« “Qu’est-ce que la vérité ?”, disait Pilate ironiquement et sans vouloir entendre la réponse. »
C’est par ces mots que s’ouvre l’essai de Francis Bacon, De la vérité. Il faisait référence à l’Evangile selon Saint Jean, dans lequel Jésus affirmait au gouverneur romain : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité ».
En guise de réponse, Pilate lui demanda, non sans une forte dose d’ironie : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ces quelques mots n’étaient pas la démonstration du cynisme – au sens moderne du terme – de Pilate (même s’il en était probablement bien pourvu). Ils montraient qu’il était un homme éduqué et adepte d’un point de vue alors à la mode parmi les Romains riches, cultivés et désabusés.
Pilate ne voulait pas entendre la réponse tout simplement parce qu’il pensait qu’il était impossible de répondre. La philosophie dominante de cette époque – produit d’une société décadente – affirmait qu’il était impossible d’atteindre une quelconque compréhension objective de la vérité.
Ce genre de subjectivisme radical (l’idéalisme subjectif) n’est pas une invention récente, mais réapparaît régulièrement en philosophie, comme une sorte de réflexe nerveux ou, plutôt, comme l’expression du désespoir de ne jamais atteindre un semblant de vérité objective.
Il trouva sa forme la plus complète et la plus cohérente dans les écrits du célèbre sophiste grec, Gorgias de Léontinoi, qui affirmait tout d’abord que rien n’existait ; puis que si quelque chose existait néanmoins, sa nature ne pouvait pas être comprise ; enfin, que même si elle pouvait l’être, cette compréhension ne pouvait pas être transmise à qui que ce soit.
Les sophistes comme Gorgias étaient les ancêtres de l’approche philosophique connue sous le nom de scepticisme. Dans l’ensemble, Hume et Kant ne sont pas allés beaucoup plus loin. Leurs travaux restaient des variations sur ce même thème. Cette approche fut poussée à ses extrêmes limites par l’évêque Berkeley, auquel Lénine a répondu en détail dans une de ses œuvres théoriques les plus importantes, Matérialisme et empiriocriticisme.
Mais le principal propagateur du scepticisme fut probablement le grand philosophe allemand du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant.
Kant
Kant fut un des penseurs les plus originaux et importants de son temps. Il réalisa de nombreuses découvertes brillantes, notamment en cosmologie. Mais il ne réussit jamais à s’arracher à l’impasse du dualisme philosophique, selon lequel le monde des idées et le monde matériel existent indépendamment l’un de l’autre.
Quand il réalisa que notre compréhension du monde matériel connaissait des contradictions insolubles, il conclut qu’il devait exister une limite absolue à notre capacité de compréhension.
Kant pensait qu’il existait un abîme infranchissable entre le sujet pensant et l’objet de sa connaissance. D’après la théorie kantienne, les outils que nous tentons en vain d’utiliser pour comprendre la réalité sont précisément ce qui nous en sépare.
Il affirmait que nous ne pouvons connaître que des phénomènes – c’est-à-dire les choses telles qu’elles apparaissent à un observateur. La connaissance humaine était donc limitée à celle de nos perceptions sensorielles, au-delà desquelles se trouvait la mystérieuse « chose en soi » (das Ding an sich), qu’il jugeait impossible à connaître.
Le scepticisme aujourd’hui
Depuis Kant, le scepticisme est réapparu régulièrement sous divers atours. Derrière ces différences, ses éléments essentiels restent identiques : la connaissance humaine serait limitée et certaines choses ne pourraient jamais être connues.
Certains philosophes – qui, paradoxalement, partent de l’empirisme – postulent que le monde n’existe pas du tout. D’autres tentent de contourner le problème et affirment que l’opposition entre idéalisme et matérialisme est une « non-question », le fruit d’un malentendu ou d’un mauvais usage du vocabulaire.
La même attitude sceptique s’observe aujourd’hui dans le monde universitaire. Après avoir été furtivement tirées des poubelles de l’histoire, ces vieilles idées moisies et discréditées y ont fait leur retour sous un nouvel emballage, celui du « postmodernisme ».
Derrière un mince vernis de fausse objectivité, le narcissisme fondamental de l’intellectuel petit-bourgeois s’expose là aux yeux de tous. Marchant servilement sur ce sentier bien tracé, la philosophie bourgeoise moderne s’est enfoncée dans une impasse.
A la place de la vérité, il n’y a que ma vérité, mon opinion personnelle, car c’est là tout ce que je peux espérer connaître. La quête d’une vérité objective s’arrête ici totalement, car ma vérité vaut bien la tienne. En fait, d’après cette théorie, ma vérité est même supérieure, puisque moi seul existe.
Une tendance irrationnelle
Soyons clair. Si l’on accepte ce point de vue, cela ne signifierait pas seulement la fin de toute philosophie, mais aussi celle de toute pensée rationnelle. Cela réduirait la pensée à la seule subjectivité et à une relativité absolue, dans laquelle ma vérité vaut ta vérité, puisqu’elle n’est qu’une opinion subjective.
A la place de la connaissance, nous n’aurions que l’opinion. A la place de la science, nous n’aurions que la foi.
