Serbie

Quelques semaines après avoir remporté une victoire électorale écrasante, le régime du président Aleksandar Vučić et de son Parti Progressiste Serbe (SNS) fait face à une contestation grandissante. Il y a de nombreuses raisons légitimes à cela – de la gestion criminellement incompétente de la crise du COVID-19 à une catastrophe économique imminente : près de 300 000 travailleurs devraient perdre leur emploi cet automne. Pourtant, les manifestations qui éclatent dans tout le pays sont assez passives, relativement petites et sans revendications claires. Cela en fait des cibles de choix pour les provocateurs de droite et pour une campagne de répression d’une brutalité inédite.

Farce électorale et pandémie

Le président Aleksandar Vučić a remporté largement les dernières élections générales qui se sont tenues le 21 juin. Son parti détient une majorité absolue au parlement et aucun parti d’opposition sérieux ne lui barre la route. En effet, le Parti Socialiste de Serbie (l’ancien parti de Slobodan Milosevic) et l’Alliance Patriotique Serbe (un parti populiste de droite) ne sont une opposition que de nom. Tous les partis réellement opposés à Vučić ont soit boycotté les élections, soit misérablement échoué à atteindre le seuil électoral de 3 %.

On pourrait penser qu’un tel résultat assurerait une période de stabilité pour le régime du SNS mais rien ne serait plus éloigné de la réalité. Ces élections étaient une farce dès le début. Elles ont été marquées par de nombreuses irrégularités et un taux de participation autour de 48 % – le plus faible depuis la restauration du capitalisme en Serbie. Ces élections ont été organisées en pleine épidémie de coronavirus. Pour faciliter la campagne électorale et s’assurer la victoire, le gouvernement a purement et simplement annulé les mesures de confinement, prétendant ainsi mettre fin à la pandémie par décret.

Serbie 2Cependant, la mauvaise gestion de la crise sanitaire n’a pas commencé avec les élections. Depuis le début de la pandémie, en mars, le gouvernement et ses « experts médicaux » ont publié des déclarations contradictoires sur la gravité de la menace. L’un d’eux a même déclaré que le COVID-19 « n’existait que sur les réseaux sociaux ». Après avoir dû reconnaître que la menace était réelle, le gouvernement a complètement changé son fusil d’épaule. La loi martiale a été proclamée, les personnes âgées se sont vues confinées chez elles et un couvre-feu nocturne a été institué. L’armée a même été mobilisée pour patrouiller dans les rues. Évidemment, le gouvernement n’a pas touché aux véritables vecteurs de la pandémie, les usines bondées et les entreprises où les travailleurs passent leur journée les uns sur les autres. Les entreprises privées n’ont reçu de la part du gouvernement que de simples « recommandations » non contraignantes. La loi martiale a poussé les travailleurs dans plusieurs usines à faire grève pour exiger des mesures de protection. La pression populaire a également permis que certaines entreprises donnent des congés à leurs employés. Malheureusement, rien de tout cela n’a suffi et ce n’était qu’une question de temps avant que le nombre de malades ne dépasse les capacités du système de santé.

Les étudiants montrent la voie

La gestion de la crise par le gouvernement a été absolument catastrophique. Par exemple, pour maintenir les apparences pendant la période électorale, le gouvernement a rouvert les universités de Belgrade et appelé les étudiants à revenir sur les campus. Une fois les élections passées, les étudiants ont été à nouveau renvoyés chez eux. L’annonce de cette nouvelle expulsion des campus dans la soirée du 2 juillet a provoqué une explosion de colère. Les étudiants sont descendus par milliers dans les rues de Belgrade et se sont dirigés vers l’Assemblée Nationale.

Serbie 3Se coordonnant via la page Facebook « mettons un terme aux expulsions des dortoirs étudiants » et celle de « Un toit au-dessus de nos têtes » (une coalition qui lutte contre les expulsions locatives avec laquelle la section yougoslave de la Tendance Marxiste Internationale collabore), les étudiants ont manifesté, scandé des slogans contre les expulsions et ont gagné la sympathie d’une large audience dans tout le pays. Quelques heures plus tard, le gouvernement était contraint de reculer avant même que les étudiants n’aient atteint le parlement. Le régime montrait ainsi à quel point sa « victoire électorale écrasante » n’était qu’un écran de fumée.

Le régime acculé

La semaine suivante, le gouvernement a tenté d’imposer un couvre-feu total complètement arbitraire de 3 jours. Cela ne pouvait en rien aider à contenir l’épidémie mais allait par contre avoir un impact énorme sur la vie quotidienne de millions de personnes.

