Dans ce long article, Adam Booth analyse le développement de l’économie collaborative, très présente dans les médias à travers des entreprises comme AirBnB ou Über. Ces nouveaux modèles sont annoncés comme porteurs d’une nouvelle phase exceptionnellement dynamique au sein du capitalisme. La réalité s’avère cependant bien éloignée de cette promesse utopique.


 

« Plus ça change, plus c’est la même chose. » Alphonse Karr.

 

La seconde décennie du XXIe siècle est riche de technologies et d’innovations, des voitures sans conducteur aux imprimantes 3D, en passant par la montée des objets connectés, reliant hommes et équipements à travers le globe. Les techno-utopistes et les capitalistes libertaires nous ont promis un monde d’abondance, un système de production et de distribution ultra efficace et une vie de loisirs. Pourtant, quel est le lot des 99 % de la population ? Crises écologiques, stagnation séculaire et inégalités insupportables.

Pour la grande majorité, le progrès technique n’a pas été suivi d’une amélioration des conditions de vie, ni d’une augmentation des salaires ou d’une réduction du temps de travail hebdomadaire. Malgré l’incroyable potentiel scientifique et technique que la société tient du bout des doigts, les problèmes les plus fondamentaux – maladies, pauvreté, logement — ne sont pas près d’être résolus.

Loin d’être satisfaits par ce que le capitalisme a à offrir en 2015, après 7 ans de crise économique mondiale, des millions de personnes se soulèvent, s’organisent et se rebellent contre les gouvernements et les élites qui défendent ce système sénile.

La propagande continue, néanmoins. Lors du boom d’après-guerre, grâce à l’industrialisation de masse et à l’automatisation, d’aucuns ont affirmé que, « maintenant, nous sommes tous la classe moyenne ». Aujourd’hui, en dépit des sombres projections des plus sérieux économistes bourgeois, on nous dit que le prochain changement « révolutionnaire » est au prochain tournant. On raconte que, bientôt, nous serons tous des entrepreneurs capitalistes libres et libérés !

Tel est le mythe qui est répandu à travers le monde capitaliste avancé alors qu’une « nouvelle » forme d’économie est censée naître des cendres de la crise de 2008 : l’économie « collaborative », ou économie « à la demande ».

Certains parmi les utopistes et libertaires évoqués plus haut affirment, pleins d’optimisme, que nous assistons à la naissance d’une ère nouvelle, une cure de jouvence du système capitaliste. D’autres, comme Paul Mason dans son nouveau livre Postcapitalism, ont mis plus sobrement en avant les contradictions qui émergent de la rencontre entre nouvelles technologies de l’information et économie « collaborative », dans les limites du capitalisme, c’est-à-dire dans les limites de la propriété privée, des moyens de production et d’échanges, et  de la production pour le profit.

Mais qu’en est-il réellement ? Nous trouvons-nous à l’aube d’une ère nouvelle, dopée aux smartphones, avec une pléthore de services à la demande, juste à portée d’applications, de clicks et de paiements express ? L’économie collaborative représente-t’elle un changement fondamental dans l’organisation et le fonctionnement de nos sociétés ? La nature du travail et des emplois a-t’elle été radicalement améliorée grâce à la combinaison des technologies de l’information, à l’automatisation et à la mise en réseau d’une densité sans pareil ?

À portée de souris et d’écran tactile

AirBnB et Über en sont les exemples les plus connus, mais ne représentent que la partie émergée de l’iceberg de l’économie « collaborative » — ou « à la demande ». Après des chambres (ou encore des maisons voire des appartements entiers), il est désormais possible de « partager » tout et n’importe quoi, des voitures aux vélos en passant par les outils et les manuels scolaires.

De la même manière, il n’y a pas que des courses de taxi que l’on peut commander à tout moment ; il existe désormais des applications pour les demandes de nettoyage (Handy), d’approvisionnement en nourriture (Instacart) ou de livraison de repas (Deliveroo), à votre porte en quelques minutes. Des compagnies telles que TaskRabbit se chargent ainsi de mettre en relation une armée d’« exécutants » (taskers), prêts à effectuer n’importe quel travail manuel – assembler un meuble, réparer un ordinateur, livrer des colis, tondre un gazon —, avec ceux qui demandent de tels services.

Souvent confondues, les économies « collaborative » et « à la demande » affichent pourtant des différences claires et fondamentales. Elles ont toutes deux pris leur essor dans une même période, soutenues par la prolifération de smartphones, d’applications et par une population jeune, interconnectée et technophile. Néanmoins, l’économie collaborative a pour objet le soi-disant « partage » de biens, tandis que l’économie « à la demande » concerne la fourniture de services.

Le potentiel révolutionnaire offert par de telles technologies est évident. Plutôt que de produire inutilement des maisons ou des voitures qui ne seront utilisées qu’une infime partie de leur durée de vie, nous pouvons partager efficacement nos ressources et maximiser ainsi leur usage. Grâce à la possibilité de disposer d’une large gamme de services, à portée de quelques effleurements d’écran tactile, ceux disposant du temps et du savoir-faire pourront efficacement répondre aux besoins d’autres utilisateurs individuels.

Le monde orwellien de l’économie « collaborative »

Alors qu’apparaissent clairement le potentiel et les possibilités dont regorgent les économies « collaborative » et « à la demande », dans les limites du capitalisme elles ne constituent pas une révolution.

Le capitalisme, comme Karl Marx l’explique dans son œuvre majeure, Le Capital, se définit comme un système universel de production et d’échange de marchandises. Une marchandise est soit un bien, soit un service produit pour être échangé (pas pour une consommation individuelle ou collective). Si les marchandises ont existé de tout temps, il n’y a que sous le capitalisme que leur production s’est généralisées.

Un second concept inhérent à celui de marchandise est celui de la propriété privée, autre pilier du système capitaliste. Pour qu’un produit soit offert à l’échange, il faut d’abord qu’il appartienne au producteur ou au propriétaire qui est à l’origine de l’échange.

L’ensemble des échanges entre propriétaires de marchandises constitue le marché capitaliste. L’argent et le crédit lubrifient ce système et permettent de garder les marchandises en circulation. Au final, en lien avec la question de la propriété privée, nous voyons apparaître la force motrice du capitalisme : la compétition entre des producteurs individuels à la recherche de profit, obtenu par l’exploitation de la classe ouvrière.

Voilà donc les éléments fondamentaux du système capitaliste : la production et l’échange de marchandises ; la propriété privée ; le marché ; l’argent et le crédit ; le profit et les relations entre travail salarié et capital.

Quels aspects du capitalisme ont donc été « révolutionnés » par les économies « collaborative » ou « à la demande » ? Comme The Guardian le souligne, les profits n’ont certainement pas disparu :

« Rejoindre l’économie collaborative comme fournisseur de services – logement, transport ou n’importe quoi d’autre souhaité par le marché — vous donne l’opportunité de gagner de l’argent tout en faisant partie d’un “mouvement”. Voilà qui est terriblement séduisant, n’est-ce pas ?...

Mais ne vous y laissez pas prendre : c’est un business. Et vous l’oublierez à vos dépens, quel que soit votre rôle dans l’économie collaborative.

Voilà la vérité : aucune des entreprises qui ont surgi pour servir l’économie collaborative n’est… une organisation sans but lucratif. Bien au contraire : leur objectif est de réaliser des profits dans une économie collaborative bien moins formelle que celle qui existait auparavant…

… on ne devient pas une des plus puissantes sociétés de capital-risque au monde, comme AirBnb, et on n’acquiert pas une valeur de 10 milliards de dollars (plus que certaines chaînes d’hôtels) si l’on n’est qu’une partie d’un “mouvement”. Non, dans le cas présent, on a trouvé un moyen pour que la position d’intermédiaire rapporte très gros, et cela, ce sont les premières leçons du capitalisme pour les nuls. Pas un “mouvement”. »

La propriété privée existe toujours, bien évidemment. Essayez simplement de rester dans un appartement AirBnB après la date prévue et vous verrez ce qui arrivera. Nous avons toujours affaire à une économie de marché, avec de l’argent échangé contre des biens et des services, des marchandises donc. Si cela est du « partage », alors on pourrait tout aussi bien faire entrer l’entièreté des secteurs et des industries capitalistes dans la catégorie économie collaborative [NDT sharing economy, économie du partage, en anglais], vu que le soi-disant « partage » désigne ici l’échange de marchandises contre de l’argent, trait caractéristique et fondamental de tous les marchés.

Quels sont donc les aspects « révolutionnaires » de cette économie « collaborative » ? En réalité, il n’y a aucun partage. Le partage implique une certaine forme de réciprocité altruiste et/ou une propriété commune. Une telle réciprocité était (et est encore) présente chez les ancêtres de compagnies comme AirBnB ; par exemple, la communauté des CouchSurfers permet à des voyageurs de trouver gratuitement un lit pour la nuit, grâce à la sympathie des autres membres.

Non, ce que nous voyons ici n’est pas du partage. Il n’y a pas eu abolition de la propriété privée ni établissement d’une propriété collective. Au contraire, on assiste à la transformation de masse de produits privés et de biens consommés en services loués.

L’astuce de l’économie « collaborative » a été de changer le nom des choses, mais pas les choses elles-mêmes. La location et le travail salarié, qui existent depuis l’aube du capitalisme, ont simplement été rebaptisés en « collaboration ». La propriété privée et toutes les lois capitalistes qui en découlent n’ont été ni abolies ni modifiées. L’économie « collaborative » est un échange classique de marchandises qu’on a paré d’un nouvel éclat et d’une touche fantaisiste, tendance et moderne, pour l’ère internet. C’est un monde d’euphémismes dont le Big Brother de la classique dystopie d’Orwell, 1984, serait fier.

Anthony Kalamar, dans un article paru sur OpEdNews.com, décrit cet esprit contemporain de « partage » comme du « partage-washing » [NDT sharewashing dans le texte original], un gentil masque souriant de « partage » derrière lequel les entreprises cachent leur véritable nature : la recherche du profit. Lors de cette manœuvre, la possibilité d’une véritable économie collaborative – une société socialiste fondée sur la propriété commune et un plan de production – est mise de côté. Si ces entreprises peuvent parfois aider à réduire le gaspillage dans certains secteurs, au niveau social elles contribuent surtout à l’élargissement du marché.

