Depuis l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad le 1er novembre 2024, qui a fait 16 morts, une vague de mobilisation contre le régime corrompu du président Vucic a déferlé sur la Serbie. Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article, ce mouvement spontané a largement dépassé sa cause initiale et a catalysé toute la colère accumulée contre le système. La mobilisation – initiée par les étudiants – a fait un pas en avant immense le 15 mars, avec une gigantesque manifestation qui a rassemblé près d’un demi-million de personnes. A l’heure où nous écrivons cet article, plus d’un million de personnes (sur un total de 6.6 millions d’habitants) ont déjà participé à des manifestations.
Internationalisme
Dans les médias des pays de la région, la mobilisation en Serbie est décrite de façon à laisser penser que le mouvement est dominé par le nationalisme serbe, voire même par des nostalgiques du mouvement ultra-réactionnaire des « Tchetniks ». En réalité, les jeunes et les travailleurs cherchent instinctivement à atteindre l’unité la plus large possible dans la lutte et ont largement rejeté les divisions ethniques et religieuses. A Novi Pazar, il y a même eu des démonstrations publiques d’unité entre manifestants serbes et musulmans.
A l’encontre des discours la décrivant comme une affaire exclusivement serbe, la mobilisation a suscité un écho à travers toute l’ex-Yougoslavie. En Croatie, une grève des travailleurs de l’éducation est directement inspirée par les mobilisations en Serbie. En Macédoine, des mobilisations ont éclaté suite à l’incendie d’une boîte de nuit à Kocani, qui a fait 62 morts et 193 blessés. Comme dans le cas de la gare de Novi Sad, cette catastrophe a mis en lumière la corruption et l'incompétence des autorités.
Partout en ex-Yougoslavie, la restauration du capitalisme dans les années 1990 a donné naissance à des régimes corrompus et ineptes, tandis que le niveau de vie des masses s’est profondément dégradé. Cette réalité pèse plus lourd que toutes les divisions ethniques et religieuses entretenues par les classes dirigeantes. Ces dernières sont aujourd’hui terrifiées à la perspective que le mouvement puisse s’étendre depuis la Serbie vers des pays voisins.
Zborovi
N’ayant pas réussi à écraser la mobilisation par la répression, Vucic a essayé de la désamorcer en lâchant un peu de lest. Début février, il a contraint le Premier ministre à démissionner. Mais ce premier recul du régime a été un encouragement pour la mobilisation, qui a continué à se développer jusqu’à la manifestation du 15 mars.
Les masses apprennent de leur expérience. Au début, le mouvement a pris la forme de simples rassemblements de masse. Après plusieurs semaines de mobilisation en novembre et décembre, les étudiants en sont arrivés à la conclusion qu’il fallait appeler à une grève générale. C’était le sens de la grève du 24 janvier. Celle-ci n’a touché que quelques secteurs – notamment l’éducation, la culture et l’informatique – mais elle a montré que le mouvement continuait à grandir.
Les étudiants ont tiré de nouvelles conclusions. Alors que le mouvement s'organisait initialement autour des universités et des écoles, ils ont lancé début mars un appel à constituer dans tous les quartiers des zborovi (au singulier zbor – « assemblée » en serbe). Ce terme qui date de la lutte révolutionnaire contre l’occupation ottomane au XIXe siècle est aussi le nom que portaient les soi-disant conseils d’« autogestion ouvrière » durant la période de la Yougoslavie titiste. En Serbie, comme dans plusieurs autres pays de l’ex-Yougoslavie, ces assemblées ont été préservées dans la constitution après le rétablissement du capitalisme, sans pour autant disposer d’un quelconque véritable pouvoir. L’idée de cet appel des étudiants est que les masses se saisissent de ces zborovi – qui disposent d’une existence légale – pour en faire des organes de lutte et d’organisation du mouvement.
L’appel des étudiants a été entendu et plusieurs dizaines de zborovi ont déjà été constitués, à travers tout le pays. Les étudiants mobilisés ont même diffusé un manuel expliquant comment organiser la réunion d’un zbor. Des zborovi de travailleurs sont aussi apparus, d’abord parmi les enseignants, puis, ces dernières semaines, chez les travailleurs de l’informatique, des services sociaux et de la santé. Mi-avril, un zbor a aussi été créé par les salariés grévistes d’une chaîne de télé qui occupent leurs studios.
Radicalisation
La multiplication des zborovi est un symptôme de la radicalisation des masses. Ces dernières semaines, plusieurs d’entre eux ont pris des décisions qui dépassent largement leur cadre légal, essentiellement symbolique. Le zbor de Cacak a décidé de démettre le maire de la ville et d’organiser des manifestations de masse tant qu’il ne s'exécutera pas. A Kragujevac, le zbor a voté pour exiger que la municipalité paie les salaires des enseignants grévistes et a menacé d’occuper la mairie si cette revendication n’était pas satisfaite.
Les étudiants ont constitué des groupes d’autodéfense dès le début du mouvement pour se protéger des attaques régulières de la police et des gros bras du régime de Vucic. Ces groupes ont été renforcés en de nombreux endroits par d’anciens soldats de l’armée serbe, mais aussi par des clubs de motards, qui se sont organisés à travers les zborovi.
