Depuis la rédaction de cet article, François Ruffin a approfondi le « virage à droite » que nous y décrivions. Après l'attaque du Hamas en Israël, il a critiqué, publiquement et de concert avec le PS et EELV, la position adoptée par la France Insoumise qui soulignait la responsabilité du gouvernement Netanyahou dans ce conflit. Quelques jours après, il réagissait à l'attentat d'Arras en écrivant « La Nation doit faire bloc », avant le surlendemain d'approuver le principe de l'expulsion des familles de réfugiés dont un membre se serait « radicalisé » (Entretien à BFM Politique, le 15 octobre). Comme nous l’expliquons dans cet article, la voie choisie par Ruffin est une impasse, qui ne peut mener la gauche qu’à la défaite et à la capitulation.


François Ruffin est l’une des personnalités les plus connues de la gauche française. Il bénéficie d’un courant de sympathie dans une large fraction de la jeunesse et de la classe ouvrière. Après deux échecs consécutifs de la France insoumise (FI) à l’élection présidentielle, et alors que Mélenchon se déclare « en retrait », Ruffin ne cache pas sa volonté de jouer un rôle de premier plan lors des prochaines échéances nationales – c’est-à-dire soit en 2027, soit avant 2027 si la profonde crise sociale et politique impose des élections anticipées à la bourgeoisie.

Dans ses interventions médiatiques et son journal (Fakir), Ruffin développe systématiquement ses idées « stratégiques » et programmatiques pour mener la gauche à la victoire. Le 13 septembre dernier, il les a détaillées dans une longue interview accordée au Un hebdo. Nous l’avons lue attentivement – et voici ce que nous en pensons.

La crise de la NUPES

Ruffin déplore la crise permanente de la NUPES et souligne que sa division a un impact négatif sur son potentiel électoral. La NUPES lui fait penser à un « équipage qui s’engueule sur le pont » d’un navire qui doit affronter une mer très agitée. Cette image frappe juste. De nombreux travailleurs observent avec beaucoup de scepticisme, voire d’irritation, les polémiques, récriminations et divergences qui ne cessent d’éclater entre les dirigeants des composantes de la NUPES (FI, PCF, PS et Verts). Pendant ce temps, le RN de Marine Le Pen offre l’image inverse : celle d’une force politique unie. Ruffin a raison de souligner ce contraste, mais il ne répond pas à la question : pourquoi la NUPES est-elle aussi divisée ?

Il y répond d’autant moins que, selon lui, « toute la gauche » – y compris, donc, le PS et les Verts – se serait ralliée au programme de la FI à la présidentielle de 2022. « Toute la gauche » serait désormais sur une « ligne » de « ruptures avec le triptyque “concurrence, croissance, mondialisation” ».

Nous reviendrons plus loin sur ce « triptyque », mais rappelons d’abord que le « programme partagé » de la NUPES, aux élections législatives de juin dernier, portait très mal son nom. Le PS et les Verts, en particulier, avaient tenu à inscrire noir sur blanc toutes sortes de désaccords avec des éléments importants du programme – et ce dans la brochure du programme lui-même ! Par exemple, sur la question de la « rupture » avec la « concurrence », dont Ruffin dit qu’elle est désormais partagée par « toute la gauche », les dirigeants du PS et des Verts avaient tenu à proclamer leur opposition à la quasi-totalité des nationalisations préconisées par le « programme partagé ».

De même, les polémiques qui ont divisé la NUPES après le meurtre de Nahel n’étaient pas une surprise, compte tenu de l’extrait suivant du « programme partagé » : « Le Parti socialiste refuse l’utilisation de la terminologie “violences policières” ; en conséquence, il ne soutiendra pas la création d’une commission d’enquête sur les violences policières ayant entraîné la mort ou la mutilation de citoyens pour en établir toutes les responsabilités. » Incroyable et scandaleux, mais vrai !

