L’histoire de la science est celle de la quête de l’humanité pour comprendre le fonctionnement de l’univers, sans recourir au mysticisme et aux forces surnaturelles. Dans cet article, Adam Booth explique le processus révolutionnaire par lequel progressent les idées scientifiques ; le lien entre les développements scientifiques et la société ; et la crise de la science sous le capitalisme aujourd’hui.
La science stagne. Les marchés boursiers ont pu monter en flèche sur la base de l’engouement pour l’intelligence artificielle (IA), et les médias annoncent souvent de nouvelles découvertes prétendument « révolutionnaires », mais la communauté scientifique ne partage pas cet optimisme. Elle s’inquiète au contraire d’une « crise existentielle » de la science. [1]
Ce pessimisme est nourri par de nombreux symptômes, dont le plus évident est l’absence de recherches « disruptives » qui repousseraient les frontières de la connaissance humaine.
S’appuyant sur la méta-analyse de millions de publications scientifiques et de brevets sur six décennies, une étude publiée en janvier 2023 dans la prestigieuse revue Nature concluait que la recherche « devient de moins en moins disruptive avec le temps ». [2]
Ses auteurs ont identifié plusieurs éléments qui montrent que« le progrès ralentit dans plusieurs champs majeurs », et que « les publications et brevets ont de moins en moins tendance à rompre avec le passé et à mener la science et la technologie dans de nouvelles directions. »
Au contraire, ils suggèrent que les chercheurs contemporains tendent à se reposer « sur un corpus plus restreint de connaissances établies »et à préférer des recherches qui produisent des avancées marginales, plutôt que d’explorer des domaines potentiellement révolutionnaires.En somme, la science avance à tâtons plutôt que d’innover.
L’article de Nature concluait :
« Globalement […] nos résultats suggèrent que le ralentissement du rythme de disruption reflète une transformation fondamentale de la nature de la science et de la technologie. »
Un autre article rédigé par un groupe d’économistes et publié en avril 2020 se demandait : « Devient-il plus difficile de trouver des idées ? ». D’après ses auteurs, la réponse est « oui » : « Les efforts de recherche augmentent substantiellement, alors que la productivité de la recherche s’effondre ». [3]
A cela s’ajoutent des inquiétudes récurrentes sur une « crise de la reproductibilité » qui toucherait toute la science : l’impossibilité de confirmer la validité de résultats publiés, qui débouche sur une remise en cause généralisée de la valeur de travaux officiellement reconnus.
Une enquête réalisée en 2016 auprès de 1500 chercheurs concluait que plus de 70 % d’entre eux « avaient tenté sans succès de reproduire les expérimentations d’autres scientifiques » [4]. Des études précédentes portant sur la recherche en cancérologie et en pharmacologie ont montré que, respectivement, seules 11 % et 25 % des grandes découvertes dans ces champs pouvaient être reproduites. [5]
Pire encore, en 2023, plus de 10 000 articles scientifiques ont dû être retirés par des revues scientifiques car leurs résultats étaient soupçonnés d’avoir été, d’une façon ou d’une autre, falsifiés. [6] Et certains craignent qu’il ne s’agisse que de la « partie émergée de l’iceberg » en matière de recherche bidon [7], d’autant que l’IA pourrait encore empirer les choses en diffusant massivement le contenu de travaux falsifiés. [8]
Si on ne peut ni vérifier les résultats de la recherche, ni se fier à eux, c’est tout le statu quo scientifique qui devient douteux. Beaucoup de gens se demandent à quoi sert la science, si elle ne produit pas des résultats fiables et ne fait pas réellement progresser la connaissance humaine.
Au sujet de la confiance, on observe aussi un scepticisme croissant vis-à-vis de la science dans une couche de la population, ainsi qu’une hostilité générale à l’égard des prétendus « experts » sur lesquels la classe dirigeante s’appuie constamment pour justifier ses politiques cyniques.
Non seulement la science de manière générale semble en crise, mais – dans certains domaines – on commence même à se demander si les théories actuellement dominantes ne seraient pas profondément erronées.
