En juin 2023, à Paris, une fillette de 7 ans s’est noyée lors d’une sortie scolaire à la piscine Georges-Hermant, dans le 19ᵉ arrondissement. Ce drame s’inscrit dans une série d’incidents, plus ou moins graves, révélateurs d’un défaut de surveillance devenu de plus en plus courant dans les piscines passées en gestion privée. Dans un but de rentabilité, les gestionnaires privés n’hésitent pas à rogner sur la sécurité, l’hygiène, ou la qualification des maîtres-nageurs.
Alors, lorsque la Mairie de Paris a annoncé la privatisation de la piscine Château-Landon – plus ancienne piscine de France – les organisations CGT, UNSA, FO et CFTC se sont fermement opposées à cette décision.
Nous avons interviewé Voussad Challal, maître nageur, délégué CGT et élu au Comité Social Territorial (CST) à la Direction de la Jeunesse et des Sports de la ville de Paris. Il nous a expliqué les conséquences de la privatisation des piscines sur les travailleurs et les usagers.
Quel est le quotidien d’un maître nageur ?
À Paris, les piscines sont ouvertes tous les jours, de 6h30 à 22h30, même si certains créneaux ne sont pas accessibles au public. Dès 6h30, on prépare l’ouverture des bassins. Ça implique de vérifier l’ensemble des dispositifs de sécurité, de secourisme, de sauvetage, ainsi que la conformité des analyses d’eau. L’accueil du public débute à 7 heures. Les nageurs ont alors jusqu’à 8h15 pour profiter du bassin avant de laisser la place aux écoles. C’est un planning assez contraint, car on doit composer avec plusieurs acteurs : les élèves du primaire, des collèges et lycées le matin et l’après-midi, les nageurs individuels sur les créneaux intermédiaires, et les associations en soirée. On réalise toutes sortes d’activités : aquagym, cours de natation pour tous les âges et tous les niveaux, séances adaptées aux personnes en situation de handicap, aux femmes enceintes…
Quelles sont les principales difficultés que tu peux rencontrer dans ton métier ?
Je dirais que les principales difficultés auxquelles on fait face sont celles que connaît l’ensemble de la fonction publique : manque de financements, baisses de budget… Ce sont des attaques constantes qui fragilisent le service public dans son ensemble. À Paris, on limite la casse parce qu’on est plutôt bien organisés, on a une bonne représentation syndicale. Du coup, quand la mairie tente de mettre en place des projets qui vont à notre encontre, on arrive souvent à les détricoter. Certains nous le reprochent d’ailleurs, en disant que les piscines parisiennes ferment trop souvent à cause des grèves. Mais si on se mobilise, c’est parce qu’on est régulièrement attaqués et parce qu’on pense aussi au bien-être des usagers.
Peux-tu nous parler de la privatisation de la piscine Château-Landon ?
C’est la première piscine en France à avoir été construite en dur, en 1884. Elle a fermé en 2019 à cause d’un problème de structure : le toit avait été fragilisé. Le problème, c’est qu’il n’y a pas eu de travaux pendant quatre ans, faute de budget. Quand les financements ont été réunis – autour de 15 millions d’euros – les travaux ont duré deux ans. La réouverture est prévue pour début 2026 et on a appris, il y a quelques jours, que la piscine ne rouvrira pas en régie – c’est-à-dire gérée directement par la Ville avec des fonctionnaires – mais en gestion privée.
Comment est justifiée cette privatisation ?
Ils utilisent des arguments fallacieux. Par exemple, on nous dit que ce changement permettrait de proposer une offre d’activités plus diversifiée. Sauf que les agents qui interviendront ne sont ni mieux formés ni plus qualifiés que nous : on a les mêmes diplômes, on fait le même métier, et avant sa fermeture, la piscine Château-Landon proposait déjà l’ensemble des activités qu’ils citent aujourd’hui pour justifier la privatisation.
On nous parle aussi d’horaires plus larges, notamment en soirée. Mais les piscines parisiennes ouvrent déjà tous les jours de 6h30 à 22h30. Si certains créneaux ne sont pas ouverts au public, c’est parce qu’ils sont réservés aux écoles ou aux associations. Et comme c’est un bassin assez étroit, avec seulement quatre lignes d’eau, on ne peut pas superposer les publics. Si on veut créer plus de créneaux pour la nage libre, ce sera nécessairement au détriment des activités associatives.
La vérité c’est qu’il n’y a pas de véritable justification. La décision semble avant tout reposer sur la volonté personnelle d’Alexandra Cordebard, la maire du 10e arrondissement, sans qu’il y ait eu la moindre consultation en amont.
Le gagnant de l’opération, c’est l’entreprise qui va récupérer la gestion. Ces sociétés ne viennent pas s’occuper de piscines pour le bien des gens. Leur objectif, c’est de faire du chiffre. On va nous endormir avec tout un vocabulaire juridique : délégation de service public, mise en contrat, cadre réglementaire… Mais la réalité à la fin c’est qu’on ouvre la porte à une entreprise privée pour qu’elle tire profit d’un équipement public. C’est une piscine construite avec de l’argent public, entretenue par des fonds publics, gérée jusqu’ici par des agents publics… et dont les bénéfices, demain, iront à une structure privée.
