Ces dernières décennies, les parades militaires avaient été réduites au rang de tradition pittoresque. L’impérialisme américain était si puissant que lorsque n’importe quel autre pays essayait d’afficher la force de son armée, cela ne faisait que souligner l’écart abyssal entre les Etats-Unis et les autres nations.
Mais la parade qui s’est tenue à Pékin le 3 septembre a changé la donne. Dix mille soldats ont défilé ainsi que des centaines de véhicules, d’avions, de sous-marins et autres équipements militaires. La rigueur et la précision des mouvements étaient frappantes. A côté, la récente parade militaire de Donald Trump à Washington ressemblait à un carnaval pour enfants.
La presse occidentale a réagi par des proclamations hystériques et absurdes, déplorant notamment la présence de nombreux « dirigeants autoritaires » lors de cette parade, qui faisait suite à une réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai.
Mais depuis quand les impérialistes occidentaux sont-ils gênés par les dictateurs ? Ils ont soutenu quelques-uns des régimes les plus réactionnaires et autoritaires de l’histoire. Il suffit pour le souligner de mentionner l’Arabie saoudite, vivier du fondamentalisme islamiste, ou l’Etat d’Israël, la « seule démocratie du Moyen-Orient », qui conduit depuis près de deux ans une guerre génocidaire à Gaza.
Des avancées rapides
En agitant ces arguments moralistes, ces propagandistes impérialistes tentent de détourner l’attention de la gravité de la situation, qui a choqué les commentateurs les plus sérieux. Cela fait des décennies qu’ils constatent la montée en puissance militaire de la Chine, mais la parade a été un choc – qui a même poussé le magazine Foreign Policy à publier un article intitulé C’est désormais l’armée chinoise qui a l’avantage (« China’s Military Is Now Leading », 3 septembre 2025).
Le défilé n’était évidemment qu’un aperçu de ce que la Chine veut bien révéler. Mais cet aperçu en dit long.
Prenons l’exemple des porte-avions, les armes les plus complexes jamais conçues, qui peuvent envoyer des détachements aériens petits mais puissants partout sur la planète. Parmi les 21 porte-avions de plus de 65 000 tonnes actuellement en service, 11 sont américains et 3 sont chinois. Les Etats-Unis disposent en outre de 9 navires d’assaut amphibies, capables de transporter des corps expéditionnaires de milliers de soldats, avec des dizaines d’avions et d’hélicoptères.
Mais il faut replacer les choses dans leur contexte. Ce n’est qu’en 2012 que la Chine a acquis son premier porte-avion, le Liaoning. Les commentateurs s’en étaient alors beaucoup moqués, car il avait été construit à partir de la coque d’un vieux porte-avion soviétique. Mais il a été suivi dès 2019 par le Shandong, un porte-avion entièrement produit en Chine sur le modèle du Liaoning.
En 2022, la Chine a lancé le Fujian, un porte-avion d’un type nouveau, conçu en Chine, et doté de catapultes électromagnétiques – une technologie dont seuls les Etats-Unis disposaient jusque-là. Le pays travaille également à la construction d’un quatrième porte-avion, à propulsion nucléaire, qui sera probablement le plus grand du monde. Pour le moment, seuls la France et les Etats-Unis disposent de navires comparables.
La Chine a donc réalisé de rapides bonds quantitatifs et qualitatifs en matière d’armement.
Les Etats-Unis ont probablement une longueur d’avance dans un certain nombre de domaines, comme la furtivité, les systèmes intégrés, les systèmes de propulsion et la logistique. Ils profitent aussi d’une importante expérience de combat réel, et d’une plus grande intégration de leurs forces, ce qui leur donne un avantage stratégique au-delà des facteurs purement technologiques. Mais il n’empêche que la Chine est en train de les rattraper.
Drones, robots et missiles
La Chine est à l’avant-garde en matière de drones, de robotique et de missiles – autant de technologies qui sont en train de transformer la façon dont se mènent les guerres aujourd’hui.
