Cet article est composé d’extraits d’un long article d’Alan Woods publié sur In Defence of Marxism


La parution en anglais [et en français] du roman L’homme qui aimait les chiens, de l’auteur cubain Leonardo Padura, est un événement littéraire et politique majeur. Né à La Havane en 1955, Leonardo Padura est un romancier d’envergure, ainsi qu’un journaliste et un critique. Ses récits du détective Mario Conde ont été traduits dans de nombreuses langues et ont remporté des prix littéraires dans le monde entier.

Padura est surtout connu pour ses romans policiers. Mais L’homme qui aimait les chiens est d’un genre bien différent. Je pense qu’on peut le considérer comme un classique moderne. Il combine une recherche historique minutieuse et une créativité romanesque de plus haut rang.

Le titre intrigant du roman est le fruit d’un procédé littéraire au moyen duquel l’auteur relie les destinées des trois principaux personnages : l’écrivain cubain Ivàn, le grand révolutionnaire russe Léon Trotsky et son assassin Ramon Mercader. C’est ce dernier qui est « l’homme qui aimait les chiens ». Que cet attachement à la race canine ait vraiment existé ou pas est, bien sûr, sans importance pour le sujet central du livre. Dans la meilleure tradition du roman historique, Padura mélange les faits historiques à son imagination artistique.

Ramòn Mercader

L’histoire se concentre autour d’un personnage de fiction, Iván Cárdenas Maturell qui, dans sa jeunesse, était un écrivain cubain prometteur – jusqu’au jour où il est victime de la censure stalinienne, qui déclare une de ses œuvres contre-révolutionnaire. Sa carrière est alors bloquée par toute une clique d’opportunistes, de bureaucrates et de carriéristes. Il se voit contraint de gagner misérablement sa vie comme relecteur dans un magazine vétérinaire. Au début du roman, nous le rencontrons aux obsèques de sa femme. C’est un homme brisé, désillusionné, vivant dans une cabane délabrée et dont le seul réconfort est son animal de compagnie : son chien.

Alors qu’il médite sur la mort de sa femme, il commence à se pencher sur son passé et se remémore une étrange coïncidence. Un après-midi de l’année 1977, alors qu’il déambulait sur une plage, il rencontra un mystérieux étranger promenant ses deux lévriers barzoïs, race russe pratiquement inconnue sur l’île. Leur intérêt commun pour les chiens est le point de départ d’une conversation au cours de laquelle l’homme qui aimait les chiens se présente comme un vieil Espagnol se nommant Jaime Lòpez et vivant à La Havane.

Mais l’homme se révèle être en fait Ramòn Mercader, le stalinien catalan agent du GPU qui, sous les ordres personnels de Staline, a assassiné Léon Trotsky en 1940. Après avoir purgé une peine de vingt ans dans une prison mexicaine, Mercader fut relâché en 1960. Un an plus tard, en 1961, il s’installa à Moscou, où les chefs du parti le décorèrent comme « héros de l’Union soviétique ».

Toutefois, Mercader ne profita pas des fruits de son crime. La décoration dut même se faire en secret. Quelques années plus tôt, en effet, Khrouchtchev avait dénoncé Staline comme un criminel génocidaire. Condamné au silence jusqu’à la fin de ses jours, Mercader vécut dans l’ombre, à Moscou, sans pouvoir quitter le pays et sous la surveillance serrée du KGB. Il ne put partir pour La Havane que lorsqu’il fut atteint d’un cancer en phase terminale. Il y mourut en 1978 dans l’indifférence la plus totale.

Ce sont là des faits avérés. Mais autour de ces quelques événements, Padura tisse une toile complexe – mais convaincante – liant les faits à la fiction. L’écrivain passe si subtilement de l’un à l’autre que le lecteur oublie très vite qu’il utilise son imagination pour combler les lacunes. Au début, le propriétaire des lévriers barzoïs prétend être un ami de l’homme qui a assassiné Trotsky. Se pourrait-il qu’il soit lui-même l’infâme Mercader ? Jusqu’au bout, Ivàn et le lecteur sont maintenus dans le doute.