« La différence fondamentale entre les promesses de l’économie collaborative actuelle et le torrent d’entreprises de partage-washing qui cherchent à se cacher derrière ce déguisement, est que ces dernières nécessitent inéluctablement un échange monétaire, pour le profit, en contradiction flagrante avec n’importe quelle définition du partage que votre mère a pu vous apprendre un jour…

Cela détruit la promesse même d’une économie fondée sur le partage en détournant les mots utilisés pour la décrire, transformant ainsi une réponse cruciale à la crise écologique imminente en un label supplémentaire, qui viendra renforcer la même logique économique dévastatrice qui nous a entraînés dans cette crise…

Pendant plus d’un siècle, il n’a été question que de croissance : trouver de nouveaux marchés, de nouveaux produits, trouver les façons d’inciter les gens à consommer ces produits... Elle doit croître cette économie ! Et toutes les entreprises de partage-washing à but lucratif mentionnées ci-dessus croissent aussi. Elles ne barrent pas la route aux poids lourds de la croissance de l’économie classique ; au contraire, elles les rejoignent car elles partagent la même logique de l’économie de marché : la croissance sans fin pour le profit. Ces chambres supplémentaires, ces sièges vides, ces mains inoccupées, une fois mis sur le marché, peuvent être transformés en argent. Les relations sociales qui auraient pu être caractérisées par un partage véritable sont ramenées à l’âge du calcul pécuniaire et de la logique de la croissance ». (Kalamar, Sharewashing is the new greenwashing — nous soulignons)

L’écrivain Tom Slee abonde dans ce sens dans un article pour le magazine de gauche radicale, the Jacobin :

« L’aile entrepreneuriale de ces mouvements domine les initiatives fondées, elles, sur un esprit de communauté. Cette tension a mené à un changement de modèle économique, s’éloignant de plus en plus de l’idée originelle de partage au sein d’un groupe, alors que les modèles économiques de l’économie de partage devenaient intéressants pour de grandes entreprises…

L’“économie collaborative” s’est rapidement éloignée du partage collaboratif pour aller vers des emplois précaires et déréglementés – la conséquence directe d’un financement par capital-risque et des exigences de croissance qu’il entraîne. De tels projets ne nous rapprochent pas de la société plus équitable que nous voulons voir dans un futur proche. »

L’essor des rentiers

L’économie « collaborative » se caractérise donc par la transformation de la propriété en rentes. En échange, les entreprises qui font fonctionner ces échanges entre pairs, croisant offre et demande, prélèvent une partie de la rente comme profit. À cet égard il y a donc une autre différence de taille entre l’économie « collaborative » et celle de l’archétype du capitalisme : les profits des capitalistes sont une tranche de la plus-value créée lors de la production ; les entreprises au cœur de l’économie « collaborative », elles, tirent leur profit d’une partie de la rente, qui est elle-même une partie de la plus-value générée par la production réelle.

Marx explique dans le Capital que le travail est générateur de toute nouvelle valeur économique. La plus-value est simplement le travail non payé aux travailleurs, la valeur créée par les travailleurs au-delà du prix de leur travail, empochée donc gratuitement par le capitaliste.

Cette plus-value est ensuite divisée en profits, intérêts et rentes. Les propriétaires de l’argent (banquiers et financiers), qui prélèvent les intérêts, et les propriétaires fonciers, qui prélèvent la rente, ne créent pas de valeur ajoutée et ne font que redistribuer la valeur (et la valeur ajoutée) qui a déjà été créée dans le processus de production de marchandises.

Avec la montée de l’économie « collaborative », on assiste donc au développement d’un capitalisme parasitaire de rente, à une large échelle. La principale « révolution » de l’économie « collaborative » a été de transformer la propriété personnelle en propriété privée, c’est-à-dire de transformer la propriété personnelle de dizaines de millions d’individus ordinaires en une source de profit pour les capitalistes. Pour le dire simplement : c’est la conversion massive de la petite propriété personnelle en capital.

Alors qu’AirBnB ou d’autres entreprises pourraient aider à une meilleure allocation de certaines ressources, elles ne réinvestissent pas leurs profits pour résoudre les problèmes de pénurie là où il y en a. En d’autres termes : elles ne font rien pour développer les forces productives.

Le cas d’AirBnB en est un parfait exemple. Cet acteur majeur de l’économie « collaborative » bénéficie in fine du manque de logements et d’hébergements à des prix abordables. Mais plutôt que de réinvestir ses profits pour résoudre le problème, comme ce serait le cas dans un plan de production socialiste, AirBnB les dilapide en publicité et marketing pour augmenter ses parts de marché. Ceci est la base de son modèle économique tout entier.

En parallèle, il existe de nombreux exemples qui illustrent comment AirBnB, loin d’aider à résoudre la crise du logement, est responsable de son exacerbation. De nombreux propriétaires, qui louaient auparavant à des locataires de longs termes, préfèrent désormais encaisser du cash et transforment leur propriété en un bien de location de court terme ou en maison de vacances, à des taux bien plus élevés que ceux du marché de la location de long terme. Les locataires se trouvent donc poussés hors des quartiers qu’ils pouvaient autrefois habiter et l’offre de logements disponibles diminue. Plutôt que d’allouer efficacement les ressources, AirBnB contribue à en renforcer la rareté.

L’exemple d’Über illustre les mêmes aspects. Voilà une compagnie qui exploite les graves difficultés de transport dans de nombreuses villes à travers le monde. Über ne réalloue pas ses bénéfices dans les transports publics : comme AirBnB, l’entreprise écoule ses profits en publicité et marketing. Bien évidemment, comme Über est une compagnie privée à but lucratif, cela est parfaitement sensé. Über, AirBnB et d’autres ne font que suivre la logique et les lois du système capitaliste, mû par la compétition et la recherche du profit.

De la même façon, les entreprises de l’économie « à la demande », en considérant leurs travailleurs comme « indépendants » plutôt que comme « employés », évitent toute obligation de formation ou de fourniture d’équipement. Plutôt que d’investir pour améliorer les compétences et les outils de la force de travail « à la demande », et aider ainsi à augmenter la productivité du secteur, ces entreprises ne font que tirer le maximum du chômage de masse ainsi que du travail improductif et sous-payé qui frappe des pans entiers de la société, conséquence directe de la crise du capitalisme. Au lieu d’aider au développement des forces productives, ces compagnies profitent des symptômes de la stagnation de nos sociétés.

Dans ce contexte, il existe une autre différence de taille entre l’économie « collaborative » et un véritable plan socialiste de production : alors que l’économie « collaborative » pourrait allouer les ressources plus efficacement et réduire le gaspillage dans un secteur, le rôle d’une démocratie ouvrière et d’une économie planifiée est de diriger et d’allouer les ressources (qui sont finalement du temps de travail social) à toute l’économie, selon les manques et les besoins de la société.

Sous le capitalisme, ce sont les signaux envoyés par les prix et le marché qui définissent le partage des ressources, en premier lieu en orientant les investissements. Néanmoins, ceci n’a pas lieu sur la base des besoins, mais sur un décalage entre l’offre et la demande de certaines marchandises, et sur la possibilité pour les capitalistes de réaliser des profits élevés en injectant du capital dans tel ou tel secteur.

Dans les secteurs où l’économie « collaborative » émerge, l’allocation des ressources peut donc se faire plus efficacement. Mais les compagnies qui gouvernent cette économie (ou, bien sûr, l’économie capitaliste en général) n’ont pas pour but de s’attaquer aux besoins sociaux. Elles recherchent uniquement le profit. L’allocation des ressources vers différents secteurs et à travers toute l’économie est donc laissée à l’anarchie du marché, hautement inefficace, d’où résultent les contradictions du système capitaliste : chômage de masse et surtravail ; pénurie de logements et maisons vides ; austérité et surcapacité couplée à des montagnes de capitaux inactifs, dans les mains des grandes entreprises. Loin d’être un système efficace, les contradictions internes propres au capitalisme impliquent un véritable gaspillage des ressources.

Le fait que les investisseurs injectent de l’argent dans l’économie « collaborative » — une pure économie de rente – est une autre manifestation de l’immense spectre de la surproduction (« surcapacité ») qui hante l’économie mondiale. Soutenues par des niveaux inédits d’inégalités, des montagnes de profits s’amoncellent dans les mains des 1 %. Mais avec les niveaux de surproduction atteints aujourd’hui, il y aurait peu à gagner à investir ces profits dans la production réelle. D’où l’augmentation de la spéculation, la croissance des bulles d’actifs et la montée de l’instabilité sur les marchés financiers (comme la récente chute du marché boursier de Shanghai).

Le développement d’une économie de rente par l’essor de l’« économie collaborative » n’annonce donc pas une nouvelle phase dynamique du capitalisme. Bien au contraire, elle témoigne de l’impasse atteinte par ce système, dans le développement des forces productives que sont l’industrie, la science, la technique et la technologie.

En résumé, la soi-disant économie « collaborative », loin de marquer l’avènement d’une nouvelle ère de collaboration, d’égalité et de propriété commune, n’est que l’excroissance d’un capitalisme parasitaire, excroissance parée d’un peu de rouge à lèvres pour la rendre plus attirante. Comme les prostituées qui cachaient les symptômes de leur maladie avec du maquillage, transformant leurs boutons en grains de beauté, le capitalisme pourrissant, en pleine décadence, essaye de travestir ses caractéristiques les plus abjectes en objet de vénération.

« Micro entrepreneurs » ou « précariat » ?

L’économie « collaborative » n’est pas la seule à connaître un incroyable essor : c’est également le cas de l’économie « à la demande ». Jusqu’à maintenant, l’accent était surtout mis sur les bénéfices apportés aux clients par ces services « à la demande ». De nombreux enthousiastes s’extasiaient sur les nouvelles possibilités offertes par un simple effleurement d’écran d’iPhone : de la commande d’un service de ménage pour leur appartement ou d’une course de taxi bon marché à deux heures du matin.

Mais cet aspect des applications à la demande n’est pas révolutionnaire. En réalité, elles ne sont qu’une magnification des pages jaunes, un immense répertoire téléphonique des entreprises classées selon les services proposés. Néanmoins, dans le monde de l’économie à la demande, une entreprise peut être n’importe quoi ou n’importe qui, même une personne isolée proposant un service particulier (ou une variété de services). Ainsi, à travers des compagnies comme TaskRabbit, les clients peuvent demander n’importe quel service offert par la population d’« exécutants » (taskers), en augmentation constante, qui se sont enregistrés pour offrir leur temps et leurs compétences.

Parallèlement, les capitalistes libertaires exaltent les vertus de l’économie à la demande pour ceux qui y travaillent. On nous dit par exemple que l’économie à la demande (parfois appelée « gig economy », économie des petits boulots) offrirait à une nouvelle génération la chance de rompre avec les traditions de la journée ouvrée de 9 h à 17 h, et de se libérer des entraves liées à un employeur unique. Les jeunes travailleurs, vous comprenez, veulent simplement être libres : libres de choisir quand ils travaillent et de quoi ils vivent. Ils ne doivent plus avoir une unique occupation, être forcés d’effectuer les mêmes tâches monotones chaque heure de chaque jour. Le travailleur moderne peut désormais être un homme à tout faire, un individu aux multiples talents avec de nombreuses passions et ambitions.

