L’offensive ukrainienne sur Izioum, début septembre, a marqué un changement soudain du rythme de la guerre en Ukraine. Les mois précédents avaient été marqués par des offensives russes dans le Donbass. Après la chute de Marioupol, de Slaviansk et de Severodonetsk, plusieurs contre-offensives ukrainiennes vers Kherson avaient échoué.

La récente percée ukrainienne, dans le nord du pays, a permis aux Ukrainiens de reconquérir en quelques jours des territoires occupés par les Russes depuis des mois. Dans cette zone, les défenses russes se sont effondrées, cependant que des milliers de civils fuyaient vers la frontière russe pour échapper aux représailles des troupes ukrainiennes. En effet, celles-ci avaient annoncé qu’elles puniraient les « collaborateurs », un terme dont la définition précise est souvent laissée à l’appréciation des milices d’extrême-droite qui composent une partie de l’armée ukrainienne.

La presse occidentale a bruyamment salué cette victoire ukrainienne, qui était presque inespérée après des mois de reculs et de défaites. Pour autant, la guerre est loin d’être finie.

Une guerre impérialiste

Rappelons d’abord quelques éléments généraux. Contrairement à ce qu’affirment la plupart des politiciens et journalistes occidentaux, il ne s’agit pas d’une guerre pour la défense de la « démocratie européenne ». Cette guerre est le point culminant de la confrontation entre l’impérialisme russe et les puissances impérialistes occidentales, Etats-Unis en tête. Depuis la chute de l’URSS, au début des années 90, les Etats-Unis n’ont pas cessé d’étendre leur domination dans les zones d’influence traditionnelles de la Russie, au point d’atteindre ses frontières directes (via l’élargissement de l’OTAN). L’Ukraine est devenue le principal champ de bataille de cet affrontement.

Washington et ses alliés européens soutiennent l’effort de guerre ukrainien, influencent lourdement la politique du gouvernement Zelensky et mènent une guerre économique contre la Russie. Ce soutien a pesé lourd dans les récents succès de l’armée ukrainienne. Depuis l’invasion russe, l’Ukraine a reçu une énorme quantité de matériel militaire en provenance d’Occident. A cela s’ajoute un soutien financier massif. Les fonctionnaires ukrainiens sont payés essentiellement grâce aux prêts consentis par les chancelleries occidentales. Enfin, Kiev bénéficie des services de renseignements occidentaux, qui lui fournissent une estimation très précise des forces et des faiblesses du dispositif défensif russe. C’est ce qui a permis à Kiev d’identifier le triangle Izioum-Koupiansk-Balakliia comme son point le plus vulnérable.

Déséquilibre sur le front

Un autre atout majeur des forces ukrainiennes réside dans leur supériorité numérique. Sur le papier, les forces de la Fédération de Russie sont numériquement très supérieures à celles de l’Ukraine, mais les troupes russes engagées sur le front s’élèvent tout au plus à 150 000 hommes, soit à peine le tiers des forces ukrainiennes. Celles-ci ont été massivement renforcées par la mobilisation générale proclamée en février. Côté russe, cette guerre est menée exclusivement par des soldats professionnels, des mercenaires, des miliciens tchétchènes et un petit nombre de conscrits mobilisés dans le Donbass. Poutine espérait qu’en envoyant au front un nombre limité de soldats, il éviterait que de lourdes pertes ne nuisent à sa popularité et ne fragilisent son régime.

Après des percées initiales, en février, l’armée russe s’est retrouvée paralysée par son manque de troupes. Poutine a été obligé de renoncer à son plan d’une chute rapide de Kiev ; l’armée a redéployé et concentré ses forces dans le Donbass et devant Kherson. Appuyées par une très puissante artillerie, les troupes russes ont pu reprendre leur progression dans le Donbass, tout en repoussant les offensives ukrainiennes devant Kherson. Mais cela supposait d’évacuer certaines positions, comme les faubourgs de Kiev ou l’Ile des Serpents, et d’en dégarnir d’autres. Début septembre, le front d’Izioum n’était plus occupé que par un faible nombre de troupes de second ordre.

Moscou sous pression

Grâce à leur supériorité numérique, les Ukrainiens ont pu mener deux contre-offensives quasi-simultanées. Celle qui visait Kherson avait été annoncée à grand renfort de publicité depuis des semaines, et visait sans nul doute à attirer un maximum de troupes russes sur ce front. Après une brève percée initiale, cette contre-offensive a été un échec sanglant. Certaines estimations parlent de plus de 10 000 soldats ukrainiens tués. Mais quelques jours plus tard, une autre attaque était menée par les Ukrainiens à l’autre extrémité du front. Et celle-ci s’est déroulée bien différemment : après une percée initiale, des pointes mécanisées se sont enfoncées profondément dans les arrières des troupes russes, contraignant celles-ci à une retraite précipitée. Depuis, les lignes de défense russes se sont plus ou moins rétablies quelques dizaines de kilomètres plus à l’Est, cependant que les Ukrainiens continuent à mener des offensives localisées.

Ce fut une victoire incontestable pour Kiev et, dès lors, pour ses sponsors occidentaux. Après des mois de reculs et de défaites, l’armée ukrainienne a prouvé qu’elle pouvait remporter des succès. Zelensky peut respirer : son armée a donné des arguments supplémentaires aux politiciens occidentaux pour qu’ils continuent à le soutenir. Cependant, cela ne signifie pas que la victoire finale de l’Ukraine – et donc de Washington – est désormais acquise. Le coup porté au prestige de l’armée russe et du régime de Vladimir Poutine a poussé ce dernier à réagir.