Les marxistes, qui sont des matérialistes conséquents, rejettent cette approche. Le matérialisme philosophique affirme la primauté de la matière sur les idées et explique que les idées, la pensée, etc., ne sont que des propriétés de la matière organisée d’une certaine façon.
Prenons donc la peine de répondre à la question posée par Ponce Pilate. Par « vérité », nous voulons dire la connaissance humaine qui reflète de façon exacte le monde objectif, ses lois et ses caractéristiques.
Toute la science est basée précisément sur le fait que :
1) le monde existe en dehors de nous-mêmes, et…
2) en principe, nous pouvons le comprendre.
La preuve de ces affirmations, si vraiment elle est nécessaire, se trouve dans les résultats de plus de deux millénaires de progrès scientifiques, de constante croissance de la connaissance au détriment de l’ignorance.
Il est évident qu’à n’importe quel moment dans l’histoire, il y aura naturellement beaucoup de choses que nous ne connaissons pas. Et puisque la nature a horreur du vide, ces trous dans notre connaissance peuvent facilement être occupés par toutes sortes d’absurdités religieuses et mystiques. Le soi-disant « principe d’incertitude », qu’aborde Ben Curry dans son article sur l’idéalisme dans la physique quantique, est un exemple frappant de mysticisme au sein de la science. C’est l’équivalent de ces anciennes cartes dans lesquelles les régions inexplorées étaient marquées des mots : « Ici sont des dragons » (Hic sunt dracones).
Il y a une immense différence entre dire « nous ne savons pas » et affirmer « nous ne pouvons pas savoir ». Beaucoup de choses nous sont inconnues. Mais ce que nous ne connaissons pas aujourd’hui sera connu demain. La connaissance du monde progresse précisément en découvrant les secrets de la nature, en les explorant sans relâche pour approfondir notre compréhension du monde matériel.
De l’ignorance à la connaissance
La recherche de la vérité est un processus sans fin qui consiste à explorer la nature toujours plus profondément. Le progrès de la science est un processus constant d’affirmation et de négation, dans lequel une idée en nie une autre, avant d’être elle-même niée, comme Adam Booth l’explique dans son article sur la crise actuelle de la science. Ce processus ne connaît pas de limites, pas de barrières infranchissables. A chaque fois qu’il en rencontre une, il finit par la dépasser et la nier.
La contradiction entre le « sujet » conscient et l’« objet » extérieur est donc surmontée par le processus de la connaissance lui-même, par l’exploration toujours plus profonde de la réalité objective – pas seulement par la pensée, mais surtout par la mise en œuvre de la force de travail humaine, grâce à laquelle l’humanité a transformé le monde et s’est transformée elle-même par la même occasion.
Toute l’histoire de la science consiste en une lutte permanente pour découvrir la vérité et progresser de l’ignorance vers la connaissance. Cette quête sans fin est ponctuée de l’essor et du déclin de différentes théories, chacune d’elles contredisant celle qui l’a précédée, mais conservant pourtant ses éléments essentiels.
Dans un livre remarquable, La structure des révolutions scientifiques (publié en 1962), Thomas Kuhn donnait la définition suivante d’un paradigme scientifique : c’est « une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions ».
Pendant un moment, le paradigme existant est considéré comme parfaitement valide et correct. Ces longues périodes de progrès continu et cumulatif représentent des périodes de « science ordinaire ». Le paradigme existant est universellement accepté, ce qui permet à la science d’avancer de façon ordonnée, au sein d’un cadre théorique globalement admis.
Mais la validité de toutes les théories doit être constamment vérifiée par l’observation et l’expérience. Pendant un temps, des anomalies apparaissent progressivement, mais sans représenter un défi sérieux pour les paradigmes existants. A un certain stade, cependant, la quantité se transforme en qualité. Les contradictions s’accumulent et provoquent finalement l’effondrement du vieux paradigme, qui doit être remplacé par un nouveau, qui lui est supérieur. Le statu quo est soudainement interrompu par des périodes de « science révolutionnaire ».
Un exemple frappant d’une crise kuhnienne et d’une révolution scientifique se déroule en ce moment même sous nos yeux – ou plutôt, derrière des portes closes – dans le domaine de la cosmologie. Pendant des décennies, l’étude et la compréhension scientifique de l’univers ont été basées sur le soi-disant « modèle standard ». Celui-ci affirme que toute la matière, le temps et l’espace auraient leur origine dans une singularité, le « Big Bang », qui aurait eu lieu il y a quatorze milliards d’années.
Cependant, de récentes observations de galaxies lointaines par le télescope spatial James Webb ont commencé à semer de sérieux doutes sur cette théorie communément admise. D’après le modèle du Big Bang, il est impossible que ces galaxies éloignées puissent être aussi grandes et développées qu’elles le sont. En d’autres termes, les dernières données constituent une anomalie de premier ordre, qui contredit le paradigme existant.