Première exportatrice de drones militaires, elle a développé des technologies qui devraient amener la qualité de ses meilleurs drones au niveau de leurs équivalents américains, qui coûtent bien plus cher. Elle est en outre loin devant les Etats-Unis en termes de développement et d’intégration des drones dans ses forces armées.
Lors de la parade, elle a également révélé le premier drone « ailier fidèle » opérationnel, capable d’accompagner et d’appuyer des avions de chasse. Les Etats-Unis espèrent en mettre un en service cette année. Et en termes de petits drones et de composants, qui jouent un rôle crucial sur les champs de bataille en Ukraine, la Chine compte pour 80 à 90 % du marché mondial.
La production de robots a également explosé en Chine, qui est désormais le deuxième producteur mondial après le Japon, et dont l’armée s’est amplement adaptée à la robotique. Non seulement elle contrôle la production de ces armes de bout en bout, mais elle y intègre les derniers développements de l’IA et de la 5G.
La Chine a enfin révélé une série de nouveaux missiles, dont beaucoup sont hypersoniques – c’est-à-dire qu’ils peuvent voyager à plus de cinq fois la vitesse du son. Elle domine sans conteste la recherche dans ce domaine, et dispose de nombreux modèles opérationnels – alors que les Etats-Unis n’ont que récemment lancé leur premier système de ce genre. Ces missiles très difficiles à intercepter représentent une véritable menace pour les porte-avions et les bases militaires des Américains dans la région.
La base industrielle
La clé de tous ces progrès ne se trouve pas dans la technologie militaire, mais dans le développement général de l’économie chinoise. Ces dix dernières années, le pays a développé toute une série de secteurs de pointe comme l’IA, les technologies vertes (voitures électriques, photovoltaïque, batteries), le train à grande vitesse, la robotique, la 5G, la biopharmacie et l’énergie nucléaire. Les progrès des technologies militaires reflètent ces avancées générales de l’économie chinoise.
Ils sont d’autant plus marquants si on tient compte de la capacité productive du pays. Pour rester dans le domaine de la construction navale, l’ensemble des navires de la marine américaine représente un tonnage de 2 758 175 tonnes, contre 1 198 419 pour la Chine. De ce point de vue, la flotte américaine est plus de deux fois supérieure à la marine chinoise.
Mais les choses prennent un autre aspect si l’on tient compte du fait que, selon des estimations récentes, les chantiers navals chinois ont une capacité 230 fois supérieure à ceux des Américains et qu’une grande partie d’entre eux sont conçus pour un usage mixte, militaire et civil.
Les recherches menées par le CSIS montrent qu’entre 2019 et 2023, quatre grands chantiers navals chinois ont produit 39 navires de guerre, pour un tonnage total de 550 000 tonnes. Ce chiffre est supérieur au tonnage de toute la Royal Navy britannique ! Ces données frappantes démontrent la capacité de la Chine à reconstituer rapidement ses forces, si elle devait entrer en guerre.
On le voit avec la guerre en Ukraine : lorsqu’un véritable conflit militaire éclate entre des puissances industrielles et militaires, ce sont précisément la capacité industrielle et la taille de la population des pays qui, en dernière analyse, en déterminent l’issue.
Développement inégal et combiné
Si la base industrielle de la Chine parvient à grandir aussi vite, c’est grâce à ce que Trotsky appelait « le privilège de l’arriération ». Des sociétés au faible niveau de développement parviennent parfois à « sauter » des étapes de croissance, en adoptant directement les technologies les plus modernes. Elles s’épargnent ainsi le difficile processus qui a conduit à l’invention de ces technologies.
Inversement, des pays plus avancés peuvent être freinés par leurs infrastructures vieillissantes. Leurs industries sont moins efficaces mais restent profitables : il reviendrait trop cher de les remplacer par des infrastructures plus avancées. Leur développement ralentit donc avec le temps. Telle est la cause profonde de l’inertie qui frappe l’impérialisme occidental, et qui est en train de bouleverser la situation mondiale.
