Turquie

Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdogan a été réélu président avec 52,2 % des voix. Le même jour, les élections législatives ont donné une courte majorité à la coalition menée par le parti présidentiel, l’AKP (Parti de la justice et du développement).

Cette réélection peut apparaître surprenante au vu du bilan d’Erdogan, en particulier dans le domaine économique : l’inflation est très élevée (près de 40 % en mai) et le chômage tourne autour de 10 % (officiellement). A quoi s’ajoutent les conséquences dévastatrices du séisme du 6 février.

Une « alternative » bourgeoise

La victoire d’Erdogan résulte avant tout de la nature de l’opposition, représentée par Kemal Kiliçdaroglu. Ce dernier a défendu un programme d’« orthodoxie économique » et de « retour à la normale » en matière de politique étrangère. Concrètement, cela signifie l’augmentation des taux d’intérêt (au risque de provoquer une récession) et le resserrement des liens avec les puissances occidentales de l’OTAN, qui sont très impopulaires en Turquie.

Pour tenter de séduire l’électorat d’Erdogan, le parti de Kiliçdaroglu – le CHP, autrefois résolument laïc – s’est rapproché des courants religieux et a repris la rhétorique raciste du gouvernement contre les réfugiés syriens. Pour le second tour, une des affiches électorales de Kiliçdaroglu avançait le slogan : « les Syriens partiront ! ». Ces manœuvres ont échoué à capter une fraction conséquente des électeurs d’Erdogan. Par contre, elles ont réussi à éloigner de l’opposition toute une frange de l’électorat le plus progressiste, dégoûté par ce racisme et ce ralliement à l’islamisme.

Au lieu de proposer une alternative à cette opposition bourgeoise et réactionnaire, la coalition de gauche dirigée par le parti kurde HDP (Parti démocratique des peuples) s’est ralliée à la candidature de Kiliçdaroglu, au nom de l’« unité contre Erdogan ». C’est d’autant plus lamentable que le CHP a soutenu toutes les persécutions menées contre le HDP, ces dernières années.

Sans surprise, une partie de l’électorat du HDP a été repoussée par cette alliance contre-nature. Alors que la participation a été très élevée à l’échelle nationale (94 %), elle a été nettement plus faible dans les régions kurdes (80 %). Aux élections législatives, le HDP a vu ses résultats baisser de près de 25 % par rapport aux précédentes législatives.

De son côté, Erdogan a concentré sa campagne sur la soi-disant « lutte contre l’impérialisme et le terrorisme ». Profitant des déclarations pro-occidentales de Kiliçdaroglu, le président sortant l’a accusé de vouloir soumettre la Turquie aux exigences du FMI et de Washington. Il l’a également accusé de collaborer avec des « terroristes » kurdes. Erdogan est allé jusqu’à diffuser une vidéo truquée montrant un chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en compagnie des dirigeants de l’opposition.

Dans les mois précédant le scrutin, le gouvernement a multiplié les mesures électoralistes. Il a notamment augmenté le salaire minimum de 55 %, a doublé le minimum retraite et a offert un mois de gaz gratuit à tous les ménages. Enfin, pour ne prendre aucun risque, le régime a eu recours, ici ou là, à la fraude électorale.

Pour une opposition de classe !

Malgré toutes ces manœuvres, pour la première fois de l’histoire de la Turquie, il aura fallu deux tours pour élire le président – et Erdogan ne l’a emporté qu’avec deux points d’avance. L’AKP a perdu 30 députés aux législatives et a reculé dans la plupart de ses bastions historiques. Ces élections marquent donc une étape significative dans le déclin du régime d’Erdogan.

Encore une fois, s’il n’a pas été vaincu, c’est d’abord parce qu’aucune opposition crédible ne s’est présentée. De nombreux électeurs ont d’ailleurs expliqué à des journalistes avoir voté par défaut pour Erdogan : « si un meilleur candidat d’opposition s’était présenté, j’aurai bien sûr voté pour lui ». En soutenant le soi-disant « moindre mal » (Kiliçdaroglu), les dirigeants du HDP ont frustré une large partie de la jeunesse et de la classe ouvrière. Au lieu d’offrir aux masses une alternative de classe, ils se sont ralliés à une aile de la bourgeoisie turque contre l’autre. Ils partagent aujourd’hui sa défaite.

Malgré sa victoire électorale, le régime d’Erdogan est plus affaibli que jamais. A présent que les élections sont passées, il doit choisir entre deux maux : soit il maintient des taux d’intérêt bas et, dès lors, continue de stimuler l’inflation ; soit il augmente nettement les taux d’intérêt et, dès lors, précipite une récession. Ce dilemme provoque déjà des heurts au sein de la nouvelle majorité parlementaire.

Quoi qu’il en soit, la crise économique suscitera des mobilisations de masse. L’an dernier, le pays a connu sa plus importante vague de grèves depuis les années 70. Toutes les conditions d’une explosion de la lutte des classes sont réunies. Ce qui manque, en Turquie comme ailleurs, c’est une direction révolutionnaire capable d’orienter les masses vers la conquête du pouvoir et la transformation socialiste de la société.

Tôt dans la matinée du 6 février, un séisme dévastateur a fait trembler le Moyen-Orient. Sa magnitude de 7,8 en fait le plus violent tremblement de terre qu’ait connu cette région dans la période récente. Son onde de choc a été ressentie jusqu’au Groenland.

Le tremblement de terre initial et les 145 répliques qui l’ont suivi ont dévasté le Sud-est de la Turquie et le Nord-ouest de la Syrie, provoquant la mort d’au moins 35 000 personnes, et des dizaines de milliers de blessés. Selon Martin Griffiths, directeur de l’agence humanitaire de l’ONU, ce bilan va « doubler voire plus ».

Comme toujours dans ce type de tragédies, la cause immédiate en est d’origine naturelle, mais le nombre de morts et le niveau de souffrances ont, eux, des origines bien humaines. La course au profit, la corruption et les guerres impérialistes ont contribué à transformer un séisme relativement prévisible en une catastrophe absolue.

Catastrophe

Le séisme a frappé alors que la Turquie et la Syrie étaient chacune plongées dans une profonde crise. La Turquie subit une crise inflationniste majeure. Le niveau de vie s’y est effondré tandis que le régime d’Erdogan multiplie les attaques contre les droits démocratiques. Quant à la Syrie, elle souffre toujours des blessures de la guerre civile, qui fait encore rage dans plusieurs régions et dont les flammes sont attisées par l’impérialisme.

Le lundi 6 février, les réseaux sociaux étaient remplis de scènes apocalyptiques de personnes qui fuyaient leur maison pour sauver leur vie, alors que les bâtiments qui les entouraient se brisaient comme du verre. Des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans abri, au milieu d’un hiver glacial, tout en essayant de retrouver des amis ou des membres de leur famille qui avaient disparu ou étaient pris au piège sous les décombres.

Le Nord-ouest de la Syrie, où vivent des centaines de milliers de réfugiés, a été particulièrement frappé. Des villages entiers ont tout simplement disparu, comme Basina dans la province d’Idlib, qui n’apparaît plus sur les photos aériennes que comme un tas de débris. Dans la ville d’Alep, qui avait déjà été dévastée par des années de guerre et qui compte des milliers de victimes, beaucoup d’infrastructures essentielles, comme les hôpitaux, ont été détruites par le séisme.