On observe aussi de la part du mouvement une tendance à centraliser ces assemblées. A Novi Sad, un Zbor svih Zborova (« assemblée de toute les assemblées ») a été constitué pour organiser l’occupation de la chaîne de télévision locale. Plusieurs zborovi ont ensuite coopéré à l'échelle de toute la Serbie afin de mobiliser des volontaires pour aider à protéger les étudiants durant cette occupation.
On ne peut pas encore parler d’une mobilisation générale de la classe ouvrière à travers ces assemblées. Mais il est néanmoins évident que le mouvement s’est encore renforcé. D’après l’Agence statistique CRTA, durant le seul mois de mars, plusieurs centaines de milliers de personnes ont participé à des rassemblements et près de 200 réunions de zborovi ont été organisées, regroupant plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Ce phénomène a provoqué la colère du régime : le président Vucic a affirmé que les zborovi étaient une invention « bolchevique » et « anti-démocratique ». Les médias bourgeois ont été pris par surprise par ce phénomène, qu’un journaliste a même qualifié de « réalité parallèle ». Il y a là un élément de vérité : les zborovi sont l’embryon d’un organe de pouvoir parallèle qui se développe sous nos yeux.
La centralisation des zborovi et l’élection de délégués des assemblées locales à des assemblées centrales représentent un premier pas vers l'établissement d’un pouvoir alternatif dans la société. Ce processus pose implicitement la question de savoir qui doit diriger la société ? Les travailleurs et les étudiants, c’est-à-dire la majorité de la population ? Ou bien l’oligarchie capitaliste corrompue, que représente le régime de Vucic ?
Et maintenant ?
Le mouvement a commencé il y a près de six mois. Il ne peut pas durer éternellement. S’il ne réussit pas à toucher et à mobiliser les masses de la classe ouvrière, il finira par s'essouffler, puis refluer. Malgré plusieurs appels à une grève générale lancés par les étudiants, celle-ci ne s’est pas encore concrétisée. Cela s’explique en partie par l’attitude de la bureaucratie syndicale qui, tout en apportant un soutien verbal au mouvement, n’a rien fait de concret pour l’étendre auprès de sa base. Des grèves localisées commencent à apparaître malgré tout. Il est nécessaire de les étendre et de les connecter au mouvement.
Le mouvement souffre aussi d’une autre faiblesse : il ne dispose pas d’une direction clairement identifiée. Cela a initialement représenté une force pour le mouvement, car aucun dirigeant réformiste ou libéral n’a pu le faire dérailler pour le ramener dans les eaux tranquilles du parlementarisme bourgeois… du moins pour l’instant. La nature a horreur du vide. En l’absence d’une direction révolutionnaire qui puisse lui proposer une stratégie, le mouvement est soumis à toutes sortes de pressions contradictoires, et avant tout à celles provenant de différentes fractions de la classe dirigeante.
Une campagne intense est notamment menée par la presse bourgeoise internationale pour tenter de présenter le mouvement comme « pro-européen » (c’est-à-dire favorable aux impérialistes d’Europe occidentale) ou comme dirigé uniquement « contre la corruption du régime de Vucic » (et pas contre l’ensemble du système). Certains bourgeois soi-disant « favorables » au mouvement défendent même la perspective d’un « gouvernement technique de transition ». Pour le moment, cette pression n’a pas pénétré les couches les plus profondes du mouvement, mais elle s’intensifie.
Pour autant, le mouvement dispose encore d’un potentiel important et peut continuer à s’étendre pendant un moment. La tâche des communistes révolutionnaires est donc de s’adresser aux éléments les plus avancés pour entrer en discussion avec eux et leur indiquer la voie à suivre.
Il faut créer des zborovi dans tous les quartiers et toutes les entreprises, et les coordonner et les centraliser démocratiquement. Tous les délégués doivent être élus et révocables. Les étudiants mobilisés doivent aussi s’adresser directement aux travailleurs et les rallier au mouvement. La mobilisation vers la grève générale doit permettre de renforcer l’organisation des masses à travers leurs propres assemblées. Celles-ci représentent un organe de lutte, mais aussi l’embryon d’un pouvoir alternatif, placé entre les mains de la classe ouvrière. En dernière analyse, seule la prise du pouvoir par la classe ouvrière permettra en effet de mettre fin à la corruption, à la pauvreté et à tous les maux qui accablent les masses de Serbie et de toute la région.
Mais, pour qu’un tel pouvoir puisse devenir une réalité, la classe ouvrière a besoin d’un parti révolutionnaire, qui soit capable de tirer les leçons des luttes passées et actuelles et de lui proposer un programme et une tactique adaptés. La construction d’un tel parti est la tâche urgente de tous ceux qui veulent mettre fin aux ravages du capitalisme en ex-Yougoslavie. C’est la tâche que se sont donnés nos camarades de la Ligue communiste révolutionnaire, la section yougoslave de l’ICR.