de la république) à l’aide duquel les mencheviks et les s.‑r. se proposaient de freiner la révolution et d’aiguiller le pays sur la voie du parlementarisme bourgeois.

Sur la proposition de Lénine, le C.C. du parti décida que les bolcheviks quitteraient le Préparlement; seuls Kaménev, Rykov et Riazanov, qui s’étaient élevés contre l’option du parti pour la révolution socialiste, préconisaient la participation au Préparlement. Les bolcheviks dénoncèrent la félonie de cette officine tout en préparant les masses à l’insurrection armée. (NDE)

[2] Kit Kitytch : surnom, riche marchand campé par Ostrovski dans sa comédie Payer les pots cassés. Lénine appelle Kit Kitytch les brasseurs d’affaires capitalistes. (NDE)

[3] Les comités des industries de guerre avaient été fondés en mai 1915 par la grande bourgeoisie impérialiste dans le but d’aider à l’effort de guerre du tsarisme. Le gros capitaliste A. Goutchkov, leader des octobristes (parti bourgeois « libéral »), était le président du Comité central des industries de guerre. Faisaient également partie de ce Comité l’industriel A. Konovalov, le banquier et industriel M. Terechtchenko, etc. Désireuse de placer les ouvriers sous son influence et de leur inculquer un état d’esprit chauvin, la bourgeoisie décida d’organiser des « groupes ouvriers » auprès de ces comités. Elle entendait montrer ainsi que la « paix sociale » avait été conclue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les bolcheviks boycottèrent les comités des industries de guerre et furent soutenus par la majorité des ouvriers. (NDE)

À la suite du vaste travail d’explication des bolcheviks, sur les 239 comités des industries de guerre régionaux et locaux, 70 seulement organisèrent des élections de « groupes ouvriers », et 36 eurent leurs représentants ouvriers. (NDE)

[4] Dien [Le Jour] : quotidien libéral-bourgeois qui paraissait depuis 1912. Passe sous contrôle menchevik après février 1917 et est interdit après la révolution d’Octobre 1917. (NDE)

[5] Edinstvo [l’Unité] : organe des mencheviks de droite, dirigés par Plekhanov. Quatre numéros parurent en mai-juin 1914. De mars à novembre 1917, le journal devient quotidien. Change de nom pour Naché édintsvo [Notre Unité] pour paraître ensuite jusqu’à janvier 1918. (NDE)

[6] Ces lignes étaient déjà écrites quand j’ai appris par les journaux que le gouvernement Kérensky établissait le monopole du sucre et qu’il l’établissait, naturellement, par des procédés bureaucratiques réactionnaires, sans congrès d’employés et d’ouvriers, sans publicité, sans mater les capitalistes !! (Lénine)

[7] Cf. l’article de Lénine : « Instaurer le socialisme ou divulguer les malversations ? » Pravda, 22 juin 1917. (NDE)

[8] J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer dans la presse bolchévique que l’application de la peine de mort par les exploiteurs aux masses de travailleurs, en vue de maintenir l’exploitation, est le seul argument juste contre la peine capitale. (Voir l’article « Résolutions de papier », Rabotchi, 8 sept. 1917) (N.R.) Il n’est guère probable qu’un gouvernement révolutionnaire quelconque puisse se passer de la peine de mort contre les exploiteurs (c’est-à-dire contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes). (Lénine)

[9] « Svobodnaïa Jizn » [La Vie libre], journal d’orientation menchevik, parut à Petrograd du 2 (15) au 8 (21) septembre 1917 en remplacement du journal Novaïa Jizn temporairement interdit. (NDE)

[10] En français dans le texte. (NDT)

[11] Le 31 août (13 septembre) 1917, le Soviet de Petrograd adopta en séance plénière pour la première fois depuis sa création et à la majorité de 279 voix contre 115 et 50 abstentions, une résolution présentée par la fraction bolchevik, qui repoussait résolument la politique d’entente avec la bourgeoisie. La résolution préconisait la remise de la totalité du pouvoir aux mains des Soviets et esquissait un vaste programme de transformations révolutionnaires dans le pays. Quelques jours plus tard, le parti bolchevik remporta une nouvelle victoire d’importance. Le 5 (18) septembre, le soviet des députés ouvriers et soldats de Moscou adopta à la majorité de 355 voix une résolution bolchevik d’un contenu analogue. (NDE)

Cet article de Léon Trotsky date de 1911.


Nos ennemis de classe ont l’habitude de se plaindre de notre terrorisme. Ce qu’ils entendent par là n’est pas très clair. Ils aimeraient qualifier de terrorisme toutes les activités du prolétariat dirigées contre les intérêts de nos ennemis de classe. La grève, à leurs yeux, est la principale méthode de terrorisme. Une menace de grève, l’organisation de piquets de grève, le boycott d’un patron esclavagiste, le boycott moral d’un traître de nos propres rangs – ils appellent tout cela terrorisme et bien plus encore. Si on conçoit de cette façon le terrorisme comme toute action inspirant la crainte ou faisant du mal à l’ennemi, alors, naturellement, la lutte de classe toute entière n’est pas autre chose que du terrorisme. Et la seule question restante est de savoir si les politiciens bourgeois ont le droit de déverser le flot de leur indignation morale à propos du terrorisme prolétarien, alors que leur appareil d’Etat tout entier avec ses lois, sa police et son armée ne sont rien d’autre qu’un appareil de terreur capitaliste !

Cependant, il faut dire que quand ils nous reprochent de faire du terrorisme, ils essaient, – bien que pas toujours sciemment – de donner à ce mot un sens plus étroit, plus indirect.

Dans ce sens strict du mot, la détérioration de machines par des travailleurs, par exemple, est du terrorisme. Le meurtre d’un employeur, la menace de mettre le feu à une usine ou une menace de mort à son propriétaire, une tentative d’assassinat, revolver en main, contre un ministre du gouvernement – toutes ces actions sont des actes terroristes au sens complet et authentique. Cependant, quiconque ayant une idée de la vraie nature de la social-démocratie internationale devrait savoir qu’elle s’est toujours opposée à cette sorte de terrorisme et le fait de la façon la plus intransigeante.

Pourquoi ? Faire du terrorisme par la menace d’une grève, ou mener de fait une grève, est quelque chose que seuls les travailleurs de l’industrie puissent faire. La signification sociale d’une grève dépend directement, premièrement, de la taille de l’entreprise ou du secteur industriel qu’elle affecte et, deuxièmement, du degré auquel les travailleurs y prenant part sont organisés, disciplinés, et prêts à l’action. Ceci est aussi vrai d’une grève politique que cela l’est pour une grève économique. C’est la méthode de lutte qui découle directement du rôle productif du prolétariat dans la société moderne.

Pour se développer, le système capitaliste a besoin d’une superstructure parlementaire. Mais comme il ne peut pas confiner le prolétariat moderne à un ghetto politique, il doit tôt ou tard permettre aux travailleurs de participer au parlement. Dans toutes les élections, le caractère de masse du prolétariat et son niveau de développement politique – quantités, qui, une fois de plus, sont déterminées elles aussi par son rôle social, c’est-à-dire, par-dessus tout, son rôle productif – trouvent leur expression.

Dans une grève, de même que dans des élections, la méthode, le but, et les résultats de la lutte dépendent toujours du rôle social et de la force du prolétariat en tant que classe. Seuls les travailleurs peuvent mener une grève. Les artisans ruinés par l’usine, les paysans dont l’eau est polluée par l’usine, ou les membres du lumpenprolétariat, avides de saccage, peuvent briser les machines, mettre le feu à une usine ou assassiner son propriétaire. Seule la classe ouvrière, consciente et organisée, peut envoyer une foule en représentation au parlement pour veiller aux intérêts des prolétaires. Par contre, pour assassiner un personnage officiel en vue, on n’a pas besoin d’avoir derrière soi les masses organisées. La recette pour fabriquer des explosifs est accessible à tous, et on peut se procurer unBrowning n’importe où. Dans le premier cas, il s’agit d’une lutte sociale, dont les méthodes et les moyens découlent nécessairement de la nature de l’ordre social dominant du moment, et, dans le second, d’une réaction purement mécanique, identique n’importe où – en Chine comme en France – très frappante dans sa forme extérieure (meurtre, explosions, et ainsi de suite... ) mais absolument inoffensive en ce qui concerne le système social.

Une grève, même d’importance modeste, a des conséquences sociales : renforcement de la confiance en soi des travailleurs, renforcement des syndicats et même, assez souvent, une amélioration de la technologie de production. Le meurtre du propriétaire d’usine ne produit que des effets de nature policière, ou un changement de propriétaire dénué de toute signification sociale. Qu’un attentat terroriste, même « réussi », jette la confusion dans la classe dirigeante, dépend des circonstances politiques concrètes. Dans tous les cas, cette confusion ne peut être que de courte durée. L’Etat capitaliste ne se fonde pas sur les ministres du gouvernement et ne peut être éliminé avec eux. Les classes qu’il sert trouveront toujours des remplaçants ; la machine reste intacte et continue de fonctionner.

Mais le désordre introduit dans les rangs des masses ouvrières elles-mêmes par un attentat terroriste est plus profond. S’il suffit de s’armer d’un pistolet pour atteindre son but, à quoi bon les effets de la lutte de classe ? Si un dé à coudre de poudre et un petit morceau de plomb sont suffisants pour traverser le cou de l’ennemi et le tuer, quel besoin y a-t-il d’une organisation de classe ? Si cela a un sens de terrifier des personnages hauts placés par le grondement des explosions, est-il besoin d’un parti ? Pourquoi les meetings, l’agitation de masse, et les élections, si on peut si facilement viser le banc des ministres de la galerie du parlement ?

A nos yeux la terreur individuelle est inadmissible précisément parce qu’elle rabaisse le rôle des masses dans leur propre conscience, les faits se résigner à leur impuissance, et leur fait tourner les yeux vers un héros vengeur et libérateur qui, espèrent-ils, viendra un jour et accomplira sa mission. Les prophètes anarchistes de la « propagande de l’action » peuvent soutenir tout ce qu’ils veulent à propos de l’influence élévatrice et stimulante des actes terroristes sur les masses. Les considérations théoriques et l’expérience politique prouvent qu’il en est autrement. Plus « efficaces » sont les actes terroristes, plus grand est leur impact, plus ils réduisent l’intérêt des masses pour l’auto-organisation et l’auto-éducation.

Mais les fumées de la confusion se dissipent, la panique disparaît, le successeur du ministre assassiné apparaît, la vie s’installe à nouveau dans l’ancienne ornière, la roue de l’exploitation capitaliste tourne comme auparavant ; seule la répression policière devient plus sauvage, plus sûre d’elle-même, plus impudente. Et, en conséquence, au lieu des espoirs qu’on avait fait naître, de l’excitation artificiellement soulevée, arrivent la désillusion et l’apathie.

Les efforts de la réaction pour mettre fin aux grèves et au mouvement de masse des ouvriers en général se sont toujours, et partout, soldés par un échec. La société capitaliste a besoin d’un prolétariat actif, mobile et intelligent ; elle ne peut, donc, maintenir le prolétariat pieds et poings liés pendant très longtemps. D’autre part, la propagande anarchiste de « l’action » a montré chaque fois que l’Etat est plus riche en moyen de destruction physique et de répression mécanique que ne le sont les groupes terroristes.

S’il en est ainsi, où cela laisse-t-il la révolution ? Est-elle rendue impossible par cet état de choses ? Pas du tout. Car la révolution n’est pas un simple agrégat de moyens mécaniques. La révolution ne peut naître que de l’accentuation de la lutte de classe, et elle ne peut trouver une garantie de victoire que dans les fonctions sociales du prolétariat. La grève politique de masse, l’insurrection armée, la conquête du pouvoir d’Etat – tout ceci est déterminé par le degré auquel la production s’est développée, l’alignement des forces de classes, le poids social du prolétariat, et enfin, par la composition sociale de l’armée, puisque les forces armées sont le facteur qui, en période de révolution, détermine le sort du pouvoir d’Etat.

La social-démocratie est assez réaliste pour ne pas essayer d’éviter la révolution qui se développe à partir des conditions historiques existantes ; au contraire, elle évolue pour affronter la révolution les yeux grands ouverts. Mais, contrairement aux anarchistes, et en opposition directe avec eux, la social-démocratie rejette toutes les méthodes et tous les moyens ayant pour but de forcer artificiellement le développement de la société et de substituer des préparations chimiques à la force révolutionnaire insuffisante du prolétariat.

Avant d’être promu au rang de méthode de lutte politique, le terrorisme fait son apparition sous la forme d’actes de vengeance individuels. Ainsi en était-il en Russie, terre classique du terrorisme. Le fait qu’on eût donné le fouet à des prisonniers politiques poussa Véra Zassoulitch à exprimer le sentiment général d’indignation par une tentative d’assassinat du général Trépov. Son exemple fut imité dans les cercles de l’intelligentsia révolutionnaire qui manquait de tout support de masse. Ce qui avait commencé comme un acte de vengeance non réfléchi se développa pour devenir tout un système en 1879-1881. Les vagues d’assassinat commis par les anarchistes en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord viennent toujours après quelque atrocité commise par le gouvernement – le fait de tirer sur des grévistes ou l’exécution d’opposants politiques. La source psychologique du terrorisme la plus importante est toujours le sentiment de vengeance à la recherche d’un exutoire.

Il n’est pas besoin d’insister sur le point que la social-démocratie n’a rien de commun avec ces moralistes vénaux qui, en réponse à tout acte terroriste, font des déclarations à propos de la « valeur absolue » de la vie humaine. Ce sont les mêmes qui, en d’autres occasions, au nom d’autres valeurs absolues – par exemple l’honneur de la nation ou le prestige du monarque – sont prêts à pousser des millions de gens dans l’enfer de la guerre. Aujourd’hui, leur héros national est le ministre qui accorde le droit sacré de la propriété privée, et, demain, quand la main désespérée des travailleurs au chômage se serre en un poing ou ramasse une arme, ils profèrent toutes sortes d’inepties à propos de l’inadmissibilité de la violence sous quelque forme que ce soit.

Quoi que puissent dire les eunuques et les pharisiens de la moralité, le sentiment de vengeance a ses droits. Il accorde à la classe ouvrière le plus grand crédit moral : le fait qu’elle ne regarde pas d’un œil indifférent, passivement, ce qui se passe dans ce meilleur des mondes. Ne pas éteindre le sentiment de vengeance inassouvi du prolétariat, mais au contraire l’attiser encore et encore, le rendre plus profond, et le diriger contre les causes réelles de toute l’injustice et de la bassesse humaine – c’est là la tâche de la social-démocratie.

Si nous nous opposons aux actes terroristes, c’est seulement que la vengeance individuelle ne nous satisfait pas. Le compte que nous avons à régler avec le système capitaliste est trop grand pour être présenté à un quelconque fonctionnaire appelé ministre. Apprendre à voir tous les crimes contre l’humanité, toutes les indignités auxquelles sont soumis le corps et l’esprit humain, comme les excroissances et les expressions déformées du système social existant, dans le but de diriger toutes nos énergies en une lutte contre ce système – voilà la direction dans laquelle le désir brûlant de vengeance doit trouver sa plus haute satisfaction morale.