Les dommages de la guerre civile et les combats entre le gouvernement de Bachar al-Assad et les groupes rebelles ne font que rendre plus difficiles l’envoi d’aide aux victimes. C’est particulièrement le cas dans les zones contrôlées par les rebelles dans le Nord-ouest de la Syrie. Cette région ne peut désormais plus être atteinte depuis la Turquie du fait des destructions de routes causées par le séisme mais elle ne peut pas non plus être atteinte depuis le Sud, car le gouvernement syrien ne veut pas autoriser l’envoi d’aide aux rebelles.

Pas un accident

Le niveau de destruction causé par ce séisme ne s’explique pas que par sa magnitude. Bien entendu, le carnage de la guerre civile a rendu la Syrie particulièrement vulnérable. Mais dans le cas de la Turquie, une énorme responsabilité repose sur le régime et sur les entreprises de construction privées, qui ont tous deux contribué à ce désastre.

Ce séisme était relativement prévisible. La Turquie est une région de forte activité sismique. Le géologue turc Naci Görür a déclaré dans une interview à la télévision américaine : « Tous les scientifiques raisonnables, et j’en fais partie, ont prévenu et alerté qu’un tel séisme se produirait il y a des années [mais] personne ne voulait entendre ce que l’on avait à dire ».

Le pays a déjà été frappé par de nombreux tremblements de terre. En 1999, par exemple, un séisme dont l’épicentre se trouvait près d’Izmit dans la province de Kocaeli a tué plus de 18 000 personnes. Ce désastre avait mis un coup de projecteur sur les pratiques des entreprises du bâtiment qui ignoraient purement et simplement les normes de sécurité. Cela avait provoqué une explosion de colère de la population, à laquelle le gouvernement avait répondu en arrêtant certains des promoteurs les plus véreux.

Un de ces gangsters, Veli Gocer, avait été arrêté après la publication d’enregistrements téléphoniques dans lesquels il admettait couper le béton avec du sable et affirmait : « Je ne suis pas un bâtisseur, je suis un poète. [...] si je suis coupable alors je payerais, mais je ne me sens pas coupable. »

Ce parasite n’était qu’un des membres d’une gigantesque clique corrompue qui infestait le marché de la construction turque et était liée par mille « arrangements » et pots-de-vin à l’Etat et au gouvernement de l’époque. Le scandale provoqué par le séisme et sa gestion désastreuse avait d’ailleurs contribué à la chute du gouvernement de Bülent Ecevit et à l’arrivée au pouvoir de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan, en 2002.

A la suite de cette tragédie, des réformes avaient été promises et de nouvelles normes de construction anti-sismiques avaient été mises en place. Ces mesures ont été réduites à néant par la corruption, mais aussi par les politiques du gouvernement Erdogan.

Un article du Toronto Star souligne par exemple qu’une loi de 2018 a permis de donner des permis de construire à des bâtiments qui ne respectaient pas les normes – en échange d’une commission versée au gouvernement. La construction de 13 millions de bâtiments aurait ainsi été permise par ce système légal de corruption. 

La présidente de la branche d’Istanbul de l’Union des chambres d’ingénieurs et d’architectes turcs, la professeur Pelin Pinar Giritlioğlu, explique :

« Avec les lois prises par le gouvernement, un système de permis arbitraires a été créé pour les entreprises du bâtiment qui contournent les plans d’urbanisme. La construction de ces bâtiments était légale sur le papier alors qu’ils ont des défauts qui peuvent être désastreux. [...] Ce changement de politique a amené à un système dérégulé, opaque [...] Les entreprises du bâtiment ont pu faire ce qu’elles voulaient sans s’inquiéter des normes. »

Ce processus s’est encore accéléré après la tentative de coup d’Etat de 2016 contre Erdogan, après lequel une grande partie des bâtiments et des terrains publics ont été privatisés et souvent offerts à des pontes de l’armée pour acheter leur loyauté. 

Erdogan et le racket du bâtiment

L’empreinte d’Erdogan se retrouve partout dans la catastrophe du 6 février. Depuis son mandat en tant que maire d’Istanbul (1994-1998), et surtout depuis qu’il est devenu Premier ministre en 2003, il a noué des liens très forts avec l’industrie du bâtiment. Ce secteur a joué un rôle important dans la croissance économique de la Turquie dans les années 2000 et 2010, sur lequel Erdogan et l’AKP ont bâti une partie de leur autorité.

L’agence publique turque responsable du logement public répondait directement à Erdogan en tant que Premier ministre et elle s’est considérablement développée durant son règne. En 2014 une enquête pour corruption avait révélé que le gouvernement délivrait des permis de construire accélérés en contournant les municipalités et les autorités locales.

A l’époque, la presse turque avait publié la retranscription d’un enregistrement téléphonique dans lequel on entendait un magnat du bâtiment, Ali Agaoglu, désigner Erdogan comme son « grand patron ».

Il est évident qu’Erdogan et ses amis ont encouragé l’enrichissement de ces magnats du bâtiment pendant des années, à coups de contrats juteux. En tant que président, Erdogan a promulgué des lois qui leur ont permis de contourner les normes de sécurité, tout cela pour bénéficier des retombées politiques de la croissance économique. Le prix de ces arrangements se compte désormais en milliers de morts.

Hypocrisie d’Erdogan et des impérialistes

Le 7 février, Erdogan a annoncé l’instauration de l’état d’urgence pour une durée de trois mois dans les zones touchées par le séisme. Cette mesure donne au gouvernement des pouvoirs étendus. Cette annonce a été immédiatement suivie de la présentation d’une série de lois, qui reviennent en fait à interdire au principal parti d’opposition, le HDP, de se présenter lors des prochaines élections au mois de mai.

Le président Erdogan manœuvre depuis des mois pour tenter de maintenir son taux de popularité, alors que le pays est plongé dans une crise brutale du coût de la vie et que le taux officiel de l’inflation est supérieur à 64 %. Il a par exemple annoncé de nouvelles augmentations des dépenses publiques, tout en renforçant la répression contre les opposants et en alimentant une campagne de propagande contre la minorité kurde et les réfugiés syriens vivant en Turquie.

Erdogan est dans une position vulnérable et il le sait. Il espère qu’en réagissant rapidement à la catastrophe, il pourra faire jouer l’« unité nationale » à son profit lors des prochaines élections. C’est ce qui explique la vague récente d’arrestation de promoteurs véreux.

Mais c’est un jeu dangereux. Le peuple est à bout. Et s’il est trop évident qu’Erdogan exploite cette tragédie pour en tirer un avantage politique ou qu’il était mis en cause directement dans la tragédie, ses manœuvres pourraient se retourner contre lui.

De leur côté, les puissances impérialistes ont versé des larmes de crocodile, particulièrement sur la Syrie, en faisant semblant d’oublier que si ce pays est aujourd’hui aussi démuni face au séisme et à ses conséquences, c’est en grande partie du fait de leurs manœuvres et des sanctions qu’ils lui ont imposées. Alors que des équipes de secouristes de nombreuses nations occidentales ont été immédiatement envoyées en Turquie, aucune n’est partie pour la Syrie, qui n’a pu compter sur l’assistance que d’une poignée de pays.

