Présentation de Léopold Trepper, l’auteur du livre autobiographique Le Grand jeu, ou les mémoires du chef de l’Orchestre Rouge.

En butte à l’antisémitisme dans l’empire austro-hongrois, puis en Pologne, Léopold Trepper (1904-1982), comme de très nombreux ouvriers juifs, voyait dans le socialisme la solution au problème de l’oppression du peuple juif d’Europe orientale.

Dans Le Grand Jeu, publié en 1975, Trepper fait le récit de sa participation à un épisode particulier de la seconde guerre mondiale — l’histoire de l’Orchestre Rouge — en même temps qu’il retrace son parcours de militant au destin et au rôle exceptionnels. Riche en analyses et en illustrations sur les acteurs et les événements de la période historique qu’elle recouvre (de la fin de la première guerre mondiale à la mort de Staline), cette œuvre témoigne en outre du combat mené par toute une génération de révolutionnaires.

Le premier engagement de Trepper se fait au sein d’une organisation juive d’inspiration marxiste, en Pologne. Puis, en 1924, il émigre en Palestine, où il adhère au Parti Communiste. Emprisonné et expulsé par les Britanniques, il rejoint la France et milite dans la MOI (Main d’œuvre immigrée). Eclaboussé par une sombre affaire d’espionnage industriel au profit de l’Union Soviétique, il quitte en 1932 la France pour Moscou. Il y intègre l’Université Marchlevski, qui forme les cadres du Komintern. Le spectacle de la vie moscovite lui révèle la réalité économique et politique du « pays du socialisme » à l’époque de la collectivisation forcée, des déportations et des purges. Par exemple, Trepper raconte que les étudiants étaient au fait, mieux que le commun des soviétiques, de ce qui se passait dans le pays. Ainsi apprend-on que le « testament » de Lénine, dans lequel ce dernier mettait la direction du parti en garde contre Staline, circulait clandestinement.

Trepper constate les diverses dérives dans le fonctionnement du parti : culte de la personnalité, étouffement du débat et de la libre expression, lesquels provoquent la servilité et une « démoralisation intérieure ». La révolution dégénère. La prudence, voire la peur, commandent à chacun de renoncer à sa conscience révolutionnaire. C’est ainsi qu’a pu s’établir progressivement, à partir de 1930, la dictature de Staline, confortée par la complicité des partis communistes étrangers. Aux yeux de Trepper, pourtant, ni la peur de la répression ni l’investissement de toute une vie dans le militantisme n’excusent la lâche soumission (y compris la sienne) à la bureaucratie stalinienne. Certains militants surent d’ailleurs y résister au prix de leur vie. A ce sujet, il écrit :

« Mais qui donc, à cette époque, protesta ? Qui se leva pour crier son dégoût ? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. A l’instar de leur leader, qui paya son opiniâtreté d’un coup de piolet, ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls. A l’époque des grandes purges, ils ne pouvaient plus crier leur révolte que dans les immensités glacées où on les avait traînés pour mieux les exterminer. Dans les camps, leur conduite fut digne, et même exemplaire. Mais leur voix se perdit dans la toundra. Aujourd’hui, les trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent à la mort avec les loups. Qu’ils n’oublient pas, toutefois, qu’ils possédaient sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent susceptible de remplacer le stalinisme, et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la révolution trahie. Eux n’« avouaient » pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti ni le socialisme ».

Trepper échappe aux purges frappant les Juifs polonais. En 1938, après une première mission en France, il se voit chargé par le Général Berzine, responsable des renseignements de l’armée rouge, la mission de créer un réseau dormant d’informateurs en Europe occidentale, en prévision d’un conflit avec l’Allemagne que Berzine juge inévitable. Plus tard, les nazis baptiseront ce réseau l’Orchestre Rouge. L’idée de Trepper est de créer des sociétés commerciales qui serviront à la fois de couverture et de source de financement au réseau. Pendant la guerre, l’une de ces sociétés fournira l’organisation Todt, élément de l’effort de guerre allemand, ce qui sera un précieux moyen d’entrer en contact avec l’occupant et d’obtenir informations et liberté de circulation. Tous les membres de ce réseau, communistes ou non, agissent par conviction anti-nazie. A l’actif de ce réseau, il y a l’annonce, inexploitée par Staline, de l’opération Barbarossa (le plan d’invasion de l’URSS), les plans du char allemand T6 Tigre, des renseignements sur la capacité de production de l’industrie allemande, et bien d’autres informations importantes.

Arrêté en novembre 1942, Trepper fait l’objet d’une grossière tentative de manipulation par les nazis, qui lui assurent souhaiter sa collaboration dans la perspective d’une paix séparée avec l’URSS, ce qu’ils appelleront « le grand jeu ». Trepper parvient à alerter Moscou et à renverser le sens de la manipulation avant de s’échapper, en septembre 1943. En janvier 1945, de retour à Moscou, il est emprisonné sur ordre de Staline, comme tant d’autres combattants. Il a été libéré et réhabilité après la mort du dictateur. Il s’investit alors dans le développement culturel de la communauté juive de Pologne qui, sous Gomulka, sera à nouveau l’objet d’une campagne antisémite. Trepper choisira alors l’émigration en Israël, qu’il obtiendra après trois années de tracasseries.

Le lecteur plus particulièrement intéressé par l’épisode de l’Orchestre Rouge pourra également se rapporter à l’ouvrage du même nom de Gilles Perrault, publié en 1967.

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