Il y a un siècle, la Russie traversait une révolution qui la fit passer d'une monarchie à demi féodale à la première tentative de construction d'un État ouvrier, à la brève exception de la commune de Paris. Au-delà de son importance historique, et malgré sa dégénérescence sous les coups de la contre-révolution stalinienne, la révolution russe de 1917 a encore beaucoup à offrir à tous ceux qui veulent combattre le capitalisme. Ces huit mois de luttes, marqués par des flux et des reflux du mouvement révolutionnaire, sont riches de leçons sur le déroulement du processus révolutionnaire, sur le rôle et la nécessité d'un parti révolutionnaire de classe et sur pleins d'autres aspects.

A l'occasion du centenaire de la révolution russe, Révolution publie un recueil de textes sur la révolution russe. Ce livre regroupe des textes écrits par les deux principaux dirigeants de la révolution d'Octobre, Lénine et Trotsky. Il permet d'éclairer les aspects les plus importants des grands épisodes de la révolution. Il comprend notamment les fameuses Thèses d'Avril de Lénine et le dernier discours prononcé en public par Trotsky avant son assassinat, dans lequel il revenait sur l'importance historique immense de la révolution d'octobre.

Ce volume est en vente au prix de 10€. Il peut être acheté en ligne sur notre « marché rouge » ou en envoyant un chèque de 12€ (frais de port inclus) à l'ordre de « Révolution » (merci de noter « Livre 1917 » au dos du chèque) à l'adresse suivante :

Révolution
BP 90186
75864 Paris Cedex 18

Nous publions ici un texte de Ted Grant, fondateur de la Tendance Marxiste Internationale, sur la question de l'État, publié en 1997. Cet article se veut une synthèse de la théorie marxiste de l'État, à la lumière des développements ayant eu lieu depuis la publication de l'irremplaçable L'État et la révolution de Lénine.


La question de l’État a toujours été une question fondamentale pour les marxistes. C’est le thème central de certains textes les plus importants du marxisme comme L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Mais la meilleure explication de l’essence de la théorie marxiste de l’État se trouve dans L’État et la révolution de Lénine, l’un des écrits politiques les plus importants du 20e siècle.

« Ce pouvoir, issu de la société, mais qui se dresse au-dessus d’elle et s’en sépare de plus en plus, voilà ce que représente l’État. » (Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État)

Curieusement, la question de l’État, malgré son énorme importance, n’occupe pas l’attention qu’elle mérite dans l’esprit des travailleurs, même des plus conscients. Ceci n’est pas un hasard. L’État n’aurait aucune utilité pour la classe dominante si les gens ne s’imaginaient pas qu’il s’agit de quelque chose d’inoffensif, d’impartial, se trouvant au-dessus des intérêts de classe et des personnes ou qui aurait « toujours existé ». En effet, la classe dominante n’a aucun intérêt à attirer l’attention des masses sur ce que représente réellement cette institution. Toute discussion sérieuse à ce sujet est considérée comme inacceptable.

La constitution, la monarchie, la « justice », toutes ces choses sont considérées comme acquises dans notre système qui se décrit comme une « démocratie ». Après tout, l’État n’est-il pas au service de tout un chacun ?

Le marxisme nous apprend que l’État, et à vrai dire toute forme d’État, est un instrument d’oppression d’une classe par une autre. L’État ne peut donc jamais être neutre. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels expliquent déjà que le « gouvernement de l’État n’est pas plus qu’un conseil qui gère les affaires communes à toute la classe bourgeoise ». En effet, dans un régime de démocratie bourgeoise formelle, chacun peut dire (plus ou moins) ce qu’il veut, mais en fin de compte ce sont les banques et les grands monopoles qui décident de notre sort. En d’autres mots, la démocratie bourgeoise n’est qu’une forme d’expression de la dictature du grand capital.

L’État est un instrument d’oppression ; il est l’organe de domination d’une classe sur une autre. Il est un pouvoir, expliquait Engels, qui se dresse au-dessus de la société et qui tend progressivement à s’éloigner de celle-ci.

Historiquement, l’État est né suite à la division de la société en classes sociales antagonistes. Sans l’existence de ce pouvoir spécial, qui se présente à la société comme un pouvoir « impartial », celle-ci se consumerait dans des luttes intestines et des guerres civiles. La seule existence de l’État est l’aveu de la réalité de contradictions irréconciliables au sein de la société. L’arbitrage de cette lutte de classes nécessite donc une institution spéciale qui maintient les tensions dans certaines limites et évite ainsi que la société s’autodétruise.

Choisissant ses mots avec une grande prudence, Lénine caractérise l’État comme « un pouvoir se situant en apparence au-dessus de la société ». Cette apparence de « légalité impartiale », de « justice pour tous », etc. est bénie par l’Église et la morale officielle. L’écrivain français Anatole France avait à l’époque ironisé sur « La majestueuse égalité des lois [qui] interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain ». Derrière la façade d’impartialité se cachent des intérêts de classe. Néanmoins, en période normale les gens sont habitués à l’accepter sans remettre l’État en question. Cette institution leur apparaît comme normale et immuable. Ceci est compréhensible, car depuis notre naissance l’État est omniprésent. C’est seulement lors de graves crises secouant la société jusque dans ses fondements que les gens commencent à remettre en question leurs habitudes, la routine et la tradition qui pèsent sur leur esprit comme un poids mort. C’est à ce moment qu’ils regardent la réalité en face. C’est à cet instant, quand les opprimés commencent à se lever contre leurs oppresseurs, que l’État révèle sa vraie nature.

À certaines époques, quand la lutte de classes est dans l’impasse, que la classe dirigeante n’est plus capable de gouverner avec ses vieilles méthodes et que la classe ouvrière, paralysée par sa direction, n’est pas en condition de la renverser, la tendance de l’État à se séparer de la société et à acquérir une plus grande indépendance se renforce. On assiste alors à un phénomène déjà remarqué à plusieurs occasions dans l’Histoire : le « césarisme » pendant la décadence de la République romaine et durant les régimes de monarchie absolue de la fin du féodalisme ; et le bonapartisme dans l’époque moderne. Dans toutes ces variantes, l’État - « l’exécutif » - s’élève au-dessus de la société, s’émancipant de toute forme de contrôle, y compris de la classe dominante. S’affirme alors le gouvernement « par l’épée » - la domination des militaires - qui prend habituellement la forme du règne absolu d’un seul individu. Au siècle dernier, Napoléon Bonaparte, Louis Bonaparte et Bismarck ont joué ce rôle. À l’époque moderne, nous pensons à Perón (en Argentine), De Gaulle (en France), Pinochet (au Chili) et à toute une série de dictateurs du Tiers-Monde. Souvent, un régime bonapartiste essaye de jouer au funambule entre les classes en les opposant les unes aux autres. Le dictateur a pour habitude de parler au nom de la « nation ». Mais caché derrière cette démagogie, cet État, comme n’importe quel autre, défend en fait les relations de productions existantes. Pour être exact, des phénomènes très particuliers (le bonapartisme prolétarien) se sont produits durant l’époque moderne, surtout dans les anciens pays coloniaux qui échappent aux schémas classiques.

La Commune de Paris

Il est du devoir des marxistes d’étudier l’Histoire, non à titre de passe-temps académique, mais afin d’en tirer des conclusions pratiques, tout comme, dans les académies militaires de la bourgeoisie, les officiers étudient les guerres de Napoléon et de Jules César pour préparer les futures batailles. Sans l’expérience de la Commune de Paris et de la Révolution russe de 1905, le Parti bolchevik n’aurait jamais pu élaborer le programme et les perspectives qui permirent la prise du pouvoir en 1917. De la même façon, Marx n’a pas sorti sa théorie de l’État de nulle part, elle a été tirée de l’expérience de la Commune de Paris.

Marx explique la véritable portée de la Commune de Paris dans une lettre à Kugelmann daté du 12 avril 1871 :

« Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire tu verras que j'y exprime l'idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s'est produit jusqu'ici, faire changer de main l'appareil bureaucratico‑militaire, mais le briser. Et c'est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C'est bien là d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. »

Sur la base de cette expérience, une modification importante a été introduite dans la préface de l’édition allemande de 1872 du Manifeste du parti communiste. Il y est expliqué que la classe ouvrière ne peut utiliser l’appareil d’État existant à ses propres fins, mais qu’elle doit le renverser et créer un nouvel État ouvrier, ou plus exactement un semi-État, un État qui n’est pas autre chose que le peuple armé et organisé pour mener à bien la transformation de la société. Ce fut le cas de la Commune de Paris et aussi de la Révolution russe de novembre 1917 (octobre 1917 selon l’ancien calendrier).

Militarisme et impérialisme

Un État bourgeois normal - même le plus démocratique - est un monstre composé de millions de fonctionnaires, tant civils que militaires, qui dévore une partie très importante de la richesse produite par la classe ouvrière. D’un point de vue strictement économique, l’État représente un terrible poids mort pour la société. Les impôts sont une charge de plus en plus lourde sur les épaules des travailleurs et des classes moyennes (les grandes entreprises et multinationales mettent en œuvre toute leur ingénierie fiscale, légale et illégale, pour contourner les impôts et en payer de moins en moins). Une grande partie des dépenses publiques est certainement nécessaire, mais une partie très importante est destinée à l’entretien d’un appareil bureaucratique surdimensionné, inutile et parasitaire, ainsi qu’aux salaires exorbitants des hauts fonctionnaires dénués de tout rôle productif.

Durant plus d’un siècle et demi, la bourgeoisie, en particulier son aile libérale, s’est plainte des dépenses publiques, exigeant dans la foulée un « État bon marché ». Mais la nécessité de défendre le pouvoir et les privilèges d’une minorité sur l’écrasante majorité de la société rend inévitable l’entretien d’un nombre exagéré de bureaucrates, de policiers, de gendarmes, d’espions, de militaires, de juges, de curés, d’employés pénitentiaires, etc. Quand les politiciens bourgeois parlent de réduire les dépenses publiques, ils ne parlent pas de ces dépenses-là, mais de « luxes inutiles » comme l’école publique, la santé, l’assurance chômage, les retraites, etc. De fait, en même temps qu’ils imposent des coupes budgétaires brutales, les dépenses dédiées au perfectionnement des méthodes de répression et de l’appareil militaire augmentent. Ces dépenses sont sacrées et intouchables. Margaret Thatcher a fermé des mines et des hôpitaux, mais en même temps elle a augmenté les dépenses de police et créé de nouvelles unités de répression. Le Président Reagan, en son temps, avait quant à lui lancé un programme d’armement s’élevant à des milliards de dollars. À côté, les dépenses de réarmement d’Hitler font figure d’argent de poche.

L’histoire du 20e siècle est riche en exemples de la véritable signification de l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme », dans le sens où Lénine l’entendait. Une étude réalisée en 1948 évalue le coût des deux guerres mondiales à 22 milliards de dollars (en dollars de 1997). Le militarisme n’a pas modifié sa nature depuis lors. Le taux de concentration du capital a atteint des niveaux sans précédent. Les grandes banques et les monopoles ont tissé des liens très étroits avec les gouvernements nationaux et restent intimement liés à l’État qui leur offre protection, les subventionne et leur octroie des parties importantes du marché pour écouler leurs produits. Aux États-Unis, l’alliance du gouvernement avec l’industrie d’armement et militaire porte un nom : « Le complexe militaro-industriel ». Une situation identique existe dans d’autres pays impérialistes. Afin de maintenir un tel monstre, il faut un État également monstrueux, une grande masse de bureaucrates qui, sans rien produire, siphonnent une quantité impressionnante de ressources qui, dans un système économique et rationnel, seraient destinées à des fins productives. L’usage rationnel de ces seules ressources suffirait à transformer le monde. Sous le socialisme, ce gaspillage obscène serait aboli du jour au lendemain. Actuellement, les dépenses d’armement en Grande-Bretagne s’élèvent à 22 milliards de dollars par an, au Japon à 44,6 milliards et aux États-Unis à 100 milliards. Ces chiffres stupéfiants sont en soi un indice du caractère barbare de l’État bourgeois d’aujourd’hui. Ces quantités astronomiques de dépenses militaires sont dépensées dans de la ferraille. Car la plus grande partie de ces fusées, tanks et canons ne sera pas utilisée. Quand ces armes sont utilisées, comme dans la Guerre du Golfe, elles le sont exclusivement pour la défense des profits des grandes multinationales - intimement liées à l’État américain et des autres pays impérialistes. D’après une étude de la United States Nuclear Weapons’ Cost Study, le programme nucléaire des États-Unis depuis 1940 jusqu’en 1995 aura coûté pas moins de 4 milliards de dollars. Mais l’auteur de cette étude, Stephen Schwartz, convient que le véritable montant « est considérablement plus élevé ».

Le caractère parasitaire de l’État, surtout l’État moderne, ressort d’une analyse de Marx faite sur la lutte de classes, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il y décrit l’État ainsi :

« Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. »

Si Marx était choqué par l’idée d’un État d’un demi-million de personnes, que dirait-il aujourd’hui des millions qui constituent les États modernes, de ces bureaucraties hypertrophiées, de ces armées permanentes et des dépenses militaires astronomiques qui gaspillent une grande partie de la plus-value produite par la classe ouvrière, dans tous les pays ? Si l’on ne se limite qu’au seul exemple des États-Unis, l’argent dédié annuellement à l’armement serait suffisant pour créer entre 2 et 3 millions de nouveaux emplois ou pour résoudre le problème du logement en l’espace de 10 ans. Néanmoins, les pétitions des pacifistes en faveur du désarmement n’ont jamais eu le moindre effet, car ces « jouets » meurtriers sont absolument nécessaires aux intérêts de la classe dominante, et aucun fauve n’abandonne jamais son goût pour la viande de sa propre volonté. Il est donc nécessaire de se mobiliser et d’organiser la force des travailleurs pour la transformation de la société.

La destruction de ce monstre, l’État bourgeois, est la première condition nécessaire à la construction d’une société vraiment démocratique et humaine, qui jettera les bases pour la transition vers le socialisme - une société sans classes et dans laquelle l’État, cette relique de la barbarie, trouvera sa place dans le musée des antiquités, à côté de l’argent, des prisons, de la famille bourgeoise, de la religion et de toutes les autres aberrations qui, pour des raisons paraissant insensées à tout homme ou femme capable de réfléchir, sont présentées comme des composantes irremplaçables d’une vie « civilisée ».

Les bases objectives du réformisme

« Les éléments accumulés d’opportunisme pendant des décennies de développement relativement pacifique ont créé le courant de social-chauvinisme dans les partis socialistes officiels du monde entier », Lénine, L’État et la révolution.

Malgré son importance évidente, la question de l’État a été ignorée durant des décennies par les dirigeants du mouvement ouvrier dans les pays capitalistes avancés. Ce n’est pas un hasard. Il ne s’agit là que d’une facette de leur abandon total de toute velléité de transformation socialiste de la société. Mais il y a aussi une autre raison importante. À cause de la longue période d’expansion capitaliste, après la Seconde Guerre mondiale, les contradictions sociales se sont un peu adoucies. Deux générations de travailleurs en Europe, aux États-Unis et dans d’autres pays ont vécu le plein emploi, les réformes et les concessions. Mais même dans ce contexte historique, les conquêtes sociales ont été obtenues grâce à des luttes et des pressions de la classe ouvrière et du mouvement syndical, car la bourgeoisie n’accorde jamais rien de son plein gré.