Les conséquences horribles de ce désastre prévisible sont une nouvelle preuve de la folie et de la cruauté du capitalisme, dans lequel les personnes ordinaires sont littéralement broyées par leurs dirigeants réactionnaires et par la course au profit des parasites capitalistes. Ce n’est qu’en expropriant ces parasites et en renversant ce système corrompu que l’on pourra garantir une vie décente et des logements dignes et sûrs à toute la population !

 

Une vague de manifestations étudiantes a commencé début janvier à Istanbul. Les étudiants de l’université de Boğaziçi – l’une des plus prestigieuses de Turquie – se sont opposés à la nomination par décret, le 2 janvier, de leur nouveau recteur, Melih Bulu. Dès le 4 janvier, quelques dizaines d’étudiants se rassemblaient. Ils étaient des centaines le lendemain, de Boğaziçi et d’ailleurs.

Répression violente

La répression n’a pas tardé. La police est intervenue avec des gaz lacrymogènes, des canons à eau et autres munitions « non-létales ». Le rassemblement a été violemment dispersé et plusieurs étudiants ont été arrêtés. Pour empêcher les étudiants d’occuper l’université, les portes en ont été fermées avec des menottes – une image qui est immédiatement devenue le symbole des attaques contre la liberté d’expression en Turquie.

Cette répression brutale, typique de l’Etat capitaliste turc, vise à effrayer les manifestants et à empêcher l’extension de la contestation. Sous prétexte de lutter contre la pandémie, les manifestations ont été interdites dans certains quartiers d’Istanbul. L’université a été barricadée pour empêcher un second rassemblement, prévu le mercredi 6 janvier. Dans le même temps, les grands médias présentaient les étudiants soit comme des « terroristes », soit comme des « enfants gâtés et privilégiés ». Au choix !

En réaction, les étudiants ont simplement changé le lieu de la manifestation. Ils ont réussi à attirer une foule d’environ un millier de personnes, cependant que des centaines d’autres étudiants réussissaient à se regrouper sur le campus de Boğaziçi, malgré la répression. Depuis, la mobilisation s’est poursuivie et même étendue à d’autres universités du pays.

La crise du capitalisme turc

Cette contestation étudiante ne vise pas tellement le recteur Bulu lui-même, mais plutôt les intérêts qu’il sert. Depuis des années, le président Erdogan purge systématiquement les écoles, les universités, les organes de sécurité, les médias – et même son propre parti, l’AKP. Les personnes jugées « douteuses » sont remplacées par des laquais du gouvernement. La nomination de Bulu n’était qu’un pas de plus dans cette direction.

Depuis le coup d’Etat de 1980, c’est la première fois qu’un directeur d’université est nommé par le président – et non pas élu par les étudiants et les salariés de l’université elle-même. Erdogan s’est arrogé ce droit dans la foulée du coup d’Etat de l’été 2016, dans le cadre d’un vaste mouvement de concentration et de renforcement de son pouvoir personnel.

En arrière-plan de la lutte contre l’autoritarisme croissant du régime, il y a la crise qui frappe l’économie turque depuis de nombreuses années. Les conditions de vie des masses régressent, surtout depuis le début de la pandémie mondiale. Le chômage ne cesse d’augmenter, en particulier dans la jeunesse. L’inflation s’approche des 15 %, et même ce chiffre officiel sous-estime la réalité du problème. Le prix de nombreux biens alimentaires essentiels – et notamment du pain – a augmenté de plus de 50 % en 2020. Aujourd’hui, 38 % des ménages turcs ont des difficultés à se ne nourrir correctement. Entre novembre 2019 et novembre 2020, la consommation de viande rouge a baissé de 30 % ; celle de pâtes a augmenté de 25 %.

L’impact de cette situation sur la base électorale du parti d’Erdogan, l’AKP, se fait sentir à chaque élection. Le président s’efforce de regonfler sa popularité en flattant les milieux nationalistes et en multipliant les aventures militaires ou diplomatiques : tensions avec l’Union européenne et la Grèce, guerres en Syrie et en Libye, soutien militaire à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie… Et bien sûr, Erdogan s’appuie sur une répression policière féroce, qui frappe toute forme d’opposition.

Cependant, ni les guerres impérialistes, ni les coups de matraque ne peuvent retarder indéfiniment l’éruption, à la surface de la société, de toutes les contradictions qui se développent dans ses profondeurs. La Turquie s’oriente fatalement vers une intensification de la lutte des classes. La mobilisation de la jeunesse étudiante en est le signal. Elle annonce de grands mouvements – non seulement de la jeunesse, mais aussi, à un certain stade, de la puissante classe ouvrière turque. Erdogan a donc de bonnes raisons d’être inquiet.

Les leçons du passé

Dans les années 60 et 70, la Turquie a connu un mouvement de masse d’une ampleur telle qu’il aurait pu renverser le régime capitaliste. Malheureusement, cette mobilisation a été ruinée par les erreurs de sa direction, qui oscillait entre le réformisme et le terrorisme individuel. Cela a permis au capitalisme turc d’écraser le mouvement et de se ressaisir. Pour se préparer aux mobilisations qui l’attendent, le mouvement ouvrier et la jeunesse révolutionnaire turque devront étudier les erreurs du passé et en tirer des leçons.

Aujourd’hui, comme hier, les jeunes et les travailleurs turcs ont besoin d’une organisation fermement basée sur les idées et les méthodes du marxisme, et prête à lutter jusqu’au bout contre le capitalisme et l’impérialisme. Lorsqu’elle disposera d’une telle arme, la classe ouvrière turque sera invincible.

Les élections municipales en Turquie, le 31 mars dernier, ont été vécues comme un camouflet par le président du pays, Recep Tayyip Erdogan. Certes, L’Alliance de la République, la coalition composée de l’AKP (le parti d’Erdogan) et du MHP (ultranationaliste) a officiellement recueilli 51,6 % des voix, au plan national. Mais elle a perdu Istanbul et Ankara, c’est-à-dire la capitale économique et la capitale politique.

Dans un pays où chaque élection est un référendum pour ou contre Erdogan (en place depuis 2003), ces municipales ont marqué une nouvelle étape dans la fragilisation de son pouvoir.

Clientélisme

« Qui contrôle Istanbul, contrôle la Turquie », disait Erdogan lui-même lorsqu’il en était le maire de cette ville, de 1994 à 1998. Cette formule n’est pas que rhétorique. Istanbul est au cœur du système clientéliste mis en place par l’AKP depuis son arrivé au pouvoir. Le budget annuel de la ville, qui dépasse les 5 milliards d’euros, sert depuis plus de 17 ans à la distribution d’une rente économique à travers des mégaprojets de constructions, au profit d’une nouvelle bourgeoisie conservatrice. La même rente a aussi longtemps cimenté la fidélité d’une partie de l’électorat stambouliote.

Le même schéma se retrouve dans toutes les grandes villes où l’AKP a été battu par L’Alliance de la Nation, coalition (bourgeoise) du CHP (« social-démocrate ») et de l’IYI (ultranationaliste laïque). Celle-ci s’apprête à prendre la tête des villes qui concentrent 70 % du PNB turc.

Crise économique

Mais c’est la crise économique qui menace le plus le pouvoir d’Erdogan. La croissance était de 2,5 % en 2018, mais le PIB s’est contracté de 3 % au dernier trimestre. Les analystes anticipent une récession en 2019. Le chômage augmente et l’inflation atteint les 20 %.

