À l’occasion du mouvement des taxis qui a commencé le 19 mai dernier, nous avons interviewé Karim Asnoun (CGT-Taxis) pour faire le point sur l’évolution de ce secteur et des conditions de travail des chauffeurs.
Quels sont les différents statuts parmi les chauffeurs de taxi ?
Il y a principalement trois statuts. Le plus répandu est celui d’indépendant, parfois appelé « artisan », même si ce terme ne nous convient pas vraiment, à la CGT. Nous sommes des travailleurs : même si on n’a pas de patron direct, on subit des conditions de travail très dures. L’indépendant est celui qui possède sa propre licence, qu’il a soit achetée, soit obtenue gratuitement après plusieurs années en tant que salarié ou locataire.
Ensuite, il y a le statut de salarié, qui reste assez marginal en région parisienne. On le retrouve surtout en province. Les salariés ont des conditions de travail très précaires. La grille salariale est faible et la convention collective nationale, bien que récente (2018) est très insuffisante. Elle se contente de reproduire les grandes lignes du Code du travail, sans véritable avancée.
Enfin, il y a le statut de locataire, une spécificité parisienne historique qui s’est également développée en province. Les locataires sont en réalité de faux indépendants : ils doivent louer leur outil de travail – véhicule et licence – à un prix fixe, sans aucune prise en compte de leurs revenus, de leur état de santé ou des jours travaillés. A Paris, la location coûte aujourd’hui environ 120 euros par jour, 7 jours sur 7 et 365 jours par an. Les locataires n’ont pas droit au chômage, ne sont pas protégés par le Code du travail et vivent dans une précarité extrême. C’est de l’esclavage moderne. Il y a actuellement, selon nos estimations, entre 6000 et 8000 locataires à Paris. Malheureusement, le ministère des Transports fournit très peu de statistiques précises à ce sujet.
En province, on retrouve un système similaire, souvent centré sur la location de la seule licence : ça réduit un peu les coûts, mais c’est illégal. Les chauffeurs signent alors de faux contrats, ce qui les expose à une complète insécurité juridique. Ils achètent leur véhicule et dépendent entièrement du loueur de licence. Si ce dernier veut augmenter ses tarifs, ils ne peuvent pas refuser : sinon le loueur retire la licence et ils se retrouvent avec un crédit auto sans pouvoir travailler.
Ce système de location, c’est déjà une sorte d’ubérisation ?
Exactement. Quand on parle d’ubérisation, il faut comprendre que le patronat français n’a pas attendu l’arrivée d’entreprises comme Uber pour attaquer le statut et précariser les travailleurs. Il a fait pression dès les années 1970 pour imposer le statut de locataire. Le groupe G7 de la famille Rousselet, géant des taxis parisiens, en était le principal acteur.
En 2000, la CGT a fait condamner ce contrat après une longue bataille juridique contre des cabinets puissants, notamment ceux du groupe G7. Le contrat de location a été jugé illégal, mais cela n’a débouché sur aucune avancée politique.
En 2014, un député socialiste, Thomas Thévenoud, a abrogé la location telle qu’elle existait. Mais il a remplacé ce système par la location-gérance, qui est encore pire ! Désormais, ce n’est plus le loueur qui paie les cotisations à l’URSSAF, mais directement le chauffeur – ce qui complique toute lutte pour requalifier son statut en véritable contrat de travail.
Depuis la location-gérance, la précarité a explosé : ruptures abusives, hausses de prix, etc. Ceux qui souffrent le plus sont aussi les plus difficiles à mobiliser : ils travaillent 7 jours sur 7, 365 jours par an – aux dépens de leur vie de famille et de leur santé. Cela provoque un gros turnover et empêche la syndicalisation. Ceux qu’on arrive le plus à mobiliser sont les chauffeurs qui ont réussi à obtenir leur licence et qui se projettent donc sur le long terme.
A cet égard, je voudrais préciser que la CGT ne soutient pas le système d’achat de licence. Personne ne devrait payer pour travailler. Mais aujourd’hui, beaucoup n’ont pas d’autre choix pour fuir la location et espérer un peu de stabilité. Avant, les locataires pouvaient bénéficier d’une licence incessible gratuitement après quelques années sur liste d’attente. Ce système a été détruit par Charles Pasqua en 1995, qui a rendu cessibles (donc monnayables) ces licences. Il a détruit les espoirs des salariés en attente. Les chauffeurs ne les rendaient plus et les délais d’attente ont explosé : alors qu’auparavant il fallait environ 5 ans pour obtenir une licence gratuitement, ce délai est monté jusqu’à 18 ans.
Comment sont arrivées les Voitures de Transport avec Chauffeurs (VTC) ? Et quel en fut l’impact ?
Le métier de taxi fonctionnait avec un numerus clausus, en limitant le nombre de licences pour garantir une répartition équitable du marché. Les économistes libéraux expliquaient qu’augmenter l’offre entraînerait une hausse automatique de la demande. C’est faux bien sûr. La demande est concentrée sur les heures de pointe, et augmenter l’offre ne fait que renforcer la concurrence entre chauffeurs. Sous couvert de « libéralisation », la classe dirigeante voulait tout simplement détruire le cadre qui protégeait un peu les chauffeurs de taxi.
Le rapport Attali, commandé par Sarkozy en 2007, a été un moment clé. Il proposait une dérégulation du secteur des taxis. Il reprenait le vieux discours des libéraux en disant qu’il n’y avait pas assez de taxis et qu’il fallait augmenter l’offre pour stimuler la demande. Ça a provoqué une mobilisation massive des taxis. La CGT était pleinement engagée et cette mobilisation a fait reculer le gouvernement, temporairement.