Des contradictions s’accumulent notamment dans la cosmologie – l’étude de l’univers. Un nombre toujours croissant de bricolages arbitraires doivent être inventés pour concilier les faits observés avec le « modèle standard » de la théorie du Big Bang.
Cela inclut des concepts comme la « matière noire » et l’« énergie noire », pour la recherche desquelles des millions ont été investis dans de nouveaux accélérateurs de particules, de nouveaux télescopes, des cavernes profondes remplies de xénon, des ballons stratosphériques – sans rien découvrir. Mais toute tentative de remettre en cause la validité de ces concepts imaginaires se heurte à une résistance acharnée.
Pendant ce temps, les données collectées par des instruments comme le télescope spatial James Webb (JWST) révèlent des galaxies si vastes et si anciennes qu’elles ne peuvent être expliquées par l’hypothèse du Big Bang, selon laquelle le temps et l’espace auraient eu un commencement il y a des milliards d’années. Et pourtant, cette théorie s’accroche. La disruption scientifique est bloquée.
« Nous avons collecté des résultats si inattendus [avec le JWST] que cela crée des problèmes pour la science » [9], déclare Joel Lega, astrophysicien de l’Université d’Etat de Pennsylvanie. « Ces temps-ci, j’ai des insomnies à trois heures du matin. Je me demande si tout ce que j’ai produit jusqu’à présent n’est pas faux », ajoute Allison Kirkpatrick, astronome de l’Université du Kansas, dans un article de Nature [10].
Pourtant, malgré leurs inquiétudes, ces scientifiques ne sont pas prêts à remettre en cause l’hypothèse fondatrice de leur champ d’études. « Si le Big Bang est une erreur », concluait l’écrivain scientifique Eric Lerner dans son livre The Big Bang Never Happened, « nombre d’idées de base en physique fondamentale sont erronées elles aussi. »
La crise multiforme qui frappe la science débouche aussi sur une remise en cause des piliers philosophiques de la science elle-même.
La méthode scientifique repose sur le principe que la réalité est objective, qu’un monde matériel existe indépendamment de nous-mêmes et qu’il peut être étudié et compris. Mais dans le cadre de cette crise de la science, une section de la communauté scientifique, influencée par l’idéalisme philosophique, promeut une perspective solipsiste et mystique.
Il n’est pas rare de voir des publications respectées, comme le magazine New Scientist, promouvoir des idées bizarres qui contestent l’objectivité – et même l’existence – de la réalité, avec des titres comme « Les choses existent-elles quand nous ne les regardons pas ? » ou « Est-ce nous qui créons l’espace-temps ? »
La science contemporaine est donc en crise. Elle continue, dans certains domaines, de progresser. Mais, d’une manière générale, le moteur de la connaissance humaine ralentit.
Pour en comprendre les raisons, il faut prendre du recul et étudier les dynamiques du développement scientifique lui-même, et notamment les rapports entre la science et la société.
Comment la science progresse-t-elle, à la fois dans ses différents domaines et, plus généralement, à travers l’histoire ? Pourquoi y a-t-il des périodes où les découvertes fleurissent, puis d’autres époques de relative stagnation ? Quels sont les freins qui limitent la science aujourd’hui ?
Qu’est-ce que la science ?
La première question à se poser est « qu’est-ce que la science ? »
D’une part, la science est une méthode : un cadre d’analyse – basé sur l’observation et la mesure ; l’élaboration d’hypothèses et leur vérification par l’expérimentation – qui permet de comprendre la nature, d’expliquer les phénomènes matériels, et de structurer cette connaissance sous la forme de théories vérifiées.
Comme l’expliquait le scientifique – et marxiste revendiqué – J. D. Bernal dans son livre Science in History, « la connaissance scientifique n’est pas qu’une liste de résultats ».