Les travailleurs turcs commencent à réagir, à l’image de 120 ouvrières de l’usine de cosmétiques Flomar : pendant 297 jours (jusqu’au 8 mars dernier), elles se sont rassemblées quotidiennement devant leur usine, dont elles avaient été licenciées parce qu’elles s’étaient syndiquées. Il y a aussi les ouvriers du troisième aéroport d’Istanbul qui, en septembre dernier, ont commencé une grève pour dénoncer les risques liés au chantier de construction (au moins 35 morts). 543 grévistes ont été arrêtés. En janvier, le gouvernement est intervenu pour empêcher 130 000 métallurgistes de commencer une grève. Mais ce n’est que partie remise. La répression ne pourra pas venir à bout d’une classe ouvrière déterminée à se battre.

Alors que la purge contre les « ennemis de l’intérieur » continue de frapper journalistes, universitaires, fonctionnaires, militants kurdes ou de gauches, la Turquie a envoyé ses troupes à Afrin, un des trois cantons du Nord de la Syrie sous contrôle kurde. Pensée comme une démonstration de force, cette aventure militaire traduit en réalité la position de plus en plus inconfortable dans laquelle se trouve Erdogan.

Une économie en surchauffe

Depuis le coup d’Etat manqué de 2016, tout a été fait par le gouvernement turc pour soutenir la croissance, et ce au risque d’une surchauffe de l’économie. Même si le chiffre de 7 % de croissance a été annoncé pour 2017, d’autres indicateurs tels que le taux d’inflation (11,2 %), le taux de chômage (10,3 %) et la chute de la Livre turque augurent des jours difficiles pour le « Sultan », qui a fait des résultats économiques du pays le fer de lance de sa rhétorique. Pas un seul jour ne se passe sans que des faits divers ne nous rappellent que les conditions de vie et de travail des Turcs se dégradent. Selon les témoignages recueillis par le journal d’opposition Cumurhiyet, sur les 31 000 ouvriers travaillant sur le chantier du 3e aéroport d’Istanbul, 400 seraient morts. Début février, un chômeur de 38 ans a tenté de s’immoler par le feu sur la place publique. Sans compter les 140 000 personnes limogées ou suspendues de la fonction publique depuis juillet 2016 !

Un pays plus que jamais divisé

Après avoir multiplié les discours ultranationalistes depuis les élections de 2015, Erdogan a concrétisé ce tournant par de nouvelles alliances politiques. A la surprise générale, Devlet Bahçeli, président du Parti d’Action Nationaliste (MHP – extrême droite) a annoncé qu’il se ralliait à Erdogan. Il faut dire que les deux hommes sont confrontés à une nouvelle concurrente, Meral Aksener. Cette ancienne figure du MHP, ministre de l’Intérieur de 1996 à 1997, vient de fonder le Iyi Parti (IP – ultralibéral et ultranationaliste), pour se présenter aux élections de 2019. Selon les derniers sondages, son parti serait la deuxième force politique du pays et elle serait même face à Erdogan au second tour des présidentielles. Cette situation oblige le « Reis » à nouer des liens avec ses adversaires d’hier et à jouer le rôle de chef de guerre afin de redorer son blason...

C’est dans ce contexte qu’Erdogan a décidé de lancer une opération militaire à Afrin le 20 janvier dernier. Même si la Turquie met en avant la protection de son territoire pour justifier son intervention, les éléments internes à la vie politique turque en donnent une tout autre lecture. Alors que cela fait deux mois que l’opération a débuté et que 32 soldats turcs sont morts durant les combats (à la mi-février), le parti d’Erdogan, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), a déjà commandé ses premières enquêtes pour connaître le pourcentage de voix que le sang versé à Afrin lui a rapporté. Il est aujourd’hui clair que l’un des objectifs de cette opération est d’augmenter la cote de popularité défaillante de ce dernier.

Une contestation croissante

Erdogan est en effet de plus en plus contesté. Ces trois dernières années, le Parti Démocratique des Peuples (HDP – prokurde et de gauche) est entré au parlement et l’a empêché d’obtenir la majorité absolue, les Kurdes se sont soulevés dans l’Est du pays après des décennies de discrimination et de violence d’Etat, un coup d’Etat militaire a tenté de le renverser en juillet 2016, et enfin, il n’a remporté le référendum de 2017 qu’avec 51,4 % des voix et en perdant au passage le soutien de grandes villes telles qu’Istanbul et Ankara, pourtant des fiefs de l’AKP. La seule « réponse » qu’il a pu apporter face à une opposition croissante a été la violence, rendue plus facile par les réformes protégeant la police et l’armée face à la justice ou autorisant tout citoyen turc à abattre un « terroriste » sans avoir à en rendre compte.

Pour autant, les travailleurs de Turquie n’ont pas dit leur dernier mot. Des journalistes et des intellectuels continuent de protester malgré la répression. Et surtout, la fragile assise économique sur laquelle Erdogan faisait reposer la paix sociale est en train de s’effriter. Les difficultés de l’économie turque vont contraindre le régime à suivre ses voisins sur la voie des politiques d’austérité, fragilisant encore un peu plus la situation de millions de gens et poussant dans l’action des centaines de milliers de travailleurs, comme ce fut le cas en Tunisie, en Egypte ou dans les pays d’Europe. Les tentatives d’Erdogan pour restaurer son prestige et son autorité sont comme les gesticulations d’un homme qui se noie, elles ne l’empêcheront pas de couler lorsque les travailleurs turcs se mettront en mouvement.

Depuis le coup d’État militaire manqué contre le pouvoir d'Erdogan en juillet 2016, l’État turc est le théâtre d’une purge massive. Suite aux pouvoirs spéciaux conférés par l'état d'urgence, 110 000 personnes ont été suspendues ou renvoyées de la fonction publique, dont des enseignants, des magistrats, des militaires et des policiers. Erdogan ne cherche pas seulement à renforcer son contrôle sur l'État. Il profite également de l'occasion pour restreindre davantage les libertés démocratiques et les foyers potentiels de contre-pouvoir. Depuis juillet dernier, 19 syndicats, 19 universités et 370 ONG ont été fermées. L'information indépendante est particulièrement ciblée : 149 médias ont été interdits, une centaine de journalistes arrêtés et 775 cartes de presse annulées. Où donc va la Turquie d'Erdogan ?

Une purge contre les voix dissidentes

Assurément, ces chiffres impressionnants montrent la détermination d'Erdogan à asseoir son autorité. Cela montre aussi à quel point ce coup d’État raté a constitué pour lui une « aubaine ». Ces dernières années, des suites du déclenchement de la crise économique de 2008 et des mobilisations du « printemps arabe » en 2011, la Turquie a connu à son tour une vague de contestation et de luttes sociales : la contestation explosive de la jeunesse à Gezi Park en 2013, les luttes ouvrières notamment dans les secteurs minier ou automobile, la reprise d'une lutte massive des Kurdes pour leur droit à l'autodétermination. L'intensification de la lutte de classe a contribué à saper les bases du régime d'Erdogan et de son parti l'AKP (Parti de la Justice et du Développement, dit « islamo-conservateur »), au pouvoir depuis 2002. Erdogan se sert donc du prétexte du coup d’État pour empêcher qu'une opposition massive se cristallise politiquement.