La majorité des gens a fini par croire que cette situation était normale et qu’elle allait durer pour l’éternité. En réalité, il s’agissait d’une véritable anomalie et d’une exception historique. « Les conditions sociales déterminent la conscience », faisait remarquer Marx, à juste titre. En effet, dans un contexte où le système capitaliste semblait fonctionner, la majorité de la classe des travailleurs était disposée à le tolérer. Les idées réformistes défendues par la social-démocratie pénétraient les masses et ont même été acceptées par les dirigeants communistes (via « l’Eurocommunisme », etc.). Les idées de Marx et de Lénine étaient alors considérées comme désuètes. Le capitalisme aurait changé, nous dit-on. Les récessions feraient partie du passé. Le chômage de masse aurait définitivement disparu. La lutte des classes serait devenue un anachronisme, car la classe ouvrière se serait volatilisée. De la révolution socialiste, n’en parlons surtout pas !

Ah, qu’elles étaient belles ces années ! Quel doux rêve ! Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Malheureusement, il s’agissait bel et bien d’un rêve. Il est maintenant venu l’heure de nous réveiller. Un réveil un peu brutal ! Des attaques incessantes contre le niveau de vie, dans tous les pays sans exception, et officiellement plus de 20 millions de chômeurs dans les pays capitalistes développés (sans compter les millions sous-employés). Aux États-Unis, le salaire réel des travailleurs ne s’est pas amélioré en 20 ans. Voici venue la première génération depuis la création des États-Unis qui ne peut pas s’attendre à vivre mieux que la précédente. Dans les pays européens, l’État-providence n’est plus qu’un pâle reflet de ce qu’il était.

Le système de la libre entreprise (qui ne mérite d’ailleurs pas son nom) prend l’eau de toutes parts. Il est donc grand temps de brandir le drapeau d’une alternative radicale ! Mais les demi-mesures ne valent rien. On ne guérit pas un cancer avec de l’aspirine. Les problèmes de la société ne seront pas résolus aussi longtemps que les principales décisions sont prises par une petite minorité de banquiers et de capitalistes. Là réside la question clé.

Voici le paradoxe de la situation : au moment où le système capitaliste montre des symptômes clairs de banqueroute totale, les dirigeants réformistes s’y accrochent comme jamais auparavant. Blair en Grande-Bretagne comme Jospin en France, mais aussi les dirigeants syndicaux partout en Europe, n’hésitent pas à donner un coup de main à leur bourgeoisie dans sa recherche « d’unité nationale » et de paix sociale. En vain ! Car la faiblesse invite toujours à l’agression. Pour chaque abandon social ou politique, les patrons en redemandent deux fois plus. Et ce n’est pas par simple malveillance ou mauvaise foi (qui naturellement ne leur fait pas défaut). Le résultat de cette politique soi-disant réaliste est l’approfondissement du gouffre qui sépare les riches des pauvres, préparant ainsi une explosion de la lutte de classes dans la prochaine période. Ici aussi s’applique la règle selon laquelle « les conditions sociales déterminent la conscience ».

La classe ouvrière apprend de ses expériences. Malheureusement, chaque génération doit réapprendre dans la douleur les leçons apprises par ses parents et grands-parents. N’existe-t-il pas un mécanisme qui offre à la nouvelle génération la possibilité de saisir ces enseignements à l’avance en s’économisant erreurs et défaites ? Oui, certainement, et ce mécanisme s’appelle le parti. Un véritable parti révolutionnaire devrait agir comme la mémoire de la classe ouvrière. Un parti réformiste, remarquait justement Trotsky, est un parti à la mémoire courte.

Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à une période comme celle d’aujourd’hui.

De 1870 à 1914, le capitalisme a connu une longue étape d’expansion marquée par le plein emploi et l’augmentation du niveau de vie. Tout comme aujourd’hui, il y avait là les bases matérielles nourrissant les illusions du réformisme. Il n’est donc pas fortuit qu’Eduard Bernstein, en Allemagne, a commencé à remettre en cause les théories révolutionnaires du marxisme à ce moment-là. Les dirigeants sociaux-démocrates, encore et toujours marxistes en paroles, parlaient avec ferveur de lutte de classes et de révolution dans leurs discours du 1er Mai, mais dans la pratique ils avaient déjà abandonné les idées de Marx, qu’ils considéraient comme dépassées. La révolution socialiste n’était plus nécessaire, car il était devenu possible de changer la société lentement, graduellement et pacifiquement, via le parlement.

Cette époque s’est achevée par la Première Guerre mondiale, quand la dégénérescence nationaliste et réformiste de la IIe Internationale a poussé les dirigeants sociaux-démocrates anglais, allemands et français à la trahison lors du vote sur les crédits de guerre.

La Révolution russe

Cette guerre est d’ailleurs l’expression la plus visible des contradictions accumulées dans la période précédente. Toutes les vieilles illusions des réformistes ont été noyées dans le sang, la boue et le gaz moutarde des tranchées. À ce moment, les questions sur la révolution, la guerre et l’État reprirent la première place. C’est Lénine qui donna l’explication théorique de l’effondrement de la vieille Internationale et proclama la nécessité d’une rupture fondamentale avec le national-réformisme. Ce furent des jours très durs pour les révolutionnaires internationalistes. Lors de la célèbre Conférence de Zimmerwald de 1915, la première tentative de regroupement des internationalistes, le petit nombre de participants inspira une remarque humoristique à Lénine qui prétendit que « tous les internationalistes d’Europe peuvent tenir dans deux voitures de train ». Mais malgré sa faiblesse numérique et son isolement total des masses, Lénine n’a jamais hésité à appeler à la fondation d’une nouvelle internationale, basée sur les principes révolutionnaires et internationalistes du marxisme.

Les périodes de réaction politique ne durent pas éternellement. À un certain moment, un changement s’opère dans l’état d’esprit des masses. Les horreurs de la guerre ont ainsi donné une forte impulsion à la révolution, qui a démarré à Petrograd en mars 1917 (février selon l’ancien calendrier). La Révolution russe marque le début d’une nouvelle époque, très différente de celle d’avant-guerre. Les décennies de 1920 et 1930 sont très agitées et traversées de crises économiques, politiques et sociales. Cette période, qui s’est conclue par la Seconde Guerre mondiale, a commencé par la Révolution russe -  première conquête du pouvoir par la classe ouvrière, dirigée par un parti marxiste doté d’une direction révolutionnaire consciente : le Parti bolchevik de Lénine et Trotsky. Toute analyse sérieuse révélera que, sans cette direction et sans un programme scientifique basé sur la théorie marxiste, la révolution d’Octobre n’aurait jamais vu le jour.

Ici n’est pas le lieu pour retracer les événements qui se sont produits entre février et octobre 1917. Il suffit de souligner que le succès de la révolution n’était pas garanti par avance. Comme toujours, il s’agit d’un combat entre forces vives, combat dans lequel la qualité de la direction, son audace, sa fermeté et sa clarté d’idées jouent un rôle décisif. Lénine développe ses idées sur l’État, non dans la tranquillité d’un séminaire universitaire, mais dans le feu du combat. Quand Lénine est obligé de passer dans la clandestinité suite à la réaction de juillet, il voyage vers la Finlande à la demande expresse du Comité central. Dans ses bagages, deux livres : L’Art de la Guerre de Clausewitz et La Guerre civile en France de Marx. Ce dernier livre est le point de départ de sa réflexion qui va aboutir à L’État et la révolution, livre qui non seulement est un des plus grands classiques de la théorie marxiste, mais aussi un véritable manuel de la révolution.

Tout comme Marx et Engels, Lénine n’était pas un utopiste. Il ne se laissait pas guider par des schémas abstraits, mais par le mouvement réel de la classe ouvrière, son expérience historique et surtout par cette page d’histoire héroïque et inspirante qu’est la Commune de Paris de 1871. C’est précisément cette expérience de la Commune qui avait permis à Marx de comprendre la forme concrète que prendrait la « dictature du prolétariat ». Aujourd’hui, après l’expérience des régimes d’Hitler, de Mussolini, de Franco et de Staline, le mot « dictature » a des connotations totalement différentes de l’époque de Marx et Engels. Ils avaient en tête un régime semblable à celui de la République romaine qui déléguait en temps de guerre, provisoirement, des pouvoirs exceptionnels à un « dictateur », afin de mener cette guerre à bien. L’accusation décrivant Marx, Engels et Lénine en adeptes de régimes totalitaires est une calomnie grossière. À la lecture de L’État et la révolution et de La Guerre civile en France, réflexions qui s’appuient sur l’expérience de la Commune de Paris, nous voyons devant nous se dresser une « dictature du prolétariat » qui n’est ni plus ni moins que la démocratie ouvrière.

Marxisme et anarchisme

L’abandon de toute politique révolutionnaire par les dirigeants du mouvement ouvrier a largement ouvert les portes aux tendances anarchistes, terroristes, de guérilla et gauchistes. En particulier parmi les jeunes, qui trouvent répugnant le spectacle d’un parlementarisme sans principes, de la collaboration de classe, de la corruption ouverte de ceux qui doivent tout aux votes et à l’appui de la classe ouvrière. Tout jeune ou travailleur qui réfléchit sérieusement se rend compte que l’idée de la non-participation au parlement est une idée erronée. S’abstenir aux élections revient à laisser le champ libre aux partis de la bourgeoisie. Dans une situation où des millions de travailleurs participent aux élections, les boycotter reviendrait à se boycotter soi-même. Nous n’avons pas le droit de nous abstenir de toute forme de lutte, mais devons au contraire lutter contre la bourgeoisie en usant de tous les moyens à notre disposition, en utilisant toutes les plateformes, toutes les possibilités qui nous sont offertes.

Ceci étant dit, il serait dangereux de ne pas se rendre compte que la bourgeoisie, tout au long de son histoire, a perfectionné un mécanisme très subtil et efficace de corruption des représentants de la classe ouvrière. L’État est sans aucun doute une source importante de corruption. Les salaires élevés et les privilèges des parlementaires font partie de ce mécanisme de corruption qui éloigne les élus des personnes qui les ont élus. Mais la solution à ce problème ne réside pas dans le renoncement à toute lutte parlementaire, mais se trouve au contraire dans la prise de mesures pour s’assurer que les députés élus par la classe ouvrière ne s’éloignent pas du peuple. Dans la mesure du possible, ils devraient être des travailleurs avec une expérience personnelle des conditions de vie des masses, ou au minimum des femmes et des hommes disposés à défendre fermement et de façon conséquente les intérêts de la classe ouvrière. Si, par exemple, ces représentants bénéficient de revenus qui les mettent dans des conditions de vie très différentes de la grande majorité des gens qui les ont élus, ceci aura des conséquences. Cela se manifestera dans une tendance à s’éloigner progressivement de la réalité des masses, à se séparer d’elles et en fin de compte à tomber sous la pression de classes sociales différentes. Ce phénomène se perçoit aussi dans les directions syndicales qui montrent une tendance à échapper au contrôle de leur base et à se faire l’écho de la pression des chefs d’entreprise et du gouvernement.

Lénine était très conscient du risque de bureaucratisation et de la tendance de l’État à s’éloigner de la société. Une partie importante de L’État et la révolution est consacrée à ce sujet. Comment lutter contre la bureaucratisation ? L’expérience de la Commune de Paris nous donne des réponses. La Commune limitait les salaires de ses représentants à 6000 francs par an, soit plus ou moins le salaire d’un ouvrier qualifié. Cette mesure, pour reprendre les mots de Marx, a réalisé le slogan bourgeois du « gouvernement à bon marché ». Lénine, parfaitement au fait des mécanismes de la dégénérescence bureaucratique, a établi quatre conditions pour l’État ouvrier après la Révolution d’Octobre :

1) L’élection libre et la révocabilité de tous les fonctionnaires.

2) Aucun fonctionnaire ne peut recevoir un salaire plus élevé que celui d’un travailleur qualifié.

3) Remplacement de l’armée permanente par le peuple en armes.

4) Le transfert graduel de toutes les tâches de l’administration de l’État à toute la société grâce à un système de rotation. « Quand tout le monde sera devenu un bureaucrate, plus personne ne le sera » !

Voici le vrai programme léniniste pour l’État. N’oublions pas que Lénine, en traçant les lignes directrices de l’État, ne parlait pas de socialisme ou de communisme, mais établissait ici les conditions de base pour le pouvoir ouvrier, juste après la prise du pouvoir. On peut difficilement s’imaginer quelque chose de moins totalitaire que ce projet. Les ennemis du socialisme n’arrêtent pas de calomnier Lénine et la Révolution d’Octobre, tentant de confondre Lénine et Staline. L’isolement des bolcheviks dans d’effroyables conditions d’arriération économique a empêché que la classe ouvrière se maintienne au pouvoir. Le régime de démocratie ouvrière établi par Octobre a fait place au régime bureaucratique monstrueux et totalitaire de Staline. Les raisons de cette dégénérescence se trouvent non dans le programme et les méthodes du bolchevisme, mais dans les conditions objectives d’un pays affamé et analphabète, d’une classe ouvrière épuisée par des années de guerre et de révolution et découragée par la défaite de la révolution internationale.

Les raisons du triomphe du stalinisme en Russie ont été analysées dans une autre œuvre (La Révolution trahie de Trotsky). Contentons-nous d’en dire que l’État établi par la révolution bolchevik était l’État le plus démocratique de l’Histoire, lorsqu’on envisage la question selon la perspective de la classe ouvrière. Mais le socialisme ne peut se construire sans bases matérielles adéquates. L’édification d’un État ouvrier dans la Russie de 1917 a été une formidable conquête. La nationalisation et la planification des forces productives sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière ont donné une forte impulsion au développement social. Mais la création d’une société sans classes nécessite un degré de développement économique en capacité de satisfaire tous les besoins.

À la différence de l’anarchisme, le marxisme ne propose pas l’abolition de l’État en général, mais le renversement de l’État bourgeois. La transformation socialiste de la société serait impossible sans cette action. Mais qu’est-ce donc que l’État ? Lénine explique que, en dernière analyse, l’État se compose d’hommes armés pour la défense de la propriété. Pour renverser le vieil État et l’emporter sur la résistance des oppresseurs, la classe ouvrière a besoin de son propre État et doit organiser un pouvoir alternatif en mesure de faire face à la résistance de la réaction. Mais cet État ouvrier n’a rien à voir avec le vieux monstre bureaucratique et son armée de fonctionnaires. Un tel organisme social, dit Engels, « n’est plus vraiment un État, au sens propre du mot, mais bien un "demi-État", une organisation très simplifiée, basée sur l’administration démocratique et directe du peuple, un État dont l’unique objectif est de réaliser le plus vite possible sa propre disparition. L’État sera donc dissous dans la société et substitué par une association de producteurs. Ce processus est loin d’être arbitraire et ne peut pas être mis en œuvre directement. » Le marxisme, la doctrine du socialisme scientifique, explique que la force motrice du procès social est le développement des forces productives. La possibilité réelle de substituer les anciens mécanismes de coercition par une société vraiment libre dépend du degré de développement de l’industrie, de la science, de la technologie et de la culture. Par exemple, la possibilité physique pour les masses de participer à la gestion démocratique de la société dépend de la réduction drastique de la journée de travail. Aussi longtemps que l’écrasante majorité des hommes et des femmes est obligée de travailler huit, dix ou douze heures par jour - sans compter les heures supplémentaires, le travail à domicile, etc. - pour vivre, la démocratie ne sera toujours qu’une illusion, une formalité vide de sens. Dans de telles conditions, soutenait Engels, une minorité détiendra toujours le monopole de l’art, de la science et du gouvernement et abusera naturellement de ce monopole pour son propre bénéfice.