Ces travailleurs « libres » sont la force motrice de l’économie à la demande ; des « micro-entrepreneurs » qui permettent au capitalisme d’avancer, grâce à leur ingéniosité et à leur créativité. Voilà la beauté de l’économie à la demande : tout un chacun peut lancer son activité, être son propre patron et devenir un « self-made » man.

Ici encore, un abîme sépare ces promesses de la réalité. Ainsi, selon un article paru dans le New York Times et intitulé « Avec l’économie à la demande, les travailleurs découvrent à la fois la liberté et l’insécurité » :

« Dans un contexte où le taux de chômage demeure élevé, [les travailleurs à la demande] sont moins des micro-entrepreneurs que des receveurs de microrevenus. Ils travaillent souvent sept jours par semaine et essayent d’atteindre un salaire viable par une série de petits boulots. Ils ont peu de moyens de recours quand les entreprises auxquelles ils louent leurs services changent leur modèle économique ou leur taux de rémunération. Pour réduire les risques, de nombreux travailleurs jonglent donc avec l’offre de plusieurs services. »

Loin d’être émancipés par l’économie à la demande, les travailleurs sont poussés à recourir au travail en tant qu’indépendants, justement car ils ont perdu leur pouvoir suite à la crise du capitalisme et à la pénurie d’emplois qui en résulte. Ces « exécutants » indépendants ne forment pas une armée d’aspirants entrepreneurs. Bien au contraire, ils font partie des travailleurs les plus précaires, toujours obligés de vendre leur force de travail, la seule marchandise qu’ils possèdent.

La différence aujourd’hui est que de tels travailleurs doivent vendre leur force de travail dans des quantités de plus en plus petites, sans aucune assurance ni sécurité, sans la garantie d’un contrat ou d’un revenu qui soit suffisant pour leur permettre de vivre. Des entreprises comme TaskRabbit ne sont que « des agences d’intérim glorifiées », selon un bon mot du magazine Jacobin.

Dans la même veine, l’essor des indépendants ponctuels reflète l’augmentation des contrats zéro-heure. C’est un retour au salaire horaire et au salaire à la tâche décrits par Marx dans le Capital. Dans le même article, le New York Times indique ainsi :

« Le travail à la pièce n’est pas nouveau. Mais, accéléré par la technologie et vendu à travers les applications, il s’est couvert d’un brillant vernis et renaît sous d’autres visages : l’économie de partage, l’économie entre pairs, l’économie collaborative, l’économie des petits boulots. »

Taux de chômage élevé, compétition pour l’emploi et pression sur les salaires ont contribué à accélérer la course des travailleurs vers l’abîme, engendrant des conditions de travail encore plus précaires. Un nouveau terme a été inventé pour qualifier ceux qui souffrent de l’émergence de ces conditions de travail : le « précariat ». Comme le New York Times l’explique :

« Si les marchés arrivent à prendre leur envol grâce aux travailleurs, selon les économistes du travail, c’est parce que de nombreuses personnes qui ne trouvent pas un emploi stable se sentent obligées d’accepter des tâches d’appoint. En juillet, 9,7 millions d’Américains étaient sans-emploi ; 7,5 millions supplémentaires travaillaient à temps partiel faute de trouver un emploi à temps plein, selon les estimations du bureau des statistiques du travail…

Comme les petits boulots ponctuels sont plus faciles à obtenir que des contrats à long terme, une nouvelle classe de travailleurs émerge, soumise à un travail et un revenu précaires. Plutôt que “prolétariat”, Guy Standing, économiste du travail, les appelle le “précariat”…

… selon lui, les entreprises assignent les tâches à l’exécutant le plus rapide ou le moins-disant, jetant les travailleurs les uns contre les autres dans une sorte de match éliminatoire. »

Bien qu’on ait loué les bienfaits de l’économie à la demande pour les consommateurs, ces bénéfices sont bien plus aisés à percevoir du côté des capitalistes. Pour l’entreprise, plus besoin de dépenser en congés payés ou congés maladies, ni en cotisations aux caisses nationales de maladie ou de retraite. Cette tendance à faire rentrer les travailleurs dans la catégorie des « indépendants » s’est déjà vue en Grande-Bretagne, où leur nombre n’a cessé d’augmenter depuis la crise de 2008 ; depuis, les syndicats se battent contre les « faux indépendants » des entreprises de construction, qui tentent de réduire les coûts de main-d'œuvre en sous-traitant et en recrutant des travailleurs « indépendants », par agences interposées.

Mais il y a encore plus grave : en s’enregistrant individuellement et en interagissant par le portail d’une application, les travailleurs de l’économie à la demande ont été isolés et atomisés, sortis de l’atmosphère collective du lieu de travail, terreau de la tendance à l’organisation. Atomisés et dévoués, les conducteurs d’Über ou les exécutants de TaskRabbit sont de la matière brute pour l’exploitation capitaliste, comme le souligne le New York Times :

« Über a levé des fonds à hauteur de plus de 1,5 milliard de dollars ; Lyft, 333 millions ; TaskRabitt, 38 millions. L’attrait pour les investisseurs réside dans le fait que ces compagnies peuvent éviter des frais salariaux élevés en fonctionnant comme courtiers en main d’œuvre. »

Comme l’économie « collaborative », l’économie à la demande n’est pas un développement révolutionnaire ou progressiste dans le cycle de vie du capitalisme, mais plutôt une nouvelle expression cauchemardesque de la nature profonde de ce système sénile et voué à la crise. C’est la même vieille chanson de l’exploitation, des inégalités et de l’insécurité, réinterprétée pour la génération smartphone.

D’un côté, on assiste à une « course contre la machine », où des travailleurs font face à la menace d’un « chômage technologique » résultant de l’automatisation et des technologies de l’information. Une étude de chercheurs de l’université d’Oxford prédit ainsi que, suite à l’automatisation, quasiment la moitié des emplois du monde capitaliste avancé sera rendue obsolète en 2034, dont de nombreux emplois de cols blancs comme les comptables et les agents immobiliers. Au cours de ce processus, une frange entière de jeunes chômeurs hautement qualifiés a vu le jour ; des jeunes qui ne peuvent pas trouver de travail et se mettent alors en quête d’un boulot précaire et peu sûr.

Comme un article paru sur TechCrunch.com le souligne :

« … nous nous tenons à un croisement où des travailleurs hautement qualifiés et sans expérience croisent un flux de petits boulots à la tâche. Il semble qu’il n’y ait qu’une option de carrière en intérim pour les travailleurs éduqués en actuelle surabondance : devenir des travailleurs à la tâche…

Qu’arrive-t’il quand les travailleurs surqualifiés mais sous-expérimentés entrent dans l’économie de partage ? Ils nous amènent à l’aéroport ou nous livrent de la nourriture pour chiens, sur demande. Du moins jusqu’à ce que la conduite soit automatisée. »

D’un autre côté, en plus de la concurrence entre travailleurs et technologie, il y a l’intensification de la concurrence entre travailleurs. Ce sont les deux faces d’une même pièce : ceux qui ont été jetés hors de leur travail — que ce soit à court terme à cause de la crise ou à long terme avec l’automatisation – sont obligés de rentrer en compétition les uns contre les autres. Il en résulte un gouffre toujours plus grand entre les super riches et les autres. Travail indépendant précaire, contrats zéro-heure, revenus morcelés : voilà le véritable futur visage du travail, pour les 99 %.

Aliénation et exploitation

Avec l’essor de l’économie à la demande, nourrie par une abondance de travailleurs indépendants, les capitalistes ont créé l’ultime foire d’empoigne libertaire : la compétition pure entre les travailleurs alimente le mythe selon lequel ils auraient été « libérés » des obligations liées aux contrats et aux horaires.

Il est toutefois vrai de dire que certains jeunes travailleurs sont tombés dans cette rhétorique de la « liberté » et de la « libération », rabâchée par les capitalistes à la tête de l’économie à la demande. Mais cela ne prouve pas la force des idées bourgeoises libertaires. L’adhésion au style de vie free-lance reflète tout le contraire : l’aliénation au travail qu’expérimentent tous ceux qui se retrouvent à exécuter des tâches abrutissantes et sans importance au sein de gigantesques entreprises capitalistes. Selon le New York Times :

« Les petits boulots tracent la perspective de l’autonomie et de la diversité, avec des travailleurs choisissant leurs tâches et élaborant leur propre emploi du temps. Plutôt que jouer les larbins au service d’entreprises sans visage, ils travaillent pour leurs semblables. »

Plutôt que d’être un pion supplémentaire, il y a un fort désir de contrôler nos vies, chose impossible pour un gratte-papier vendant sa force de travail à plein temps aux principaux monopoles qui dirigent réellement la société. La décision (le « choix ») de travailler dans l’économie à la demande est donc vue par beaucoup comme un acte de rébellion, un soulèvement contre le système.

Mais cette révolte est celle d’individus, et en tant qu’individus nous sommes désarmés. Alors que quelques-uns peuvent trouver une satisfaction personnelle et temporaire à vivre comme « exécutant », il n’y aura aucun salut pour la grande majorité qui suivra la voie de la compétition intensifiée. Le travail en free-lance ne nous apporte aucun contrôle réel, pas tant que les banques et les grandes entreprises demeurent entre des mains privées, prenant toutes les décisions concernant la société. Et même au niveau individuel, tout ce que l’indépendance et le travail free-lance font est de remplacer l’écrasante domination d’une entreprise sur un travailleur par une vie d’insécurité, de compétition et de précarité.

En plus d’aliéner les travailleurs à leur travail, l’économie à la demande ou « collaborative » a augmenté notre aliénation les uns envers les autres. Nos échanges ont maintenant lieu de plus en plus à travers une application ou une liste de prix et de profils. Marx a expliqué dans ses écrits en quoi une telle aliénation est inhérente à une société dominée par l’argent et les marchandises. Aujourd’hui, tout a été – ou peut-être — marchandisé, transformant ainsi toute relation humaine en un échange monétaire.