« Pour obtenir ces résultats, il faut les avoir assemblés[…], les avoir regroupés et connectés les uns aux autres [de façon à]construire continuellement l’édifice plus ou moins cohérent des lois, des principes, des hypothèses et des théories scientifiques. » [11]
Mais il ne faut pas oublier que la science est aussi une institution sociale, composée d’organisations et de professionnels spécialisés, qui sont chargés de mener des recherches, de valider des hypothèses et des résultats, et de fixer les orientations de prochaines recherches.
Enfin, dans son acception la plus générale, la science constitue l’ensemble des connaissances accumulées collectivement par la société.
De ce point de vue, en étudiant l’histoire de la science, on peut constater une tendance au progrès – qui n’est certes pas du tout linéaire. D’une manière générale, notre compréhension du monde s’accroît avec le temps.
Chaque génération de scientifiques s’appuie sur les travaux de ses prédécesseurs. Comme le disait le célèbre physicien Isaac Newton, ceux qui repoussent les frontières de la connaissance humaine se tiennent « sur les épaules de géants ».
Il faut ajouter à cela qu’ils ne font pas que développer les idées de « génies » individuels. La science repose sur la contribution vitale de milliers et de millions d’hommes et de femmes ordinaires, qui font tourner les rouages de la recherche scientifique. Et elle dépend de l’industrie et du travail humain, qui lui donnent son élan et nourrissent ses découvertes.
Le développement de la connaissance
Revenons à notre question centrale : comment la science – au sens d’une compréhension systématique des processus et phénomènes naturels – se développe-t-elle et progresse-t-elle ?
Les marxistes comprennent que la réalité est objective, qu’elle existe indépendamment des êtres humains et de notre conscience, et que la nature peut être comprise. Par la pratique, en interagissant avec ce qui nous entoure, nous pouvons découvrir le fonctionnement de la matière en mouvement à toutes les échelles.
Avec le temps, la science donne une vision toujours plus claire et plus complète du monde. A travers la recherche et l’expérimentation, notre compréhension des phénomènes naturels devient plus étendue et plus précise.
Ce qui était auparavant inconnu et mystérieux est découvert et compris. L’ignorance laisse place à la compréhension rationnelle et à la connaissance. On commence à identifier des relations, des motifs réguliers, de l’ordre – c’est-à-dire des éléments de nécessité par-delà les « accidents » apparents – qui s’expriment dans des lois scientifiques.
C’est la base d’une véritable connaissance, qui permet de mieux maîtriser la nature et ouvre la voie pour de nouvelles idées et de nouvelles techniques.
Cette connaissance est néanmoins toujours relative. L’univers est infiniment complexe. Tout est interconnecté, dans un état de flux permanent. Des dynamiques différentes apparaissent et se manifestent à différents niveaux – de l’échelle subatomique à celle des galaxies.
Les lois qui dominent à l’échelle quantique sont qualitativement différentes de celles de la matière organique, par exemple. Bien que nous soyons composés de particules, la biologie ne peut pas être réduite à une branche de la physique quantique. De même, les relations sociales ne se résument pas à l’évolution darwinienne et aux lois de la sélection naturelle.
Chaque phénomène et chaque processus doivent donc être étudiés concrètement, de façon à révéler les dynamiques, les tendances et les relations qui s’appliquent au système dont il est question.
Les théories, les lois et les modèles scientifiques ne sont que des approximations relatives de ces processus, des tentatives de décrire et d’expliquer le mouvement de la matière et la réalité dans certaines limites. Aucune théorie ne peut rendre compte intégralement d’un phénomène donné.
Dans l’Anti-Dühring, brillant ouvrage polémique, Engels soulignait qu’une « représentation scientifique exhaustive » des interconnexions de la nature « reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps ».
Il ajoutait cependant que « l’évolution progressive sans fin »de la science permet aux générations qui se succèdent d’améliorer les théories et les modèles, et ainsi d’approfondir la compréhension humaine des phénomènes naturels.
