A l’heure où nous publions cet article, l’héroïque soulèvement de la jeunesse iranienne se poursuit – malgré la répression brutale, les tirs à balles réelles, les arrestations et la torture.

La plupart de celles et ceux qui bravent la mort, chaque jour, sont nés bien après la révolution iranienne de 1979, qui a renversé le régime du Shah (« Roi ») et débouché sur la consolidation d’un autre régime archi-réactionnaire, celui des Mollahs (« Seigneur » ou « Maître »).

Ce paradoxe d’une révolution qui, chassant un roi, le remplace par un ayatollah, est très simplement résolu par l’histoire officielle : les masses ont eu ce qu’elles voulaient, à savoir une « République islamique ». Et pour l’obtenir, elles ont accompli une « révolution islamique », dont la force motrice fut le clergé chiite. Point final.

Cette légende passe sous silence le rôle déterminant de la classe ouvrière iranienne, dont la mobilisation massive fut la colonne vertébrale de la révolution, et sans laquelle l’Ayatollah Khomeini n’aurait jamais pu rentrer de son exil en France, en février 1979. La question reste donc entière : comment se fait-il qu’une révolution ouvrière ait débouché sur un régime tout aussi dictatorial et oppressif – si ce n’est plus – que la monarchie à laquelle il succéda ?

L’Iran pré-révolutionnaire

L’Iran pré-révolutionnaire était dominé par les grandes puissances impérialistes, Etats-Unis en tête. Ce pays occupait une position géo-stratégique de premier plan, notamment du fait de sa frontière avec l’URSS. Quatrième producteur mondial de pétrole, il concentrait 10 % de la production mondiale d’« or noir », en 1976. Ce fait jouait un rôle central dans la politique des impérialistes occidentaux à l’égard de l’Iran.

L’administration américaine avait la haute main sur les affaires internes du pays. En 1953, la CIA et les services secrets britanniques avaient organisé un coup d’Etat qui avait remis au pouvoir le Shah, un moment écarté par Mohammad Mossadegh. Ce dernier n’avait rien d’un communiste, mais sa politique contrariait les intérêts fondamentaux des impérialistes occidentaux, dans la région.

Dans les années 60 et 70, l’Iran connut une industrialisation extrêmement rapide. Ce fut particulièrement le cas à partir de 1973 : la flambée du cours du pétrole donna au régime une base financière lui permettant d’investir massivement dans l’industrie. Une conséquence positive en découla : le développement d’une puissante classe ouvrière. Au seuil de la révolution, l’Iran comptait quelque 4 millions de travailleurs, sur une population totale de 35 millions. Comme le remarquait notre camarade Ted Grant dans un article rédigé en février 1979, cela signifiait que le rapport de force entre les classes, en Iran, était bien plus favorable aux travailleurs qu’il ne l’était dans la Russie de 1917. Cependant, il y avait dans la Russie de 1917 un facteur qui faisait cruellement défaut en Iran : un parti révolutionnaire, le parti bolchevik. Nous y reviendrons.

A la fin des années 70, la jeune classe ouvrière iranienne supportait de moins en moins la dictature féroce du Shah et de sa police secrète, la SAVAK. Les arrestations, la torture et les exécutions formaient le quotidien des opposants à la monarchie. Les militants communistes étaient systématiquement traqués et persécutés. Tant que le régime du Shah leur parut solide, ces méthodes reçurent la bénédiction des « démocraties » occidentales, dont la France. Mais lorsque les impérialistes comprirent que le maintien de la monarchie risquait de provoquer une révolution, ils commencèrent à prendre leurs distances à l’égard du Shah, sous couvert de préoccupations « démocratiques ».