Quel impact cette privatisation aura sur vos conditions de travail ?
L'impact sur les conditions de travail sera dramatique. Dans le monde des piscines, les entreprises privées, c'est un cauchemar. Pour faire fonctionner une piscine, il faut deux grandes catégories de personnel : les agents techniques et d’entretien d’un côté, et les maîtres-nageurs de l’autre. Dans les structures privées, les agents techniques sont souvent employés en CDD de six mois ou un an, parfois en CDI, mais toujours au SMIC. Ils n’ont aucune perspective d’augmentation pendant toute la durée du contrat du gestionnaire. C’est une précarité extrême : ils sont constamment sous pression, surveillés, avec la raclette ou le balai en main du matin au soir.
La loi impose la présence d’un maître-nageur pour ouvrir une piscine, donc c’est un poste obligatoire. Mais comme le métier est en tension et que les conditions proposées par les gestionnaires privés ne sont pas attractives, ils n’arrivent pas à recruter en fixe. Pas de CDD, pas de CDI. Résultat : ils se tournent vers ce qu’on appelle l’« ubérisation » du métier. Les maîtres-nageurs s’inscrivent sur des plateformes en ligne, postulent à la journée ou à l’heure. Certains n’ont pas leur diplôme vérifié, certains ne connaissent pas l’établissement ni le public, et débarquent le matin-même, sans aucun lien avec l’équipe et les usagers.
Et ça pose un vrai problème de sécurité. Un maître-nageur salarié a un planning, il a des phases de repos obligatoires. Mais un auto-entrepreneur peut enchaîner les journées sans pause. Or la surveillance, ça demande de la concentration, du repos, de la vigilance. Personnellement, je n’ai pas envie d’être surveillé par quelqu’un qui en est à son 12ᵉ jour de boulot d’affilée.
Quel sera l’impact sur la qualité de l'accueil des usagers ?
Forcément on perd en qualité. Quand on inscrit son enfant à un cours de natation, on a envie que ce soit le même maître-nageur chaque semaine. C’est pareil pour l’aquagym : pour bien adapter un cours, il faut connaître les personnes, leurs besoins, parfois même leurs pathologies.
Dans le public, les agents ont une assurance de pouvoir faire leur travail dans de bonnes conditions et de ne pas se faire virer à la moindre occasion. Si l’eau n’est pas conforme, on peut dire : « On n’ouvre pas aujourd’hui. » Mais un maître-nageur payé à l’heure, qui arrive à 6h du matin et ne connaît personne, il ne dira rien. Souvent, il ne vérifie même pas les conditions d’hygiène, parce que ce n’est pas ce qu’on attend de lui. Et en termes de sécurité et de santé, ça se ressent.
Les coûts les plus élevés dans une piscine, c'est l'énergie. C'est chauffer l'eau et traiter l'air. Un gestionnaire privé va forcément chercher à faire des économies là-dessus. Résultat : un air de moins bonne qualité et une eau moins bien traitée. Ça finit par intoxiquer les baigneurs, les agents, tout le monde. Et puis, il y a un vrai problème de continuité du service. Quand les coûts énergétiques ont explosé il y a deux ans, le groupe Vert Marine a simplement fermé une trentaine de piscines qu’il gérait partout en France : c’est moins rentable, donc on ferme. Ils ne pensent absolument pas au public, mais aux profits.
Peux-tu nous parler de votre mobilisation face à la privatisation de la piscine Château-Landon ?
La mobilisation a commencé dès l’annonce officielle de la privatisation, qui nous a été faite lors du Comité Social Territorial du mois de mai. À partir de là, on a voulu comprendre, avoir des explications. On a demandé à rencontrer la maire du 10ᵉ arrondissement, Alexandra Cordebard, mais visiblement elle a un « planning très chargé » ! Elle n’a pas voulu nous recevoir…
Ce qu’on demande aujourd’hui, c’est que la piscine Château-Landon reste en régie, c’est-à-dire qu’elle continue d’être gérée directement par la ville de Paris, avec des agents publics. Parce qu'en tant qu'agent de la ville et maître nageur, là, on nous vole notre outil de travail. On nous chasse de cette piscine. En plus, comme c’est la plus vieille piscine de France, cet acte a une forte valeur symbolique.
Le vote a déjà eu lieu en conseil d’arrondissement, mais on regarde maintenant ce qui est possible juridiquement à l’échelle du conseil de Paris. On réfléchit aussi à une mobilisation plus large des agents de la Ville de Paris. On explore toutes les pistes possibles pour faire entendre notre voix.
Comment défendre réellement le service public, selon toi ?
Je suis très engagé dans le mouvement syndical aujourd’hui, parce que ce sont les petites victoires du quotidien qui permettent de tenir, de garder la foi. Mais l’objectif, c’est bien de sortir du capitalisme, de remettre du service public partout, en prenant l’argent là où il est. Les capitalistes s’acharnent à détruire les services publics parce que ça les rend fou qu'il existe des entreprises qui échappent au privé.
Nous, ce qu’on veut, ce sont des piscines entièrement publiques, qui appartiennent à tout le monde, financées par l’argent public, avec une entrée gratuite pour les usagers et des agents présents pour accueillir, encadrer, assurer la sécurité. C’est ça un service public qui fonctionne.