Comme l’anthropologue anarchiste David Graeber l’a indiqué, le capitalisme d’aujourd’hui semble être caractérisé par la prolifération de « boulots bidons » — des boulots apparemment inutiles, ennuyeux à mourir et qui n’ont aucune utilité sociale. Mais comme the Economist l’explique dans sa réponse à Graeber, ces boulots jouent bien un certain rôle dans la société ; les entreprises capitalistes n’emploient pas inutilement, ni ne dépensent leur argent dans de la main-d'œuvre sans nécessité, car ceci viendrait amoindrir leurs profits. De nombreux boulots que Graeber identifie comme « bidons » appartiennent à des secteurs qui ne sont clairement nécessaires que sous le capitalisme, en raison de la compétition et de la propriété privée : le secteur du droit, surgonflé ; la publicité et le marketing ; les sociétés financières et les fonds spéculatifs, etc. Clairement, de tels emplois et secteurs disparaîtraient sous une société socialiste qui libérerait le temps de travail en l’orientant pour répondre à des besoins essentiels comme la recherche scientifique, la santé, l’éducation et les énergies vertes.

Ce que l’abondance en « boulots bidons » démontre véritablement, selon the Economist, est l’immense et insondable division des travailleurs que le capitalisme moderne a introduit dans l’économie, en éclatant les processus de production en des tâches les plus répétitives et les plus triviales possible. C’est cette incroyable division du travail, avec des travailleurs qui se transforment en esclaves des profits de leur patron, qui a mené à l’exacerbation du sentiment d’aliénation ressenti au travail aujourd’hui.

Comme Marx et Engels l’expliquent dans L’Idéologie allemande :

« … la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu'il y a scission entre l'intérêt particulier et l'intérêt commun, aussi longtemps donc que l'activité n'est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l'action propre de l'homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s'oppose à lui et l'asservit, au lieu qu'il ne la domine. En effet, dès l'instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d'activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique et il doit le demeurer s'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence… » (nous soulignons)

Mais sous le socialisme cependant, comme Marx et Engels continuent de l’expliquer :

« … où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. » (nous soulignons)

Et en effet, d’aucuns pensent que la promesse de « diversité », de « liberté » et de « libération » offerte aux indépendants de l’économie à la demande ressemble à cette description du socialisme faite par Marx et Engels, à la possibilité « de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre », « de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas ».

Mais comme Engels le souligne dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, « le bond de l'humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté » est possible uniquement quand « l'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation méthodique consciente ». Alors seulement, « la lutte pour l'existence individuelle cesse », l’humanité « se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. »

C’est seulement quand l’humanité sera libre que nous serons tous libres, individuellement. C’est seulement avec un plan démocratique et rationnel de la production que nous pourrons garantir à tous un futur sûr, avec un toit, un travail et un revenu décent. Et c’est seulement quand nous contrôlerons les moyens de production – ainsi que la technologie et les richesses de la société – que nous aurons le véritable contrôle de nos propres vies.

« Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici le dominait, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes, qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. La propre socialisation des hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'Histoire, devient maintenant leur acte libre. » (Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique)

Mais pourquoi maintenant ?

La concomitance entre l’essor de l’économie à la demande et « collaborative » et celui de la crise économique de 2008 n’est pas une coïncidence. Au départ, comme expliqué plus haut, ce sont les rangs grossissants de l’« armée de réserve des travailleurs » et l’indélébile cicatrice du chômage de masse qui ont servi de carburant à l’économie à la demande, qui se nourrit d’une main-d'œuvre bon marché et « indépendante ».

Comme Jeff Tennery le souligne sur le site PSFS.com :

« En 2008, suite à l’effondrement du marché et à la disparition des emplois à temps plein, la nouvelle génération fraîchement sortie de l’université s’est retrouvée avec très peu de possibilités de trouver un emploi stable. Ce groupe précis n’avait pas d’autre choix que de retourner vivre chez ses parents et d’accepter des boulots basiques sans rapport avec ses diplômes ou centres d’intérêt. »

Pendant ce temps, la demande pour les services à la demande n’a fait que croître. Non que les gens soient devenus plus riches ou fainéants ; mais ils aspirent au confort et aux loisirs. Malgré la prolifération des machines qui nous permettent « de gagner du temps », nous sommes plus que jamais occupés, stressés et anxieux. L’augmentation de la productivité permise par l’automatisation et la technologie a été synonyme de plus gros profits pour une petite élite, mais pas d’accroissement du temps de loisir. Tous les bénéfices ont été concentrés en haut de l’échelle, que ce soit en temps ou en argent.

Partout les travailleurs sont si pressés par la cadence de la vie sous le capitalisme qu’ils sont prêts à payer quelqu’un d’autre pour les services les plus basiques. Le temps est devenu un luxe de privilégiés, ce qui rend l’économie à la demande si attrayante pour les gens ordinaires.

Il est évident que la crise économique actuelle a appauvri des millions de personnes et bouleversé leur vie. En conséquence, les gens recherchent des façons moins coûteuses de vivre et consommer. Les familles de la classe ouvrière – précédemment tributaires de l’accroissement de la bulle du crédit pour effectuer tout achat majeur – sont désormais obligées de louer (pardon, de « partager »), comme l’indique The Economist :

« Ce n’est certainement pas une coïncidence si de nombreuses entreprises de location entre pairs ont été fondées entre 2008 et 2010, dans le sillage de la crise financière mondiale. Certains voient le partage et son mantra “l’accès dépasse la propriété”, comme un antidote postcrise au matérialisme et à la surconsommation. »

Pour les techno-utopistes, l’avènement de l’économie de « collaborative »/à la demande est tout simplement une bonne idée devenue réalité. Quelques programmeurs intelligents et d’enthousiastes entrepreneurs un peu têtes brûlées et — voilà ! — une nouvelle économie est née !

Mais ce que tout ceci démontre, au contraire, c’est que la technologie derrière l’économie « collaborative »/à la demande ne tombe pas du ciel comme une manne providentielle. En tant que marxistes, nous sommes matérialistes, c’est-à-dire que nous pensons que toute idée dans la société (y compris les sciences et technologies) ne peut grandir que dans les limites imposées par les conditions matérielles. En d’autres termes, pour qu’une technologie puisse devenir dominante dans une société, il faut que les conditions de sa croissance et de son développement existent.

Un exemple souvent donné pour étayer ce dernier point est celui de la machine à vapeur. Bien qu’on entende souvent que la machine à vapeur a été inventée par James Watt, un ingénieur écossais, la primeur de l’invention d’un engin propulsé à vapeur revient en réalité à Heron d’Alexandrie, un Grec ancien. Mais ce que Héron inventa au début du premier millénaire n’était rien de plus qu’un jouet.

Dans une économie fondée sur une fourniture abondante d’esclaves, des outils destinés à augmenter la productivité – comme la machine à vapeur — ne jouaient aucun rôle. Ce n’est qu’avec le développement du capitalisme et du travail salarié, à travers lequel on achète la capacité à travailler pour une période de temps définie (plutôt que d’acheter les travailleurs eux-mêmes, comme c’était le cas avec l’esclavage), qu’est venue l’incitation à investir dans des techniques et des machines augmentant la productivité.

Dans le cas de l’économie « collaborative »/à la demande, comme expliqué ci-dessus, le krach et la crise étaient des conditions nécessaires à l’émergence de ces nouveaux modèles commerciaux : chômage de masse, austérité et appauvrissement, inégalités croissantes. À cet égard, l’essor de l’économie « collaborative » et à la demande n’est pas le produit d’un génie individuel, comme les capitalistes aiment à le faire croire, mais un reflet de l’impasse, de la stagnation, bref de la crise du système capitaliste.

« Small is beautiful »

Avec la croissance de l’économie « collaborative »/à la demande, on assiste à un renouveau de la rhétorique du « small is beautiful », particulièrement populaire durant ces dernières décennies. Selon cette idée, adoptée par la bourgeoisie libérale et la petite bourgeoisie, l’économie ne fonctionne pas avec des multinationales géantes, mais grâce à une vague de petites entreprises innovantes.

L’essor de l’économie fondée sur internet et les applications, dans laquelle des start-ups peuvent atteindre une valeur de plusieurs milliards de dollars avec un personnel réduit au strict minimum, a donné un nouveau souffle au mouvement « small is beautiful ». Comme au XIXe siècle, à l’époque de la ruée vers l’or américaine, promesse est aujourd’hui faite que tout jeune entrepreneur en herbe peut devenir rapidement riche ; une bonne idée, une dose d’enthousiasme et de l’audace : voilà tout ce dont a besoin. Haut les cœurs, il y a de l’or sous la montagne !

De tels appels euphoriques et joyeux sont régulièrement lancés lors de la naissance de nouvelles bulles. Marx a analysé la nature et la dynamique de ces bulles dans le Capital. Elles naissent de l’anarchie du marché capitaliste : un nouveau marché émerge ; en l’absence de concurrence, les pionniers réalisent de super profits ; une mentalité grégaire s’installe lorsque des hordes d’investisseurs se bousculent, angoissées de rater la fête ; le secteur est submergé de capacités excédentaires ; et la crise arrive lorsque les capitalistes découvrent qu’ils sont écrasés par des dettes qu’ils ne pourront pas rembourser, conséquences d’emprunts justifiés par des profits qui ne seront jamais réalisés.

Voilà le schéma de toute bulle, de la « tulipe-mania » hollandaise de 1600, au gaz de schiste américain actuellement. Aujourd’hui, alors que des montagnes de cash s’accumulent dans les mains des capitalistes, sans aucune perspective d’investissement rentable, le cours en bourse et la quantité d’argent dépensée dans les start-ups sont de plus en plus découplés de la réalité économique.

Il n’est pas nécessaire de remonter très loin en arrière pour trouver le dernier cas qui a affecté le secteur technologique : celui de la bulle internet au début de ce millénaire, une bulle qui a explosé en laissant derrière elle une récession économique aigüe.

Les nouvelles entreprises fondées sur les récentes technologies de l’information sont évaluées à des montants faramineux. Pinterest, WhatsApp, Snapchat et Instagram auraient ainsi une valeur de, respectivement, 11, 19, 20 et 35 milliards de dollars. Et pourtant, aucune n’a de source de revenus… Tous les signes d’une nouvelle bulle technologique sont présents ; une autre expression de l’énorme surproduction qui existe aujourd’hui à l’échelle mondiale et de la pénurie d’endroits réellement profitables où les riches pourraient mettre leur argent.

Pendant ce temps, les investisseurs injectent donc leurs fonds dans l’économie « collaborative »/à la demande. AirBnB et Über, entreprises évaluées respectivement à 26 et 41 milliards de dollars, ont chacune levé des fonds pour plus de 8 milliards de dollars sans pour autant permettre à leurs investisseurs de faire aucun profit. Tout cet argent est amassé grâce à la promesse que ces entreprises consolideront leur position de monopole et, finalement, seront capables de réaliser de super profits dans un futur pas trop éloigné.