C’est seulement à partir du moment où l’humanité sera libérée des préoccupations humiliantes, de la lutte quotidienne pour la survie - quand les heures de travail seront réduites à leur expression minimale -, que les masses disposeront des conditions nécessaires à leur développement en tant qu’êtres humains libres. Cela rendra possible la participation de tous et toutes aux tâches d’administration et de gestion de la société, condition sine qua non à la disparition de l’État. Contrairement donc aux préjugés anarchistes, l’État ne peut être aboli par décret, mais sera dissous dans la société lorsque la transformation des conditions de vie des masses l’aura permis.

La Commune de Paris et, à un niveau infiniment supérieur, la Révolution d’Octobre démontrent que les millions d’hommes et de femmes ordinaires, une fois éveillés à la vie politique, sont capables de prendre leur destin en main et d’administrer leur vie. Il ne faut pas attendre pour cela l’existence des conditions matérielles nécessaires à l’établissement d’une société sans classes. La participation active des masses débute avec la révolution même. L’État, ou plus exactement le « demi-État », est un appareil relativement simple. Il n’a rien à voir avec ce monstre bureaucratique qu’est l’État bourgeois pour la simple raison qu’il représente la domination de la majorité écrasante de la société sur une poignée d’exploiteurs. L’aspect coercitif de l’État se limite au strict nécessaire pour surmonter la résistance et le sabotage des anciens exploiteurs et de leurs acolytes.

En Russie, l’insurrection de Petrograd fut pacifique précisément grâce à l’action des bolcheviks, dirigés par Lénine et Trotsky. Les neuf dixièmes du travail avaient déjà été réalisés auparavant. Il n’y eut donc qu’un minimum de résistance au moment de vérité. Le vrai bain de sang est venu suite à l’invasion de 21 armées étrangères venues étrangler la révolution. N’oublions pas qu’à cette époque la Russie était un pays très arriéré, avec une classe ouvrière très petite - 3,5 millions sur une population totale de 150 millions. Dans un tel contexte, la lutte prit inévitablement un caractère extraordinairement féroce. Ceci vaut également pour la Commune de Paris. Mais il y avait une différence notable : l’existence du Parti bolchevik, qui a pu diriger la classe ouvrière avec succès contre ses ennemis et sauver ainsi la révolution. La Commune, par contre, a été écrasée par les forces contre-révolutionnaires de Versailles. Pourquoi une telle différence ?

Les divergences entre le marxisme et l’anarchisme ne se limitent pas à la question de l’État, mais peuvent s’étendre à toutes les questions essentielles de la révolution sociale. Malgré leur phraséologie « révolutionnaire », les théories anarchistes sont à vrai dire l’antithèse des positions révolutionnaires. Trotsky n’avait pas tort de décrire l’anarchisme en politique comme un parapluie avec des trous : sans la moindre utilité précisément quand il pleut. Cette affirmation a été confirmée par l’Histoire lors de chaque révolution depuis la Commune de Paris jusqu’à la révolution en Albanie [1]. La Commune a échoué, malgré l’héroïsme du prolétariat parisien, à cause de l’absence d’une direction politique. Dans une révolution, chaque erreur se paye, et le prix pour ces erreurs est toujours très élevé. Il n’y a pas de temps pour apprendre « sur le tard », pour la simple raison que les forces réactionnaires ne nous feront pas cette faveur. Les dirigeants de la Commune de Paris étaient composés en grande majorité d’individus dont la présence y était accidentelle. Ils étaient soit mal préparés, soit pas préparés du tout ou soit, ce qui est encore pire, influencés par des idées erronées comme celles du jacobinisme petit-bourgeois ou des positions semi-anarchistes de Proudhon. Ils ont commis des erreurs.

Plus concrètement, ils n’ont pas nationalisé la Banque de France et n’ont pas marché directement sur Versailles pour écraser la réaction. Ces erreurs ont donné un temps précieux à Thiers pour qu’il réorganise ses forces pour attaquer Paris. La Commune fut alors écrasée, 30 000 personnes périrent. La révolution espagnole de 1931-37 est l’exemple le plus flagrant du caractère désastreux de la théorie et de la pratique anarchistes. En juillet 1936, la classe ouvrière de Barcelone s’est dressée contre les fascistes. Armée de bâtons, de couteaux et de quelques vieux fusils, elle prit d’assaut les casernes et mit fin à l’insurrection réactionnaire. Les ouvriers anarchistes de la CNT ont vraiment joué un rôle de premier plan dans ce soulèvement héroïque qui, sans le moindre doute, a évité le triomphe du fascisme. Suivant leur instinct révolutionnaire dans ce contexte victorieux, ils organisèrent des comités, imposant le contrôle ouvrier dans les usines abandonnées par les capitalistes catalans. Le pouvoir était aux mains des comités et des milices des ouvriers. Le célèbre dirigeant anarchiste Buenaventura Durruti et son armée menaient une guerre révolutionnaire en Aragon. Mais les conquêtes des ouvriers de la CNT furent perdues par leurs dirigeants : dans ce contexte, la dissolution du gouvernement bourgeois de la « Generalitat » et la constitution d’un pouvoir ouvrier n’auraient pas posé le moindre problème. Ce fait a été admis même par le Président de la Catalogne Luis Companys. Mais cet astucieux politicien bourgeois a alors invité les dirigeants anarchistes à prendre le pouvoir – un acte ayant peu d’antécédents dans l’histoire des révolutions ! Ce que les dirigeants anarchistes ont refusé. Comment pouvaient-ils en effet former un gouvernement ouvrier quand ils s’opposaient à tout gouvernement en général ? La conséquence en fut qu’ils permirent alors à l’État bourgeois de se reconstruire en Catalogne et de rassembler les forces nécessaires à l’écrasement des forces révolutionnaires au mois de mai 1937.

Si les dirigeants de la CNT avaient été des révolutionnaires conséquents, ils auraient appelé tous les comités, aussi bien ceux des usines que ceux des milices, à élire des délégués pour participer à un comité central de toute la Catalogne. Ceci n’aurait représenté ni plus ni moins qu’un gouvernement révolutionnaire, ce que Marx aurait appelé « la dictature du prolétariat ». Un gouvernement qui n’aurait rien eu à voir avec l’État bourgeois, mais qui aurait plutôt été l’expression du pouvoir révolutionnaire de la classe ouvrière. Le refus de la CNT de faire ce pas décisif explique la défaite de la révolution malgré l’héroïsme extraordinaire des ouvriers de la CNT. Pire encore : les dirigeants anarchistes qui ont refusé de constituer un gouvernement ouvrier, invoquant la violation des principes anarchistes, n’ont pas hésité à accepter des postes de ministres dans le gouvernement du Front populaire aux côtés des ministres républicains bourgeois. Ces événements ne devraient surprendre quiconque connaît un peu l’histoire de l’anarchisme. En France, avant la Première Guerre mondiale, les dirigeants anarcho-syndicalistes, courant majoritaire dans le mouvement syndical, juraient à qui voulait bien les entendre qu’ils n’hésiteraient pas, en cas de guerre, à appeler à la grève générale révolutionnaire (position clairement fausse et démagogique si l’on considère que, dans une situation de mobilisation générale et dans l’ambiance de chauvinisme qui accompagne inévitablement la déclaration de guerre, les conditions ne peuvent être réunies pour le succès d’une grève générale) et refuseraient de collaborer à la boucherie. En fin de compte, ces dirigeants n’ont fait aucun appel à quoi que ce soit, mais sont plutôt entrés directement dans un gouvernement de soi-disant « Union sacrée », position qu’ils ont utilisée pour jouer au briseur de grève du début jusqu’à la fin de la guerre. Voici à quoi aboutit une théorie fausse de l’État : un parapluie plein de trous. Les nouvelles générations doivent réfléchir à la lumière de cette histoire – c’est le seul antidote à l’influence pernicieuse de l’anarchisme.

La Révolution albanaise

Lénine soumet l’anarchisme à une critique de fond, mais réserve ses critiques les plus fortes pour les réformistes et les opportunistes. Ce n’est pas un hasard. Il qualifiait à juste titre les réactions gauchistes et anarchistes comme le prix que le mouvement ouvrier devait payer pour l’opportunisme. Cette réflexion n’a pas perdu de sa pertinence aujourd’hui, bien au contraire. Pendant des décennies, certains ont insinué que les idées de Marx et de Lénine étaient « vieilles », que « les choses ont bien changé » et que naturellement la révolution socialiste est impossible. Pour ces personnes, la Révolution albanaise de 1997 est comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. L’insurrection héroïque du peuple albanais est la réponse finale à tous les sceptiques qui nient la possibilité pour la classe ouvrière de réaliser une révolution en ces temps modernes. Naturellement, la bourgeoisie internationale et les médias à son service se sont empressés d’enterrer la révolution albanaise sous une avalanche de calomnies. À en croire la presse, l’Albanie était devenue la proie du « chaos », de « l’anarchie » et naturellement de la mafia et des criminels.

Cela ne doit pas nous surprendre. La Commune de Paris a subi le même sort, tout comme la Révolution russe. Mais ces mensonges cachent en réalité la haine et la peur des classes possédantes pour tout peuple qui se dresse contre ses oppresseurs.

Les marxistes doivent être capables d’analyser tout événement sérieusement, séparant l’essentiel de l’accessoire, le progressiste du réactionnaire. Une méthode contraire nous mènerait à des conclusions erronées. Quels sont les traits les plus saillants de la situation en Albanie au printemps de l’année 1997 ? Le premier facteur d’importance est l’irruption soudaine des masses dans la vie politique. C’est l’une des caractéristiques les plus importantes d’une révolution. La véritable révolution n’est pas l’œuvre d’une minorité de « sages » ou d’un groupe de conspirateurs, comme le prétendent les historiens bourgeois. C’est une situation critique où les masses - c’est-à-dire des millions d’hommes et de femmes « ordinaires », des personnes sans préparation politique ni antécédents politiques – en ont soudain « assez » et commencent à prendre leur destin en main. C’est exactement ce qui s’est passé en Albanie.

La deuxième caractéristique est que les masses, sans la moindre direction ni plan établi, décident d’affronter physiquement leurs oppresseurs et prennent d’assaut les casernes, les mains pratiquement vides, comme les ouvriers de Barcelone en 1936. Le peuple en armes a écrasé l’État qui s’est désagrégé en quelques jours. La quasi-totalité de l’armée (officiers inclus) est passée du côté du peuple les armes à la main. Si ceci n’est pas une révolution, alors je ne sais pas ce qu’est une révolution en général !

Le troisième facteur est la tentative, surtout dans le sud du pays, d’organiser des comités révolutionnaires. Contrairement à ce que raconte la presse au service de l’Occident, il ne s’agissait nullement de « chaos et d’anarchie », mais d’une réelle tentative de créer de nouveaux organes de démocratie populaire, sous le contrôle direct du peuple en armes. Voilà qui ressemble grandement à ce qui s’est passé durant la Commune de Paris. L’essence de cet État d’un nouveau type est expliquée par Lénine de la manière suivante :

« 1) la source du pouvoir ne réside pas dans des lois, débattues et approuvées précédemment au Parlement, mais dans l’initiative directe des masses populaires et dans la "prise" du pouvoir directe des masses (pour utiliser un terme à la mode) ;

« 2) la substitution de la police et de l’armée en tant qu’institutions séparées du peuple et opposées à lui, par l’armement direct du peuple entier ; avec ce pouvoir, les travailleurs et les paysans armés s’assurent de l’ordre public ;

« 3) les fonctionnaires et la bureaucratie sont remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins sont soumis à un contrôle spécial ; ainsi, ils deviennent des simples mandataires, non seulement éligibles, mais révocables à tout moment, quand le peuple l’exige ; ils se transforment de caste privilégiée et grassement rétribuée en "fonctionnaires" dont la rémunération n’excède pas le salaire courant d’un travailleur qualifié. C’est en cela, et seulement en cela que se trouve l’essence de la Commune de Paris en tant que modèle spécial d’État » (Sur la dualité du pouvoir, Lénine).

En Albanie, le peuple était armé et essayait de créer, avec les comités, ses propres organes de pouvoir révolutionnaire. Ceux-ci ont été élus dans le feu de l’insurrection, sous le contrôle et la vigilance du peuple en arme. Ses membres ne recevaient pas la moindre rémunération. Ils étaient composés de personnes « normales » issues des communautés dans lesquelles ils vivaient. Lorsque nous laissons de côté les questions secondaires, en quoi se distingue cette situation de celle de la Commune ? En ce que les comités se concentraient essentiellement dans le sud du pays ? En ce que la composition des comités n’était pas nettement prolétarienne et que de nombreux éléments petits-bourgeois, confus, accidentels, voire même opposés à la révolution, y trouvaient leur place ? Lisons encore une fois ce que Lénine constate à propos de la Commune :

« La Commune de Paris a duré quelque quatre semaines en une seule ville, Paris, sans que les gens aient été conscients de ce qu’ils faisaient. Ceux qui ont créé la Commune ne l’ont pas comprise. Ils l’ont établi suivant l’instinct infaillible d’un peuple réveillé et aucun des groupes socialistes n’était également conscient de ce qu’il faisait » (Lénine, Discours au VIIe Congrès du PCR(b)).

Dans un autre écrit, Lénine se demande :

« S’agit-il d’une véritable dictature pure du prolétariat dans le sens de la composition purement sociale-démocrate de ses membres et du caractère socialiste de ses tâches ?

« D’aucune façon ! Le prolétariat avec une conscience de classe (et seulement plus ou moins consciente), c’est-à-dire les membres de l’Internationale, était dans la minorité. La majorité consistait en des représentants de la démocratie petite-bourgeoise » (Lénine, La Commune de Paris et les tâches de la dictature démocratique).

Le célèbre historien de la Commune, P.-O. Lissagaray, écrit ceci au sujet de la composition du Comité central de la Garde nationale : « Qui étaient ces hommes ? Les agitateurs, les révolutionnaires de la Cordière, les socialistes ? Non. Il n’y avait aucun nom connu parmi eux. Tous les élus étaient des hommes de la classe moyenne, des commerçants, des employés ». À propos de la Commune elle-même, Lissagaray recense 25 représentants de la classe ouvrière, bien que tous n’étaient pas membres de l’Internationale. Malgré toutes ses déficiences et ses faiblesses, Marx n’hésitait pas à décrire la Commune comme le premier exemple d’une démocratie ouvrière (la « dictature du prolétariat »).

En vérité, une fois la réaction écrasée, les insurgés albanais ont commis une erreur de taille. Ils ne sont pas passés à l’offensive. Ils n’ont pas marché sur Tirana (la capitale) pour y liquider les restes du vieux régime (essentiellement la clique de Berisha et les éléments du Shik, la police secrète). Ils auraient pu faire cela sans trop de problèmes au mois de mars 1997. Mais ils ont laissé le temps nécessaire à Berisha pour se ressaisir et regrouper ses forces, bien qu’en fin de compte, il n’ait pas été capable d’écraser la révolution. Les impérialistes, effrayés, n’ont pas eu d’autre choix que de s’en remettre au Parti socialiste (l’ancien Parti communiste) qui a capitulé de manière scandaleuse face à l’impérialisme et la bourgeoisie. En se déclarant partisan de « l’économie de marché », du désarmement du peuple, de la dissolution des comités et de la restauration de l’ordre, il a reconstruit le vieil appareil d’État.