Et, dans son chef-d’œuvre philosophique Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine expliquait que c’est de cette façon que la « vérité relative » contenue dans nos théories nous rapproche de la « vérité absolue » :
« Chaque étape du développement des sciences intègre de nouveaux grains à cette somme de vérité absolue, mais les limites de la vérité de toute proposition scientifique sont relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, au fur et à mesure que les sciences progressent. »
Cette reconnaissance de la nature relative de nos modèles scientifiques ne signifie pas que les marxistes soient « relativistes » – c’est-à-dire qu’ils nieraient l’existence d’une réalité objective et connaissable, comme le font les postmodernes. Comme le soulignait Lénine :
« La dialectique matérialiste de Marx et d’Engels inclut sans contredit le relativisme, mais ne s’y réduit pas ; c’est-à-dire qu’elle admet la relativité de toutes nos connaissances non point au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique des limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à cette vérité. »
En d’autres termes, chaque « vérité » découverte par la science contient toujours un certain niveau d’erreur. Les théories et les modèles ne restent valides que jusqu’à un certain point, au-delà duquel ils finissent par devenir caducs, et doivent être continuellement approfondis, précisés et enrichis.
La science se développe ainsi, à l’infini, vers des niveaux supérieurs de connaissance et de compréhension. Ce processus ne pourra jamais être « achevé » ni « complet ».
Comme le résumait Engels :
« le long développement historique de la science[…] monte des degrés inférieurs aux degrés supérieurs de la connaissance, mais sans arriver jamais, par la découverte d’une prétendue vérité absolue, au point où elle ne peut plus avancer. »
La structure des révolutions scientifiques
Comment, de façon générale, cette méthode permet-elle de faire progresser la science ?
Engels décrit les grandes lignes de ce processus dans son œuvre inachevée sur la Dialectique de la nature.
« La forme de développement de la science de la nature[…]est l’hypothèse. »Mais à un certain stade, des observations approfondies et de nouveaux faits entrent en conflit avec une hypothèse communément admise. « Dès cet instant », explique Engels, « naît le besoin de nouveaux modes d’explication »qui soient capables d’intégrer les données les plus récentes.
L’ancienne théorie n’est pas complètement abolie ou invalidée dans ce processus : elle est dialectiquement niée. Le nouveau modèle intègre tout ce qui était vrai dans son prédécesseur, mais il va plus loin. Il donne une explication rationnelle aux nouvelles observations et permet de faire de nouvelles prévisions, plus précises.
L’accumulation de connaissances scientifiques n’est pas linéaire. Comme le développement de la société, la marche de la science connaît des périodes de stagnation et de déclin, des bonds et des révolutions.
Au XXe siècle, le philosophe des sciences Thomas Kuhn a étudié ce processus dialectique du progrès scientifique dans son merveilleux ouvrage sur La structure des révolutions scientifiques.
En étudiant l’histoire des sciences, s’appuyant sur des exemples tirés de nombreux domaines, Kuhn a montré que la science ne progresse pas graduellement, en ligne droite, mais à travers l’enchaînement d’avancées graduelles et de bonds soudains.
Au cours de leur vie, pour l’essentiel, la majorité des chercheurs pratiquent ce que Kuhn appelle la « science normale », qui consiste à « résoudre des problèmes ». Le gros des carrières scientifiques consiste à appliquer les idées existantes à de nouveaux cas et à de nouveaux exemples, dans un cadre théorique donné ou une école de pensée existante – et non à élaborer de nouvelles hypothèses.
Kuhn a popularisé le terme de « paradigme », pour décrire ces cadres et écoles de pensée. A chaque période, dans chaque branche de la communauté scientifique, un paradigme dominant fournit les lignes directrices qui orientent les recherches.
D’après lui :
La « science normale [consiste principalement en des] opérations de nettoyage […] étendant la connaissance des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateurs, en augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en ajustant davantage le paradigme lui-même. » [12]
A un certain stade, lorsqu’ils pratiquent cette « science normale », les chercheurs butent sur des anomalies, des phénomènes que le vieux paradigme ne leur permet pas d’expliquer. Cela produit « l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale ».