Le fait que des entreprises comme AirBnB et Über doivent se trouver en position de monopole avant de pouvoir réaliser des bénéfices est un coup de poing lancé en plein visage du « small is beautiful ». Le secteur technologique, si souvent loué pour son dynamisme et ses start-ups à croissance rapide, demeure dominé par des monopoles (comme tous les autres secteurs). Apple, Google, Facebook et Amazon : toutes ces marques familières, des multinationales géantes, bénéficient d’une situation quasi monopolistique sur leur marché respectif. Et, comme le montre le rachat de WhatsApp et Instagram par Facebook, le petit finira toujours avalé par le gros.

Il en va de même pour l’économie « collaborative ». Par exemple, ZipCar, une compagnie de « partage » de véhicules et un des pionniers de l’économie « collaborative », a été rachetée début 2013 par Avis, une multinationale de location de voitures. Pendant ce temps, alors que des entreprises comme AirBnB se présentent comme des plateformes permettant à des gens ordinaires de gagner un peu d’argent en louant leurs chambres supplémentaires, une étude a montré qu’environ 50 % des profits réalisés par cette entreprise à New York viennent des utilisateurs répertoriés plusieurs fois : les grands propriétaires. De la même manière, trois quarts des résultats d’AirBnB proviennent de la location de maisons entières, ce qui n’est clairement pas le fait de gens ordinaires qui se font quelques à-côtés.

The Economist décrit ainsi cet horizon de la domination de l’économie « collaborative »/à la demande par les grandes entreprises :

« Ce qui est vu comme un nouveau modèle perturbateur finira probablement mélangé avec les modèles existants et sera adopté par les acteurs historiques, comme cela s’est souvent produit auparavant. Tim O’Reilly du O’Reilly Media, un observatoire des tendances du web, indique que de telles consolidations sont inévitables. Selon lui, quand de nouveaux marchés émergent, ils prônent souvent une démocratisation bien plus grande que celle à laquelle ils aboutissent”. L’idée de louer à travers une personne plutôt qu’à travers une entreprise sans visage survivra, mais pas l’idéalisme de départ de l’économie collaborative. » (nous soulignons)

L’économie « collaborative »/à la demande donne l’illusion de la décentralisation parce que les échanges ont lieu entre pairs, parce que le travail est sous-traité à des indépendants et parce que l’interaction se produit à travers une application ; mais en réalité, ces marchés sont encore dominés par des monopoles. En outre, malgré leur nature de pair-à-pair, un incroyable niveau de planification et de contrôle est toujours nécessaire, comme dans toute grande entreprise ; la planification interne de la production est là pour accroître l’efficacité, diminuer les coûts et doper les profits.

C’est encore une autre contradiction absurde du capitalisme : celle entre les énormes niveaux de planification à l’intérieur des entreprises en termes de travail, d’infrastructures et de ressources (tout ceci au nom du profit, bien entendu) et l’anarchie complète entre les entreprises, qui s’accompagne de l’abandon, à la « main invisible » du marché, de l’allocation des ressources à l’échelle de la société.

Comme dans toute entreprise à la recherche de bénéfices, la planification et la centralisation existent au sein des grands monopoles de l’économie « collaborative »/à la demande, tels que AirBnB et Über. La différence est que la majorité de cette planification se produit automatiquement (à travers les logiciels intelligents et les algorithmes) et se trouve décentralisée géographiquement. Il y a toujours une stratégie globale, mais elle n’est plus élaborée dans un même endroit, clairement visible et identifiable, comme c’est le cas pour une usine ou un bureau.

Mais par-dessus tout, ceci apporte une preuve du potentiel de planification de l’économie entière d’une façon démocratique et rationnelle, si seulement de tels monopoles étaient repris des mains du privé pour devenir propriété collective. L’activité d’entreprises comme AirBnB et TaskRabbit démontre que les technologies existent aujourd’hui pour avoir un plan de production réellement démocratique, partager les richesses et les ressources dans la société d’une façon équitable et efficace, et permettre aux gens ordinaires de participer directement au fonctionnement de la société, sans l’intermédiaire d’un appareil d’État bureaucratique.

Peu importe où l’on pose le regard : partout, nos vies sont dominées par des monopoles, multinationales géantes qui tiennent les rênes de la société. L’émergence d’internet, des réseaux sociaux et des smart phones n’a rien changé à cette situation. Nous sommes peut-être plus que jamais connectés les uns aux autres, mais les réseaux demeurent toujours aux mains des grandes entreprises. Il suffit d’observer l’industrie des médias (contrôlée par des oligarques et dominée par une poignée d’entreprises) pour voir combien, malgré une pléthore de blogs indépendants, les nouvelles et l’information que nous recevons demeurent le produit d’un groupe de truands comme Murdoch et compagnie.

Dans le même temps, les inégalités augmentent et la richesse est plus concentrée que jamais, comme l’a montré un récent rapport d’Oxfam selon lequel, fin 2015, le 1 % le plus riche détenait plus que l’ensemble du reste de la population de la planète.

Tout ceci étaye parfaitement les analyses faites par Marx sur le capitalisme : les lois et les dynamiques de la compétition mènent inéluctablement à la concentration et la centralisation ; le libre marché a une tendance organique à se transformer en son opposé monopolistique. Malgré tous les discours sur le « small is beautiful », il semble que le monde soit encore largement dominé par les gros.

Les « cycles longs » du capitalisme

Le monde moderne semble être un système incompréhensible, complexe, chaotique et contradictoire. D’un côté, nous vivons au milieu d’une abondance de richesses ainsi que des plus incroyables avancées scientifiques et technologiques. D’un autre côté, nous observons une croissance des inégalités et une crise économique sans fin.

Ce sont ces contradictions que Paul Mason, rédacteur en chef du service économique de la chaîne Chanel 4 News, essaye de disséquer dans son nouveau livre PostCapitalism. Comme le titre l’indique, ce livre est une analyse incisive qui s’attache à comprendre comment les forces motrices du capitalisme dans son âge d’or – compétition, propriété privée, poursuite du profit — sont désormais devenues d’énormes entraves au progrès social et scientifique, posant ainsi la question vitale du système qui est désormais nécessaire pour faire avancer la société et l’humanité.

De façon magistrale, Mason tisse les différents fils de la très riche tapisserie du capitalisme du XXIe siècle pour expliquer comment interagissent technologie, économie et lutte des classes. En se basant sur la théorie des « cycles longs » du développement capitaliste, élaborée par l’économiste Kondratiev, Mason avance que des cycles plus longs recouvrent les hauts et bas fréquemment subis par le capitalisme, des « ondes » marquées par l’invention et la diffusion de certaines technologies clefs : les machines à vapeur et les canaux ; les chemins de fer et le télégraphe ; l’électricité, le téléphone, les techniques de gestion de la production ; l’automatisation, le plastique, les aéroplanes, les semi-conducteurs, et l’énergie nucléaire ; et maintenant, internet et les technologies de l’information.

Bien que Mason campe sur une vision de l’Histoire quelque peu schématique, décrivant le capitalisme comme une série d’époques déterminées par des cycles, son explication des points de rupture des cycles longs se distingue de celle de Kondratiev et apporte une analyse plus matérialiste.

Alors que Kondratiev présentait sa théorie des cycles d’une manière extrêmement mécaniste et déterministe — d’ailleurs philosophiquement idéaliste —, voyant les conjonctures capitalistes comme technologiques avant tout, à travers des innovations qui transforment qualitativement la production, Mason fait un pas de plus et pose la question suivante : quelles conditions ont permis l’implantation de ces technologies dans la société ?

Comme nous l’avons évoqué auparavant, la technologie n’est pas un deus ex machina au milieu du système capitaliste, qui surgirait aléatoirement d’on ne sait où. Certaines conditions matérielles sont nécessaires pour que la science et la technologie puissent progresser. Bien que le succès de tel inventeur ou de telle innovation puisse comporter une part d’arbitraire, ces accidents sont toutefois le reflet d’une nécessité sous-jacente : au sein du capitalisme, le besoin de développer la productivité et l’appât du profit.

Pour Mason, la clef pour comprendre le développement de ces technologies historiquement révolutionnaires se trouve dans la question de la lutte des classes. Selon lui, ce qui précède tous ces points de basculement, dans les deux premiers siècles du capitalisme, sont les luttes militantes de la classe ouvrière se battant contre les tentatives des capitalistes d’abaisser les salaires et d’attaquer les conditions de vie. C’est cette résistance massive qui pousse les capitalistes à investir largement dans de nouvelles technologies, afin de pouvoir augmenter la productivité et donc leurs profits, tout en acceptant des niveaux de salaire plus élevés.

Selon Mason :

« Si la classe ouvrière peut résister aux coupes salariales et aux attaques contre la protection sociale, les innovateurs sont obligés de rechercher d’autres technologies et d’autres modèles de développement d’entreprise qui puissent restaurer un certain dynamisme sur la base de salaires plus élevés — par l’innovation et une hausse de la productivité, pas par l’exploitation…

… la résistance de la classe ouvrière peut être technologiquement progressiste, forçant l’émergence d’un nouveau paradigme sur des bases supérieures de productivité et de consommation. Cela contraint les “nouveaux hommes et femmes” de la prochaine ère à trouver un moyen de fournir une forme de capitalisme qui soit plus productive et qui puisse élever les salaires réels.

Les cycles longs ne sont pas provoqués simplement par la technologie et l’économie. Le troisième moteur est la lutte des classes. C’est dans ce cadre que la théorie de Marx sur les crises fournit une meilleure explication que la théorie de l’investissement épuisé de Kondratiev. » (Paul Mason, PostCapitalism, publié par Allen Lane publishers, 2015 hardback edition, p76)

Où donc se trouvent les technologies de l’information et internet dans le tableau dépeint dans PostCapitalism ? Selon Mason, la crise mondiale de 1970, qui a marqué la fin du boom d’après-guerre, est le point culminant de la quatrième onde longue de développement. Mais à la différence des précédentes, lors desquelles des luttes de classes massives avaient suivi les crises, la bataille qui a été engagée après la crise des années 1970 s’est soldée par des défaites. Le néolibéralisme, personnifié par Thatcher et Reagan, a vaincu. Les syndicats ont été battus ; le mur de Berlin est tombé et l’Union soviétique s’est effondrée ; le mouvement des travailleurs et la gauche se sont alors trouvés en déroute.

Les capitalistes sortirent victorieux de ces batailles et le système continua à grossir sur le dos de ceux qui avaient été battus. Les salaires dans les pays à un stade de capitalisme avancé furent bridés, la mondialisation décolla avec l’accès au marché de la Chine, de l’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique ; la croissance fut maintenue temporairement, de manière artificielle, avec la financiarisation et le développement massif du crédit.