Ces dirigeants ont joué le même rôle que ceux du SPD allemand de 1918 à 1921 : ils ont fait avorter la révolution et ont rendu le pouvoir aux capitalistes. Le résultat de cette situation n’est pas encore clair [NDT, depuis la rédaction de ce texte, la contre-révolution a repris le dessus, mais avec un visage « démocratique », liquidant les acquis de l’insurrection du printemps albanais de 1997]. Mais une chose est évidente, si la révolution albanaise se termine en défaite, ce sera la conséquence directe de l’absence d’une direction adéquate. Évidemment, des voix sceptiques s’élèveront pour nous assurer que tout ceci était inévitable, que les conditions n’étaient pas mûres (pour certaines personnes les conditions ne sont jamais mûres), que les gens avaient une faible conscience politique, etc. En vérité, les masses en Albanie ont fait tout ce qui était humainement possible pour changer la société. Que peut-on demander de plus à un peuple ? Mais une fois de plus, nous devons constater que, pour gagner une guerre, le courage ne suffit pas. Il ne faut pas seulement des soldats courageux, mais également un quartier général avec une perspective et un plan de bataille. En d’autres mots, il faut un parti.

La question de la violence

Un des arguments utilisés contre les marxistes est l’accusation de prôner la violence. Cet argument est sans fondement. Les marxistes veulent une transformation pacifique de la société, mais sont également réalistes et savent qu’aucune classe dominante, dans toute l’Histoire, n’a abandonné son pouvoir et ses privilèges sans mener une lutte souvent sans merci. Ce fait a été démontré tant de fois qu’il est vraiment superflu de s’y attarder longuement. Par exemple, pendant les événements en Espagne entre 1931 et 1937, la classe dominante n’a pas hésité à déclencher une guerre civile sanglante contre la classe ouvrière. Le fait que le gouvernement du Front populaire ait été élu démocratiquement n’y changeait rien, pas plus que les appels au respect de la légalité et de la constitution. L’unique chose importante aux yeux des capitalistes et des propriétaires terriens était leurs intérêts de classe menacés. La seule façon de les vaincre consistait à les écraser et à les exproprier. Toute autre démarche n’est qu’illusion et rêverie. L’Histoire montre que les rêves réformistes se payent cher.

Nous pourrions aussi mentionner l’exemple du gouvernement de l’Unité populaire au Chili. Une fois de plus, nous avons assisté à la cruelle réalité de « l’indépendance et l’impartialité » de l’État. Suivant les pas de Franco en Espagne, 35 ans plus tôt, le général Pinochet (militaire censé être un grand démocrate et nommé comme homme de confiance par le Président socialiste Salvador Allende) a perpétré un coup d’État contre le gouvernement « constitutionnel ». La classe ouvrière et le peuple chilien ont payé un prix terrible pour les illusions constitutionnelles de leurs dirigeants. Le triomphe de Pinochet était loin d’être inévitable. La classe ouvrière chilienne disposait de forces suffisantes pour écraser les militaires réactionnaires plusieurs mois avant le coup d’État fatal de septembre 1973. Mais au moment de vérité, la classe ouvrière a été paralysée par une fausse conception politique selon laquelle tout pouvait se régler dans le cadre de la Constitution, des lois en vigueur et des « règles du jeu », un peu comme s’il s’agissait d’un jeu d’échecs et non d’un combat sans pitié entre intérêts de classe irréconciliables. De telles illusions ont toujours conduit au désastre.

Il y a plus de 2500 ans, le philosophe grec Anacharsis déclarait que « la loi est comme une toile d’araignée : elle attrape les petits, mais les grands la déchire sans difficulté ». Un constat facilement démontré par l’expérience des gouvernements sociaux-démocrates des dernières décennies en Europe. Élus avec l’appui de millions de travailleurs qui attendent d’eux un changement de société, leur action est sabotée par la résistance féroce d’une poignée de banquiers et de capitalistes qui se sentent menacés même par les plus timides réformes. Il serait naïf de s’imaginer qu’à l’avenir, la classe dominante, dans un pays ou un autre, réagirait d’une manière différente dans le cas de l’élection d’un véritable gouvernement de gauche. Certes, la classe ouvrière doit lutter pour ses droits démocratiques et utiliser toutes les voies démocratiques disponibles pour défendre ses droits et participer aux élections au niveau local, régional et national. Nous ne sommes pas des anarchistes. Nous comprenons que, sans la lutte quotidienne pour obtenir des avancées partielles sous le capitalisme, la révolution socialiste serait impensable. Ce n’est que de cette façon qu’il est possible d’organiser les masses, les former dans la lutte et forger les instruments nécessaires pour réaliser la transformation de la société.

Tout cela est bien vrai, mais c’est encore insuffisant, surtout en ce moment où la bourgeoisie, à l’échelle mondiale, lance des attaques sauvages contre le niveau de vie, les salaires, les retraites et les conditions de travail. Il est nécessaire de comprendre que même quand la classe ouvrière réussit à arracher des concessions, ces victoires ne peuvent être que provisoires. Ce que la bourgeoisie donne de la main gauche, elle le reprend de la main droite. Les augmentations salariales sont annulées par l’augmentation des prix et des impôts. Le chômage et la précarité augmentent comme jamais, malgré ce qu’en disent les chiffres scandaleusement manipulés et la propagande mensongère des médias. Si ceci se déroule à un moment d’expansion économique, que se passera-t-il lors d’une nouvelle contraction de l’économie, qui viendra bien à un moment ou un autre ?

Avant tout, il est nécessaire de dire la vérité à la classe ouvrière, qui en a plus qu’assez des mensonges et des arnaques. En vérité, l’unique façon de résoudre la crise actuelle est la transformation radicale de la société pour mettre fin à la domination des banques et des monopoles. Toute autre solution aboutira à un désastre. Si les dirigeants du mouvement ouvrier utilisaient un dixième du temps et de l’énergie qu’ils consacrent à la recherche de pactes sociaux et d’un consensus introuvable, pour expliquer la vraie situation et mobiliser la classe ouvrière et la jeunesse en vue de changer la société, le problème serait rapidement résolu. Tout en luttant contre toutes les tentatives bourgeoises de faire supporter le poids de la crise par les travailleurs et leurs familles, nous devons engager la lutte pour un vrai gouvernement de gauche qui nationaliserait les banques et les grands monopoles sous le contrôle et la gestion démocratique de la classe ouvrière. Voilà la seule solution pour sortir de la crise actuelle qui frappe de plein fouet des millions de travailleurs, de jeunes, de mères de familles et de retraités. Dans la société moderne, la classe ouvrière représente la majorité écrasante de la population. Les leviers les plus importants de l’économie se trouvent entre ses mains. Il n’existe aucun pouvoir au monde capable de résister à la classe ouvrière une fois qu’elle est mise en mouvement pour changer la société.

Les prochaines années ne seront pas des années de tranquillité et de paix sociale, bien au contraire. Le système capitaliste se traîne de crise en crise. Sur la base de leur expérience, la classe ouvrière et les jeunes apprendront à nouveau les enseignements du passé. De nouveaux militants entreront dans les rangs pour remplacer ceux qui sont fatigués par la lutte. Les organisations se transformeront de fond en comble. De nouveaux groupes de travailleurs comprendront l’importance d’un programme révolutionnaire. Des idées qui aujourd’hui ne sont écoutées que par des petits groupes de personnes seront demain écoutées par des millions. Le capitalisme ne propose aucun avenir à la classe ouvrière et à la jeunesse. L’abolition radicale de ce système est la seule solution. Mais avant de pouvoir réaliser cela, il est vital d’éduquer un nombre suffisant de cadres marxistes dans chaque entreprise, école, bureau, syndicat, partout.

Ted Grant, Londres, 4 septembre 1997


[1] L’insurrection populaire en Albanie débute en 1997, suite à la découverte de la faillite des « pyramides » financières dans lesquelles des centaines de milliers de personnes avaient investi toutes leurs économies. Cela avait aussi dévoilé la complicité et la corruption du gouvernement du président Berisha, chéri de l’Occident.

Le 20 août 1940, un agent de Staline assassinait lâchement le révolutionnaire russe Léon Trotsky, à Mexico. Celui-ci travaillait justement, à l’époque, sur la deuxième partie d’une longue biographie de Staline. Depuis, toutes les éditions parues de ce chef d’œuvre inachevé furent très insatisfaisantes, comme nous l’expliquons plus loin. Aussi la Tendance Marxiste Internationale (TMI) est-elle fière d’annoncer qu’elle vient de publier la version de Staline la plus complète et la plus fidèle aux intentions politiques de son auteur.

Chef de la bureaucratie soviétique

Le rôle de l’individu dans l’histoire est un sujet d’étude inépuisable. Comment Staline, qui fut à ses débuts un révolutionnaire, un bolchévique, est-il devenu un tyran sanguinaire ? Etait-ce dû à son enfance ? De fait, certains éléments de son vécu peuvent expliquer des tendances à la cruauté ou au sadisme, par exemple. Mais il n’y a là rien qui puisse répondre définitivement à la question. Tous les enfants battus ne deviennent pas des dictateurs.

Pour qu’une telle transformation se produise, il faut un contexte historique exceptionnel – en l’occurrence, le reflux du mouvement révolutionnaire, après la révolution russe. L’épuisement des masses – éreintées par la guerre, puis la révolution et la guerre civile – et l’isolement de cette révolution, dans un contexte de pauvreté et d’arriération extrêmes, menèrent à l’essor d’une bureaucratie privilégiée. Cette bureaucratie avait besoin d’un dirigeant, issu du bolchevisme, qui légitimerait sa domination et défendrait ses intérêts. Elle trouva cet homme en Joseph Djougachvili, alias Staline.

A priori, Staline ne représentait pas le meilleur choix pour assumer l’héritage de Lénine, mort en 1924. Suspicieux et violent, relativement ignorant, ses principaux talents consistaient dans la recherche et la captation du pouvoir. Il était l’« apparatchik » typique, à l’image de ceux dont il défendra les intérêts. Les autres dirigeants bolchéviques avaient voyagé, connaissaient bien le mouvement ouvrier international et parlaient plusieurs langues. Mais comme l’explique Trotsky dans Staline, une phase contre-révolutionnaire ne requiert pas ce type d’hommes ; elle requiert des conformistes et des opportunistes, des esprits étroits, à leur aise dans un contexte de reflux et de démoralisation.

Dans ces circonstances, Staline était le candidat idéal de la bureaucratie soviétique. Ses aptitudes, bien réelles au demeurant (volonté de fer, détermination, grand talent pour manipuler, manœuvrer et intriguer) lui permirent de surclasser tous ses concurrents.

La personnalité de Staline

L’explication de grands évènements historiques par l’action de quelques individus n’est pas scientifique. Le matérialisme historique s’attache à comprendre l’histoire à travers le développement des forces productives et la lutte des classes. Mais il ne nie pas pour autant le rôle des individus dans l’histoire ; c’est même seulement à travers leurs actions qu’on peut décrire les processus historiques.

Est-ce la personnalité de Staline qui a déterminé le destin de l’URSS ? Evidemment pas. La défaite des révolutions européennes, dans la foulée d’octobre 1917, a condamné à la dégénérescence la démocratie ouvrière instaurée par la Révolution russe. Dans ce contexte, l’essor de la bureaucratie était inévitable. C’est seulement dans la nature particulièrement violente et cruelle du régime que l’on pourra trouver l’apport de la personnalité de Staline, de son caractère et de ses traits psychologiques propres.

L’« objectivité » de l’historien

Staline est une fascinante étude sur la manière dont les traits particuliers d’un individu interagissent avec les grands évènements historiques. Mais dès lors, certains critiquent cette œuvre en expliquant qu’elle fut motivée par la volonté de Trotsky de discréditer son « ennemi intime ». Au minimum, ils affirment qu’elle ne pouvait pas être « objective », du fait de facteurs personnels ou psychologiques. Trotsky avait anticipé ces critiques et y avait répondu d’avance :

« La position que j’occupe maintenant est unique. Je pense donc pouvoir légitimement affirmer que je n’ai jamais nourri un sentiment de haine à l’égard de Staline. Dans certains cercles, beaucoup est dit et écrit sur ma soi-disant haine envers Staline, qui m’emplirait apparemment de sentiments sombres et troublerait mon jugement. Je ne peux que hausser les épaules en réponse à tout cela. Nos chemins se sont séparés si loin dans le passé que, quelles que soient les relations personnelles qu’il y ait eu entre nous, cela fait bien longtemps qu’elles sont totalement éteintes. Pour ma part, et dans la mesure où je ne suis que l’instrument de forces historiques qui me sont étrangères et hostiles, mon sentiment personnel à l’égard de Staline est semblable en tout point à celui que j’ai envers Hitler ou le Mikado japonais. » (Staline, nouvelle édition, Chapitre 14 : La réaction thermidorienne ; section La revanche de l’Histoire.)

Les historiens académiques on beau se draper dans leur soi-disant impartialité, il n’empêche que tout historien adopte forcément un point de vue de classe particulier. C’est évident dans le cas de la révolution russe, comme le démontre le flot ininterrompu de livres « savants » qui, chaque année, viennent nous expliquer, « preuves » à l’appui, que Lénine et Trotsky n’étaient que des monstres assoiffés de sang et que les seuls accomplissements de l’URSS sont le KGB et les goulags. Il n’est pas difficile de dévoiler, derrière cette « impartialité », un anticommunisme primaire. La démarche de Trostky, par contre, est celle d’un marxiste et d’un révolutionnaire :

« Aux yeux d’un philistin, un point de vue révolutionnaire équivaut virtuellement à une absence d’objectivité scientifique. Nous pensons exactement le contraire : seul un révolutionnaire – muni évidemment de la méthode scientifique – peut mettre à nu la dynamique objective de la révolution. De façon générale, l’appréhension de la réalité n’est pas d’ordre contemplatif, mais actif. L’élément volontaire est indispensable pour pénétrer les secrets de la nature et de la société. Exactement comme un chirurgien, du scalpel de qui dépend la vie humaine, distingue avec un soin extrême les différents tissus d’un organisme, de même un révolutionnaire, s’il aborde ses tâches avec une attitude sérieuse, est obligé d’analyser consciencieusement et strictement la structure de la société, ses fonctions et ses réflexes» (Préface à La tragédie de la révolution chinoise d’Harold Issacs, Trotsky, 1938)

Notre édition

Du fait de l’assassinat de Trotsky, personne ne pourra jamais prétendre publier la version définitive de Staline. Mais nous pouvons affirmer que nous proposons aujourd’hui la version la plus complète jamais publiée. Les précédentes éditions – toutes langues confondues – comportaient deux types de défauts : 1) elles avaient exclu, sans raison valable, une grande quantité du matériel rédigé par Trotsky, que nous avons intégré à notre édition ; 2) la version anglaise (entre autres) comportait de longues « insertions » rédigées par le traducteur et, souvent, en complète contradiction avec les idées de Trotsky [1]. Nous avons écarté la plupart de ces passages.

Pour aboutir au meilleur résultat possible, nous avons comparé les traductions des différentes éditions existantes et travaillé à partir de toutes les archives de Trotsky disponibles en anglais et en russe. Notre édition compte 86 000 mots de plus que l’édition anglaise précédente, soit 30 % de texte en plus. Mais c’est surtout dans la deuxième partie qu’il y a le plus de différences : notre édition augmente la quantité de texte de 90 %, dans cette partie.

Nous ne prétendons pas avoir fait un aussi bon travail que Trosky l’aurait fait lui-même, s’il l’avait pu. Mais nous ressentions comme notre devoir historique de mettre à disposition des lecteurs des matériaux politiques inédits et d’un très grand intérêt. Comme pour les derniers écrits de Marx, Engels et Lénine, les derniers écrits de Trotsky sont d’une qualité exceptionnelle ; ils sont le produit d’un esprit mature et riche de l’expérience de toute une vie.