Dans un premier temps, l’existence de quelques anomalies de cet ordre ne conduit pas forcément à remettre en question la théorie établie. Elles peuvent être attribuées à une incompréhension ou à une erreur expérimentale. Mais une accumulation de découvertes inexplicables finit par pousser une partie de la communauté à chercher des explications alternatives, à formuler un nouveau paradigme.
En d’autres termes, le progrès scientifique ne s’opère pas de façon aussi consciente qu’on l’imagine généralement. Les tournants et les grandes découvertes ne découlent pas simplement d’un « éclair de génie » dans un esprit brillant. Ils sont le fruit d’une accumulation de contradictions – qui émergent dans le travail quotidien de la recherche et finissent par percer à la surface.
Comme l’explique Kuhn :
« La science normale ne se propose pas de découvrir des nouveautés, ni en matière de théorie, ni en ce qui concerne les faits, et, quand elle réussit dans sa recherche, elle n’en découvre pas. Pourtant la recherche scientifique découvre très souvent des phénomènes nouveaux et insoupçonnés et les savants inventent continuellement des théories radicalement nouvelles. »
Mais la transition d’un paradigme à un autre n’est pas un processus tranquille, observe Kuhn. Au contraire, les « changements de paradigme » impliquent nécessairement une période de crise au sein de la communauté.
Une vieille garde, qui a un intérêt personnel – et souvent aussi matériel – à maintenir le modèle existant, tend à résister au changement et à s’accrocher à ses idées dépassées. Plutôt que d’accepter la nécessité d’une nouvelle théorie, elle tente d’adapter son schéma périmé – même quand la situation devient intenable et que l’accumulation des anomalies devient manifeste.
De nos jours, les défenseurs des vieux paradigmes sont souvent ceux qui occupent des postes dirigeants dans les institutions scientifiques, qui ont édifié de vastes départements et d’importantes réputations sur la base d’une théorie particulière.
Un establishment scientifique se développe ainsi dans chaque domaine. Et, après avoir permis à leur champ d’études de progresser, ces respectables professeurs finissent par devenir un obstacle.
Plus un changement de paradigme est « disruptif », fondamental dans son domaine, plus il menace de carrières.
C’est pourquoi, notait Kuhn, les tenants de paradigmes alternatifs sont souvent des « marginaux », issus de nouvelles générations qui ne sont pas encore imbibées des vieilles orthodoxies et de leurs paradigmes ossifiés.
Un « changement de paradigme » entraîne donc le renversement d’un modèle existant et son remplacement par un nouveau. Ce n’est pas la simple modification ou rénovation d’une théorie déjà établie, mais le remplacement nécessaire d’une vieille vision du monde par une nouvelle perspective, qui conserve le noyau rationnel de l’ancienne, mais la place sur une nouvelle base.
C’est pourquoi Kuhn choisit consciemment l’expression de « révolution scientifique » pour décrire ce processus. Et il faisait une analogie explicite avec les révolutions sociales et politiques.
Comme les révolutions politiques, souligne-t-il :
« les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant[…] qu’un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l’exploration d’un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. »
Ce « sentiment d’un fonctionnement défectueux »provoque à son tour une crise : il est « la condition indispensable des révolutions ». Il faut alors choisir entre des « paradigmes concurrents », représentant chacun « des modes de vie de la communauté qui sont incompatibles ».
Kuhn mobilise de nombreux exemples de cette « structure des révolutions scientifiques », comme le renversement de la mécanique newtonienne par la théorie de la relativité d’Einstein.
Newton décrivait l’univers comme un mécanisme d’horlogerie, gouverné par le temps et l’espace absolus, où le temps s’écoule uniformément et où l’espace est un plan fixe permettant le mouvement. Sa conception de l’univers a prédominé pendant 200 ans.