La différence majeure à ce moment a été que la classe ouvrière n’est pas parvenue à résister aux attaques de la classe dirigeante et que les salaires n’ont pu être maintenus par la lutte. Il en résulta une économie qui, plutôt que d’investir dans la technologie et la productivité, devint de plus en plus parasitaire, avec une croissance basée sur du capital fictif, des bulles, de la spéculation et l’exploitation de millions de travailleurs à faible revenu dans les anciens pays coloniaux.

Mason dit que nous sommes actuellement au début d’un nouveau cinquième cycle du capitalisme, qui se produit au milieu de cette quatrième vague sclérosée. Mais ce cinquième cycle s’est déjà bloqué. La raison se trouve, selon Mason, dans la nature des forces technologiques motrices de cette dernière onde : l’information.

Les contradictions d’une économie basée sur l’information

Pour expliquer le blocage de cette cinquième onde, Mason nous embarque dans un rapide tour d’horizon de la théorie marxiste, examen de la théorie de la valeur et aperçu de l’analyse de Marx des crises capitalistes compris. Mason avance en effet qu’il est essentiel de reconnaître que le travail est à l’origine de toute valeur réelle pour comprendre les contradictions extrêmes de l’ère de l’information.

Tout au long de l’existence du capitalisme, les capitalistes ont, poussés par la compétition, réinvesti leurs profits dans de nouvelles technologies et techniques pour augmenter la productivité et diminuer les coûts, produisant plus avec moins. En diminuant leurs propres coûts de production sous les prix du marché, les capitalistes les plus productifs et les plus avancés peuvent dégager des profits élevés et éliminer leurs concurrents des marchés concernés. De telles innovations et méthodes ont cependant été rapidement généralisées à toute l’économie, ce qui a mené à la mise en œuvre d’une nouvelle valeur « socialement nécessaire ».

La tendance au sein du capitalisme est donc à une augmentation de la productivité et à une diminution du temps de travail requis pour la réalisation des biens nécessaires à la société. Des technologies telles que celles évoquées plus haut ont été révolutionnaires en ce sens qu’elles ont permis une stimulation qualitative de la productivité.

Mais dans une économie de l’information, cette tendance a atteint son extrême limite, soulignant ainsi les contradictions du capitalisme et son incapacité à utiliser le potentiel technologique existant. Par exemple, de nombreux biens que nous achetons aujourd’hui sont soit digitaux (musiques, vidéos, autres médias…), soit peuvent être massivement produits sur la base de l’information, par exemple les plans informatiques pour des produits imprimés en 3D. Dans le même temps, les moyens de production et l’infrastructure de production sont eux-mêmes maintenant digitaux (logiciels pour ordinateur, sites internet HTML…).

La montée en puissance d’une économie basée sur l’information a des implications révolutionnaires. La caractéristique unique de l’information digitale est de permettre la reproduction infinie et à coût quasi nul d’un produit de départ (fabriqué ou codé). La valeur (et donc le prix) de tels biens digitaux devrait donc tendre vers zéro, si un marché libre et en situation de parfaite compétition existait. Et dans les faits, des millions de personnes obtiennent gratuitement ces biens, que ce soit par téléchargement illégal ou à travers des logiciels « open source » tels que le navigateur Firefox ou la suite de logiciels Open Office.

Sous le capitalisme, en revanche, cela introduit une contradiction énorme. Les entreprises capitalistes ne produisent pas pour satisfaire des besoins, mais pour le profit. Mais comme les profits sont dérivés de la valeur produite par le travail, si le temps de travail socialement nécessaire (et donc la valeur) présent dans les biens est réduit à zéro, alors les profits tendent également vers zéro. D’où la difficulté que rencontrent de nombreuses compagnies des technologies de l’information pour monétariser leurs produits et services, comme nous l’avons vu précédemment.

Il en résulte que, pour nombres de ces compagnies, la principale source de revenus est la publicité, notamment à travers la vente très lucrative à des publicitaires des fichiers de données sur les utilisateurs, qui ont été préalablement collectées gratuitement.

L’autre alternative pour les entreprises des technologies de l’information, celle que l’on rencontre le plus souvent, est d’abolir le lien entre la valeur d’un bien et son prix, en renforçant une position de monopole et donc en écartant de l’équation les forces du marché. Comme Marx l’expliquait, à ce sujet, la loi de la valeur n’est vraiment qu’une tendance : là où il y a des monopoles ou des restrictions à l’approvisionnement en certains biens, les prix peuvent diverger radicalement des valeurs réelles.

Comme évoquée plus haut, la domination des monopoles dans le secteur des technologies de l’information est claire : Apple, Amazon, Facebook, Google… — toutes ces entreprises géantes basées sur l’information, dans leur quête de profits, font tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la société de développer son potentiel de surabondance digitale. Mason l’explique ainsi :

« Quand vous pouvez copier-coller quelque chose, il peut être reproduit gratuitement. En termes économiques, cette opération a un coût marginal nul…

Ceci a des conséquences majeures sur le marché : quand l’économie est faite de biens d’information partageables, la concurrence imparfaite devient la norme.

L’état d’équilibre d’une économie basée sur les technologies de l’information est une situation dans laquelle les monopoles dominent et où les gens ont un accès inégal à l’information dont ils ont besoin pour prendre des décisions d’achat rationnelles. En bref, les technologies de l’information détruisent les mécanismes classiques de prix, selon lesquels la compétition entraîne la baisse des prix vers les coûts de production…

Avec le capitalisme de l’information, le monopole n’est pas simplement une tactique intelligente pour maximiser les profits : c’est la seule façon de faire tourner l’industrie. Le faible nombre de compagnies maîtrisant chaque secteur est frappant. La déclaration de principes d’Apple, pour l’exprimer clairement, est d’empêcher l’abondance de la musique. » (Postcapitalim, p.117-119)

Par leur nature même, par conséquent, les technologies de l’information ont mis en évidence la contradiction majeure au cœur du système capitaliste : celle entre valeur d’échange et valeur d’usage. Une abondance en valeurs d’usage (i.e la richesse) dans la société est totalement possible. Mais aussi longtemps que règnent propriété privée et profit, il est impossible de dépasser cette contradiction : au lieu de la surabondance, nous vivons le manque.

Cette contradiction mise en pleine lumière par les technologies de l’information apparaissait déjà pour d’autres de nos besoins plus tangibles, de l’alimentation (avec des supermarchés allant jusqu’à des mesures incroyables pour empêcher les gens de prendre les restes dans leurs bennes), aux médicaments (avec des compagnies pharmaceutiques géantes qui attaquent devant les tribunaux des producteurs de médicaments des pays en développement, pour avoir voulu réaliser des copies « génériques » de médicaments sous brevet).

En d’autres termes, les contradictions apparues avec les technologies de l’information ne sont pas nouvelles ou spécifiques ; elles sont simplement une forme aigüe de cette contradiction entre valeur d’échange et valeur d’usage ou, selon les mots de Mason, « entre les “forces productives” et les “rapports sociaux” ». Pour le dire autrement, nous avons la capacité productive de créer un état de surabondance et de pouvoir subvenir à une très large palette de besoins à l’échelle mondiale ; mais les « rapports de production » — la façon dont la production est possédée, contrôlée et organisée, ainsi que les lois et la logique du système qui en découlent — nous en empêchent.

Les technologies modernes de l’information ainsi que l’automatisation ont ouvert un monde regorgeant de possibilités jusqu’alors inimaginables. L’horreur et l’injustice résident dans le fossé séparant ce futur hypothétique – mais réalisable — et le futur (voire le présent) dystopique qu’offre le capitalisme :

« D’un point de vue technologique, nous allons vers des biens à coût nul, un travail impossible à mesurer, une croissance exponentielle de la productivité et un développement de l’automatisation des processus physiques. Socialement, nous sommes coincés dans un monde de monopoles, d’inefficience, au milieu des ruines du libre marché dominé par la finance et d’une prolifération de “jobs pourris”.

Aujourd’hui, la principale contradiction du capitalisme moderne oppose la possibilité de produire socialement des biens gratuits, en abondance, et un système de monopoles, de banques, de gouvernements qui se battent pour le contrôle du pouvoir et de l’information. » (PostCapitalism, p144, mis en gras dans le texte original).

« … le danger réel de la robotisation dépasse largement le chômage de masse : c’est l’épuisement de 250 ans de capitalisme et la création de nouveaux marchés dans lesquels les précédents sont totalement obsolètes.

… Nous devrions vivre une troisième révolution industrielle, mais le processus a calé. Ceux qui pointent du doigt des politiques faibles, des stratégies d’investissement insuffisantes et un monde de la finance arrogant se trompent de symptôme. Ceux qui essayent constamment de coiffer le marché de normes collaboratives se fourvoient tout autant.

Une économie basée sur l’information, qui tend vers des produits à coût nul et de faibles droits de propriété, ne peut pas être une économie capitaliste. » (PostCapitalism, p175, mis en gras dans le texte original).

Quelle voie suivre : postcapitalisme ou socialisme ?

Pour les marxistes, la résolution de cette contradiction est claire : nous avons besoin d’une révolution dans la façon dont la production est détenue, contrôlée, organisée ; d’une révolution dans le fonctionnement même de la société. Nous avons besoin d’abolir les lois et la logique du système capitaliste et de les remplacer par un nouvel ensemble de lois économiques, fondées sur la propriété collective, sur un plan rationnel de production, sur le contrôle et la gestion démocratiques. En d’autres mots : le socialisme ou la barbarie.

Pour Mason, toutefois, les perspectives et les solutions ne sont toutefois pas si évidentes. En évoquant une future « stagnation séculaire » et la catastrophe climatique imminente, Mason reconnaît que, sans un changement radical de société, l’humanité sera très certainement confrontée à la barbarie. Mais selon lui, l’alternative est le « postcapitalisme », pas le socialisme.

La description qu’il donne de ce postcapitalisme hypothétique rappellerait à beaucoup le socialisme : contrôle démocratique et public des banques et principaux monopoles ; investissements dans les technologies et l’automatisation pour réduire la valeur des biens ainsi que les heures de travail hebdomadaire à un strict minimum (et éventuellement à zéro) ; revenu de base universel, le besoin d’un salaire et d’argent disparaissant peu à peu avec l’avènement d’une économie fondée sur un plan de production commun, socialisé et démocratique.

Pourquoi donc ne pas appeler un chat un chat ? Pourquoi ce terme de « postcapitalisme » ? Une partie de cette question sémantique vient de la conception propre à Mason du socialisme, qui est assimilé tout au long du livre au régime bureaucratique stalinien du XXe siècle. En réalité, de telles sociétés n’avaient rien de socialiste ; elles n’en étaient que des caricatures difformes. Attaquer le socialisme à travers cet exemple, c’est attaquer un épouvantail.