Ainsi, les divisions qui déchirent sans cesse la NUPES reflètent des divergences politiques et programmatiques. Ruffin ne le voit pas ou ne veut pas le voir. Il n’est pas le seul. En septembre 2022, déjà, nous écrivions : « lorsque Manuel Bompard affirme que “l’orientation politique” de la NUPES a été “tranchée”, il fait abstraction de divergences majeures – et qui ne manqueront pas de fracturer la NUPES, tôt ou tard. » [1]

Pendant près de dix ans, les dirigeants de la FI ont dénoncé à juste titre les trahisons, les renoncements et l’extrême modération du PS et des Verts. A cet égard, la NUPES marquait donc un virage à droite de la FI, car elle se liait de nouveau à des partis profondément discrédités dans la masse des exploités et des opprimés. Loin de remettre en cause cette stratégie, Ruffin propose de poursuivre ce virage à droite. Par exemple, aux « Amfis d’été » de la France insoumise, il rejetait publiquement la « radicalité » politique et insistait sur la nécessité de « rassurer et rassembler ». Or ceci « rassurera » seulement (et partiellement) la bourgeoisie.

« Classes populaires » et classe ouvrière

Avant d’entrer dans le détail du programme « non-radical » de Ruffin, nous devons évoquer sa singulière théorie sociologique. Selon lui, la gauche n’est pas suffisamment attentive aux « fractures économiques et politiques » qui divisent le peuple : « les profs et les “prolos”, les deux pôles de la gauche, se séparent. S’y ajoute un second divorce, interne aux classes populaires : entre les blancs des campagnes et les enfants d’immigrés des quartiers ». Or si les grandes villes et les « quartiers », poursuit Ruffin, sont déjà gagnés à la FI, les campagnes et petites villes ne le sont pas encore.

Cette analyse ne tient pas debout. S’il est vrai qu’une majorité des électeurs des banlieues les plus pauvres ont voté à gauche en 2022, ce fut souvent sur fond d’abstention massive. Par exemple, à Vénissieux (banlieue de Lyon), la candidate de la NUPES l’a emporté avec 65 % des voix, mais dans un océan d’abstention : 67 %. Il en fut d’ailleurs de même dans de nombreuses circonscriptions rurales en Ardèche, en Ariège ou encore en Bretagne. L’abstention était particulièrement élevée aux élections législatives, mais elle n’a pas épargné la présidentielle. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, Mélenchon a recueilli 49 % des voix le 10 avril 2022, mais l’abstention s’est élevée à 30 % (contre 24 % en 2017).

Les grandes approximations factuelles de la théorie de Ruffin se doublent d’une erreur théorique grossière : il prétend que les salariés habitant les grandes villes ont des problèmes et des intérêts différents de ceux qui vivent dans les zones rurales. Or c’est faux. La destruction des services publics se fait sentir aussi bien dans la Creuse qu’à Vaulx-en-Velin. La Seine-Saint-Denis est un « désert médical » au même titre que l’Indre ou le Pas-de-Calais. Le chômage de masse frappe les quartiers nord de Marseille comme les petites communes « sinistrées » des Ardennes. Et ainsi de suite. L’exploitation capitaliste est la même, fondamentalement, pour les salariés des villes comme pour ceux des campagnes. Ils ont les mêmes intérêts objectifs et forment une seule et même classe sociale : la classe ouvrière.

Il est vrai que la classe ouvrière des grandes villes est souvent en avance, politiquement, sur celle des campagnes. Mais leurs problèmes et leurs intérêts fondamentaux sont identiques. Par ailleurs, en période de profonde crise, la radicalisation s’exprime à la fois dans les grandes villes et dans les campagnes. On l’a bien vu lors du mouvement des Gilets jaunes, ou encore dans la récente lutte contre la réforme des retraites, qui a secoué les plus petites villes du pays.

Au fond, Ruffin prend le problème à l’envers. Sur la base de critères superficiels, il « fracture » la classe ouvrière en plusieurs « classes populaires », après quoi il s’efforce de trouver la bonne formule stratégique et programmatique qui permettrait de les « réconcilier ». Remettons les choses à l’endroit : il faut défendre un programme offensif – et oui, radical – qui mobilise l’ensemble des travailleurs contre leur ennemi commun, c’est-à-dire contre la grande bourgeoisie et le système capitaliste. L’unité objective de la classe ouvrière est un fait ; le problème, c’est que les dirigeants réformistes – dont Ruffin – refusent obstinément de mobiliser les travailleurs contre le capitalisme en crise.

