L e 26 mars, le parlement estonien a voté pour révoquer immédiatement le droit de vote aux élections locales pour les citoyens de pays extérieurs à l’UE. La même mesure s’appliquera après les prochaines élections aux apatrides résidant en Estonie. C’est près de 161 000 personnes, soit plus de 15 % de la population, qui vont être ainsi privées du droit de vote !
L’« ennemi de l’intérieur »
Le vote de cet amendement a été quasiment unanime : sur 101 députés, 93 ont voté pour, sept se sont abstenus et un seul a voté contre. Le Premier ministre, Kristen Michal, a déclaré après le vote : « les décisions qui concernent notre vie locale ne seront pas prises par des citoyens des Etats agresseurs ». Le gouvernement utilise la minorité russe comme un épouvantail en la présentant comme « un ennemi de l’intérieur ». C’est caractéristique de la profonde suspicion que la classe dirigeante estonienne entretient à l’égard de tous les non-Estoniens et particulièrement des Russes, dont beaucoup sont pourtant établis en Estonie depuis des générations.
Avant ce vote, les citoyens étrangers âgés de plus de 16 ans et disposant d’un statut de résident permanent pouvaient voter durant les scrutins locaux, mais pas aux élections législatives ou européennes. En 2024, 161 000 étrangers à l’UE résidaient en Estonie, dont 70 000 citoyens russes et 60 000 détenteurs d’un « passeport gris », ne faisant mention d’aucune nationalité. De plus, le russe est la langue maternelle d’environ 30 % de la population. Certaines régions sont même majoritairement russophones : la ville de Narva dans l’Est du pays compte ainsi près de 93,5 % de russophones.
Cette situation est principalement due à l’industrialisation rapide des pays baltes durant la période soviétique, lorsque de nombreux travailleurs vinrent s’y établir depuis d’autres régions de l’URSS. A la chute de l’Union soviétique, certains d’entre eux retournèrent dans leurs régions d’origine, devenues des pays distincts, mais beaucoup choisirent de rester là où ils avaient vécu depuis parfois plusieurs générations.
Parmi les Etats baltes, seule la Lituanie accorda alors la citoyenneté à tous ses résidents. L’Estonie et la Lettonie la réservèrent à ceux dont la famille s’était installée dans le pays avant 1940. Les autres devinrent apatrides ou citoyens russes – car Moscou offrait alors la nationalité russe à tous les Soviétiques qui en faisaient la demande. Certains d’entre eux purent ensuite être naturalisés et devenir citoyens estoniens, mais ce ne fut pas le cas de tous, loin de là.
Depuis l’indépendance, les minorités nationales ont été soumises à toutes sortes de mesures vexatoires, et cela n’a fait que s’aggraver ces dernières années. En février, le gouvernement a par exemple annoncé qu’il prévoyait d’interdire l’utilisation du russe dans l’enseignement, y compris dans les régions où l’écrasante majorité de la population est russophone.
Diviser pour mieux régner
Le fait que beaucoup de russophones et d’apatrides soient plus critiques de l’OTAN, de la guerre en Ukraine ou de la politique du gouvernement estonien – qui n’a fait que les brimer depuis trois décennies – a certainement contribué à ce que la classe dirigeante décide de les priver de leurs droits démocratiques. Il est aussi vrai que Poutine utilise cette question de façon cynique dans sa confrontation avec les impérialistes occidentaux, en se posant comme défenseur du « monde russe ».
Mais la campagne permanente entretenue par la classe dirigeante estonienne contre les étrangers en général et les Russes en particulier sert avant tout à détourner l’attention des masses et à diviser la classe ouvrière. Sous prétexte de « décolonisation », il s’agit surtout de faire oublier que la chute de l’URSS et la restauration du capitalisme ne se sont pas passées aussi bien que la classe dirigeante le prétend.
Loin d’être indépendante, l’Estonie est complètement dominée par l’impérialisme suédois, qui contrôle par exemple 65 % du marché bancaire. Le pays est l’un des plus inégalitaires de la zone euro : en 2023, 5 % des foyers détenaient 48 % des richesses. Le système de santé est en crise et l’inflation est la plus élevée de la zone euro.
Le gouvernement s’est malgré tout engagé à augmenter ses dépenses militaires jusqu’à atteindre les 5 % du PIB réclamés par Donald Trump. Cela sera financé par des coupes dans les retraites, dans le budget de la santé et de l’éducation, par l’augmentation de la TVA sur les produits de consommation courante, etc.
Les manœuvres de diversion de la bourgeoisie estonienne ne réussiront pas toujours à détourner l’attention de la classe ouvrière. La menace de grèves massives plane déjà sur plusieurs secteurs, notamment dans l’enseignement.
L’Internationale Communiste Révolutionnaire s’oppose catégoriquement à la répression des droits démocratiques des minorités nationales par la bourgeoise estonienne. Il faut y opposer une mobilisation unitaire, par delà les barrières nationales, dans le cadre d’une lutte générale contre le capitalisme, qui entretient les divisions et les haines pour défendre les profits de la classe dirigeante.