Néanmoins, il y a bien une différence majeure entre Marx et Mason, d’ailleurs admise par ce dernier ; elle réside dans l’identification de l’agent qui mettra en œuvre cette transformation historique et radicale de la société.

Pour Marx, Engels, Lénine et Trotsky, l’agent révolutionnaire était la classe ouvrière consciente et organisée, les « fossoyeurs » que le capitalisme avait créés. Pour Mason, il existe un « nouveau sujet historique » : les « individus connectés », c’est-à-dire les masses éduquées, maniant le smartphone et présentes sur les réseaux sociaux. Selon Mason, l’échec du mouvement ouvrier à résister aux attaques de la classe dirigeante dans les années 1980, ainsi que la spontanéité et l’absence de hiérarchie des récents mouvements de masse qui sont descendus dans les rues à travers le monde, sont la preuve qu’il faut désormais regarder vers le « réseau » plutôt que vers la classe ouvrière organisée pour mettre en marche le changement révolutionnaire aujourd’hui nécessaire.

Mais — et ce sont les principales limites du livre de Mason, excellent par ailleurs – il y a deux failles majeures dans les conclusions tirées par l’auteur. Premièrement, même s’il est vrai que les organisations de la classe ouvrière ont été déficientes dans les dernières décennies, il est faux de supposer que les mouvements spontanés et horizontaux sont l’avenir.

Tout d’abord, ce n’est pas de la faute de la classe ouvrière si leurs organisations, ou plus précisément leurs dirigeants, leur ont fait défaut à des moments clefs de la lutte des classes. Les travailleurs ont fait tout ce qu’on pouvait attendre d’eux : du Venezuela à la Grèce, ils ont manifesté, tenu des grèves et élu des représentants de gauche radicale qui leur promettaient de changer le monde, promesses que ces représentants n’ont pas respectées. La tendance vers des mouvements spontanés, du printemps arabe aux indignés espagnols, n’est que le reflet de la débâcle des soi-disant dirigeants de la classe ouvrière ainsi que du manque de véritable direction révolutionnaire.

L’attrait d’une large part de la population (les « 99 pour cent ») pour ces mouvements de masse spontanés n’est pas un signe de la destruction ou de la mort de la classe ouvrière, bien au contraire : cela atteste de l’énorme prolétarisation qui a eu lieu dans la société, avec des couches moyennes maintenant précarisées et repoussées dans les rangs de la classe ouvrière par le capitalisme. Dans la Grande-Bretagne du XXIe siècle, des fonctionnaires, professeurs d’université et même des avocats se syndiquent et lancent des actions de grève.

En outre, il faut noter qu’aucun de ces mouvements spontanés n’a atteint un de ses buts. Dans un certain sens, Mason a raison : ce qu’il reste de #Occupy ou des indignés, ce sont des réseaux. Mais ce ne sont pas simplement des expériences utopiques ou des campements dans des parcs, mais des réseaux et des mouvements politiques organisés qui se sont rassemblés autour de figures radicales comme Bernie Sanders aux États-Unis ou Pablo Iglesias de Podemos. On pourrait dire la même chose de la montée du SNP en Écosse, du référendum « OXI » en Grèce ou du mouvement de masse derrière Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Les mouvements spontanés d’« individus connectés » se sont transformés en organisations et mouvements politiques avec un programme pour combattre l’austérité et changer la société.

Deuxièmement, alors que Mason souligne le rôle des réseaux, une grande partie de son dernier chapitre, qui décrit la transition vers le postcapitalisme, souligne le besoin d’utiliser l’État « pour faire usage du pouvoir gouvernemental de manière radicale et déstabilisante » afin d’amener « un réformisme révolutionnaire ». En d’autres termes, malgré tous ses discours sur les contradictions du capitalisme et le pouvoir révolutionnaire des « réseaux », Mason est pour un changement graduel, réformiste, mené par l’État, vers ce qui n’est in fine qu’une autre version, un peu plus radicale, du « capitalisme responsable » invoqué par de nombreux réformistes de gauche.

Le rôle de l’État est une question clef dans toutes ces discussions. Mason nous dit par exemple que « sous le postcapitalisme, l’État doit entretenir les nouvelles formes économiques jusqu’à ce qu’elles puissent décoller et fonctionner organiquement » (p273). Plus loin, lors d’une discussion sur les changements nécessaires sur les lieux de travail, Mason commente : « Qu’est-ce qui pourrait inciter les entreprises à entreprendre une de ces mesures ? La loi et la régulation. » (p277)

Encore ailleurs, on peut lire : « sous un gouvernement postcapitaliste, l’État, le secteur des affaires et les entreprises publiques pourraient être façonnés de façon à poursuivre des fins radicalement différentes à travers des changements législatifs relativement peu coûteux, soutenus par un programme radical de diminution de la dette » (p278). Au sujet des banquiers et de la finance, « l’intention n’est pas de réduire la complexité… mais de promouvoir la forme la plus complexe de finance capitaliste compatible avec un mouvement de l’économie vers une haute automatisation, un travail faible, et des biens et services bon marché et abondants. » (p283)

Mais tout au long de cette description du postcapitalisme et de la transition qui le précède, on ne nous dit pas quelle sorte d’État va se charger de cette transition, ni quelle classe contrôlera ce processus. Tout comme l’analyse réformiste de l’État et de la transition vers le socialisme mise en avant par les sociaux-démocrates au début du XXe siècle, contre lesquels Lénine a écrit en 1917 son chef-d’œuvre L’État et la révolution, on ne trouve que flou et obscurité dans la description faite par Mason de l’État postcapitaliste.

Si cet État postcapitaliste n’est pas qu’une version bienveillante de l’État bourgeois, alors on peut supposer qu’il s’agit d’un nouvel État, qualitativement différent, construit par les masses « connectées » pour prendre le contrôle des principaux leviers de l’économie, afin de contrôler et de diriger démocratiquement l’économie et la société. Mais alors il est bien question d’un État socialiste, un véritable État des travailleurs, opposé à l’État déformé ou dégénéré du régime bureaucratique stalinien.

Cependant, avec cet appel au « réformisme révolutionnaire », il semblerait que Mason fasse en réalité référence au premier, appelant l’État capitaliste à agir contre les intérêts de la classe dirigeante, à prendre le pouvoir des principaux monopoles qui contrôlent aujourd’hui la société et à finalement opérer la transformation vers une autre forme de société qui fonctionnerait en faveur des masses actuellement opprimées et exploitées par l’État capitaliste. On se demande alors, pourquoi donc un État capitaliste agirait-il pour miner l’existence même du capitalisme ?

Comme l’a montré l’exemple récent de la capitulation de Tsipras en Grèce, il n’y a pas de voie réformiste pour sortir de la crise du capitalisme. Toute tentative dans cette direction, plutôt que d’être soutenue par la bourgeoisie et l’État capitaliste, verra la puissance de la classe dirigeante, des médias et de l’État bourgeois utilisée pour écraser toute résistance aux besoins du capital.

La présentation de Mason des idées de Marx, son analyse de l’impasse actuelle du capitalisme et sa vision d’un potentiel futur fait d’abondance, fondé sur la technologie et l’automatisation, sont instructives et inspirantes. Cependant, finalement, ses conclusions sonnent faux à cause de ce qui semble être un pessimisme quant à la possibilité d’un changement révolutionnaire réel, doublé d’un manque de croyance dans la capacité de la classe ouvrière organisée à faire venir une telle transformation.

Malgré ses limites, PostCapitalism demeure une lecture extrêmement utile à toute personne qui rechercherait une plongée éclairée dans les contradictions du capitalisme et dans leur manifestation actuelle à l’heure de l’information et d’internet.

[« Postcapitalism : A Guide to our Future » par Paul Mason, actuellement disponible aux publications Alan Lane]

La solution : boycotts, loi ou organisation ?

Pour revenir au monde de l’économie « collaborative »/à la demande, de nombreuses « solutions » ont été mises en avant pour promouvoir les aspects les plus progressistes de ces nouveaux modèles en développement, mettant ainsi de côté leurs pires excès et leurs symptômes les plus horribles.

La solution la plus simpliste est de proposer aux consommateurs et aux usagers de boycotter les compagnies profiteuses qui sont au cœur de cette économie. Mais ce genre d’actions individuelles, même si elles sont pleines de bonnes intentions et de morale, n’ont que peu d’effet sur les contradictions majeures des modèles qui sont en train de se développer. En effet, en boycottant, le caractère progressiste de ces méthodes et technologies potentiellement révolutionnaires est également perdu : on jette le bébé avec l’eau du bain.

Oui, il existe une possibilité de créer de nouvelles versions de certains services à la demande, moins douteuses moralement, et de restaurer dans l’économie de partage une éthique originelle de la réciprocité altruiste. Mais, comme toutes les expérimentations utopiques à petite échelle, de telles tentatives sont condamnées à demeurer des îlots socialistes au milieu de l’océan capitaliste, incapables de lutter contre les multinationales entièrement tournées vers le profit, avec leur accès au capital, à de bas salaires et à des économies d’échelle.

Il est important de comprendre que le boycott des pommes véreuses et la promotion des exemples vertueux ne font finalement rien pour résoudre le problème fondamental de la propriété privée et de l’anarchie du marché. C’est ceci, et pas la morale de l’un ou l’autre capitaliste, qui est à l’œuvre derrière les tentatives de pousser les travailleurs dans l’économie à la demande. Ce n’est pas l’action individuelle, mais l’action collective qui permettra aux travailleurs de riposter. Selon les mots de Marx : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Ainsi, pour résister à cette course vers le bas, accélérée par l’économie à la demande, il est question d’essayer de syndiquer et d’organiser ceux qui se retrouvent à travailler, atomisés, dans ce secteur. Des conducteurs d’Uber ont formé des syndicats dans certaines villes ; ailleurs, des « syndicats en free-lance » ont été mis en place pour essayer de protéger des pires formes d’exploitation les travailleurs de l’économie à la demande.

Pour le moment, les travailleurs indépendants qui offrent leurs services via de telles applications rivalisent sur le prix et la qualité, à travers des classements donnés aux « exécutants » (taskers) par les clients, rendant la compétition entre travailleurs absolument évidente. Il a été suggéré de résister par la syndicalisation ou la réglementation, certaines propositions incluant l’introduction d’un taux de rémunération minimum pour tous ceux qui travaillent dans cette économie à la demande. Peu importe la façon dont on prend le problème, les règles du jeu sont très clairement en faveur des capitalistes.