Misère de l’ouvriérisme

La théorie sociologique erronée de Ruffin s’accompagne d’une mise en scène systématique de sa propre « normalité ». Il multiplie les références au football, discute avec Mélenchon dans sa cuisine par-dessus des tartines beurrées, et parle même de ses « origines ploucs » (sic). De cent manières plus ou moins ridicules, il s’efforce de ressembler à ce qu’il s’imagine être le « travailleur moyen ». Or les travailleurs n’ont pas besoin de dirigeants qui soient « comme eux » ; ils ont besoin de dirigeants dont les idées et le programme soient à la hauteur de la situation.

Comme toujours, ce genre de posture « ouvriériste » n’est que l’envers d’une dépréciation de la classe ouvrière. Par exemple, Ruffin déclare : « Quand tu patauges dans la gadoue en Picardie, l’émancipation du prolétariat, c’est super, mais avant ça, ça apporte quoi aux gens?». Ou encore : « je ne parle presque jamais de “capitalisme”. Dans mes campagnes, j’avais interdit aux militants d’utiliser “libéralisme”, “néolibéralisme”, “ultralibéralisme”. Pourquoi ? Parce que tous ces mots-là, ils marchent sans doute dans des cénacles, dans les facs, mais dans le pays, on perd les gens. » Autrement dit, les travailleurs seraient incapables de comprendre les questions politiques complexes. Ils ne s’intéresseraient qu’à ce qui les touche directement : les bas salaires, la précarité, le chômage, etc. Et donc Ruffin se contentera de leur parler de ces sujets, entre deux parties de football.

C’est franchement lamentable. D’une part, malgré l’exploitation et l’oppression qu’ils subissent au quotidien, des millions de travailleurs s’intéressent à l’histoire, la science, l’art et la philosophie. Et ils sont d’autant mieux placés pour comprendre ce qu’est le capitalisme qu’ils en sont les victimes. D’autre part, pour en finir avec les problèmes de salaires et de chômage, il faudra en finir avec le capitalisme lui-même – qu’il vaut mieux, dès lors, appeler par son nom.

Le « triptyque » du réformisme

Sans surprise, Ruffin développe l’idée que, pour convaincre les « classes populaires », il faut avancer un programme d’urgence constitué d’un petit nombre de mesures modérées : « Plus on a de mesures, plus elles sont ambitieuses, moins les gens nous croient ! » C’est là un vieux préjugé réformiste. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai. La crise générale du capitalisme a pris de telles proportions que des millions de travailleurs ne « croient » plus à l’efficacité des demi-mesures. Comment régler la crise climatique, contenir l’inflation ou éliminer le chômage de masse sans recourir à des mesures « ambitieuses » – et même très radicales ?

Malgré son caractère réformiste, le programme officiel de la FI – en 2017 et en 2022 – était nettement plus « ambitieux » et plus radical que les programmes du PS et des Verts. Résultat : c’est la FI qui domine la gauche, désormais. Si la FI défendait un programme plus modéré que celui de 2017 et 2022, cela aurait pour seul effet d’alimenter l’abstention, d’une part, et d’autre part le vote en faveur du RN. Pour progresser, la FI doit défendre un programme plus radical – et non l’inverse.

Venons-en aux propositions de Ruffin pour rompre avec ce qu’il nomme le «triptyque “concurrence, croissance, mondialisation” ».

« La concurrence, c’est aujourd’hui la réponse à tout, partout », explique Ruffin. Il fustige la « concurrence entre les territoires, entre les universités, entre les étudiants, (…) dans l’électricité, (…) dans le rail… » Mais dans le même temps, il considère comme acceptable la « concurrence entre les entreprises ». Il précise : « Le marché foire, donc il nous faut sortir du marché certains bouts de l’économie, encadrer le marché, réguler le marché ». La montagne anti-concurrentielle accouche d’une souris réformiste : seuls « certains bouts » de l’économie seront arrachés des griffes du marché, c’est-à-dire de la course aux profits. Tout le reste – soit l’écrasante majorité de l’économie – sera « encadré » et « régulé ».

François Hollande et tous les socio-démocrates qui ont dirigé des gouvernements, ces 40 dernières années, ne prétendaient pas faire autre chose. On ne peut pas dire que ce fut un grand succès. Et pour cause : tant que l’ensemble des banques et des grands moyens de production n’auront pas été expropriés, c’est la « loi du marché » qui dominera l’économie – y compris les quelques secteurs nationalisés, d’ailleurs, car ils devront faire face à la concurrence du secteur privé. Comme tous les réformistes, Ruffin s’arrête respectueusement devant la ligne rouge de la grande propriété capitaliste, qu’il n’ose pas franchir. Sur la base d’un tel programme, Ruffin ne pourrait pas, au pouvoir, régler les problèmes de salaires et de chômage, sans parler de la crise environnementale.