La purge au sein de l’État est en particulier menée au nom de la lutte contre ses opposants Gülénistes. Fethullah Gülen est un imam turc exilé aux États-Unis depuis 1999. Sa confrérie musulmane est très implantée en Turquie où l’on trouve beaucoup de ses partisans, mais le mouvement possède également des écoles et des congrégations dans 160 pays. Partenaire stratégique de l’AKP entre 2003 et 2010, la confrérie avait été d’une grande aide pour Erdogan dans l’élimination, au sein de l’armée, des forces de sécurité et de la justice de l’ancienne élite kémaliste, hostile à l'AKP. Les places vacantes dans ces institutions avaient été investies par les Gülénistes.

Depuis 2013, la puissante confrérie est devenue encombrante et est elle-même visée par une purge menée par son ancien allié. Celle-ci s’est donc accentuée depuis la tentative du coup d’État. Très vite, Erdogan avait pointé du doigt la responsabilité des Gülenistes dans le putsch manqué. Pour autant, selon le Centre de renseignement et d’analyse de l’Union européenne, qui travaille avec les services de renseignement des États membres, aucune preuve ne démontre que les Gülénistes ont fomenté la tentative de renversement du pouvoir. Peu importe pour Erdogan, seul le résultat compte.

Au-delà des Gülénistes, le HDP (Le Parti Démocratique des Peuples - parti de gauche radicale pro-kurde) est probablement le grand perdant de la nouvelle situation. Créé pour participer aux élections législatives de 2015, le HDP avait réalisé la surprise en dépassant le seuil des 10 % des voix nécessaires pour rentrer au parlement. Une sérieuse opposition de gauche à Erdogan prenait forme, qui privait en outre l’AKP de la majorité absolue. Le HDP est devenu la bête noire du pouvoir. Il n'est donc pas surprenant de voir que des dizaines de responsables et de députés du parti ont été arrêtés - dont son dirigeant principal, Selahattin Demirtaş.

Bonapartisme

Assiste-t-on pour autant à l'instauration d'une dictature militaire, voire d'un régime « fasciste », comme on peut l'entendre depuis l'instauration de l'état d'urgence et la purge de l'État ? Certes, des milices fascisantes organisées par l'AKP ont joué un rôle remarqué dans l'échec du coup d'État militaire et dans la répression qui s'en est suivie. Pour autant leur composition sociale (petite bourgeoisie et éléments déclassés), faible quantitativement, leur assigne un rôle limité dans le renforcement du pouvoir : celui d'auxiliaires des principales forces de répression, qui restent celles de l'appareil d’État (police, armée, justice). C'est bien le contrôle de ce dernier qui est l'enjeu de la purge lancée par Erdogan.

D’un point de vue marxiste, le régime d’Erdogan peut être caractérisé comme étant de plus en plus bonapartiste – et ces tendances bonapartistes se sont nettement renforcées après la tentative de putsch. Trotsky définit le bonapartisme comme un régime exceptionnel où la classe économiquement dominante est contrainte d’accepter, face aux difficultés que le pays rencontre, « le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un "sauveur" couronné » (ici Erdogan). Ainsi, « le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion ». Mais ce but est loin d'être acquis sur le long terme. Erdogan cherche à renforcer son pouvoir au moment où son régime commençait à être contesté à une échelle massive. Or la jeunesse et la classe ouvrière de Turquie, fers de lance de cette contestation, n'ont pas encore jeté toutes leurs forces dans la bataille et n'ont pas connu de défaite majeure à ce stade.

Une image d’homme fort mais un pouvoir fragile

Ainsi, malgré l’image d’homme incontesté et incontestable qu'il cherche à se donner, Erdogan ne peut résoudre aucun des problèmes qui préexistaient à sa purge, aussi bien en politique intérieure qu'extérieure.

En premier lieu, la question kurde est dorénavant une épine inamovible dans le pied d'Erdogan. Certes, avec l’étouffement du HDP, des millions de Kurdes se retrouvent sans voix politique. Depuis, les affrontements ont repris entre l’armée turque et le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, organisant la lutte armée pour l’autonomie du Kurdistan). La population kurde paye le prix fort pour son vote. Durant des mois, des villes à majorité kurde de l’Est du pays, où les jeunes kurdes avaient monté des barricades, ont été assiégées, causant de nombreux morts civils. Les habitants ont subi de plein fouet les affrontements urbains et la répression féroce des forces de sécurités turques. Les attentats à l’explosif contre l’armée et la police sont également devenus de plus en plus fréquents. Cependant, la répression policière et militaire n'a jamais résolu à elle seule un problème politique. Elle peut au contraire renforcer la détermination des Kurdes à lutter de toutes leurs forces contre ce régime honni.

Erdogan reste par ailleurs empêtré dans sa politique « néo-ottomane » en Syrie. Au nom de la défense des musulmans sunnites (une des deux branches majoritaires de l’islam avec le chiisme), Erdogan a financé tous les groupes s’opposant à Assad en Syrie, notamment les fondamentalistes islamistes, comme l’attestaient les révélations du quotidien Cumhuriyet en 2015. La même logique a été suivie pour contrer la progression du PYD (Parti de l'Union Démocratique – parti politique kurde syrien considéré comme la branche syrienne du PKK) au nord de la Syrie, par peur qu’il y ait une contagion du sentiment d’indépendance aux Kurdes de Turquie.

Cette politique s’est en particulier soldée par l’établissement durable de l’État Islamique (EI) en Syrie, mais également en Turquie même, où la créature a fini par se retourner contre son ancien maître. Depuis plus d'un an, de nombreux attentats commis par l'EI ont ensanglanté la Turquie. Face au désastre de sa politique syrienne, Erdogan a fini à son tour par retourner sa veste et par faire un compromis avec les nouveaux maîtres impérialistes de la Syrie d'Assad, la Russie et l’Iran, dont il était auparavant un des principaux opposants au Moyen-Orient.

Bien plus que sa force, la politique autoritaire d’Erdogan et ses nombreuses voltefaces démontrent davantage sa faiblesse. Confronté à des critiques de plus en plus grandissantes, et venant même de son propre camp, « l’homme fort » de la Turquie n’a su répondre que par l’instauration de l’état d’urgence, la violence policière et un nationalisme de plus en plus exacerbé afin de maintenir désespérément son pouvoir.

Une résistance de plus en plus organisée

Le principal problème d'Erdogan est qu'il n'a aucun moyen, dans le cadre du capitalisme turc en crise dont il se veut le principal rempart, d'empêcher le développement de la lutte de classes sur le terrain économique et social. Il a été plébiscité par le passé grâce au développement économique qu’a connu le pays lorsqu’il était Premier ministre, avant la crise de 2008. Toutefois, l’instabilité politique et sécuritaire vient renforcer celle de l’économie : le chômage enfle, la croissance est en baisse et la livre turque est descendue à des niveaux historiquement bas. Loin de consolider l’économie, la dérive autoritaire du Président de la République turque en accentue le déclin. Dans ces conditions, la nouvelle élite économique anatolienne, et pieuse, du pays continuera-t-elle de soutenir Erdogan ?