Comme Kuhn l’avait prédit, cela a provoqué une crise dans la communauté scientifique. Certains s’enterrent la tête dans le sable et tentent de bricoler un trucage quelconque qui permettra aux faits de trouver une place dans leur théorie défectueuse. D’autres, exaspérés, commencent à remettre en cause tout le modèle – sur lequel reposent de nombreuses carrières et réputations.
Pour l’instant, ces débats se déroulent en grande partie au sein de l’establishment scientifique, à l’abri des regards curieux. Mais la crise de la cosmologie finira inévitablement par éclater au grand jour, ouvrant la voie à un changement de paradigme – une révolution – dans le domaine de la physique fondamentale.
Relative ou absolue ?
Pendant toute longue période, le paradigme existant est accepté et traité comme une vérité absolue. Ce n’est qu’en dernière analyse, lorsque la vérité absolue révèle sa nature incomplète et contradictoire, que le caractère essentiellement relatif et transitoire du paradigme devient évident. Mais pouvons-nous en conclure que la vérité n’existe pas et qu’il est donc vain, comme le supposait Pilate, de tenter de la définir ?
Non. Nous n’avons aucun droit de tirer cette conclusion. La vérité n’est pas un absolu donné et intangible. C’est un processus évolutif fait des cycles infinis et permanents de contradictions, d’affirmations et de négation. L’histoire de la science et de la technologie, de même que l’ensemble de l’évolution de la société humaine, ont servi à constituer, approfondir et vérifier notre connaissance.
En ce sens (et uniquement en ce sens), la vérité peut être considérée comme relative. Elle est ce processus, en constante évolution, d’exploration toujours plus profonde des secrets de l’univers. C’est de cela que traitait le Faust, le chef-d’œuvre de Goethe auquel est consacré un article de Josh Holroyd, dans ce numéro.
C’est cela qui empêche la vérité de se transformer en un dogme, dans la mesure où nous n’arriverons jamais à un Absolu immuable, car l’univers lui-même est infini, éternel et se transforme constamment.
La vérité se trouve non pas dans un résultat final imaginaire qui répondrait à tous les doutes et à toutes les difficultés, mais dans le processus infini de la découverte, qui est le seul moyen de dévoiler petit à petit les secrets de notre merveilleux, complexe et magnifique univers matériel.
Dans La Science de la logique, Hegel écrivait qu’il est dans la nature de ce qui est fini de dépasser ses limites, de nier sa propre négation et de devenir infini.
C’est là une vérité très profonde. L’inextinguible soif de connaissance de l’humanité rencontrera toujours des barrières qui, à première vue, sembleront insurmontables. Mais elles seront finalement dépassées, pour produire de nouvelles barrières, qui devront à leur tour être surmontées.
Nous ne trouverons jamais une vérité absolue, qui nous permettrait de déclarer : « nous comprenons tout, et il ne nous reste plus rien à découvrir ».
L’univers est infini, mais la capacité de la connaissance humaine est elle aussi infinie. Et le seul Absolu est le changement.
En dernière analyse, c’est ce processus d’expansion infini de toute la connaissance de l’univers qui, seul, constitue la vérité.
Qu’est-ce que cela implique pour le marxisme ?
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de tout cela du point de vue du marxisme ? Pouvons-nous affirmer que les idées de Marx et Engels resteront éternellement valides ? Une telle affirmation serait une insulte envers l’essence dialectique du marxisme lui-même.
Il serait vain d’essayer d’anticiper sur toutes les transformations complexes que la pensée humaine connaîtra dans le futur. Je n’ai aucune envie de me lancer dans ce type de spéculation stérile. Il est néanmoins certain que de nouvelles idées apparaîtront à un moment donné et remplaceront les anciennes – même si, comme l’expliquait Hegel, ce processus implique souvent de se débarrasser des vieilles idées inutiles en conservant tout ce qui peut être utile et nécessaire parmi l’héritage du passé.
Ces observations s’appliquent au marxisme comme à toute autre chose. Néanmoins, à l’heure actuelle, les idées du marxisme ont indubitablement gagné le droit d’être prises au sérieux et utilisées comme un guide pour l’action. On ne peut absolument pas en dire autant des idées dérisoires de la bourgeoisie, qui se sont révélées fausses dans un domaine après l’autre.
Il suffit de signaler qu’un nombre croissant d’économistes cherchent aujourd’hui dans les pages de Das Kapital une explication de la crise actuelle du capitalisme, que pas un seul d’entre eux n’a pu prévoir ou expliquer.
Durant toute ma vie adulte, j’ai travaillé à étudier le marxisme. J’ai aussi pris la peine de lire les travaux de critiques du marxisme et d’étudier nombre d’autres théories. Aucune d’entre elles ne peut se comparer à la qualité et à la profondeur de l’œuvre titanesque produite par Marx, Engels, Lénine et Trotsky.
Ces idées sont les seules à avoir passé avec succès l’épreuve du temps. Nous pouvons donc laisser au futur la tâche de nous fournir des idées supérieures. En attendant ces jours heureux, je continuerai à me baser sur les fondations solides du socialisme scientifique. Jusqu’à ce que quelqu’un me démontre le contraire, je continuerai à les considérer comme des vérités absolues – au moins en ce qui concerne le présent. Et c’est déjà bien suffisant.