Ce modèle avait tant de succès, en apparence, que le physicien Lord Kelvin aurait déclaré, à la fin du XIXe siècle : « Il n’y a plus rien à découvrir en physique aujourd’hui. Tout ce qui reste à faire, c’est d’améliorer la précision des mesures. » La physique semblait réduite à une « opération de nettoyage », pour reprendre les termes de Kuhn.
Mais certains problèmes restaient inexpliqués, comme celui du comportement de la lumière. Les expériences ne parvenaient pas à détecter l’« éther lumineux », qui était censé servir de véhicule à cette dernière.
Les résultats contradictoires s’empilaient, et d’autres anomalies émergeaient. Par exemple, la physique newtonienne ne parvenait pas à expliquer pourquoi les particules gagnent de l’inertie à grande vitesse. L’accumulation de ces contradictions a provoqué une crise dans la science.
C’est dans ce contexte qu’un jeune employé de l’Office des brevets de Berne, Albert Einstein, a opéré une brillante révolution avec ses théories de la relativité générale et restreinte, en montrant que le temps et l’espace eux-mêmes peuvent se déformer, s’étendre ou se contracter en fonction de leur cadre de référence.
Le même processus s’observe dans tous les domaines du développement scientifique : de la compréhension de la lumière et de l’optique à la découverte de nouveaux éléments chimiques.
L’accumulation de recherches dans un cadre donné prépare une crise, à mesure que la théorie existante entre en contradiction avec les nouveaux phénomènes observés.
Le nouveau paradigme finit par l’emporter et produit un bond qualitatif, un tournant radical dans les perspectives de ce champ d’études, puis la marche du progrès scientifique poursuit son cours – jusqu’à la prochaine crise et à la révolution qu’elle provoquera.
Selon Bernal :
« le plus difficile dans une découverte n’est pas de réaliser les observations nécessaires, mais de se détacher des idées traditionnelles pour les interpréter.[...] Depuis la découverte de la rotation de la Terre par Copernic, la véritable lutte n’a pas tant consisté à pénétrer les secrets de la nature, qu’à renverser les idées établies, même si ces idées avaient pu aider la science à avancer en leur temps. » [13]
Il concluait que les théories et modèles scientifiques doivent donc « être continuellement, et souvent violemment, brisés de temps à autre, pour être reconstruits sur la base de nouvelles expériences dans le monde matériel et dans le monde social. »
Un mouvement dialectique s’observe ainsi non seulement dans la nature et dans la société, mais dans le développement de la connaissance et de la pensée elles-mêmes.
Des périodes de progrès
La science ne progresse donc pas de manière linéaire. Chaque domaine de la recherche scientifique s’est développé historiquement à travers une succession de crises et de révolutions.
Mais, si l’on observe l’histoire à une plus grande échelle, il est évident que ces révolutions scientifiques ne se produisent pas au hasard, ni uniformément. Bernal remarquait :
« Le progrès scientifique ne s’est jamais produit uniformément, en termes de lieux et d’époques. Des périodes de progrès rapide ont pu faire place à de plus longues périodes de stagnation, voire de déclin. [...] Mais l’activité scientifique ne se produit pas n’importe où ni n’importe quand. [...] En science, les périodes d’expansion coïncident avec l’activité économique et le progrès technique. »
En d’autres termes, pour bien comprendre l’ensemble du progrès scientifique, nous devons étudier et comprendre les relations entre la science et la société.
Nous constatons alors qu’à certaines époques, des facteurs matériels permettent à la science de faire de grands bonds en avant dans toute une série de domaines, mais qu’à d’autres périodes, ces mêmes facteurs vont ralentir le progrès scientifique. Les individus jouent bien sûr un rôle dans ce processus, mais seulement si les conditions y sont favorables, c’est-à-dire quand les facteurs sociaux, économiques et politiques permettent l’exploration et l’émergence de nouvelles idées.
Une des principales limites de Kuhn, c’est qu’il lui manquait une telle perspective. Il pouvait présenter de nombreux exemples historiques de changements de paradigme dans diverses branches de la science, mais il n’expliquait pas comment et pourquoi ces révolutions scientifiques étaient relativement concentrées à certaines époques et certains lieux, et pas à d’autres.