Depuis le début de la guerre, le Kremlin est pris dans un dilemme. L’issue de cette aventure militaire est désormais une question de survie pour le régime, qui ne se relèverait pas d’une défaite. Or la Russie ne peut pas espérer vaincre sans régler le problème de son infériorité numérique sur le front, donc sans mobiliser massivement des réservistes ou des conscrits. Or, une telle mobilisation constitue un risque politique énorme, car ce ne serait plus seulement des soldats professionnels ou des mercenaires qui mourraient en Ukraine. L’opinion publique russe pourrait basculer vers une opposition massive à la guerre. C’est précisément pour cela que le Kremlin s’était refusé, jusqu’alors, à mobiliser massivement des réservistes et des conscrits.

Cette tactique avait suscité des doutes jusque dans les cercles proches du pouvoir, mais ces doutes ont été étouffés. Derrière son apparente puissance, un régime bonapartiste comme celui de Poutine est en réalité très fragile. Poutine ne pouvait pas laisser s’exprimer des critiques, d’où qu’elles viennent. Mais la débandade d’Izioum a cristallisé et révélé toutes les tensions accumulées au sein du régime. Le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a publiquement questionné la façon dont la guerre était menée. Ce faisant, il visait implicitement l’inamovible ministre de la Défense, Serguei Choïgu. Poutine était forcé de prendre une décision – non sans mal, précisément du fait des remous au sein du régime. Signe de ses hésitations, son discours « exceptionnel » du 20 septembre a été in extremis reporté au lendemain, sans aucune explication.

« Mobilisation partielle »

L’option retenue par les dirigeants russes est un compromis dont l’habillage politique est peu subtil. Le 20 septembre, des référendums sur le rattachement à la Russie des territoires occupés par les troupes russes ont été annoncés. Leur résultat ne faisait aucun doute : ils ont donné une écrasante majorité en faveur de l’annexion à la Russie. Bien sûr, cela s’explique par le fait que, dans les territoires ukrainiens placés sous occupation militaire russe, toute opposition au Kremlin a été écrasée. Mais cela s’explique aussi par le fait que la population de ces régions, majoritairement russophone, a été la cible, depuis 2014, de toute une série de mesures vexatoires de la part du gouvernement de Kiev, mesures auxquelles s’ajoutent les bombardements meurtriers menés par l’armée ukrainienne depuis huit ans. Il est significatif que Kiev ait menacé de punir de 12 ans de prison tous ceux qui participeraient aux référendums organisés par Moscou. Si le gouvernement de Zelensky était convaincu du patriotisme de la population des territoires occupés, il n’aurait pas besoin de la menacer. Toujours est-il qu’à l’issue de ces référendums et de l’annexion des territoires concernés, devenue officielle le 30 septembre, toute contre-offensive ukrainienne dans ces régions devient une attaque contre la Fédération de Russie – et donc un prétexte légal à une déclaration de guerre officielle.

Dans son discours du 21 septembre, Poutine a annoncé une mobilisation « partielle », soit le rappel de 300 000 réservistes. Théoriquement, cette mesure pourrait fournir à la Russie les effectifs suffisants pour résister aux offensives ukrainiennes, et peut-être même repasser à l’offensive. Mais cela représente un risque politique majeur, pour le Kremlin. Même l’intégration de ces réservistes est loin d’être une opération facile. On a assisté à des manifestations de protestation, en Russie, et à la fuite à l’étranger d’un certain nombre de réservistes. S’il est clair que la presse occidentale a exagéré l’ampleur de ce phénomène, la mobilisation n’en a pas moins écorné la popularité du régime. Et cela ne peut que s’aggraver si les pertes s’avèrent importantes parmi les réservistes.

Pour autant, la défaite de la Russie n’est pas inéluctable. Sur un plan strictement militaire, il n’est pas garanti que l’Ukraine obtienne rapidement d’autres victoires importantes, surtout si les Russes disposent d’effectifs plus nombreux grâce à la mobilisation partielle. Par ailleurs, l’armée russe fait désormais preuve de moins de « retenue » qu’au début de la guerre : les infrastructures ukrainiennes sont frappées de façon bien plus systématique.

Enfin, il n’est pas certain que les puissances occidentales maintiendront indéfiniment le même niveau de soutien à l’Ukraine. La crise économique et l’inflation croissante ont déjà eu un impact important en Europe – et menacent d’avoir des conséquences politiques majeures. Début septembre, une manifestation de masse s’est tenue, à Prague, pour protester à la fois contre les politiques d’austérité et contre le soutien au gouvernement de Kiev. D’autres manifestations de ce type pourraient tout à fait se produire ailleurs en Europe, surtout à l’approche de l’hiver : la hausse du prix du gaz fait exploser les factures de chauffage dans toute l’Europe.

Peu de travailleurs européens seront prêts à « avoir froid pour soutenir l’Ukraine », comme le leur demande les politiciens bourgeois. Moscou le sait et compte bien utiliser le gaz comme un moyen de pression. L’unité de façade de l’Union européenne commence à se fissurer : la Hongrie a signé avec la Russie un contrat de fourniture de gaz qui est, de facto, une violation des sanctions. D’autres pays pourraient suivre la Hongrie. Les lamentations hypocrites des dirigeants occidentaux sur le « chantage » de Poutine ne pèseront pas lourd dans la balance.

S’il est difficile de prévoir quelle sera l’issue de cette guerre, une chose est sûre : ce sont les travailleurs d’Ukraine, de Russie et d’Europe (entre autres) qui devront en payer le prix. Cette guerre impérialiste n’est qu’une nouvelle démonstration de l’impasse du système capitaliste. Comme le disait déjà Lénine il y a près d’un siècle : « le capitalisme, c’est l’horreur sans fin ».

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