Comme prévu, la victoire fulgurante des étudiants de Belgrade a enhardi les jeunes de la ville et, dès le 7 juillet, ils se sont rassemblés pour protester contre l’introduction du couvre-feu, convaincus qu’ils pourraient à nouveau faire reculer le gouvernement – ce qu’ils ont réussi à faire. Mais cette fois, Vučić était prêt et il a tout fait pour empêcher de nouvelles explosions de colère.

Il serait naïf de penser que toute cette colère n’est liée qu’au COVID-19. La pandémie est la cause immédiate de ces manifestations. Mais la crise mondiale du capitalisme qui montre le bout de son nez en Serbie fait elle aussi monter l’inquiétude et la colère. Il y a déjà des licenciements dans le secteur privé et des « négociations » concernant le secteur public et en particulier Air Serbia, la compagnie aérienne serbe. Selon les syndicats, entre 250 000 et 300 000 travailleurs vont perdre leur travail cet automne.

Vučić est assiégé de toute part. Son régime est d’autant plus fragile que la coalition au pouvoir a fait ce qu’aucun Etat bourgeois stable ne devrait faire, elle a mis en place une scène politique unipolaire, où la gauche et la droite bourgeoises gouvernent ensemble et font comprendre à tout le monde qu’il n’y a pas de différence entre elles. Une telle tactique peut garantir qu’une certaine clique politique et son chef restent au pouvoir pendant plusieurs mandats consécutifs mais tôt ou tard la classe dirigeante en paiera le prix et tout son système explosera en mille morceaux.

Ce problème est exacerbé par le fait que les partis d’opposition bourgeois n’inspirent aucune confiance aux masses. Dans ces conditions, un mouvement social de masse dirigé contre les réformes du gouvernement est très difficile à contrôler pour la bourgeoisie. Une chose est certaine : si un tel mouvement arrivait à entraîner massivement la population, ce serait la fin de la carrière politique de Vučić. C’est pour éviter cela que l’Etat est passé à l’action.

Provocation et répression

Une vaste campagne de répression policière a été lancée dans le pays, comme il n’en a pas été vu dans le pays depuis longtemps. Le caractère spontané des manifestations et l’absence de direction, d’organisation ou de revendications claires les ont rendues vulnérables aux éléments provocateurs infiltrés. Cette faiblesse a été pleinement exploitée par le régime qui a mobilisé tous ses provocateurs pour faire dérailler le mouvement vers des revendications nationalistes et réactionnaires. Alors qu’une manifestation commençait à rassembler plusieurs milliers de personnes au cœur de Belgrade, un petit groupe de hooligans et de fascistes (et parmi eux un député) ont attaqué l’Assemblée Nationale en chantant des slogans nationalistes et racistes, avant d’être escortés par la police. Peu de temps après, à l’approche de la police anti-émeute et de la gendarmerie, des hooligans leur ont lancé des pierres et des feux d’artifice. Cela a transformé la manifestation en émeute et a fourni à la police toutes les excuses dont ils avaient besoin pour réprimer.

Jamais on n’avait vu en Serbie un tel niveau de répression sur une petite manifestation. Policiers anti-émeutes, chiens d’attaque, cavalerie, véhicules blindés avec lanceurs de gaz lacrymogène et bombes de désencerclement : une véritable campagne de terreur a été lancée par le gouvernement à l’échelle de toute la Serbie. Un tel niveau de répression montre que le gouvernement est bien moins confiant dans sa popularité et dans sa capacité à contrôler les masses qu’il ne le prétend.

La combinaison de la répression et du détournement des manifestations par l’extrême droite a fait baisser brutalement le nombre de manifestants. Le 11 juillet, la manifestation à Belgrade ne groupait plus qu’un petit millier de personnes, haranguées par un prêtre orthodoxe agitant une icône et hurlant des slogans nationalistes dans un haut-parleur. Cela ne signifie pas que la colère des masses est retombée, ni que les nationalistes expriment les véritables préoccupations des masses. La majorité des personnes interrogées sur les raisons pour lesquelles elles ne participaient plus aux manifestations répondaient en effet que leur retrait était causé par la « récupération des manifestations par la droite ». L’échec du mouvement à empêcher cette récupération démontre en fait l’impossibilité de gagner en limitant le mouvement à des manifestations.

La classe ouvrière doit rentrer dans l’arène avec ses propres armes et ses propres revendications. Il faut dès maintenant une grève générale dans les secteurs non essentiels de l’économie afin d’éviter la propagation de l’épidémie sur le lieu de travail et dans les transports publics. Ce moyen d’action protégerait les travailleurs et frapperait le régime Vučić plus durement que n’importe quelle explosion spontanée de manifestations. La classe ouvrière a la capacité de se placer au premier plan d’un tel mouvement. Elle l’a prouvé à de nombreuses reprises au cours de l’histoire et elle le prouvera encore à l’avenir, dans la lutte contre un système qui sacrifie la santé publique aux profits de la bourgeoisie.