De leur côté, malgré les tensions qui touchent le pays, les ouvriers continuent de s’organiser dans la lutte pour défendre leurs droits. Chez Oyak-Renault par exemple, malgré les licenciements, la grève a permis d'obtenir une amélioration de leurs conditions salariales. Ils sont toujours en plein bras de fer avec leur direction et le gouvernement pour faire reconnaître la représentativité de leur syndicat Birlesik-Metal (appartenant à la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie).

Cet exemple montre que la détermination de la classe ouvrière ne faiblit pas. Avec l’état d’urgence décrété depuis plusieurs mois, la mobilisation ouvrière n’est pas facilitée. Mais celle-ci existe toujours et apparaît aujourd’hui comme étant le seul mouvement de masse pouvant s’ériger contre ce pouvoir répressif, et capable à terme de renverser le régime d’Erdogan. Pour cela, une direction révolutionnaire avec un solide programme de classe devra émerger de la lutte, liant les revendications sociales et démocratiques. C'est aux syndicats et aux mouvements politiques de la classe ouvrière de défendre une telle perspective : une lutte commune contre Erdogan et pour le socialisme.

À ce stade, la lutte sociale doit se politiser. En avril prochain se tiendra un référendum pour changer la constitution du pays. Erdogan souhaite transformer le parlementarisme actuel en un système présidentiel, où le président peut prendre toute décision sans contre-pouvoir réel. La dissidence que l’on entendait et voyait peu après le coup d’État manqué fait de plus en plus de bruit et est de plus en plus visible. Déjà la voix du « NON » au référendum s’organise sur les réseaux sociaux et dans la rue, malgré l’arbitraire de la répression policière. C'est une première étape importante. Malgré les risques probables de triche et la répression, la jeunesse et la classe ouvrière de Turquie doivent se saisir de l'occasion pour démontrer à grande échelle la faiblesse réelle d'Erdogan et de son régime.

Le président turc Erdogan et son parti, l’AKP, ont longtemps joui d’une popularité importante, dans le pays. Elle était notamment nourrie par une phase de croissance économique, dans les années 2000. Mais la crise de 2008 y a mis un terme brutal. Avec l’application de politiques d’austérité de plus en plus sévères, la base de soutien d’Erdogan a vacillé. Les mouvements de protestation ont commencé à se développer – comme en 2013, place Taksim Gezi – et à se cristalliser politiquement autour du Parti Démocratique des Peuples (HDP), ancré à gauche.

Dans ce contexte, la politique intérieure d’Erdogan est devenue de plus en plus répressive. La presse, les militants de gauche et tous les opposants (notamment les partisans de Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan passé dans l’opposition en 2014) sont susceptibles d’être victimes de persécutions judiciaires. En 2014 et 2015, près de 2000 personnes sont ainsi passées en jugement pour « injure envers le chef de l’Etat ». Pour tenter de juguler la croissance du HDP, le pouvoir turc a déclenché une guerre civile contre la minorité kurde à l’été 2015.

Erdogan s’est engagé dans la crise syrienne dès l’éclatement de la guerre civile, en 2011. Il espérait établir un régime ami ou vassal en Syrie. Le gouvernement turc a donc aidé et appuyé militairement divers groupes islamistes, dont l’Etat Islamique (EI). Mais à l’automne 2015, l’intervention russe en Syrie a signé l’échec de cette stratégie, les troupes islamistes ayant été repoussées par les frappes russes tandis que les forces kurdes, soutenues par les Etats-Unis, repoussaient l’EI au nord du pays et prenaient le contrôle de la plus grande partie de la frontière turco-syrienne.

C’est dans ce contexte que s’est déroulée la tentative de coup d’Etat du 15 juillet dernier. Alors que des soldats se déployaient dans les rues d’Istanbul et d’Ankara, qu’ils occupaient les bâtiments de la télévision publique, le Premier ministre, puis Erdogan lui-même, apparurent libres à la télévision et sur les réseaux sociaux. Ils appelèrent à la mobilisation contre le putsch. Très rapidement, des milliers de partisans de l’AKP descendirent dans les rues pour s’opposer aux putschistes. Malgré des centaines de morts et plus d’un millier de blessés, cette mobilisation balaya le coup d’Etat, qui fut condamné par tous les partis politiques turcs.

Amateurisme des putschistes

L’un des aspects les plus frappants de ce coup d’Etat fut son caractère manifestement improvisé. Après être descendus dans les rues et avoir annoncé leur volonté de prendre le pouvoir, les putschistes n’ont rien fait pour tenter de s’en emparer réellement. Aucun ministre, aucun haut fonctionnaire n’a été arrêté. Le parlement n’a pas été occupé par les putschistes. Ces derniers semblent simplement avoir attendu le ralliement à leur cause d’autres secteurs de l’armée – en vain. Dès lors, on se demande comment un coup d’Etat aussi mal préparé a pu néanmoins prendre par surprise les services de renseignement turcs. Après tout, sous Erdogan, ces services ont pour fonction principale de surveiller l’armée et de prévenir un coup d’Etat.

Il semble que le pouvoir turc ait tout fait pour « pousser à la faute » ses opposants au sein de l’armée. Ces derniers mois, de nombreux articles sont parus dans la presse de l’AKP pour dénoncer la « présence massive » de partisans de Gülen dans l’armée et appeler à une purge. Ces menaces, accompagnées de nombreuses rumeurs d’une prochaine « reprise en main » de l’armée de l’air par l’AKP, ont pu pousser des officiers à tenter de prendre de vitesse la répression annoncée en organisant un putsch pour rallier autour d’eux la majorité de l’armée, qui est opposée à Erdogan. En effet, l’armée turque est issue de la tradition laïque kémaliste. Elle est liée à la vieille bourgeoisie turque, alors qu’Erdogan s’appuie surtout sur les nouveaux capitalistes d’Anatolie centrale et sur les milieux islamistes.

Purge massive

Le coup d’Etat manqué a permis au régime de redorer son blason en se présentant comme le gardien de la démocratie face aux putschistes, mais aussi de mettre en place une purge massive visant tous ses opposants. Par le passé, d’importantes purges ont déjà frappé successivement la police, la gendarmerie et les services de renseignement, dans le but de les faire passer sous le contrôle de l’AKP. Mais la purge initiée cet été est d’une ampleur inédite. Sous prétexte de lutter contre les partisans de Gülen, accusé d’être l’instigateur du putsch depuis son exil américain, une vague d’arrestations et de révocations a frappé de nombreux secteurs de la société turque.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de 8000 militaires ont été arrêtés. Fin août, 44 % des officiers généraux ont été arrêtés ou limogés. Plusieurs secteurs de la fonction publique ont aussi été touchés. 21 000 fonctionnaires du ministère de l’Education ont été limogés et 146 professeurs d’université ont été arrêtés. Au total, près de 40 000 personnes ont perdu leur travail dans l’Education Nationale, conduisant ce ministère à porter l’âge de la retraite à 75 ans pour les enseignants. Moins d’une semaine après le putsch, le gouvernement annonçait par ailleurs que 12 % des juges avaient été arrêtés. La presse a aussi été frappée, avec l’interdiction de 45 journaux, 16 chaînes de télévision et 23 stations de radio, tandis que plusieurs centaines de journalistes étaient limogés ou arrêtés. Des centaines d’associations et de syndicats ont été dissous.