Ruffin, par ailleurs, veut rompre avec « la croissance ». Mais laquelle ? Le capitalisme produit tout, n’importe quoi et n’importe comment au détriment de l’environnement : c’est entendu. Il produit aussi des quantités colossales d’armements qui sont consommés dans des guerres impérialistes. Nous sommes d’accord sur la nécessité de « décroître » dans ce domaine – ou encore, par exemple, dans le domaine de l’industrie pétrolière. Mais nous sommes favorables à la « croissance » du nombre d’hôpitaux, d’écoles, de crèches, de services publics en général et de transports en commun. Ruffin aussi, sans doute. Mais pour que les travailleurs puissent décider dans quels domaines croître et dans quels autres décroître, ils doivent d’abord prendre le contrôle des principaux leviers de l’économie – et non seulement de « certains bouts ». Or Ruffin exclut cette perspective : retour à la case départ.

Contre « la mondialisation », enfin, Ruffin propose un « protectionnisme heureux » : « A la place de la mondialisation, la protection. Avec, bien sûr, un protectionnisme raisonnable, un “Buy French Act” ou un “Buy European Act”, des quotas d’importation dans des secteurs clés, afin de retrouver un peu de souveraineté ».

Imaginons qu’un gouvernement dirigé par Ruffin mette en place un « Buy French Act » pour privilégier les produits français sur le marché intérieur. Il y a fort à parier que les pays visés répondraient par un « Buy German Act », un « Buy Chinese Act », etc., ce qui nuirait beaucoup aux exportations françaises – et se solderait, au final, par des faillites et des licenciements. La multiplication des barrières douanières aurait aussi des effets délétères sur les chaînes d’approvisionnement et donc les prix des marchandises, qui augmenteraient. Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden ont multiplié les mesures de ce type depuis 2009, avec pour seul effet d’approfondir la crise générale du capitalisme.

De nos jours, le protectionnisme des grandes puissances – comme la France – n’est qu’une tentative d’exporter le chômage, ce qui n’a rien de progressiste, ni de très « heureux ». De façon générale, le problème n’est pas « la mondialisation » en elle-même, mais la mondialisation capitaliste, qui repose sur la course aux profits et l’écrasante domination d’une poignée de puissances impérialistes. A la mondialisation capitaliste, les marxistes opposent la planification socialiste de l’économie à l’échelle mondiale. Il n’y aura pas d’autre alternative « heureuse ».

Pour un programme communiste !

Le problème tient à la méthode générale qui guide le programme de Ruffin : «Je suis, me semble-t-il, un authentique réformiste révolutionnaire. C’est Jean Jaurès qui se définissait ainsi : le petit pas et l’horizon ».

Commençons par rappeler que les marxistes ne sont pas opposés aux réformes, c’est-à-dire aux « petits pas ». Au contraire : sans la lutte pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, etc., la révolution socialiste serait impossible, car c’est à travers cette lutte que la masse des travailleurs s’organise, mûrit, et finit par tirer la conclusion qu’il faut renverser le système capitaliste.

Par contre, les marxistes s’opposent au réformisme, qui limite aux réformes, aux «petits pas», les aspirations et les activités de la classe ouvrière, renvoyant leur émancipation complète à un « horizon » indéterminé. En outre, même les « petits pas » se heurtent fatalement à la muraille de la grande propriété privée capitaliste, surtout en période de profonde crise de ce système.

Pour renverser cette muraille, il faut effectivement un « programme d’urgence », mais ce doit être un programme révolutionnaire, communiste, qui vise l’expropriation de la grande bourgeoisie, la nationalisation des grands leviers de l’économie, des banques, de la grande distribution, de l’énergie, des transports, de la grande industrie – et leur transfert sous le contrôle démocratique des travailleurs. Cela permettra de planifier la production pour qu’elle réponde aux besoins de la population, et d’investir massivement dans les services publics, l’éducation et la santé. Tel est le programme de la Tendance Marxiste Internationale.


[1] : La FI, la NUPES et la lutte contre le gouvernement Macron

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