Les grands médias expliquent régulièrement les bons résultats du FN par une prétendue adhésion massive des jeunes et des travailleurs aux idées d’extrême-droite. La France connaîtrait une « droitisation » de sa population. Cette thèse parfois reprise par les directions des syndicats et des partis de gauche. Par exemple, elle a été avancée par des dirigeants du Front de Gauche pour expliquer ses échecs répétés depuis la percée électorale de Mélenchon en 2012. Qu’en est-il en réalité ?

L’abstention : premier parti de France

La thèse de la droitisation de la classe ouvrière s’appuie notamment sur des résultats électoraux, des sondages et des enquêtes. Nous reprendrons ici les résultats d’une longue étude Ispos réalisée au lendemain des élections européennes de juin 2014. La donnée la plus frappante, c’est le haut niveau de l’abstention – en particulier chez les jeunes (73 %), les « ouvriers » (65 %) et des « employés » (68 %) [1]. Les bons scores du FN dans ces trois catégories de l’électorat sont donc très relatifs. Si on tient compte des abstentionnistes, le score du FN passe de 40 à 13 % sur l’ensemble de la classe ouvrière ; il tombe de 30 à 8 % sur chez les 18-30 ans. On est loin d’une « adhésion massive » !

Les jeunes et les travailleurs sont les plus touchés par la crise et l’austérité, réclamée à grands cris par la bourgeoisie, ses médias et les partis à son service. Leur abstention prend donc un sens particulier. Selon la même enquête, l’abstention s’explique par une hostilité au gouvernement Hollande (16 %) et aux responsables politiques en général (26 %), mais surtout par la conviction que les élections « ne changeront rien » (32 %). Cette hostilité au « système » ne bénéficie qu’en partie à la démagogie du FN, qui a beau jeu de fustiger une classe politique incapable d’enrayer la régression sociale et empêtrée dans des scandales à répétition. A ce stade, l’opposition au système se traduit surtout par une passivité – provisoire – des masses, faute d’alternative radicale et crédible au capitalisme en crise. Le FN ne fait que combler les espaces vides et progresse là où il n’y a pas d’adversaire.

La crise ouvre certes la possibilité d’une croissance relative du vote FN, sans pour autant parler d’adhésion massive chez les ouvriers et les jeunes. Le fait qu’une minorité d’entre eux vote pour l’extrême droite n’est d’ailleurs pas un phénomène nouveau. En 1984, l’extrême droite obtenait déjà 9 % des voix des jeunes électeurs, alors que l’abstention était bien plus faible.

Qui vote FN ?

Le FN exprime la ligne la plus dure de la bourgeoisie. Il lui permet de diviser la classe ouvrière suivant des lignes ethniques, religieuses, etc. Mais la capacité du FN à capter la colère populaire a des limites. Du fait de ses liens historiques avec le fascisme, le FN est perçu à juste titre par une majorité de jeunes comme un danger et un ennemi à combattre – comme l’ont démontré les manifestations de masse qui ont ponctué chacune de ses ascensions, ces dernières décennies.

L’électorat de base du FN, comme sa base militante, reste majoritairement composé des classes intermédiaires, des petits-bourgeois et commerçants frappés par la crise – ou craignant de l’être bientôt. Son électorat est essentiellement vieux. Par exemple, 40 % des électeurs du FN aux élections européennes de 2014 avaient plus de 60 ans. Le vote pour le FN est d’abord un vote contestataire et de dépit : 69 % des électeurs FN l’ont fait « pour s’opposer au gouvernement » – et non pour soutenir son programme. Ceci se reflète dans les scores très volatiles du FN ces deux dernières décennies.

Danger fasciste ?

Le FN est un danger qu’il faut combattre énergiquement. S’agit-il pour autant d’un danger fasciste ? Nous ne le pensons pas. La base de masse du fascisme est la petite-bourgeoisie. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la petite-bourgoisie – petits paysans, artisans, commerçants, etc. – constituait encore une nette majorité de la population active en France. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui : le salariat (la classe ouvrière) représente 90 % de la population active. La petite paysannerie, en particulier, a été pratiquement liquidée, réduite à moins de 5 % de la population active. Autrement dit, le fascisme n’a plus de base de masse ; il n’existe aucune force sociale massive pour mener une politique de guerre civile contre la classe ouvrière – la définition marxiste du fascisme.

Marine Le Pen et ses sbires en sont bien conscients. Or ils veulent le pouvoir, ils veulent entrer à l’Assemblée nationale et dans les ministères. C’est pour cela qu’ils insistent sur la « dédiabolisation » du FN. C’est pour cela que la fille a récemment exclu le père. Si à l’avenir le FN participe à un gouvernement de coalition avec la droite « traditionnelle », il mènera une politique pro-capitaliste classique (coupes, contre-réformes, cadeaux au grand patronat), sous le masque de la démocratie bourgeoise. Mais cela provoquera une explosion de la lutte de classe – et, au passage, un effondrement de la base électorale du FN, dont le caractère pro-capitaliste et pro-austérité apparaîtrait au grand jour.

Cette perspective, cependant, n’a rien d’inéluctable. La période actuelle se caractérise par une extrême volatilité politique. On doit s’attendre à de brusques oscillations politiques vers la droite et vers la gauche. Nul doute que le FN a encore un potentiel de croissance électorale chez les électeurs de la droite traditionnelle (UDI-Républicains) et dans la masse des abstentionnistes. Mais le potentiel est nettement plus important de l’autre côté de l’échiquier politique, c’est-à-dire pour une force de gauche s’opposant fermement aux politiques d’austérité. Au Front de Gauche d’incarner cette alternative et, ainsi, d’enrayer la progression du FN.


[1] Cette distinction entre « ouvriers » et « employés » n’a aucune pertinence, à notre avis, ces deux catégories constituant, ensemble, ce que nous appelons la classe ouvrière (le salariat). Mais cela ne change pas grand-chose aux résultats de l’étude.