La dislocation du régime

C’est la mobilisation de la jeunesse et des classes moyennes qui annonça l’imminence d’une tempête sociale. A partir d’octobre 1977, les grandes manifestations se multiplient. Chaque fois, la SAVAK tire sur la foule, ce qui entraîne de nouvelles manifestations pour protester contre la répression. Très courageusement, la SAVAK n’hésite pas à mitrailler les manifestants à partir d’hélicoptères. Mais rien n’y fait. Face à l’héroïsme et à l’implacable détermination des masses, le ressort de la répression se brise. Les milliers de morts et de blessés ne font qu’accroître l’isolement et l’impopularité du Shah.

A partir d’octobre 1978, la classe ouvrière entre à son tour de plain-pied dans le mouvement. Une grève générale se développe. Les travailleurs du secteur pétrolier jouent un rôle décisif en paralysant le cœur de l’économie iranienne. Ce faisant, ils portent le coup fatal au régime du Shah – à la grande surprise des militants et théoriciens ultra-gauchistes qui avaient proclamé l’« embourgeoisement » des salariés du pétrole, sous prétexte qu’ils étaient mieux payés que la moyenne.

Une fois lancée, la vague révolutionnaire ne cesse de croître et balaie tout sur son passage. Des « shoras » – c’est-à-dire des « conseils » ouvriers – surgissent dans les entreprises. Les travailleurs expulsent les patrons et prennent le contrôle des usines. Les paysans occupent les terres. Les femmes manifestent pour exiger l’égalité des droits. Les étudiants prennent en main les institutions du système éducatif. Les nationalités opprimées – Kurdes, Arabes, Azéris – secouent leur joug et réclament l’autonomie.

Dans cette fournaise révolutionnaire, l’armée se disloque. Les soldats du rang rechignent à réprimer le mouvement et commencent même à purger l’armée de ses officiers les plus notoirement réactionnaires. En même temps que l’armée, c’est l’argument traditionnel des réformistes – selon lesquels les révolutions sont fatalement écrasées par la supériorité militaire de la classe dirigeante – qui tombe en miettes.

Le rôle du PC iranien

Après la fuite du Shah, le 16 janvier 1979, les conditions d’une conquête du pouvoir par la classe ouvrière ne cessent de mûrir. L’appareil d’Etat, aux abois, se fissure de toutes parts. La SAVAK se volatilise, car ses membres haïs du peuple craignent les représailles, à juste titre. Le véritable pouvoir est dans la rue, dans les millions de jeunes et de travailleurs qui défilent régulièrement à Téhéran et dans les autres grandes villes du pays. Mais il leur manque un instrument décisif : une direction révolutionnaire, c’est-à-dire un parti armé d’un programme révolutionnaire, et déterminé à s’appuyer sur la mobilisation du peuple pour renverser le capitalisme.

Ici se noue la tragédie de la révolution iranienne. Instinctivement, différentes couches du peuple se mobilisent pour en finir avec l’exploitation et l’oppression. Mais toutes les grandes organisations de gauche, en Iran, succombent alors à la démagogie anti-monarchiste de l’Ayatollah Khomeini. Les dirigeants staliniens du Parti Communiste – le Tudeh, qui est le plus puissant parti de gauche – rejettent la perspective d’une révolution socialiste. Ils voient dans Khomeini le représentant d’une « aile progressiste de la bourgeoisie » iranienne. Ce faisant, ils renforcent les illusions des masses dans le programme officiel – et extrêmement nébuleux – de l’Ayatollah.

En réalité, Khomeini et les sommets du clergé chiite sont d’implacables réactionnaires. Il n’y a d’ailleurs pas, en Iran, de « bourgeoisie progressiste » : c’est un mythe stalinien. Le fait est qu’à l’époque la bureaucratie stalinienne, à Moscou, ne veut pas d’une révolution socialiste en Iran, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, une telle révolution ne manquerait pas d’inspirer les travailleurs d’URSS (notamment en Asie centrale), et donc de déstabiliser le pouvoir dictatorial de la bureaucratie soviétique. D’autre part, à la fin des années 70, la bureaucratie soviétique cherche à stabiliser ses relations avec l’impérialisme américain, et ne veut donc pas provoquer Washington en minant son emprise sur l’Iran. La direction du Parti Communiste iranien – largement contrôlée par Moscou – applique une ligne politique conforme aux intérêts non des masses iraniennes, mais de la bureaucratie soviétique. C’est cette trahison de la révolution par les dirigeants du Parti Communiste qui constitue l’élément central du paradoxe de la révolution iranienne.