Comme l’indiquait au New York Times Dean Baker, économiste dans un think tank à Washington, « les gens sont poussés à l’auto-exploitation d’une façon qui est pourtant interdite par la réglementation en place ». Stanley Aronowitz, chercheur à l’université de la ville de New York, déclare dans le même article que l’« on pourrait tout aussi bien appeler cela de l’esclavage salarié dans lequel toutes les cartes sont tenues, à travers la technologie, par l’employeur, que ce soit l’entreprise intermédiaire ou le client ».

Des suggestions similaires ont été faites pour l’économie « collaborative ». À l’heure actuelle, les grandes entreprises de cette économie n’offrent aucune protection à leurs fournisseurs ou à leurs clients. Par exemple, les hôtes d’AirBnB sont responsables de tout dommage, chose qui serait normalement couverte par les structures d’un marché d’hôtellerie normal. La même chose se produit dans l’économie à la demande pour les taxis d’Uber, qui doivent assumer la maintenance et l’assurance de leur véhicule. De nouveau, ce sont les travailleurs qui couvrent tous les coûts alors que les patrons récoltent les profits. À nouveau, la solution avancée par Juliet Schor, universitaire de Boston et rédactrice pour The Great Transition [NDT : La grande Transition], consiste en organisation et régulation :

« Une alternative… consisterait à intégrer les entités partageantes dans un mouvement plus large qui viserait à redistribuer la richesse et à encourager la participation, la protection de l’environnement et le lien social. Ceci ne pourra se produire qu’à travers l’organisation ou la syndicalisation des utilisateurs. Cette question de l’organisation est maintenant clairement sur la table, bien qu’il soit trop tôt pour juger de son évolution.

AirBnb a commencé à inciter ses utilisateurs à s’organiser… L’entreprise veut que ces groupes agissent pour une régulation qui lui soit favorable. Mais ils pourraient développer leur propre agenda, avec des demandes à la compagnie elle-même telles que des prix plancher pour les offres, une prise de risque par la plate-forme, la diminution des profits des entrepreneurs et des investisseurs de capital-risque. Du côté du travail, où le besoin d’organisation est peut-être plus fort, les fournisseurs pourraient exiger la mise en place de salaires minimum. »

Toute l’histoire du capitalisme est celle, d’une part, de patrons mettant tout en œuvre pour atomiser et exploiter les travailleurs, et d’autre part celle de travailleurs non organisés, qui s’unissent pour résister collectivement.

Par exemple, au début du XXe siècle, le travail dans les docks était extrêmement précaire, avec des travailleurs obligés de venir tous les jours dans l’espoir d’être choisis pour les quelques boulots restants. Dans les années 1970, les dockers étaient cependant très bien organisés, une des parties les plus militantes de la classe ouvrière. Aujourd’hui, nous assistons à des grèves des travailleurs américains de l’industrie du fast-food, autrefois connue pour être un des secteurs les plus difficiles où s’organiser.

Dans tous les cas, c’est à travers la lutte que l’organisation émerge. Mis dos au mur par l’appétit insatiable des capitalistes, les travailleurs aujourd’hui non organisés de l’économie à la demande pourraient devenir une composante puissante du mouvement des travailleurs de demain.

Il est question aujourd’hui d’utiliser des méthodes légales pour améliorer leur condition. De nombreux cas sont en train d’être soulevés afin de clarifier le statut légal des travailleurs de l’économie à la demande. Par exemple, Über se retrouve devant les tribunaux pour ne pas avoir donné à ses conducteurs le statut d’employés, mais celui de « travailleur indépendant ». La différence est de taille : le statut d’employé assure certaines garanties et dispositions légales, ainsi qu’un transfert de responsabilité vers la compagnie.

Il faut cependant garder le sens de la mesure : alors que des cas judiciaires individuels pourraient aider les travailleurs de telle ou telle entreprise à la demande, ce ne serait que des victoires à la Pyrrhus, qui seraient remportées au milieu d’un assaut global et frontal contre la classe ouvrière, les salaires, les emplois et les droits des syndicats. Comme Juliet Schor le souligne dans son article de The Great Transition :

« Ce qui rend difficile l’analyse des effets de ces nouvelles opportunités de rémunération est qu’elles émergent pendant une période de chômage fort, avec une restructuration rapide du marché du travail. Les conditions de travail ainsi que les différents mécanismes de protection sont déjà en train d’être érodés, les salaires réels diminuent, et la part de l’emploi dans le revenu national des États-Unis a atteint un sous-sol historique. Si le marché du travail continue d’empirer, les conditions des travailleurs s’effriteront toujours davantage et ce ne sera pas en raison d’une absence de possibilités de partage. À l’inverse, si le marché du travail s’améliore, les “partageux” (sharers) seront en mesure d’exiger plus des plateformes, car ils auront de meilleures alternatives. »

En dernière analyse, même si certains groupes seront en mesure d’améliorer leur condition grâce aux tribunaux, la Loi restera une composante de l’Etat capitaliste, conçue pour protéger les droits de propriété et les profits des riches.

Face à l’attaque globale de la classe dirigeante contre les travailleurs, il faut donc une résistance générale et une contre-attaque, pas seulement destinées à remporter quelques victoires juridiques ou obtenir quelques réformes particulières ; il faut un mouvement politique de masse qui ait pour objectif l’abolition de l’État capitaliste et des relations bourgeoises de propriété ainsi que la mise en place d’un plan socialiste de production avec propriété collective et contrôle démocratique par les travailleurs.

La première étape devrait être de demander la nationalisation et la transformation en services publics des grandes entreprises qui profitent de l’économie « collaborative »/à la demande. Si Über faisait partie d’un réseau de transport public, nationalisé et contrôlé démocratiquement (avec les trains, bus et vélos de location), alors les transports publics pourraient être planifiés très efficacement et à bas coût. Les chauffeurs se verraient garantir des conditions et un salaire décents, sans ressentir le besoin d’entrer en compétition les uns contre les autres. Finalement, avec l’automatisation et les voitures sans chauffeurs, les conducteurs pourraient être remplacés et bénéficier d’une formation à un autre emploi.

Un AirBnb public, allant de pair avec la nationalisation des principales chaînes d’hôtels et un développement massif des logements sociaux, pourrait être utilisé en attendant comme manière de fournir une maison ou des vacances peu chères à tous. Combiné avec un programme de nationalisations des banques et de la finance, les investissements pourraient être redirigés vers les transports publics, les logements et de nombreux autres secteurs. D’un coup, les besoins de la société pourraient être comblés et les emplois précaires éliminés.

Le carcan capitaliste et la nécessité d’une révolution

Dans un même temps, les questions légales relatives à l’économie « collaborative » soulignent les contradictions du capitalisme et en particulier les entraves que la propriété privée impose au progrès. D’un côté, le développement de cette économie augmente clairement le potentiel d’organisation et de redistribution rationnelle, juste et efficace, des ressources de la société. D’un autre côté, sous le capitalisme, des entreprises comme AirBnB ont provoqué le dépôt de nombreuses plaintes, où des locataires sont poursuivis par leurs propriétaires pour avoir sous-loué leurs chambres. Le besoin de distribution des logements entre donc en conflit avec les lois élaborées pour protéger les droits des propriétaires (privés) et le revenu de leur rente.

De tels cas judiciaires ne font que nous renvoyer à l’argumentation de Marx dans sa Préface à la Critique de l’économie politique :

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou – pour le dire en termes juridiques — avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. » (nous soulignons)

En d’autres termes, les rapports juridiques — ie les rapports de propriété — que nous connaissons dans la société capitaliste ne sont pas compatibles avec les technologies et le potentiel scientifique que le capitalisme a créés. La présence d’une telle contradiction augure, comme l’indique Marx, l’avènement d’une « ère de révolution sociale ».

Selon Juliet Schor dans son article intitulé « Débattre de l’économie collaborative » :

« … les nouvelles technologies des activités économiques de pair à pair sont des outils potentiellement puissants pour créer un mouvement social centré sur de véritables pratiques de partage et de coopération dans la production et la consommation des biens et services. Mais la réalisation de ce potentiel nécessite la démocratisation de la propriété et de la gouvernance des plateformes [de partage].

L’économie collaborative a été propulsée par ces nouvelles technologies excitantes. La facilité avec laquelle les individus, même les étrangers, peuvent désormais se connecter, échanger, partager de l’information et coopérer peut réellement transformer les choses. C’est la promesse d’une nouvelle plateforme de partage au sujet de laquelle tout le monde s’accorde. Mais le bienfait des technologies dépend du contexte politique et social dans lequel elles sont employées. Les logiciels, le crowdsourcing [production participative] et les biens communs de l’information nous donnent de puissants outils pour construire une société sociale, solidaire, démocratique et soutenable. Notre tâche est de construire un mouvement pour canaliser ce pouvoir. » (Nous soulignons)

La professeur Schor apporte une perspective matérialiste inspirante sur la question des nouveaux modèles et technologies émergeant. Comme nous l’avons évoqué précédemment, et comme elle le souligne ici, sous le capitalisme, le potentiel de ces technologies ne restera que cela : un potentiel.

« Aucun ordre social n’est détruit avant que toutes les forces productives qu’il contenait ne soient développées, et de nouveaux rapports de production ne remplacent jamais les anciens avant que les conditions matérielles de leur existence n’aient suffisamment mûri, dans le cadre de la vieille société.

L’humanité n’aborde que des problèmes qu’elle est capable de résoudre, car une observation plus attentive montrera toujours que le problème n’arrive que quand les conditions matérielles de sa résolution existent déjà ou sont en voie de devenir. » (Marx, Préface à la Critique de l’économie politique).

Cette citation de Marx illustre parfaitement la situation actuelle. Comme Mason et d’autres l’ont souligné, il existe maintenant un vaste potentiel pour : allouer les ressources de manière efficace et équitable ; gérer démocratiquement la production et la société de manière rationnelle ; et accroître considérablement le niveau de vie tout en réduisant le temps de travail hebdomadaire. La maxime de Marx « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » pourrait être facilement mise en œuvre.

Mais tant que nous serons entravés dans les limites du système capitaliste, ce potentiel sera gâché. Tant que les monopoles géants – du monde des technologies de l’information, de la finance, etc. — demeureront des propriétés privées, l’anarchie du marché continuera de régner.

Toute tentative de « démocratiser » ou de « socialiser » ces nouvelles plateformes et technologies entrera en conflit avec les rapports de propriétés, sociaux et légaux qui existent actuellement – rapports conçus pour défendre la propriété privée et les profits des 1 %. Une rupture révolutionnaire d’avec le capitalisme sera nécessaire.

Nous vous invitons à nous rejoindre dans le combat pour la révolution, afin que nous puissions enfin libérer l’immense potentiel créatif et technologique qui s’offre aujourd’hui à l’humanité.