Lorsqu’Evgueni Prigojine a lancé sa tentative de putsch, le 23 juin dernier, nombre de commentateurs occidentaux annonçaient le début d’une guerre civile qui pouvait balayer le régime de Poutine et mettre fin à la guerre en Ukraine. Quelques heures plus tard, l’offensive du chef de Wagner s’effondrait – et la dictature de Poutine en sortait renforcée, au moins provisoirement.

Cet épisode a donné un prétexte au Kremlin pour resserrer les rangs. Une vague de répression s’est abattue sur les militaires soupçonnés de complicité avec Prigojine, mais aussi sur nombre d’opposants ou de critiques. Des militants de gauche ont été arrêtés, comme l’universitaire Boris Kagarlitsky [1], mais aussi des nationalistes. Par exemple, l’ancien chef paramilitaire russe de la guerre du Donbass de 2014, Igor Girkin, a été arrêté car il critiquait le « manque de fermeté » du Kremlin dans la conduite de la guerre en Ukraine. Près de deux mois après son coup d’Etat raté, c’est Evgueni Prigojine lui-même qui mourrait dans le crash très suspect de son avion.

L’échec de la contre-offensive ukrainienne

Après le succès des offensives ukrainiennes de septembre 2022, la guerre a pris un tour plus favorable à la Russie, suite à plusieurs mesures prises par le Kremlin. La mobilisation de 300 000 réservistes a permis de réduire – voire d’éliminer – l’infériorité numérique dont souffrait l’armée russe face aux troupes ukrainiennes. L’évacuation de Kherson et de toute la rive droite du Dniepr a raccourci la ligne de front et l’a rendue plus défendable par les Russes. L’offensive menée à Bakhmut par les troupes de Wagner, au printemps dernier, a infligé de fortes pertes aux forces ukrainiennes en engageant très peu de troupes régulières russes. Dans le même temps, de vastes travaux de fortification ont permis à l’armée russe de constituer des lignes de défense solides dans la région de Zaporojie, où ne manquerait pas de s’engager la contre-offensive ukrainienne.

Dans le camp de l’OTAN, la contre-offensive ukrainienne a été précédée par de longs mois d’une propagande qui en vantait d’avance les mérites et le succès. D’après ces laudateurs de Kiev et les médias occidentaux, il s’agissait non seulement de percer les lignes russes, mais aussi de marcher jusqu’à la mer Noire et, ainsi, de couper en deux les territoires occupés par la Russie. Certains annonçaient même la « libération de la Crimée » dès l’été 2023. Pour réaliser ce tour de force, l’armée ukrainienne allait pouvoir s’appuyer sur les troupes fraîches formées en Occident et sur les armes livrées par les pays de l’OTAN, y compris des chars modernes « Léopard-2 ».

Après plusieurs reports, la contre-offensive ukrainienne a commencé le 4 juin. Loin du scénario annoncé par les « experts » occidentaux, il s’agissait d’une suite d’assauts très meurtriers et globalement infructueux. Sans appui aérien, les colonnes ukrainiennes ont avancé vers les lignes russes à travers des champs de mines et sous le feu nourri de l’artillerie et de l’aviation. Les pertes ukrainiennes ont été énormes. Le 17 août, sur ABC News, un volontaire américain servant dans l’armée ukrainienne expliquait que les pertes de son unité avoisinaient les 85 %. Au total, les morts et les blessés de la contre-offensive se chiffrent probablement en dizaines de milliers.

Les équipements militaires occidentaux ont souffert, eux aussi. Sur la cinquantaine de « Léopard-2 » livrés à l’Ukraine, une quinzaine – au moins – auraient été détruits ou gravement endommagés en l’espace de quelques semaines. En outre, plusieurs blindés occidentaux ont été capturés en état de marche par les troupes russes et exposés au public en Russie : une véritable humiliation pour l’OTAN.

Le résultat global de la contre-offensive est dérisoire. Les assauts ukrainiens n’ont entamé les lignes russes qu’en quelques points. En quatre mois, seuls quelques villages totalement détruits par les combats ont été repris aux Russes. Dans ces conditions, le moral des troupes ukrainiennes a beaucoup souffert, de l’aveu même de la presse ukrainienne. Le 22 juillet, le Kyiv Post écrivait : « des soldats de première ligne nous disent que leurs unités souffrent d’un moral très bas à cause des pertes constantes et de plus en plus élevées, du manque de soutien et des faibles gains de l’offensive d’été (...) ».

Dès le 10 septembre, le chef d’Etat-major des Etats-Unis, le général Mark Milley, affirmait à la BBC qu’il ne restait « probablement plus que 30 à 45 jours de météo adaptée au combat ». Dès la fin du mois de septembre, les pluies, la boue et les premières neiges de l’automne, la fameuse Raspoutitsa (« le temps des mauvaises routes », en russe), ont énormément compliqué les déplacements de matériels lourds sur les plaines ukrainiennes. La pluie va aussi gonfler le débit du Dniepr, que l’armée ukrainienne aura donc plus de mal à franchir. En bref, il est très peu probable que l’Ukraine remporte des victoires majeures au cours des prochains mois.