Après la dislocation de l’URSS, l’impérialisme américain est devenu la seule superpuissance de la planète. L’économie russe était en plein effondrement, et la Chine était encore une économie relativement arriérée. Aucune puissance ne pouvait rivaliser avec les Etats-Unis.
Mais les investissements massifs des Occidentaux et les années de croissance qui ont suivi ont permis au capitalisme chinois de commencer à se développer, de même que de plus petites économies comme la Turquie, le Brésil, l’Indonésie, la Russie et les autres soi-disant « marchés émergents ».
Leur développement est devenu l’un des piliers de la croissance économique mondiale. Les impérialistes occidentaux avaient trouvé un nouveau marché où investir leur capital, un moyen de produire des marchandises à bon marché pour l’Occident et donc une façon d’enrichir tous les capitalistes.
Les économies occidentales en ont subi le contrecoup : désindustrialisation, financiarisation accrue, moindre croissance de la productivité et l’émergence d’un redoutable concurrent en Asie.
Une nouvelle puissance hégémonique ?
La Chine est devenue une grande puissance économique et industrielle, à l’échelle mondiale, et elle s’efforce maintenant de bâtir une puissance militaire qui corresponde à ce statut. Ce faisant, elle entre en concurrence avec l’impérialisme américain et son ordre mondial.
Le magazine Foreign Policy en a tiré une conclusion accablante :
« Pour réagir à la dégradation de l’équilibre militaire en Asie de l’Est, les Etats-Unis pourraient y étendre massivement leur présence, mais c’est peu probable. […] Même si Washington parvenait à dépasser son inertie, quel pays d’Asie accepterait d’accueillir ses forces armées, et de permettre aux Etats-Unis d’utiliser son territoire dans une guerre contre la Chine ?
« Si cela avait lieu, la Chine répondrait presque certainement en augmentant ses propres dépenses militaires. Et comme la parade militaire de Pékin l’a démontré au monde cette semaine, une course aux armements serait à l’avantage de Pékin, pas de Washington. »
La Chine va-t-elle pour autant établir son hégémonie à l’échelle mondiale ? Ce n’est pas la perspective à ce stade, et ce n’est pas ce que vise sa classe dirigeante. D’une part, cela impliquerait d’affronter les Etats-Unis, qui restent la première puissance de la planète. D’autre part, il n’est pas dit que le capitalisme chinois suivra la même trajectoire que le capitalisme américain.
L’essor des Etats-Unis a coïncidé avec le début des « Trente glorieuses », la plus grande période de croissance de l’histoire mondiale, alors que l’essor de la Chine coïncide avec le début de la plus grave crise de l’histoire du capitalisme.
L’industrie chinoise, qui souffre d’une immense accumulation de surproduction, tente de l’écouler sur le marché mondial. Mais le marché mondial est lui-même en train de se rétracter, et cela ne fera qu’accélérer à terme la crise générale du système. Il n’est pas exclu que la Chine échappe temporairement aux pires effets de cette crise. Mais le rythme de son expansion en sera tout de même affecté.
La Chine n’est donc pas sur le point de remplacer les Etats-Unis. Mais elle est incontestablement en train d’émerger comme la puissance dominante en Asie orientale – du point de vue économique et militaire.
La croissance de la Chine a aussi un impact profond en Asie centrale, en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Afrique et au Moyen-Orient, où les Etats-Unis ne peuvent plus jouer le même rôle dominant qu’auparavant. Ils sont contestés de toutes parts par de nouvelles forces politiques et de nouvelles puissances régionales – souvent soutenues par la Chine et dans une certaine mesure par la Russie – qui lui font contrepoids. Tout l’édifice des relations internationales s’en trouve bouleversé.