Au total, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées ou limogées. Erdogan a saisi l’occasion du putsch pour frapper tous ses opposants et renforcer son pouvoir en mettant au pas les portions de l’appareil d’Etat qui lui restaient hostiles.

Contradictions impérialistes

Tout ceci s’est déroulé sous la réprobation polie des Etats-Unis et de l’Union Européenne, qui voient d’un œil inquiet la déstabilisation croissante d’un de leurs alliés les plus cruciaux au Moyen-Orient. Pour contrebalancer ces soutiens défaillants, le pouvoir turc a initié un rapprochement timide mais spectaculaire avec la Russie. Erdogan a même présenté ses excuses pour la mort de deux pilotes russes, dont l’avion avait été abattu par des avions de chasse turcs en octobre dernier.

Ayant assuré son contrôle sur l’armée, Erdogan a pu lancer une offensive de grande ampleur contre les zones kurdes de Syrie, sous le prétexte officiel de lutter contre l’EI. L’armée turque est entrée en Syrie le 24 août et a attaqué la ville de Jerablus, que les milices kurdes étaient sur le point de reprendre à l’EI. Depuis, l’offensive militaire turque est entièrement orientée contre les kurdes de Syrie. Pour Erdogan, la perspective d’un Etat kurde d’un seul tenant adossé à la frontière turque est inacceptable.

De leur côté, les Etats-Unis sont de nouveau placés face aux contradictions de leur politique étrangère au Moyen-Orient. Les forces sur lesquelles ils s’appuient pour combattre l’EI en Syrie, les milices kurdes, sont attaquées par un de leurs plus importants alliés dans la région. Comme avec la guerre déclenchée au Yémen par l’Arabie Saoudite, Washington – qui lutte contre l’EI pour tenter de rétablir un semblant de stabilité dans la région – est mis devant le fait accompli d’initiatives déstabilisatrices de ses alliés. Il est tout à fait possible qu’une fois de plus les Kurdes fassent les frais de cette contradiction et soient abandonnés à leur propre sort face aux troupes turques.

Lutte des classes

Erdogan a temporairement réussi à détourner la vague de protestation qui s’amorçait l’été dernier. En semant le chaos, il s’est donné l’occasion d’apparaître comme un sauveur. Le renforcement de la répression marque un recul pour la classe ouvrière, les coups qui frappent déjà la gauche et les syndicats ne pouvant que s’accentuer. Mais du point de vue du régime, cette stratégie n’est pas viable à long terme. Elle profite de l’absence d’un mouvement révolutionnaire capable d’unir les travailleurs de toute la Turquie. Mais la déstabilisation permanente à laquelle Erdogan soumet la Turquie, pour sauver son régime, prépare de nouvelles explosions de la lutte des classes. L’impasse du capitalisme turc n’offre pas d’autre issue aux masses de ce pays.

Tout au long de l’année, des centaines de milliers de personnes dans le sud-est de la Turquie ont vu leurs maisons et leurs quartiers détruits par les attaques barbares et indiscriminées des forces armées turques. Des centaines de gens innocents ont été emprisonnés et des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été assassinés au cours d’une guerre civile sauvage menée par le régime d’Erdogan contre le peuple kurde de Turquie.

Lundi, les forces de sécurité de l’Etat ont imposé un couvre-feu dans les villes de Cizre et Silopi. Ce couvre-feu s’inscrit dans la continuité de celui déjà imposé à Diyarbakir depuis deux semaines, qui subit de lourdes attaques. Des tanks patrouillent dans les rues aux côtés de milliers de troupes qui tirent sur des cibles civiles au milieu des zones assiégées. Au moins 8 personnes ont été tuées durant cette période, mais les chiffres vont forcément augmenter de façon dramatique avec l’assaut massif préparé par l’Etat contre Silopi et Cizre.

Dernièrement, ces deux villes ont été à l’avant-garde des mouvements démocratiques dans les régions kurdes, résistant au gouvernement anti-démocratique de la région en introduisant une région « autonome » — c’est-à-dire des structures hautement démocratiques qui impliquent le peuple dans les décisions locales.

Dans la période passée, le mouvement démocratique de gauche kurde est devenu le principal obstacle sur la route d’Erdogan. La création du HDP (Parti démocratique des peuples) a réussi, à l’aide de son programme radical, à se connecter avec la lutte de classe montante et le mécontentement de la jeunesse et des travailleurs kurdes, faisant ainsi capoter les plans d’Erdogan pour changer la constitution et concentrer le pouvoir entre ses mains. L’attisement de sentiments anti-kurdes est une tentative de diviser les travailleurs turcs et kurdes pour affaiblir l’opposition grandissante à son pouvoir.

Erdogan tente d’écraser le mouvement kurde, qui est par ailleurs la force la plus efficace pour combattre ses mandataires djihadistes en Syrie. Il a stigmatisé les villes de Cizre et Silopi parce qu’elles se tiennent à l’écart du processus de radicalisation en Turquie et parce qu’elles sont relativement isolées. En noyant la résistance dans le sang ici, il cherche à démolir le reste du mouvement avant de l’écraser complètement. A cet égard, l’appel du DBP (Parti de la paix et de la démocratie) pour « une résistance de masse ininterrompue » dans la région du sud-est est très important pour rompre l’isolement de ces deux villes. Cet appel doit être accompagné d’une campagne vigoureuse de toutes les forces révolutionnaires en Turquie parmi les travailleurs et la jeunesse turcs, dans le but d’unir la classe ouvrière de tout le pays contre le régime réactionnaire.

Nous relevons que cet assaut se tient au moment même où l’Union Européenne vient de rouvrir les négociations pour l’entrée de la Turquie dans l’UE. De la part d’Angela Merkel et des autres dirigeants européens, cette prise de position en dit long sur leurs préoccupations en matière de démocratie. Au nom de leurs intérêts étroits, ils passent sous silence les atrocités perpétrées par Erdogan.

La Tendance Marxiste Internationale (TMI) soutient sans réserve la résistance massive du peuple kurde contre la guerre civile barbare menée par le régime d’Erdogan. Nous appelons tous nos sympathisants à soulever la question dans leurs organisations, syndicats, universités et lieux de travail en faisant adopter des résolutions de soutien à la lutte des Kurdes, et à participer aux rassemblements et manifestations de soutien.

A bas la guerre d’Erdogan contre les Kurdes !
A bas le gouvernement d’assassins et de brigands !
A bas le racisme et le nationalisme !
Unité de tous les travailleurs !

Le parti islamo-conservateur d’Erdogan a gagné les élections anticipées avec près de 50 % des suffrages, soit 3 millions de voix de plus qu’en juin dernier. Le « Parti de la Justice et du Développement » (AKP) a cyniquement entrainé le pays dans le chaos pour se présenter comme le seul barrage à opposer au désordre.

Erdogan n’a pas hésité à déclencher une guerre civile au Kurdistan turc – arrêtée provisoirement par la décision unilatérale de la guérilla du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) –, à stimuler la haine anti-kurde pour détourner sur des lignes nationales la colère du prolétariat turc, ou encore à fermer des journaux et des TV d’opposition. Le Premier ministre sortant, Davatoglu, a menacé la population kurde lors d’un meeting à Van, au Kurdistan : en cas de défaite de l’AKP, il y aurait un retour à la période des « Toros blanches ». Il s’agissait d’une référence très claire aux véhicules Renault utilisés par les sections spéciales de l’armée, dans les années 90, pour enlever des militants de la gauche kurde. Dans les zones rurales de Turquie, les autorités policières ont convoqué les chefs de village pour les sommer d’obtenir un vote plébiscitaire pour l’AKP (information confirmée par le Réseau Kurdistan en Italie).

