La France compte environ 1400 établissements ou services d’accompagnement par le travail (ESAT), qui emploient 120 000 travailleurs handicapés. Sous prétexte d’insertion et d’accompagnement par le travail, ces travailleurs sont soumis à une exploitation brutale et une infantilisation constante. Nous avons interviewé Edward, travailleur en ESAT et militant du collectif Handi-moi Tout.
Quelle est ton activité à l’ESAT ? Combien es-tu payé ?
Dans mon ESAT, il y a plusieurs ateliers (emballage, mise sous pli, reprographie…). Etant en période d’essai, je teste chacun des ateliers pour savoir lequel m’est le plus adapté. Après une période de 6 mois, j’aimerais pouvoir alterner entre deux ateliers parce que la caractéristique fondamentale de l’ESAT, c’est la répétition, le fordisme à l’état pur.
Dans mon atelier, on s’occupe d’emballer de la nourriture pour les lapins. Le premier fait le sac, le deuxième le remplit, un troisième le pèse, un autre le ferme puis un dernier rassemble le tout dans des cartons.
D’autres tâches consistent à mettre du courrier sous pli. On compte des paquets de lettres, on les trie puis on les expédie à des entreprises ou services publics. Sur la chaîne, un travailleur timbre les lettres pendant que l’autre compte des piles de 10. Il faut compter et recompter sans fin, il n’est pas rare de se tromper.
Nous sommes une main-d’œuvre très bon marché pour l’entreprise commanditaire. Pour 24 heures par semaine, je suis payé 524 € net par mois, soit 5,46 € l’heure (Le SMIC horaire est à 9,40 € net). Les collègues qui font 35 heures oscillent autour de 800 €. Bien sûr, les 6 premiers mois, l’Etat te verse ton allocation adulte handicapée à taux plein, à 1033 €. Mais passée cette période, l’allocation est amputée d’une bonne partie. Nous sommes déjà prisonniers de nos corps et de nos esprits, l’exploitation en ESAT ne fait que renforcer cet état.
Quels sont les droits des travailleurs en ESAT ?
L’ESAT n’est pas une entreprise : c’est un établissement médico-social. Les travailleurs handicapés comme moi ne sont pas des salariés, mais des usagers. Nous ne sommes pas régis par le Code du travail, mais par le Code de l’action sociale et des familles. De ce fait, je ne suis pas un vrai travailleur, mais un bénéficiaire de la charité. Je n’ai pas de salaire, j’ai une indemnité !
Jusqu’en janvier 2024, on n’avait même pas le droit de se syndiquer ! Nous avons obtenu ce droit grâce à la mobilisation constante d’associations. Mais, en pratique, il n’y a pas de syndicats dans les ESAT et la direction essaie d’empêcher toute organisation collective et toute contestation.
Dans ma structure, c’est comme une cité ouvrière du XIXe siècle, il y a un foyer attenant. Certains collègues ne sortent jamais dehors. Ils font l’aller-retour entre l’atelier, la cantine et le foyer. Cela veut dire que si tu mets le « bazar » à l’atelier, il y aura des répercussions au foyer : si tu te mets en grève, tu risques de perdre ton boulot, ton logement, tes amis et de te retrouver à la rue.
Comment ça se passe pour l’embauche des travailleurs handicapés dans les entreprises classiques ?
Nous sommes presque deux fois plus au chômage que les valides. Certains essaient de cacher leur handicap pour être recrutés, et ils renoncent à leurs droits comme la Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH), qui donne l’obligation à l’employeur d’adapter ton poste.
Moi, je ne peux pas faire ça. Mon père m’a toujours dit « faut bosser à l’école pour avoir un travail ». J’ai bossé comme un dingue à l’école, mais à chaque fois que je vais à un entretien d’embauche, l’employeur grimace quand il me voit marcher avec une canne. A chaque fois, je sais que c’est mort.
C’est normal, sous le capitalisme, l’employeur préférera toujours la productivité. Donc il prendra quelqu’un de valide et à plein temps. Oui, il y a des quotas pour les personnes handicapées dans les entreprises, mais ces dernières considèrent que c’est plus rentable de payer des amendes que de nous embaucher. Donc je suis forcé de travailler en ESAT.
Quel rôle le mouvement ouvrier doit-il jouer vis-à-vis des ESAT, selon toi ?
Avant tout, la CGT et l’ensemble des syndicats doivent militer pour faire appliquer le Code du travail dans les ESAT et y mener une vaste campagne de syndicalisation. Le syndicat, c’est la force du collectif. Moi, j’ai envie de monter un syndicat CGT. C’est sûr que je ne suis pas seul, mais j’ai peur de perdre mon travail.
L’ensemble du mouvement ouvrier doit aussi combattre les budgets austéritaires. Nous, personnes handicapées, sommes parmi les premières touchées. C’est particulièrement le cas face au déremboursement des médicaments ou aux coupes budgétaires dans les services publics.
Enfin, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une émancipation pleine et entière des personnes handicapées sous le capitalisme. Et pour renverser ce système, il faudra l’action commune des travailleurs valides et invalides.