Crise en Occident

Pour les classes dirigeantes des puissances occidentales, cette impasse militaire se combine au coût politique et économique de la guerre. Alors que la crise économique et l’inflation font des ravages, il est de plus en plus difficile de justifier les milliards d’euros et de dollars investis dans une guerre qui semble perdue. Cet été, pour la première fois, un sondage a indiqué qu’une majorité d’Américains s’opposaient à toute aide supplémentaire à Kiev. Alors que les élections présidentielles approchent aux Etats-Unis, cette évolution de l’opinion publique est devenue un élément central dans la lutte que mènent Donald Trump et les Républicains contre Joe Biden. Les représentants républicains au Sénat ont même exclu l’aide à l’Ukraine du budget négocié en urgence, le 30 septembre, pour éviter une mise à l’arrêt de l’administration fédérale.

Ce phénomène est encore plus marqué en Europe, car les sanctions contre la Russie ont eu des effets très négatifs sur l’économie européenne. En coupant l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe, les sanctions ont aggravé la crise économique et accentué la poussée inflationniste (qui cependant a d’autres causes). Les dirigeants européens ne pourront pas tenter de résoudre cette crise sans renouer avec la Russie. Cette situation met sous pression la plupart des classes dirigeantes européennes, dont une partie cherche à mettre fin, d’une façon ou d’une autre, à la guerre en Ukraine. C’est ce qui explique les prises de position publiques de Nicolas Sarkozy, mi-septembre. Il déclarait notamment : « Nous avons besoin des Russes et ils ont besoin de nous ».

L’unité de façade de l’OTAN commence à se fissurer sous le coup de la crise économique. Le 20 septembre, le gouvernement polonais annonçait qu’il n’enverrait plus d’aide militaire à l’Ukraine, alors qu’il était l’un des premiers contributeurs. Ce revirement s’explique simplement : après le début de la guerre, l’UE a levé les barrières douanières sur le blé ukrainien, ce qui a durement frappé le secteur agricole polonais. Sous pression de son opinion publique, le gouvernement de Varsovie a dû sacrifier Kiev pour ne pas perdre une partie de sa base électorale.

En Slovaquie, le parti du démagogue de droite Robert Fico a remporté les élections le 1er octobre, après avoir fait campagne en promettant d’arrêter tout envoi d’aide à l’Ukraine. Sur fond de profonde crise économique, ce scénario pourrait se répéter dans d’autres pays européens. En Allemagne par exemple, le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD) s’est opposé, depuis le début de la guerre, à tout envoi d’armes en Ukraine. Il prône un rapprochement avec la Russie. L’AfD est désormais le deuxième parti dans les sondages, devant le SPD (sociaux-démocrates).

Une guerre impérialiste

Comme nous l’expliquons depuis le début, cette guerre n’est pas menée pour sauvegarder l’indépendance de l’Ukraine ou pour défendre les « valeurs » de la démocratie occidentale. Elle oppose deux impérialismes rivaux : l’impérialisme russe et l’impérialisme américain, le plus puissant de la planète, qui utilise l’Ukraine comme une arme contre la Russie. Cet été, le sénateur américain Mitt Romney a résumé cela à sa manière, dans un tweet : « Soutenir l’Ukraine affaiblit un adversaire, renforce notre sécurité nationale, et ne requiert pas de verser du sang américain ». L’administration Biden n’a pas beaucoup apprécié la franchise de Mitt Romney, précisément parce qu’elle exposait les véritables objectifs de l’impérialisme américain.

Désormais que la défaite se profile et que le coût de la guerre devient trop important pour les impérialistes, les Ukrainiens vont connaître le même sort que les Kurdes de Syrie. Ces derniers ont été soutenus tant qu’ils étaient utiles à l’impérialisme américain, avant d’être abandonnés lorsqu’Erdogan a envahi une partie de la Syrie.

Mi-août, face au piétinement de la contre-offensive ukrainienne, Stian Jenssen, le chef de cabinet du secrétaire général de l’OTAN, a brisé un tabou en affirmant que l’Ukraine pourrait céder des territoires à la Russie pour mettre fin à la guerre. Le gouvernement ukrainien a protesté et Jenssen a dû revenir sur ses propos. Il avait pourtant dit tout haut ce que de nombreux diplomates occidentaux pensent tout bas.

Ce changement de cap a même commencé à se faire sentir dans la presse occidentale. Un nombre croissant d’articles a commencé à souligner que la victoire ukrainienne n’était pas garantie, que les pertes ukrainiennes étaient très lourdes – et même… que des néo-nazis combattent dans les rangs ukrainiens ! Il y a à peine quelques mois, les mêmes journaux rejetaient catégoriquement toutes ces évidences. Mais comme dit le proverbe : « celui qui paye l’orchestre choisit la musique ». Or l’impérialisme occidental doit préparer l’opinion publique à une défaite.

Quelle que soit la façon dont finira cette guerre, cela ne mettra pas fin à la crise économique mondiale, que ce conflit n’a fait qu’exacerber. Les travailleurs vont devoir continuer à en payer le prix, tandis que le capitalisme agonisant provoquera de nouvelles guerres et de nouvelles souffrances. Seule une révolution socialiste permettra d’en finir avec « l’horreur sans fin du capitalisme », selon la formule de Lénine.


[1] Lire notre déclaration à ce propos.

Tu es communiste ? Rejoins-nous !