L’attentat visant la manifestation syndicale et kurde pour la paix à Ankara, qui a coûté la vie à plus de 100 personnes, le 10 octobre dernier, faisait partie de cette stratégie, abstraction faite du degré plus ou moins direct de la responsabilité d’Erdogan dans l’organisation de l’attentat lui-même. Dans les faits, Erdogan s’est montré disposé à n’importe quelle manœuvre extra-parlementaire pour s’assurer une majorité parlementaire et augmenter la concentration du pouvoir entre ses mains. Face à la crainte d’une explosion sociale, la bourgeoisie turque s’est rassemblée en rangs assez compacts derrière son « sultan ».

L’Union Européenne et le gouvernement allemand ont aussi assuré Erdogan de leur soutien. Ils confirment que la classe dirigeante, quand elle se sent menacée, est prête à fermer les yeux devant le sang et l’étouffement des droits démocratiques les plus élémentaires. Le Parlement Européen pourra toujours faire quelques timides déclarations pleines « d’inquiétude » face aux arrestations d’observateurs indépendants, pendant les élections. De telles déclarations, écrites ou pas, ne seraient qu’un hypocrite cache-sexe pour les libéraux les plus enclins à la comédie.

En apparence, Erdogan semble ne pas avoir d’obstacles devant lui. Il a déjà annoncé une nouvelle vague de répression contre le PKK. Les concurrents traditionnels d’Erdogan ne représentent pas un problème pour lui. Malgré le soutien de Washington, la faction islamo-conservatrice de Zaman, autrefois alliée d’Erdogan et regroupée autour du prédicateur Fethullah Gulen (patron d’un immense empire financier), se retrouve désormais aux marges du débat politique. Le centre-gauche du Parti républicain du Peuple (CHP) stagne à 25 % des voix, alors que la droite nationaliste des « Loups Gris » perd une partie de son électorat traditionaliste au profit de l’AKP.

Le Parti démocratique des Peuples (HDP), de gauche et pro-kurde, passe de 13 % à 10 %. Il paye plus que tous les autres la militarisation des bureaux de vote, les manipulations électorales et la politique de terreur d’Erdogan. Dans ces conditions, le dépassement du quorum de 10 % (pour avoir des députés au Parlement) est à considérer comme un succès.

En réalité, ces élections n’ont pas résolu grand-chose. L’intervention russe et l’implication croissante de l’Iran – ennemi traditionnel de la Turquie – dans la guerre civile syrienne, aux côtés d’Assad, sont de très mauvaises nouvelles pour l’aventurisme impérialiste d’Erdogan, qui s’efforce de bloquer l’avancée des Kurdes de Syrie. En définitive, le nouveau gouvernement devra affronter l’enlisement turc en Syrie, l’hostilité de la population kurde et le ralentissement de l’économie nationale. Pour ces raisons, il s’agira d’un « gouvernement de crise » poussé à utiliser constamment la force pour contrôler la situation. Sur ce point comme sur les autres, nous sommes convaincus que la classe ouvrière est bien loin d’avoir dit son dernier mot.

L’attentat qui a frappé une manifestation pour la paix à Ankara, le 10 octobre dernier, a fait plus d’une centaine de morts et plusieurs centaines de blessés. C’est l’attaque terroriste la plus meurtrière de l’histoire de la Turquie. Comme si cela ne suffisait pas, immédiatement après l’attentat, la police a reçu l’ordre de charger les manifestants avec des grenades lacrymogènes et des canons à eau. Quelques heures après, le premier ministre a accusé les manifestants d’avoir organisé eux-mêmes l’attentat pour inciter la population à se soulever contre l’Etat.

Cet attentat est la suite logique de la campagne de terreur que le président Erdogan a déchaînée contre les Kurdes et les forces de gauches au cours de ces derniers mois. Une attaque à la bombe similaire à celle du 10 octobre, quoique moins meurtrière, avait visé cet été un meeting du HDP (Parti Démocratique des Peuples, issu de l’indépendantisme kurde). Depuis, des centaines d’attaques racistes et d’attentats terroristes ont visé les territoires kurdes, avec la complicité évidente des forces de l’ordre. Après chaque attaque, la répression policière contre les Kurdes et la gauche s’est accrue. Plus de 2000 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles une faible minorité d’islamistes, la grande majorité étant des militants kurdes et de gauche. Dans le même temps, l’armée turque mène une offensive brutale au Kurdistan turc, qui a déjà causé la mort de plus de 1000 personnes. Le gouvernement a engagé des poursuites judiciaires pour emprisonner les dirigeants du HDP. Toutes ces manœuvres ont clairement lieu dans la perspective des prochaines élections législatives, fixées au 1er novembre.

Depuis 2002, le parti d’Erdogan (l’AKP) a dirigé sans partage la Turquie en s’appuyant sur l’opposition massive à la corruption du mouvement républicain et de l’armée. Il a d’abord bénéficié de la forte croissance de l’économie turque dans les années 2000. Mais la crise économique, la corruption et l’autoritarisme de son régime ont suscité une opposition grandissante en même temps qu’une résurgence de la lutte des classes. Cette opposition s’est notamment manifesté lors du mouvement autour du parc Gezi en 2013. Depuis, elle a trouvé une expression dans le HDP, qui a obtenu près de 13 % des voix lors des élections de juin dernier.

Incapable d’accepter la perte de sa majorité au parlement, Erdogan a délibérément provoqué la reprise de la guerre civile avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), afin d’attiser le sentiment anti-kurde au sein de la population turque. Son objectif était de pousser cette logique jusqu’au point où il pourrait utiliser la situation de guerre civile pour faire annuler la tenue des élections dans les zones kurdes, privant ainsi le HDP d’une de ses principales réserves de voix. Le fait que les attaques du 10 octobre aient coïncidé avec l’annonce d’un cessez-le-feu unilatéral de la part du PKK n’avait rien d’une coïncidence. Le but réel de cette attaque, comme des autres, était de diviser les travailleurs et la jeunesse suivant des lignes nationales (Turcs contre Kurdes).

Mais toutes ces actions ont entraîné une réaction du peuple turc. Le jour même de l’attaque, des centaines de milliers de personnes sont spontanément descendues dans la rue, dans tout le pays, afin de protester contre le gouvernement d’Erdogan. A Istanbul, les manifestants se sont rassemblés sur la place Taksim en scandant : « Nous connaissons les meurtriers ! », « Nous n’avons pas peur ! », ou encore « L’Etat est le meurtrier ! ». Des manifestations semblables se sont déroulées dans tout le pays, rassemblant des centaines de milliers de personnes malgré la répression policière.

L’arrogance sanguinaire d’Erdogan peut déboucher sur un résultat inverse de celui qu’il recherche. Les masses de Turquie sont lasses de la pauvreté, de la misère et de la corruption du régime. S’il s’organise sur une base radicale, ce mouvement peut se transformer en un soulèvement révolutionnaire balayant le dictateur et ouvrant un nouveau chapitre de l’histoire de la Turquie.