Les événements spectaculaires qui se sont déroulés à Belgrade ont montré au monde entier la force irrésistible d’un soulèvement populaire qui a fait chuter un régime en l’espace de quelques jours.

Les bombardements de l’OTAN, en détruisant une bonne partie de l’infrastructure économique de la Serbie et en tuant un grand nombre de civils, ont contrecarré le mouvement social d’opposition au régime qui commençait à se former. Milosevic a pu rallier la nation serbe autour de sa personne face aux agresseurs étrangers. Avec la fin de la guerre, l’hostilité au régime a refait surface et a atteint des proportions que Milosevic lui-même n’avait pas anticipées. Il croyait pouvoir emporter les élections, la fraude aidant, et s’appuyer sur l’armée et la police. On ne saura peut-être jamais le résultat réel des élections, mais l’opposition avait probablement obtenu une majorité. Quoiqu’il en soit, les développements ultérieurs rendent obsolète la polémique sur la légalité du scrutin. Le régime de Milosevic n’est plus.

L’élan formidable de la mobilisation populaire était tel que les soldats et les policiers ne pouvaient pas s’y opposer. Tant que le mouvement de protestation reposait essentiellement sur les étudiants et les couches sociales intermédiaires, le gouvernement pouvait tenir. Mais la mobilisation de certains secteurs du salariat, et notamment des mineurs, a fait basculer radicalement le rapport de force. A ce stade, si le haut commandement avait ordonné la répression des manifestations, l’armée se serait tout simplement scindée en deux, et une partie importante de ses effectifs serait ouvertement passée du côté de la population.

Les policiers et les soldats ont fraternisé avec les manifestants, s’écartant de leur chemin lors de l’assaut des bâtiments gouvernementaux. Dans un tel contexte, les travailleurs auraient pu prendre le pouvoir pratiquement sans coup férir. Pour ce faire, il ne leur manquait que des organisations indépendantes et une conscience de classe plus développée. "La nature ne tolère pas le vide" disait Spinoza. En l’occurrence, la déroute du régime a laissé un vide que les dirigeants des partis de l’opposition n’avaient plus qu’à remplir.

La première préoccupation des nouveaux maîtres de Belgrade était le "rétablissement de l’ordre". Il fallait mettre fin aux protestations et aux grèves. Naturellement, les médias en France ont présenté les événements comme la victoire de la "démocratie" sur le "communisme. Or, la véritable signification de ce renversement est tout autre. Le régime de Milosevic n’avait rien à voir avec le communisme. Il s’agissait d’un régime pro-capitaliste et mafieux qui avait déjà largement entamé un programme de privatisations, au point d’avoir détruit les fondements de l’économie planifiée qui existait à l’époque de Tito. Le conflit entre Milosevic et l’ancienne opposition ne portait pas sur autre chose que sur la question des destinataires des ressources privatisées. Milosevic voulait en faire profiter en priorité sa propre famille et son entourage immédiat, alors que l’opposition lui reprochait la lenteur des réformes et défendait davantage les prétentions des multinationales étrangères qui convoitent depuis longtemps le contrôle des banques, des moyens de production et des marchés de la région. Sous Kostunica, le peuple serbe subira les conséquences sociales de la braderie de l’économie nationale au profit d’une poignée d’ex-bureaucrates staliniens et de spéculateurs étrangers.

La haine du régime de Milosevic et de sa politique anti-sociale a ouvert la voie à la victoire de Kostunica. Le PIB de la Serbie a chuté de moitié en 10 ans. Avant les bombardements de l’OTAN, le taux de chômage frôlait les 25% ; les frappes des États-Unis, de la France et les autres "alliés" ont porté ce chiffre à 40%.

Rappelons que Milosevic a pris le pouvoir en s’appuyant sur les tendances nationalistes de la Serbie. Dans la période de l’après-guerre, le régime stalinien de Tito s’était stabilisé au moyen de l’autonomie des régions, sur la base du développement de l’économie planifiée et de l’élévation conséquente du niveau de vie de la population. La crise économique engendrée, entre autres, par le parasitisme de la bureaucratie a fini par raviver les tensions nationales. Ce développement a redonné aux puissances capitalistes, et notamment à l’Allemagne et à la France, l’espoir de retrouver leurs anciennes sphères d’influence. La sécession de la Croatie sous l’impulsion de l’Allemagne a déclenché l’éclatement de la Yougoslavie. Le démembrement de l’ancienne fédération n’avait absolument rien de progressiste. Bien au contraire, il a été à l’origine de l’une des périodes les plus sombres de toute l’histoire des Balkans, chaque année apportant son lot de tueries, de migrations forcées et de misère.