Contre-révolution

Dépossédé de ses terres par la « réforme agraire » de 1963, le clergé chiite était en conflit avec le régime du Shah. Dès lors, en l’absence d’une expression politique indépendante des travailleurs, l’opposition du clergé réussit à trouver un écho dans le peuple, y compris une section significative de la classe ouvrière. Or, au lieu de saper l’assise du clergé islamiste par une politique et un programme de classe indépendants, les dirigeants du PC renforcent son autorité aux yeux des travailleurs. Résultat : aucune force significative, à gauche, ne conteste à Khomeini la direction du mouvement.

En 1979, Khomeini finit par gagner le soutien des impérialistes, qui l’appuient dans ses manœuvres pour se placer à la tête de la vague révolutionnaire afin d’en limiter la portée – et, ainsi, d’empêcher les travailleurs de prendre le pouvoir.

Lorsqu’il prend formellement le pouvoir, le 11 février 1979, Khomeini ne peut pas immédiatement écraser la révolution. Plusieurs années lui seront nécessaires pour venir à bout des forces monumentales que cette révolution a réveillées. Au début, les travailleurs ont toujours leurs organisations – les shoras, les comités de quartier, etc. – et cherchent à consolider et étendre ce qu’ils ont conquis.

Khomeini doit procéder avec précaution, en éliminant peu à peu tous les organes de démocratie ouvrière grâce à son réseau serré d’institutions répressives, qui sont mises en place sous prétexte de « défendre la révolution ». Dans les quartiers, dans les entreprises, partout, les soi-disant « Gardiens de la révolution » étouffent toute opposition et toute vie démocratique. Pour faire diversion, Khomeini adopte une posture anti-impérialiste, comme lors du célèbre épisode de l’assaut contre l’ambassade des Etats-Unis, en novembre 1979.

En 1983, la contre-révolution parachève son œuvre sanglante. Toutes les conquêtes sociales et démocratiques de la révolution sont liquidées : la réduction du temps de travail, le contrôle ouvrier de la production, les augmentations de salaire, la liberté d’expression, les droits des femmes, le droit de faire grève et de manifester. Le système capitaliste est sauf, la répression extrêmement féroce. Le Parti Communiste est interdit par le gouvernement qu’il a contribué à mettre en place ; ses militants sont emprisonnés, forcés à l’exil ou exécutés. Entre 1981 et 1983, le régime exécute beaucoup plus de militants de gauche qu’en 30 ans de dictature du Shah.

Cette tragédie n’avait rien d’inévitable. En 1979, toutes les conditions d’une révolution socialiste victorieuse étaient réunies, en Iran, à l’exception d’une condition fondamentale : l’existence d’un parti révolutionnaire, d’un parti marxiste déterminé à renverser le capitalisme, à porter la classe ouvrière au pouvoir et à entraîner dans son sillage toutes les autres couches opprimées de la population. Telle est la plus importante leçon de la révolution iranienne de 1979, comme de tant d’autres révolutions manquées.

C’est précisément cette leçon dont la jeunesse iranienne, 43 ans plus tard, est en train de prendre conscience. Dans sa lutte héroïque contre le régime corrompu des Mollahs, elle a besoin d’une puissante organisation révolutionnaire. Si elle veut en finir non seulement avec Raïssi, Khamenei et compagnie, mais aussi avec le système capitaliste lui-même, elle devra construire une telle organisation. Pour notre part, nous sommes certains qu’elle y parviendra, car il n’y a pas d’autre voie.

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