Il s’agit maintenant de mettre cet ouvrage à la disposition du plus grand nombre. Vous pouvez dès à présent commander notre édition anglaise sur wellredbooks.net. Une édition en espagnol sera disponible très prochainement. Nous avons engagé les démarches pour aboutir, dès que possible, à une version française. Ce sera une étape importante dans la défense des idées authentiques du marxisme.


1] Scandalisée par ces « insertions », Natalia Sedova, la veuve de Trotsky, a tenté d’empêcher – par voie judiciaire – la publication de l’édition anglaise de Staline. En vain.

Ce texte, écrit en octobre 2014, est la préface à la nouvelle édition mexicaine de L'impérialisme, stade suprême du capitalisme (Lénine).


La publication de l’édition mexicaine de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine ne pouvait pas arriver à un meilleur moment. Aucun autre livre n’a mieux expliqué les phénomènes du capitalisme moderne. Toutes les prédictions de Lénine concernant la concentration du capital, la suprématie des banques et le capital financier, les rivalités croissantes entre les États-nation et l’inévitabilité de la guerre engendrée par les contradictions de l’impérialisme, ont été confirmées par l'histoire de ces cent dernières années.

Il existait déjà une certaine forme d’impérialisme dans la période précapitaliste et notamment dans l’Antiquité, comme dans l’Empire Romain. Celui-ci reposait sur la conquête, l’esclavage et le pillage de colonies étrangères. Cette forme primitive d’impérialisme peut également se retrouver à l’époque moderne (l’empire tsariste en était un exemple). Néanmoins, ce phénomène a connu une transformation profonde sous le capitalisme. Lénine donne une définition scientifique de l’impérialisme à l’époque moderne. Il écrit :

« Si l'on devait définir l'impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu'il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l'essentiel, car, d'une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d'industriels ; et, d'autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s'étendant sans obstacle aux régions que ne s'est encore appropriées aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d'un globe entièrement partagé. »

Lénine caractérise les principales étapes de l’histoire des monopoles de la façon suivante :

« 1)  Années 1860-1880 : point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons à peine perceptibles. 2) Après la crise de 1873, période de large développement des cartels ; cependant, ils ne sont encore que l'exception. Ils manquent encore de stabilité. Ils ont encore un caractère passager. 3) Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s'est transformé en impérialisme. »

Finalement, il parvient à la définition suivante des caractères fondamentaux de l’impérialisme à l’époque moderne :

« 1) Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce "capital financier", d'une oligarchie financière ; 3) L'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) Formation d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde ; et 5) Fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

Concentration du capital

Dans les pages du Manifeste Communiste déjà, Marx et Engels avaient expliqué que la libre concurrence mène inévitablement au monopole et à la concentration du capital entre les mains d’un petit nombre de grandes entreprises. Cette prévision brillante a été énoncée à un moment où le capitalisme s’était développé de manière importante en Angleterre seulement, où il n’y avait pas encore de grandes entreprises. En France, jusqu’au début du 20e siècle, la grande majorité des usines étaient des petites entreprises qui employaient un petit nombre de travailleurs.

Aucun autre aspect de la théorie de Marx n’a subi d’attaques plus dures de la part des économistes bourgeois que sa prévision du fait que la libre entreprise aboutisse inévitablement au capitalisme monopoliste. Pendant des décennies, les économistes ont nié cette affirmation, expliquant que la tendance principale du capitalisme moderne était de promouvoir le développement des petites et moyennes entreprises (« Smart is beautiful », ce qui est petit est mignon). Mais l’évolution économique de ces 150 dernières années a montré précisément le contraire.

Bien que ce processus n’ait pas abouti du vivant de Marx, Lénine a pu l’analyser très en détail, en utilisant les nombreuses statistiques à sa disposition. Dans L’impérialisme, il décrit le processus à travers lequel le capitalisme devient un capitalisme monopoliste. Dans son livre, Lénine fournit une liste exhaustive de statistiques qui montrent le contrôle de l’économie mondiale par un petit nombre de grandes banques et de trusts. Durant les dernières décennies, ce processus de concentration du capital a atteint des niveaux encore bien supérieurs.

La liste Forbes Global 2000 est un classement des plus grandes entreprises mondiales cotées en bourse. A elles seules, ces 2000 entreprises emploient 87 millions de personnes, possèdent 159 000 milliards de dollars d’actifs et génèrent 38 000 milliards de dollars de revenus annuels – soit environ 51 % du PIB mondial. Reflet de la globalisation et de l’influence croissante des marchés émergents, la taille des entreprises du Forbes Global 2000 s’est accrue. En 2004, ces entreprises provenaient de 51 marchés nationaux, mais en 2013, de 63.

Le Japon, avec 251 entreprises classées, est le second pays le plus présent sur la liste, et la Chine continentale (qui en compte 136) est dorénavant le troisième pays ayant le plus de membres. Il est significatif de voir que, pour la première fois de l’histoire, deux entreprises chinoises figurent en haut de la liste Forbes Global 2000. La banque industrielle et commerciale (ICBC), contrôlée par le gouvernement chinois, a ravi à Exxon Mobil la place de plus grande entreprise du monde, en 2013, alors qu’une autre banque chinoise, la China Construction Bank, a gravi 11 places pour s’installer en seconde position.

L’Asie-Pacifique (715 membres au total) compte le plus grand nombre d’entreprises sur la liste, suivie de l’ensemble Europe, Moyen-Orient et Afrique (606), des États-Unis (543) et du reste de l'Amérique (143). L’Asie-Pacifique, région la plus grande, devance les autres régions en ce qui concerne la croissance des ventes (jusqu’à 8 %) ainsi que pour la croissance des actifs (15 %). Par ailleurs, les États-Unis sont en tête pour la croissance des profits (jusqu’à 4 %), accumulant un total de 876 milliards de dollars de bénéfices et une croissance des valeurs sur le marché (11 %), pour une valeur totale de 14 800 milliards de dollars ; la région Europe, Moyen-Orient et Afrique a quant à elle généré le plus de ventes en quantité, pour un total de 13 300 milliards de dollars, et compte la plus grande quantité d’actifs avec 64 000 milliards de dollars.

Si le classement d’entreprises d’autres pays est en augmentation (surtout chinoises), les entreprises américianes dominent toujours la liste. Alors qu’elles étaient 208 en 2004, lors de la première publication de la liste Forbes Global 2000, le total des 543 entreprises américaines de la liste de 2013 est le plus élevé depuis 2009. L’impérialisme des États-Unis reste la puissance dominante de la planète.

Le pouvoir du capital financier

Lénine explique également que, dans la phase du capitalisme monopoliste impérialiste, toute l’économie est dominée par les banques et le capital financier. En citant l’économiste Jeidels, il écrit :

« Les relations des entreprises industrielles avec leur nouvel objet, leurs nouvelles formes, leurs nouveaux organismes, c'est-à-dire avec les grandes banques présentant une organisation à la fois centralisée et décentralisée, ne sont guère antérieures, en tant que phénomène caractéristique de l'économie nationale, aux années 1890 ; on peut même, en un sens, faire remonter ce point de départ à l'année 1897, avec ses grandes “fusions” d'entreprises qui introduisent pour la première fois la nouvelle forme d'organisation décentralisée, pour des raisons de politique industrielle des banques. Et l'on peut même le faire remonter à une date encore plus récente, car c'est seulement la crise de 1900 qui a énormément accéléré le processus de concentration tant dans l'industrie que dans la banque et en a assuré le triomphe définitif, qui a fait pour la première fois de cette liaison avec l'industrie le véritable monopole des grandes banques et qui a rendu ces rapports notablement plus étroits et plus intensifs.

« Ainsi, le XXe siècle marque le tournant où l'ancien capitalisme fait place au nouveau, où la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général. »

Comme ces mots semblent pertinents au regard de la situation actuelle ! Aujourd’hui, un siècle après que Lénine ait écrit L’impérialisme, la domination des banques et du capital financier est cent fois ce qu’elle était quand il a écrit ces lignes. La domination des grandes banques et leur caractère de parasite et d’exploiteur se sont révélés au monde avec la crise de 2008 et les scandaleux « sauvetages », où des milliards de dollars d’argents publics ont été distribués aux banques par leurs gouvernements respectifs. Cette scandaleuse subvention accordée aux riches sur le dos des pauvres est l’exemple le plus symptomatique de la fusion des grands groupes et des banques avec l’État, phénomène qui se trouve au cœur de la définition que Lénine donne de l’impérialisme.

« Le propre du capitalisme est, en règle générale, de séparer la propriété du capital de son application à la production ; de séparer le capital-argent du capital industriel ou productif ; de séparer le rentier, qui ne vit que du revenu qu'il tire du capital-argent, de l'industriel, ainsi que de tous ceux qui participent directement à la gestion des capitaux. L'impérialisme, ou la domination du capital financier, est ce stade suprême du capitalisme où cette séparation atteint de vastes proportions. La suprématie du capital financier sur toutes les autres formes du capital signifie l'hégémonie du rentier et de l'oligarchie financière ; elle signifie une situation privilégiée pour un petit nombre d’États financièrement “puissants”, par rapport à tous les autres. »

C’est ce qu’écrivait Lénine dans L’impérialisme. Quelle est la situation aujourd’hui ? Dans la liste Forbes Global 2000 des plus grandes entreprises, les banques et les autres institutions financières représentaient le plus grand nombre d’entreprises (469) ; venaient ensuite les trois domaines suivant : pétrole et gaz (124), matériaux (122) et assurance (109).

On dit que l’économie mondiale se contracte, mais les banques, qui sont les véritables maîtres de l’économie mondiale, ne sont pas concernées. La crise financière de 2008, qui a commencé dans le secteur bancaire, a au départ mis un frein à l’enrichissement croissant et au pouvoir des plus grandes banques du monde, qui possèdent aujourd’hui des actifs cumulés d’environ 25 500 milliards de dollars. Mais cinq ans après avoir été secourue par le gouvernement fédéral, le système bancaire des États-Unis génère des profits records. L’année dernière, J.P. Morgan, la plus grande banque du pays, a gagné 24,4 milliards de dollars de revenus nets. Toutefois, 77 % de ces revenus (tout comme pour d’autres banques) proviennent des aides gouvernementales.

Ces faits mettent à bas le mythe de la « libre concurrence » et de « l’économie de libre marché ». Les grandes banques sont étroitement liées à l’État et ne survivraient pas un jour de plus sans les injections massives d’argent public. Les banquiers se sont vu distribuer de grandes quantités d’argent volées dans la poche des contribuables, argent qui n’a pas été utilisé pour augmenter la production ou créer des emplois, mais pour les enrichir et spéculer en bourse au détriment des dépenses publiques.

Dans ce monde étrange, tel celui d’Alice au pays des merveilles, les pauvres financent les riches. Il s’agit d’une sorte de Robin des bois à l’envers. Rien n’illustre mieux la nature décadente et parasitaire du capitalisme moderne que la domination totale du capital financier. C’est un argument irréfutable en faveur de l’expropriation des grandes banques et monopoles et de la réorganisation de la société sur la base d’une économie socialiste planifiée.

Inégalités

Tout comme les économistes bourgeois réfutent obstinément la concentration du capital, les sociologues bourgeois, pour la même raison, ont tenté de nier le processus parallèle de polarisation des classes dans la société, que Marx avait prédit. Dans un fameux passage du premier volume du Capital, il écrit : « L’accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

Les sociologues bourgeois ont protesté avec force indignations contre ces affirmations ! Ils se sont moqués et ont ridiculisé l’idée selon laquelle le capitalisme conduit à une polarisation chaque fois plus grande entre riches et pauvres ! Ils ont écrit des livres remplis de statistiques qui tentaient de démontrer, de fait, que la classe ouvrière avait disparu et que nous faisions tous partie maintenant d’une « classe moyenne », que l’économie de libre échange ne favorisait pas la pauvreté, mais au contraire enrichissait les masses et que la société avait besoin que les riches deviennent encore plus riches, parce qu’arriverait un moment où leur richesse rejaillirait sur les pauvres, reléguant ainsi la pauvreté dans les poubelles de l’histoire. Selon eux, tout le monde devrait vivre mieux dans le meilleur des mondes capitalistes.

Telles sont les théories que soutiennent les économistes et les sociologues bourgeois ! Mais les faits disent autre chose et ils sont têtus. Le récent livre, Le Capital au XXIe siècle, de l’économiste français Thomas Piketty a provoqué une forte polémique. Bien que l’auteur ne soit pas marxiste (il a déclaré n’avoir jamais lu Le Capital) et que ses « solutions » aux problèmes des inégalités n’aillent pas au-delà des recettes keynésiennes les plus timides, Piketty a été la cible de violentes attaques. Son crime fut de signaler que le taux de rendement du capital dans les économies capitalistes tend à être plus élevé que le taux de croissance, ce qui donne lieu à une concentration de la richesse et à des inégalités toujours plus grandes, ce que personne ne peut nier.

La concentration du capital signifie une immense accumulation de richesses et de pouvoir entre les mains d’un petit nombre d’individus indécemment riches et conséquemment un nombre de plus en plus grand de personnes qui voient leurs conditions d’existence se dégrader, plongeant dans la faim ou la malnutrition. Parmi une population mondiale de 7 milliards d’habitants, seule une insignifiante poignée (2170 personnes) entre dans la catégorie de la richesse extrême. Parmi eux, on retrouve un citoyen mexicain, Carlos Slim. Avec un patrimoine net de 1 790 millions de Livres Sterling, le patrimoine brut de cette poignée de riches avoisine les 6 550 milliards de dollars – plus élevé que le PIB de la Grande-Bretagne. 2/3 des multimillionnaires détiennent une fortune « produite par leurs propres efforts », et 1/5 en ont hérité.

L’ONG Oxfam a récemment révélé que les 85 personnes les plus riches détiennent une richesse équivalente à celle des 3,5 milliards de personnes les plus pauvres – un fait particulièrement scandaleux qui insulte l’intelligence de toute personne sensée. Cependant, les prédictions de Marx au sujet de la concentration du capital — « l’accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé » — se sont vues corroborer avec une précision chirurgicale.

La richesse matérielle engendre le pouvoir. Jamais dans l’histoire autant de pouvoir ne s’est concentré entre si peu de mains. Les formes démocratiques deviennent des coquilles vides, alors que le véritable pouvoir est possédé par une petite élite de banquiers et de capitalistes qui contrôlent et manipulent les gouvernements en fonction de leurs intérêts. Les gouvernements et les grandes entreprises fusionnent de plus en plus, formant une domination oligarchique déguisée sous les oripeaux d’une démocratie parlementaire. Aux États-Unis, plus de 80 % des congressistes sont millionnaires, et pour devenir président il faut l’être également, ou du moins avoir l’appui financier de nombreux multimillionnaires.

Dans les pays démocratiques, comme la Grande-Bretagne, le pouvoir est passé du parlement au conseil des ministres et du conseil des ministres à une petite caste de bureaucrates non élus, des conseillers et des experts en relations publiques qui gravitent autour du premier ministre. La « presse libre » est possédée et contrôlée par un petit nombre de grands patrons comme Murdoch. La démocratie devient toujours plus un mot vide de sens. Dans des pays comme le Mexique, où les politiques se vendent et s’achètent comme un sac de farine et où la fraude électorale est devenue tout un art, la nature fallacieuse de la démocratie bourgeoise est, bien entendu, évidente pour tout le monde. Partout dans le monde, les riches dirigent et les pauvres sont condamnés à se soumettre au joug du capital.