Ce qui s’annonce n’est donc pas une ère de paix et de stabilité sous l’égide d’une nouvelle puissance hégémonique, mais une aggravation de l’instabilité et de la lutte entre les différentes puissances pour le contrôle de marchés, de matières premières et de sphères d’influence. Cette lutte va s’intensifier avec la crise du capitalisme mondial.
« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis »
Autrefois, la puissance américaine était telle qu’aucun de ses alliés n’aurait osé lui désobéir et que de simples menaces suffisaient à les faire rentrer dans le rang. Mais les menaces américaines produisent désormais l’effet inverse. Elles poussent de plus en plus de nations à résister et à se coaliser contre les Etats-Unis, même quand elles ont comme l’Inde et la Chine leurs propres différends.
Quand les Etats-Unis ont déclenché la guerre en Ukraine, cela a poussé la Russie et la Chine à renforcer leurs relations. Biden s’est ensuite brûlé les doigts quand il a tenté de forcer le monde entier à sanctionner la Russie, et que la grande majorité des pays s’y sont refusés.
Cet été, Donald Trump a essayé de contraindre l’Inde à rompre ses relations économiques avec la Russie. L’Inde est un allié important des Américains contre la Chine et Modi lui-même entretenait d’étroites relations personnelles avec Trump. Mais après l’instauration par Trump de droits de douane punitifs de 25 % contre l’Inde, cette relation semble s’être gravement détériorée. L’Inde maintient ses liens avec la Russie et Modi refuserait même de répondre aux appels téléphoniques de Trump.
En revanche, il s’est rendu le 21 août au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Tianjin, juste avant la parade militaire, pour discuter, entre autres choses, des moyens de contourner le système financier international dominé par les Américains.
Cela ne veut pas dire que l’Inde s’apprête à rompre tous ses liens avec les Etats-Unis. Mais leurs rapports se sont clairement dégradés, au profit de la Chine.
Les tentacules mondiaux de la classe dirigeante américaine ont capté d’immenses richesses, amassées dans ses coffres-forts. Mais aujourd’hui, ces tentacules sont devenus les conduits par lesquels s’étend la crise du capitalisme mondial : la crise du système entraîne une crise de l’impérialisme américain. Comme un homme empêtré dans des sables mouvants, l’impérialisme américain ne fait que s’enfoncer davantage à chaque tentative de se tirer d’affaire.
Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !
Les Etats-Unis ont établi un empire sans équivalent. Aucune nation n’est jamais intervenue – militairement, politiquement ou économiquement – dans autant de pays au cours de son histoire. Leurs troupes sont stationnées dans plus de 750 bases à travers le monde. Leurs forces navales parcourent les océans de la planète dans des centaines de navires et de sous-marins nucléaires.
Les travailleurs et les jeunes du monde entier ont raison de se réjouir du déclin de ce géant. Ses cris d’orfraie contre les dictatures en Chine, en Russie et ailleurs sont une tentative de détourner l’attention de ses propres crimes et de rallier l’opinion publique pour lui permettre de maintenir sa domination sur le monde.
Les communistes d’Occident doivent répondre : l’ennemi principal est dans notre pays ! Aucune force n’est une plus grande menace pour la classe ouvrière que l’impérialisme américain. Nous n’accordons aucun soutien aux interventions occidentales dans les autres pays.
En Chine, en Russie, en Inde et ailleurs, la libération de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous autres, communistes occidentaux, soutiendrons cette lutte en luttant pour renverser nos propres classes dirigeantes, qui n’ont cessé de dominer, d’opprimer et de harceler le prolétariat mondial.
Nous ne croyons pas pour autant que la classe dirigeante chinoise puisse guider l’humanité vers un monde meilleur et plus juste. En dernière analyse, elle représente le même système que la classe dirigeante américaine : le capitalisme. Son « anti-impérialisme » s’arrête là où commencent ses propres intérêts impérialistes.
Seule la classe ouvrière, sous le drapeau de la révolution socialiste mondiale, pourra abattre tout l’édifice du capitalisme, et ainsi en finir avec tous les impérialismes.