Mais dès 2009 Sarkozy a remis ça avec la loi Novelli, qui a créé une contrefaçon de taxi : le VTC. Sur le papier, ces véhicules font le même travail, mais sans formation, sans examen, juste un paiement de 100 euros via le site du ministère du Tourisme. N’importe qui peut devenir transporteur.
La CGT a dénoncé cette dérégulation déguisée du métier de chauffeur de taxi, mais la mobilisation était en reflux après les grandes luttes précédentes. Le développement des VTC s’appuie sur trois piliers : un statut low cost, le régime d’auto-entrepreneur et les plateformes numériques comme Uber.
Dès 2013, les mobilisations contre les plateformes ont repris, avec des manifestations communes de taxis venant du monde entier. Car derrière ces plateformes soi-disant « innovantes » se trouvent de puissants fonds d’investissement : SoftBank, Goldman Sachs, etc. Ce sont des acteurs purement financiers qui ne cherchent pas à améliorer le transport, mais à s’emparer d’un marché jusqu’alors protégé.
La tarification dynamique – qui ajuste les prix suivant l’offre et la demande immédiates – maximise leurs profits tout en précarisant les travailleurs. Résultat de cette mise en concurrence : les chauffeurs de taxi doivent aujourd’hui faire 15 heures pour gagner la somme de 8 à 9 heures auparavant.
Comment le secteur a-t-il été affecté par les JO de Paris ?
Pour cet événement d’un mois, le gouvernement a créé près de 800 nouvelles licences, soit une augmentation de 4 à 5 % du total parisien, déjà saturé par les VTC. Ces licences ont majoritairement été données aux sociétés de location, les loueurs, et pas aux chauffeurs sur liste d’attente. Alors qu’un chauffeur doit s’endetter sur 8 à 10 ans pour une licence à 160 000 euros, les loueurs ont obtenu ces licences gratuitement !
La CGT-Taxis a été la seule organisation à s’opposer à cette opération, en protestant et en saisissant la Justice. On a pu obtenir un peu moins de 200 licences pour les chauffeurs ; 600 sont allées aux loueurs. Le seul groupe G7 a reçu plus de 200 licences, un cadeau de 32 millions d’euros à la valeur du marché, générant plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel !
Parlons du mouvement actuel des taxis. Quelle est ton analyse ?
Ce mouvement est impulsé par les fédérations patronales de taxis. Il y a la Fédération nationale du taxi (FNDT), qui a appelé à la mobilisation du 19 mai, ainsi que l’Union nationale des taxis (UNT) et la Fédération nationale des taxis indépendants (FNTI). Chacune défend ses intérêts, et elles sont souvent divisées, parfois même opposées.
Ces fédérations luttent notamment contre le projet de réforme de la tarification des transports de patients. En province, une bonne partie des déplacements de patients sont effectués par les taxis et remboursés par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Une grande partie de leurs revenus – parfois la quasi-totalité – est issue de cette activité. La loi veut imposer une baisse du tarif kilométrique sous prétexte d’une « sécurité sociale à l’agonie ». Les entreprises concernées sont souvent des TPE, avec peu de salariés, et cela risque de faire baisser leurs revenus.
Bien sûr, c’est une nouvelle attaque du gouvernement. Mais il y a des contradictions de classe dans ce mouvement. Les fédérations qui appellent sont souvent très rétrogrades concernant le statut des chauffeurs de taxi salariés ou locataires. En 2018, des négociations salariales ont été relancées avec les fédérations patronales, mais elles refusent toute hausse des salaires. Résultat : la grille salariale de la convention de 2018 est rapidement tombée en dessous du SMIC, qui a été revalorisé avec l’inflation.
Les salariés ont des conditions de travail très dégradées, des heures supplémentaires en pagaille, peu ou pas de droits sociaux. Chaque semaine, des salariés de province nous appellent pour dénoncer leurs conditions de travail. Il faut que la convention soit renégociée avec la CGT pour imposer un salaire minimum décent, des repos obligatoires et une meilleure protection sociale. Enfin, les taxis qui transportent des patients devraient être intégrés dans un véritable service de la santé totalement gratuit pour les usagers.
Quelles sont les revendications fondamentales de la CGT-Taxis ?
Il faut d’abord la suppression du système de location, qui est extrêmement précaire. Il faut aussi mettre un terme à la déréglementation et à la concurrence déloyale des VTC. Cela implique la régulation du nombre de licences, pour mettre fin à cette opposition entre VTC et chauffeurs de taxi, qui sont tous deux paupérisés.
A terme, la seule solution, c’est un véritable service public du taxi. Le taxi, c’est le trajet du dernier kilomètre, en complément des transports publics. Les investissements doivent être orientés en fonction des besoins. C’est certain que ça permettrait une amélioration de nos conditions de travail.
Enfin, il y a la question de la démocratie dans la représentativité des chauffeurs. Ce sont les préfectures qui désignent les représentants, sur des critères comme le nombre d’adhérents à une fédération. Mais être syndiqué, ce n’est pas obligatoire et on sait très bien qu’il y a une grosse partie des chauffeurs qui ne sont pas syndiqués. Notamment les plus précaires, qui, comme je le disais, n’ont ni le temps ni l’énergie pour s’organiser. Est-ce qu’ils n’ont pour autant pas le droit de choisir leurs représentants ? A la CGT, nous pensons que si. Un chauffeur, dès lors qu’il a sa carte professionnelle, qu’il est en activité, il devrait pouvoir voter pour dire : « Je préfère le programme de la CGT » ou « Je préfère le programme patronal de l’UNT ».