La nature de l'impérialisme a-t-elle changé ?

A l’époque de Lénine, l’impérialisme se manifestait par la domination directe sur les colonies appartenant aux puissances impérialistes. L’impérialisme britannique possédait quasiment la moitié du globe. Il pilla les richesses d'Afrique, du Moyen-Orient et du sous-continent indien, de plus il avait une présence importante dans de nombreux pays d’Amérique latine.

Les impérialistes allemands provoquèrent la Première Guerre mondiale dans le but de rompre le monopole mondial de l’impérialisme britannique et d'assurer un nouveau partage du pouvoir global sur le monde. Toutes les puissances participèrent avec enthousiasme à cette lutte pour se répartir le monde et pouvoir s’approprier les possessions coloniales.

La Russie tsariste participa elle aussi au conflit, bien qu'elle fût à l’époque un pays semi-féodal, économiquement arriéré. Elle n'avait jamais exporté un seul kopeck de capital. Son impérialisme était plutôt du style traditionnel : il se basait sur la conquête de territoires étrangers (le cas de la Pologne en est un exemple évident) et l'expansion territoriale (la conquête du Caucase et de l'Asie centrale). La Russie tsariste, pour utiliser la phrase de Lénine, était une véritable prison de nations qui avaient été conquises, réduites en esclavage, saccagées. Cependant, la Russie dépendait économiquement de la France et des autres pays impérialistes. Son retard économique et sa dépendance au capital étranger n'empêchèrent pas Lénine de la placer dans les cinq principales puissances impérialistes mondiales.

Cette situation changea radicalement à partir de 1945. La Révolution d'Octobre renversa le tsarisme et donna une forte impulsion aux mouvements de libération nationale des peuples colonisés et opprimés. La Seconde Guerre mondiale secoua le pouvoir des vieux pays impérialistes. La Grande-Bretagne et la France sortirent affaiblies de la guerre, alors que les États-Unis et l'URSS devinrent les puissances dominantes. La multiplication des révolutions coloniales fut un des événements les plus importants de l'histoire humaine.

Des centaines de millions d'êtres humains en Afrique, Asie et au Moyen-Orient, qui avaient été condamnés pour longtemps à jouer le rôle d'esclaves coloniaux, se soulevèrent contre leurs maîtres. La magnifique révolution chinoise et la libération de l'Inde, de l'Indonésie et d'autres pays marquèrent un changement historique. Néanmoins, la victoire des luttes de libération nationale – bien qu'elle fut un grand pas en avant – ne put résoudre les problèmes des masses exploitées. Au contraire, sur de nombreux points, ils s’aggravèrent.

Aujourd’hui, presque 70 ans après la Seconde Guerre mondiale, la domination de l’impérialisme sur les pays ex-coloniaux est encore plus grande que par le passé. La seule différence est qu’au lieu d’un contrôle bureaucratico-militaire direct, l’impérialisme exerce sa domination indirectement par l’intermédiaire des mécanismes du marché du commerce mondial, l'inégalité des échanges, l’« aide » étrangère, les intérêts des prêts, etc. Les pays ex-coloniaux sont toujours esclaves de l'impérialisme, même si leurs chaînes sont à présent invisibles.

La globalisation est un terme qui cache la réalité d’une dépossession systématique des pays ex-coloniaux. Ces derniers se voient obligés d’ouvrir leurs marchés à une avalanche de produits étrangers qui ruinent leurs industries locales, paralysent leurs économies et étouffent leurs richesses. Des entreprises transnationales géantes ouvrent des usines au Bangladesh, en Indonésie ou au Vietnam (où les travailleurs sont soumis à une exploitation des plus brutales, dans des conditions dignes de l’esclavage, avec des salaires de misère, pour fabriquer des jeans et des tennis Nike) pour augmenter encore la plus-value extraite par ces sangsues. Des désastres comme Bhopal – ou, plus récemment dans le secteur du textile, l'incendie d’une usine de Karachi au Pakistan ou encore l'effondrement d’un bâtiment au Bangladesh — ont dévasté des communautés entières. Les patrons des compagnies occidentales versent des larmes de crocodile alors qu’ils continuent de remplir leurs poches du fruit du sang, des larmes et de la sueur de millions d’esclaves coloniaux.

Les pays en voie de développement sont écrasés par les politiques commerciales et l’endettement promus par le FMI, la Banque Mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les pays en voie de développement dépensent actuellement 1,3 dollar en paiement de la dette pour chaque dollar qu’ils reçoivent en prêt. Le Nigeria a demandé un prêt d’environ 5 milliards de dollars, a payé près de 16 milliards dans le même temps et en doit encore 28 milliards.

Le poids de la dette est tel qu’il laisse les pays les plus pauvres sans rien à dépenser pour les nécessités les plus basiques comme la santé, l’éducation, les infrastructures. Pour prendre un seul exemple, en 1997 la Zambie a dépensé 40 % de son prêt pour payer la dette extérieure et seulement 7 % pour des services de base comme les vaccins pour les enfants. La situation au Pakistan est encore pire, tous les pays sous-développés sont exploités, dépossédés, opprimés par l’impérialisme.

L'histoire a connu de nombreuses formes d'esclavage et l’esclavage économique en est la plus récente. Elle n'est pas aussi évidente que la captivité, mais reste cependant de l'esclavage, à travers lequel des nations entières sont opprimées et saccagées. Chaque jour de l’année 1999, 128 millions de Dollars étaient transférés des pays les plus pauvres aux pays les plus riches pour le paiement de leurs dettes. 53 millions provenaient d’Asie orientale et du Pacifique, 38 millions du sud de l’Asie et 23 millions d’Afrique. Les vies de millions de personnes se voient écraser par l'esclavagisme de la dette collective. La Bible nous dit que les Cananéens avaient pour habitude de sacrifier des enfants à Moloch. Mais comme conséquence de l’esclavage à la dette, sept millions d’enfants sont sacrifiés chaque année sur l’autel du capital, ce qui réduit le vieux Moloch à l'insignifiance.

Si en 1997 la dette avait été annulée pour les vingt pays les plus pauvres, l’argent ainsi libéré pour les soins de santé aurait sauvé la vie de près de 21 millions d’enfants pour l’année 2000, soit 19 000 enfants par jour. Selon la campagne Jubileo 2000, 52 pays d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine et d’Asie, pour un total d'un milliard d’habitants, étouffent sous le poids d’une dette de 371 milliards de dollars, chiffre qui représente moins que la valeur nette de la fortune des 21 personnes les plus riches du monde. Ainsi, l’impérialisme suce plus que jamais le sang de milliards de pauvres dans l’ancien monde colonial.

Dès les premiers temps de son histoire, le Mexique sut ce que c'est que de vivre à côté d'un grand prédateur impérialiste affamé. On se souvient des célèbres mots de Porfirio Díaz : « Pauvre Mexique : Si loin de Dieu et si près des États-Unis ». Bien que le Mexique soit formellement indépendant depuis près de deux siècles, la nature fictive de cette indépendance s'est clairement révélée durant ces dernières décennies : la signature du Traité de libre-échange avec son grand frère, de l'autre côté du Rio Grande, en est le meilleur exemple. Cela a eu pour effet de dévaster l'industrie et l'agriculture mexicaine, tandis que l'ouverture des maquiladoras, propriétés américianes dans les zones frontalières, offre une énorme quantité de main-d'œuvre bon marché aux chefs yanquis.

Situées au départ dans les villes frontalières de Tijuana, Ciudad Juárez, Matamoros, Mexicali et Nogales, ces usines d'assemblages qui travaillaient pour le marché des États-Unis, se sont étendues à tout le territoire mexicain. Ici, nous pouvons voir exactement comment fonctionne l'impérialisme moderne. Pourquoi s'embêter et payer pour le maintien d'une domination bureaucratico-militaire directe, quand on peut efficacement dominer un pays par des moyens économiques, laissant le sujet désagréable de la répression aux soins d’un gouvernement « ami » (c'est à dire subordonné) ?

Cette méthode néo-colonialiste d'exploitation n'est pas moins prédatrice que le saccage pur et simple des colonies menées à bien, par le passé, sur la base d'un régime militaire direct. En général, les anciennes colonies d’Afrique, d’Asie et des Caraïbes continuent d'être vidées de leur sang par les mêmes anciennes sangsues. La seule différence est que ce vol est maintenant mené à bien en toute légalité, via les mécanismes du commerce mondial au moyen desquels les pays capitalistes avancés, notamment européens, exercent ensemble leur domination sur les ex-colonies, s’évitant ainsi le prix d'une gouvernance directe, sans pour autant cesser d'extraire d'énormes excédents tout en se facilitant la tâche.

L'impérialisme et la guerre

La division du monde entre grandes puissances impérialistes rivales, dont parlait Lénine, fut totale à la fin du XIXe siècle. A la suite de quoi se posa la question de la redivision du monde, une question qui ne pouvait se résoudre que par un moyen : la guerre.

Au cours du dernier siècle, il y a eu deux guerres mondiales, la seconde d'entre elles causa la mort de 55 millions de personnes et démontra la possibilité non négligeable de l’autodestruction de la civilisation humaine. Elle mit en évidence, de manière éloquente, que le système capitaliste avait cessé de jouer un rôle progressiste et s'était converti en un monstrueux obstacle au progrès humain. L'énorme développement des forces productives se trouva bloqué face à deux barrières fondamentales : la propriété privée des moyens de production et l’État national. Ce sont les principales causes des guerres dans la période historique actuelle.

Le déclenchement périodique des guerres, qui en général semble une vague de folie collective inexpliquée, est en réalité l'expression des tensions qui naissent de la société de classes et qui peuvent atteindre des points critiques — quand les contradictions ne peuvent être résolues que par des moyens violents. Bien avant Lénine, Clausewitz expliqua que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Dans Le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels démontrèrent que le capitalisme, qui surgit pour la première fois sous la forme de l’État-nation, crée inévitablement un marché mondial. La domination écrasante du marché mondial, est de fait, la caractéristique la plus marquante de l'époque dans laquelle nous vivons. Aucun pays, aussi important, grand et puissant soit-il, ne peut échapper à l'attraction du marché mondial. L'échec total du « socialisme dans un seul pays », en Russie et en Chine, est une preuve suffisante de cette affirmation, tout comme le fait que les grandes guerres du XXe siècle furent des guerres de domination mondiale.

Le capitalisme et l’État-nation qui, durant un temps, furent une source de progrès énorme se sont transformés en un obstacle colossal et un frein au développement harmonieux de la production. Cette contradiction s’est exprimée à travers les guerres mondiales de 1914-1918 et de 1939-1945, ainsi que dans la crise de la période de l’entre-deux-guerres.

Au cours de la Première Guerre mondiale, les impérialistes britanniques luttaient dans le cadre d’une « guerre défensive », c'est-à-dire d’une guerre pour défendre leur position privilégiée de voleurs impérialistes les plus importants du monde, maintenant des millions d'Indiens et d'Africains sous le régime de l'esclavage colonial. Les mêmes calculs cyniques peuvent se retrouver dans le cas de chacune des nations belligérantes, de la plus grande à la plus petite.

Une des principales raisons de l’essor économique qui s’en suivit fut le développement du commerce mondial et l’intensification de la division internationale du travail. Phénomène qui culmina dans ce qu’on appela la globalisation. Les ex-marxistes, comme Eric Hobsbawm, croyaient que la globalisation mettrait fin au conflit national. Le révisionniste Karl Kautsky disait la même chose un siècle plus tôt.

La Première Guerre mondiale avait démontré en quoi cette théorie était fausse. L'état actuel de notre monde, en 2014, montre la stupidité du néo-révisionnisme d'Hobsbawm. Loin d’avoir disparues, les contradictions nationales s'aggravent de jour en jour. Malgré tous les beaux discours sur le libre-échange et la libéralisation, il y a toujours une lutte féroce pour les marchés entre les principales nations capitalistes.

Il y a une tendance nette à la division du monde en blocs commerciaux, dominés respectivement par les États-Unis, l'Allemagne et le Japon. Chacun tente jalousement de protéger ses propres marchés et sphères d'influence, tout en exigeant un plus grand accès à ceux de ses rivaux. Les tensions entre les États-Unis et la Chine, dans le Pacifique, ne cessent de s’accroître. Durant les premières années du XXIe siècle, des milliers de personnes continuent d'être sacrifiées chaque jour sur l’autel des guerres. Au moins cinq millions de personnes sont mortes au Congo. L'analyse de Lénine, qu’on retrouve notamment dans le classique l'Impérialisme, phase suprême du capitalisme, fait preuve d'une profondeur telle qu'elle est aujourd'hui tout aussi moderne et remarquable que le jour où elle fut écrite.

L'Union européenne doit sa création à la volonté de dépasser cette limite. Les différents marchés nationaux de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne et d'autres pays étaient trop petits pour les monopoles géants. Les grands monopoles étaient pressés de pouvoir s’approprier sans restrictions un marché régional représentant des centaines de millions, afin d’avoir une place de choix dans le marché mondial. Dans un contexte de reprise économique, les capitalistes européens eurent un grand succès dans la mise en place de cette union douanière idéalisée, où les tarifs douaniers entre les pays du marché commun furent abolis et où s’établirent des tarifs identiques pour les échanges avec le reste du monde, pour développer et stimuler le commerce mondial. Mais à présent, tous les aspects positifs de ces avancées sont devenus des handicaps.

La formation de blocs commerciaux au niveau régional et les accords commerciaux bilatéraux, loin d'être des exemples de libre échange, sont une menace potentielle pour la globalisation. Loin d'être une avancée en direction du libre-échange, l'Union européenne est, d'une part, un bloc commercial régional dirigé contre les États-Unis et le Japon et, d'autre part, une alliance de puissances impérialistes dédiée à l'exploitation collective du tiers monde.

L'Union européenne a toujours été une union en faveur des intérêts des banques et des capitalistes. Les marxistes sont internationalistes. Nous sommes pour une Europe unifiée, mais l'on ne peut y parvenir sur les bases du capitalisme. Avons-nous dépassé la division nationale en Europe ? Non ! L'euro n'a fait qu'empirer les choses, le peuple grec en sait quelque chose. L'idée d'une monnaie commune n'aurait de sens que dans le cadre d'une Europe socialiste. Le socialisme impliquerait un plan commun de production, mais cette fois sur la base d'une union démocratique volontaire, sur la base de l'égalité, et non sur la base d’une union dominée par les banquiers et un pays en particulier, l'Allemagne.

Pourquoi n’y a-t-il plus eu de guerre mondiale ?

Aujourd’hui, les contradictions du capitalisme ont resurgi de manière aiguë à l’échelle mondiale. Une longue période d’expansion du capitalisme – qui partage quelques similitudes significatives avec la période qui a précédé la Première Guerre mondiale – s’est terminée de manière dramatique en 2008. Nous sommes maintenant au cœur de la crise économique la plus grave des 200 ans d’histoire du capitalisme.

Contrairement aux théories des économistes bourgeois, la mondialisation n’a pas aboli les contradictions fondamentales du capitalisme. Elle les reproduit simplement à une échelle encore plus grande qu’avant : la mondialisation se manifeste aujourd’hui comme une crise globale du capitalisme. La cause fondamentale de la crise est la contradiction entre les forces productives et les deux obstacles fondamentaux qui sont maintenant un frein au progrès humain : la propriété privée des moyens de production et l’État nation.