"La victoire de l’opposition se soldera par la soumission de la Serbie aux intérêts des grandes puissances, à commencer par l’Allemagne et les États-Unis."

L’opposition avançait hypocritement sous le drapeau de la "démocratie". Elle a trouvé un écho chez les étudiants et dans les classes moyennes, mais les travailleurs serbes sont restés pour le moins sceptiques à son égard. La grève des mineurs a modifié le rapport de force à la défaveur du régime, minant le moral de la police et de l’armée. Faut-il pour autant conclure qu’il s’agit d’une révolution ouvrière ? Malheureusement, rien ne justifierait une telle supposition. La vaste majorité des travailleurs, par méfiance envers cette flopée de carriéristes "oppositionnels" cravatés, est restée en retrait. Ceux qui ont jeté leur poids dans la balance l’ont fait, hélas, non sous leur propre bannière mais sous celle de cette même opposition, ce qui est une erreur qui sera chèrement payée dans les mois et les années à venir. Les mineurs, sans dirigeants, sans organisation indépendante, ont appuyé l’opposition dans l’espoir qu’elle se révèlerait être un moindre mal par rapport à Milosevic. Cependant, de même que les mineurs russes avaient accordé le bénéfice du doute à Eltsine, et connu ensuite un réveil brutal, le réveil des mineurs serbes sera particulièrement rude. Les fruits de leur "victoire" seront volés par la nouvelle clique dirigeante, qui procédera désormais à l’exécution d’un programme ultra-libéral dont les mineurs pourraient bien figurer parmi les premières victimes.

Le programme de président Kostunica se trouve dans un texte intitulé Programme de l’Opposition Démocratique de la Serbie. On y trouve des mesures comme l’ouverture de la Serbie aux banques étrangères, la légalisation de la monnaie allemande sur le territoire national, un programme de privatisations "pour stimuler le marché des capitaux" et la vente d’entreprises aux investisseurs étrangers, la levée des contrôles sur les prix et la libéralisation du commerce extérieur. Au regard de ces engagements, personne ne s’étonnera du financement généreux octroyés aux partis de l’opposition par le gouvernement des États-Unis et de plusieurs pays de l’Union Européenne.

La victoire de l’opposition se soldera par la soumission de la Serbie aux intérêts des grandes puissances, à commencer par l’Allemagne et les États-Unis. Notons que la France, qui considérait la Serbie comme une nouvelle zone d’influence dans la région face à celle de l’Allemagne, déjà établie, en Croatie, s’est fait doubler par son puissant voisin. Ce "grand jeu" mené sur l’échiquier des Balkans révèle la rivalité intense qui divise les puissances du Vieux Continent, et ne correspond guerre à l’image qu’elles veulent donner d’elles mêmes, à savoir celle d’un club de pays frères coopérant pour le plus grand bien de la collectivité européenne.

Au lendemain du renversement de Milosevic, le chef de la diplomatie française, Monsieur Védrine, n’a pas trouvé de mots assez forts pour exprimer sa profonde admiration pour peuple serbe, oubliant que les hommes, femmes et enfants de ce même peuple mourraient sous les bombes françaises, en mars 1999, et qu’ils ont subi les effets des sanctions économiques draconiennes imposées par la suite à leur pays. Aujourd’hui, la France souhaite profiter de la grande braderie de l’économie serbe, pendant que le peuple tant louangé sombre dans la pauvreté. Monsieur Védrine sait très bien, pourtant, que l’invité d’honneur ne sera pas la France, mais les États-Unis, suivis de près par l’Allemagne. Les États-Unis contrôlent désormais une partie importante du sud de l’Europe. L’Albanie est effectivement devenue un de ses satellites, au même titre que le Kosovo et la Bosnie. Un important dispositif militaire américain est établi en Macédoine, et le "grand frère", outre-atlantique, lorgne dores déjà en direction du Monténégro.

La conscience de classe et la combativité des travailleurs serbes seront désormais formées dans la dure école des rapaces libéraux actuellement au pouvoir. Le mouvement ouvrier serbe a de longues et fières traditions socialistes et internationalistes. Ces traditions referont surface dans les années à venir. Découpée en morceaux, l’ancienne Yougoslavie est devenue une proie facile pour les grandes puissances. Seule une fédération socialiste et démocratique yougoslave offrirait une issue aux peuples de la région. Tel est le programme que le mouvement ouvrier serbe doit inscrire, dans les années à venir, sur sa bannière.