Un énorme travail de recherche

Du point de vue de la technique littéraire, Padura montre une grande habileté en reliant les événements de la vie d’Iván à Cuba, les premières années de Mercader en Espagne, puis en France, et enfin l’exil de Trotsky. Padura retrace très consciencieusement la vie de Trotsky pendant la révolution d’Octobre, la guerre civile (il était alors chef de l’Armée Rouge, qui remporta la victoire contre les 21 armées étrangères alliées contre la révolution russe), la lutte de l’Opposition de Gauche contre la bureaucratie stalinienne, puis les longues années d’exil en Turquie, en France, en Norvège et enfin au Mexique. La vie de Trotsky est bien documentée et la version de Padura suit les faits de très près.

Padura raconte toute l’histoire de la bataille de Trotsky contre Staline et le stalinisme, son exil de l’URSS et finalement son assassinat. Le roman repose sur un travail de recherches énorme. Mais il se développe sur plusieurs plans. Tout d’abord, il y a l’histoire d’Iván Cárdenas Maturell ; ensuite, la vie de Trotsky et de Mercader, la guerre civile espagnole, le fonctionnement sinistre de la GPU de Staline – et enfin le problème de la bureaucratie et l’impact du stalinisme à Cuba.

On est en droit de croire que le personnage de fiction Iván est basé sur les expériences réelles, soit de Padura lui-même, soit de gens qu’il a bien connus. Iván est vraiment la personnification de toute une génération de jeunes intellectuels cubains qui se sont donnés corps et âme à la Révolution, qui ont combattu, travaillé et fait des sacrifices pour assurer son succès, mais qui ont fini par être déçus et révoltés par le stalinisme, qui a transformé les idéaux de la Révolution en une caricature bureaucratique.

Ici, comme dans toute grande littérature, le particulier est fermement lié au général : la vie des individus est intimement attachée aux destinées de la Révolution – et de la contre-révolution. Ce ne sont pas les personnages en carton habituellement dépeints dans les fictions populaires, mais des femmes et des hommes qui respirent et sont bel et bien vivants. Et leurs vies, bien qu’individuelles, sont indissociables des grands processus historiques en cours – et ne peuvent pas être comprises indépendamment d’eux.

La révolution trahie

Lors d’une interview au journal Argentin Clarin, on demanda à Padura pourquoi il avait voulu raconter cette histoire. Il répondit qu’outre une certaine nostalgie, il essayait aussi de découvrir les causes de la dégénérescence de la révolution russe. En étudiant l’assassinat de Trotsky, il avait commencé à comprendre l’essence du stalinisme et son rôle contre-révolutionnaire : « Soudainement, je compris quelques-unes des causes qui amenèrent la perversion de l’utopie. Le rôle du Stalinisme, l’héritage qu’il représente : ce sont des choses terribles ».

Progressivement, une nouvelle génération arrive et cherche la vérité. C’est d’autant plus vrai à Cuba, où de grands sacrifices ont été faits pour la révolution socialiste et où tant de mal est arrivé à cause de l’influence du stalinisme. Le livre de Padura aidera sans l’ombre d’un doute beaucoup de gens à comprendre le passé et à se préparer à affronter l’avenir.

Dans son livre, Padura fait lire à Mercader La Révolution trahie, de Trotsky, pendant son séjour en prison. C’est là un bon exemple de la surprenante imagination de l’auteur. Mais c’est également une preuve que l’auteur a lu les œuvres de Trotsky et qu’il encourage les Cubains à faire de même. L’homme qui aimait les chiens a joué un rôle important dans la diffusion des idées de Trotsky à Cuba. Mon expérience récente m’a prouvé qu’il y avait, sur l’île, une curiosité et un intérêt grandissants pour ses œuvres.

La publication de ce livre a élevé la figure et le prestige de Padura jusqu’au rang des grands écrivains. C’est un rang tout à fait mérité. L’homme qui aimait les chiens est à la fois une œuvre littéraire brillante et une enquête historique impressionnante. Sa lecture est indispensable à tous ceux qui s’intéressent au socialisme et à la vérité historique.

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