Durant une autre période, les tensions qui existent actuellement entre les États-Unis, le Japon et l’Europe auraient mené à la guerre. Cependant, l’existence d’armes de destructions massives – nucléaires, chimiques et bactériologiques – fait qu’une guerre entre les grandes puissances signifierait l’annihilation mutuelle, ou tout au moins un si prix terrible à payer pour les dégâts occasionnés, que la guerre en devient une alternative peu souhaitable, exceptée pour un quelconque général ignorant et assoiffé de « justice ».

Il existe des différences importantes entre la période actuelle et celle de l’époque de Lénine. A deux occasions, les impérialistes tentèrent de résoudre leurs contradictions par les moyens de la guerre : en 1914 et 1939. Pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver de nouveau ? Les contradictions entre les impérialistes sont à présent tellement fortes que dans le passé elles les auraient déjà menées à la guerre. La question que nous devons nous poser est la suivante : pourquoi le monde n’est-il pas en guerre une fois de plus ? La réponse se trouve dans le changement du rapport des forces à échelle mondiale.

Cela fait un moment déjà que les petits états vieillissants d’Europe ont cessé de jouer individuellement un rôle dominant dans le monde. C’est pour cela que la bourgeoisie européenne s’est vue contrainte de former l’Union européenne, afin d’égaler les États-Unis, la Russie et maintenant la Chine, à échelle mondiale. Mais une guerre entre l’Europe et n’importe lequel des États mentionnés auparavant est totalement improbable. La principale raison en est que l’Europe n’a pas d’armée (terrestre, marine ou aérienne) qui lui soit propre. Les armées existantes sont jalousement maintenues sous le contrôle des différentes classes dominantes qui, derrière la façade de l’unité européenne, luttent pour défendre leurs « intérêts nationaux ».

Dans le contexte actuel, la perspective la plus vraisemblable n’est pas celle d’une guerre entre les États européens, mais plutôt celle d’une guerre de classes au sein de tous les pays du continent. L’introduction de l’euro a exacerbé les contradictions nationales. Par le passé, quand les pays du sud de l’Europe avaient des problèmes économiques, ils avaient la possibilité de dévaluer leur monnaie. Aujourd’hui, ils n’ont plus cette option. A la place, ils se voient obligés de recourir à une « dévaluation interne », ce qui équivaut à une attaque sur le niveau de vie de la population. Cela n’arrive pas seulement en Grèce, mais également dans toute l’Europe et même dans le monde entier.

Le désir de l’impérialisme allemand de s’établir comme la force dominante, en Europe, fut la principale cause de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’Allemagne n’a plus à recourir à ce genre de méthodes, car elle a déjà conquis cet avantage au niveau économique. Cela n’aurait aucun sens que l’Allemagne envahisse la Belgique ou qu’elle s’empare de nouveau de l’Alsace-Lorraine, pour la simple raison que l’Allemagne contrôle déjà l’Europe dans son ensemble grâce à son pouvoir économique. Toutes les décisions importantes sont prises par Angela Merkel et la Bundesbank, sans qu’on entende une seule détonation. Mais peut-être la France pourrait-elle initier une guerre d'indépendance nationale face à l'Allemagne ? Il suffit de poser la question pour en voir immédiatement l'absurdité.

Actuellement, la bourgeoisie attaque toutes les conquêtes que la classe ouvrière avait gagnées ces cinquante dernières années. Elle veut nous ramener au moyen-âge. En observant ce qu’il se passe dans le monde, de l’Europe au Brésil et de l’Afrique à la Thaïlande, on ne voit qu’instabilité. La crise n’est pas qu’européenne, il s’agit bien d’une crise du capitalisme au niveau mondial. Pour la période dans laquelle nous sommes entrés, la perspective offerte n’est pas une guerre mondiale, mais un durcissement de la lutte des classes.

D’un point de vue militaire, aucun pays ne fait le poids face à la force militaire colossale des États-Unis. Mais ce pouvoir a aussi des limites. Il existe d’évidentes contradictions entre les États-Unis, la Chine et le Japon dans le Pacifique. Par le passé, ceci aurait mené tout droit à une guerre. Mais la Chine n’est plus une nation colonisée faible et arriérée, qui pourrait être facilement envahie et réduite à la servitude. C’est un pouvoir économique et militaire de plus en plus puissant, qui fait valoir ses intérêts et qui sait montrer sa force. L’hypothèse d’une invasion et de l’oppression de la Chine par les États-Unis est donc à écarter.

Pax Americana

Il y a presque 25 ans, George Bush (père), alors président des États-Unis, faisait son fameux discours sur le « Nouvel Ordre Mondial ». Le président de l’État le plus puissant du monde promettait un monde sans guerres, ni dictatures et, bien sûr, un monde sous le contrôle ferme d'un seul et omnipotent gendarme : les États-Unis. En cette année 1991, se préparait le lancement de la première guerre du Golfe.

Après la chute du stalinisme, l’impérialisme américain pensait réellement que le monde serait fermement sous son contrôle et qu'il pourrait dicter le destin de tous les pays. Tous les conflits de la planète seraient résolus via le dialogue dans une sorte de « Pax Americana ». A présent, tous ces rêves ne sont plus que cendres. Les guerres se succèdent les unes après les autres. Rappelons-nous les mots de l'historien romain Tacite : « Leurs ravages ont fait un désert et ils appellent ça la paix ».

La période historique que nous vivons est particulière. Auparavant, il y avait toujours trois ou quatre grandes puissances impérialistes, mais à présent il n'y a qu'un seul et véritable géant : les États-Unis. Le pouvoir de la Rome impériale n'était rien comparé à celui des États-Unis à l'heure actuelle. Trente-huit pour cent des dépenses militaires mondiales proviennent des États-Unis, incluant les plus terribles des armes de destruction massive. Leur impérialisme est réellement la plus grande puissance contre-révolutionnaire de toute l'histoire de la terre.

Cependant, avec un pouvoir colossal vient une arrogance colossale. Georges W. Bush rompit avec toutes les normes internationales et la diplomatie patiemment construite depuis le 17e siècle. La « doctrine Bush » signifiait, pour les États-Unis, réclamer pour eux seuls le droit d'intervenir dans toutes les parties du monde. Les guerres qui affligent la planète sont une expression et un symptôme de la décadence d’un système. Chaque année aux États-Unis, plus de 750 milliards de dollars US sont dépensés en armement. Cette somme serait suffisante pour construire suffisamment d’hôpitaux, d'écoles et de maisons pour les 7 milliards d’êtres humains et en finir avec la faim dans le monde.

C'est un fait que les États-Unis sont très puissants, mais cette puissance a aussi ses limites, comme cela a été démontré en Irak. Les impérialistes envahirent l'Irak en 2003 et, peu de temps après, proclamèrent que la mission avait été « accomplie ». En réalité, l'Irak se trouve dans une situation désastreuse, sans armée nationale opérationnelle. 150 000 soldats américains n’ont pas pu soumettre le peuple irakien, bien qu'au moins 100 000 Irakiens aient trouvé la mort lors de ces opérations. L'objectif des États-Unis était de saccager l'Irak, mais la seule chose à laquelle ils parvinrent fut une terrible hémorragie de sang et d'or, que même le pays le plus puissant du monde ne put juguler. Au final, les forces américaines se virent obligées de se retirer, laissant derrière elles un Irak réduit à un état lamentable, mélange de barbarie, de misère, de division et de désespoir.

Les États-Unis se sont déjà brûlé les doigts en Irak et en Afghanistan. Ils furent incapables d'intervenir en Syrie et n'ont actuellement pas assez de ressources pour lutter contre la Russie au sujet de l'Ukraine. Comment pourraient-ils ne serait-ce qu’envisager une guerre contre un pays comme la Chine, quand ils ne peuvent même pas répondre aux provocations continuelles de la Corée du Nord ? La réponse est évidente.

Pour toutes ces raisons, une guerre mondiale du type de celles de 1914-18 ou 1939-45 est à écarter dans un futur immédiat. Pour autant, cela ne signifie pas que le monde soit un lieu plus pacifique et harmonieux. Au contraire, les guerres se succéderont les unes après les autres, mais ce seront de « petites » guerres, comme celles d’Irak et d’Afghanistan. Telle est la terrible perspective d’avenir pour l’espèce humaine.

Lénine, répondant à un pacifiste qui lui disait que la guerre était terrible, déclara : « Oui, terriblement rentable ». De grandes entreprises multinationales comme Halliburton perçurent des milliards de dollars du contribuable américains pour les soi-disant opérations de reconstruction de l'Irak, et ce n'est en rien une coïncidence si le vice-président Dick Cheney fut pendant longtemps un exécutif de cette entreprise, qui par ailleurs verse beaucoup d'argent au Parti Républicain. C'est un exemple de la relation organique qui existe entre les grands monopoles et l’État dont parle Lénine dans l'Impérialisme.

Guerre et révolution

Deux guerres mondiales sont une preuve suffisante du fait que le potentiel progressiste du système capitaliste est complètement épuisé. Mais Lénine affirmait qu’à moins qu’il soit vaincu par la classe ouvrière, le capitalisme trouverait toujours une manière de se perpétuer, même après la crise économique la plus grave. Ce que Lénine concevait comme une possibilité théorique en 1920 est réellement arrivé après 1945. Conséquence d’un enchaînement particulier de circonstances historiques, le système capitaliste est entré dans une nouvelle période de développement. La perspective de la révolution socialiste, au moins dans les pays capitalistes développés, a été reportée.

Tout comme dans les deux dernières décennies précédant 1914, la bourgeoisie et ses apologistes étaient pleins d’illusions, lesquelles avaient contaminé les leaders du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, ces derniers ont abandonné la lutte pour le socialisme et ont embrassé avec enthousiasme la « loi du marché ». Mais aujourd’hui, après 2008, la roue de l’histoire a bel et bien tourné, leurs succès ne sont plus que cendres. Comme en 1914, l’histoire s’est brusquement réveillée.

Avant 1914, les dirigeants sociaux-démocrates continuaient de défendre, au moins dans leurs discours, les idées du socialisme et la lutte des classes. Le 1er mai résonnait des consignes radicales accompagnées de discours révolutionnaires. Même si, dans la pratique, ils avaient abandonné la perspective de la révolution socialiste en faveur du réformisme : ils pensaient que pacifiquement, petit à petit, sans douleur, le capitalisme pourrait, sur le long terme, se transformer en socialisme.

D’un congrès international à l’autre, les sociaux-démocrates – qui, à cette période, incluaient Lénine, Trotsky, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht – votèrent des résolutions affirmant que l’Internationale s’opposerait à n’importe quelle tentative des impérialistes de mener une guerre, et même profiterait de la situation et organiserait une lutte révolutionnaire contre le capitalisme et l’impérialisme.

Pour leur plus grande honte, tous les dirigeants de la Seconde Internationale (à l’exception des Russes et des Serbes) ont trahi la classe ouvrière en apportant leur soutien à « leur » classe dominante, sur un mode « patriotique ». Pour résultat, des millions de travailleurs en uniforme furent condamnés à mourir au milieu de la boue, du sang et des gaz moutarde.

Au départ, Lénine fut tellement choqué d’apprendre que les sociaux-démocrates allemands avaient voté pour les crédits de guerre au Reichstag qu’il ne put y croire. Mais une fois que cela se confirma, il n’y avait plus à hésiter, il fallut rompre avec la Seconde Internationale et lever le drapeau de la Troisième Internationale (Communiste). Durant la guerre, Lénine fut totalement isolé, en Suisse. La situation était parfaitement désolante. La consigne de solidarité « travailleurs du monde entier, unissez-vous » semblait être une triste ironie alors que les travailleurs allemands, français, russes et britanniques se tuaient les uns les autres à coups de balles et de baïonnettes, en défendant les intérêts de leurs maîtres. Lors de la première conférence des socialistes contre la guerre, célébrée dans la petite localité suisse de Zimmerwald, en 1915, Lénine plaisanta en déclarant que l’on pouvait mettre tous les internationalistes du monde dans deux voitures.

Cependant, la guerre impérialiste termina en révolution. La Révolution russe offrit à l’humanité une issue au cauchemar de la guerre, de la pauvreté et de la souffrance. Mais, l’absence d’une direction révolutionnaire à échelle mondiale fit que cette possibilité fut avortée dans un pays après l’autre. Le résultat en fut une nouvelle crise et une nouvelle et plus encore terrible guerre impérialiste.

Des possibilités immenses

Lénine a dit : « Le capitalisme est une horreur sans fin ». Les convulsions sanglantes qui se produisent partout dans le monde montrent qu’il avait raison. Les moralisateurs de la classe moyenne peuvent bien pleurer et se lamenter sur ces horreurs, mais ils n’ont aucune idée de leurs causes, et encore moins de leur remède. Les pacifistes, les « verts », les féministes et d’autres alertent sur des symptômes, mais pas sur leur cause sous-jacente, qui réside dans un système social malade qui a survécu au-delà de la période où il avait un rôle positif.

Les horreurs qui se déroulent sous nos yeux sont non seulement les symptômes visibles de l’agonie du capitalisme, mais aussi les douleurs de l’enfantement d’une nouvelle société qui lutte pour voir le jour. Notre tâche est de mettre fin à ces douleurs et d’accélérer la naissance d’une nouvelle société authentiquement humaine.

Grâce au progrès technique et à la science, l’humanité a le potentiel pour éliminer tous les vieux maux que sont la faim, la guerre et l’analphabétisme. Mais qu’en est-il en réalité ? 1,2 milliard de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, ce qui provoque le décès de 8 millions d’hommes, de femmes et d’enfants chaque année. Ce n’est ni plus ni moins qu’un holocauste silencieux, à l’échelle mondiale, dont personne ne parle. C’est là tout ce que le capitalisme peut offrir aujourd’hui.

Actuellement, la lutte contre l’impérialisme est indissociable de la lutte contre le capitalisme.

Existe-t-il une puissance dans le monde qui puisse vaincre la puissance de l’impérialisme américain ? Oui, il en existe bien une. Elle s’appelle la classe ouvrière ! Il n’y a pas une seule ampoule qui brille, pas une simple roue qui tourne, pas un téléphone qui puisse sonner sans son consentement ! Le problème est que les travailleurs détiennent cette puissance, mais ils ne le savent pas.

Pendant les jours obscurs de la Première Guerre mondiale, Lénine s’est trouvé, une fois de plus, isolé et en contact avec seulement un très petit groupe. Mais il ne craignait pas de lutter à contre-courant. Il a consacré tous ses efforts à éduquer et former des cadres sur la base des idées authentiques du marxisme. Son œuvre maîtresse, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme est, sur le terrain de la théorie, un monument immortel, témoin de la qualité de son travail.

Lénine n’a montré aucun signe de pessimisme quand la situation aurait pu paraître désespérante. Et il n’y a toujours pas de place pour le pessimisme, aujourd’hui. Dans la période de convulsions qui vient, la classe ouvrière aura de nombreuses opportunités de transformer la société. Le pouvoir de la classe ouvrière n’a jamais été aussi grand. Mais ce pouvoir doit être organisé, mobilisé et doté d’une direction adéquate. C’est notre tâche principale, l’ordre du jour pour les marxistes d’aujourd’hui. Nous défendons et continuerons de défendre fermement les idées de Lénine, qui ont si magistralement résisté à l’épreuve du temps. Avec celles de Marx, Engels et Trotsky, ce sont les seules idées à même de garantir la victoire à venir de notre classe.