Les grandes avancées de la science à l’époque moderne, par exemple, c’est-à-dire à partir du XVIe siècle, coïncidèrent avec l’émergence du capitalisme.
L’aristocratie féodale reposait sur une économie rurale, seigneuriale et conservatrice. Elle était par ailleurs profondément liée à l’Eglise catholique, à son fatras mystique et à ses croyances superstitieuses qui jouaient un grand rôle dans le maintien de sa domination.
La classe capitaliste naissante avait au contraire intérêt au développement de la science, à la compréhension du monde – afin de le transformer à son avantage.
La première étape de la révolution scientifique ouverte par la bourgeoisie montante fut de rompre avec la domination de l’Eglise. C’est Copernic qui a initié cette lutte. Son livre, De revolutionibus orbium coelestium (Sur les révolutions des sphères célestes), cherchait à renverser le vieux modèle géocentrique, d’après lequel la Terre était au centre de l’univers, au profit d’une conception héliocentrique, plaçant le soleil au centre de l’univers.
Quand l’Eglise prit conscience du défi que représentaient les théories de Copernic, elle leur opposa une énorme résistance : pour elle, le géocentrisme constituait la pierre angulaire d’un ordre universel structuré par Dieu.
L’ancien modèle avait ses avantages : il permettait d’expliquer comment le soleil, la lune et les étoiles se déplaçaient en orbites circulaires dans le ciel. Mais d’autres éléments étaient plus compliqués à interpréter, comme l’étrange mouvement des planètes. Pour l’expliquer, on supposait que les planètes se mouvaient selon des « épicycles », des petits cercles qui, à leur tour, se déplaçaient sur un cercle plus grand, dont la Terre formait le centre, et qu’on appelait « déférent ».
Les astronomes multipliaient ces « cercles à l’intérieur de cercles » pour s’accorder aux mesures plus précises qu’ils réalisaient. A l’époque de Copernic, le système nécessaire pour expliquer les mouvements des cinq planètes qu’on connaissait alors comptait environ 80 de ces cercles.
La cosmologie était en crise. Lorsque Copernic fit son entrée en scène, cette crise durait déjà depuis plusieurs siècles.
Une révolution était nécessaire. Mais cela n’était pas possible tant qu’une classe révolutionnaire, capable d’engendrer des penseurs audacieux, n’était pas entrée en lutte pour libérer la science de l’étouffement du dogme religieux.
En d’autres termes, la science se développe selon ses propres lois, mais ces lois n’existent pas dans le vide. Quand un paradigme est dans une impasse, cette crise peut se prolonger car des facteurs sociaux, politiques et économiques pèsent sur la science.
Le capitalisme et la science
L’ascension de la bourgeoisie a donné un élan colossal à la science dans tous les domaines. Dans leur quête de nouveaux marchés et de nouvelles sources de profit, le commerce et la navigation avaient besoin de nouvelles technologies, ce qui engendra des découvertes scientifiques.
Comme le remarquait Engels :
« [Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes ;] encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du XVe siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. »
Des innovations telles que la lentille polie aidèrent les scientifiques à mieux comprendre la lumière et l’optique. L’invention du télescope apporta les preuves empiriques permettant d’appuyer la conception copernicienne. Les horloges à balancier, qui permettaient d’indiquer le temps avec précision, stimulèrent les avancées de la mécanique, tandis que les thermomètres et les baromètres, qui mesuraient la température et la pression, permirent de mieux comprendre les propriétés des liquides et des gaz.
A cette période, la science, la philosophie et la religion – que l’ordre social féodal maintenait fermement liées – commencèrent à se distinguer. Des branches particulières commencèrent à se former dans les sciences, et des spécialistes, qui concentraient leurs recherches sur des aspects spécifiques de la nature, commencèrent à émerger.
Les philosophes comme Francis Bacon ou René Descartes étaient le produit de l’émergence de la bourgeoisie, et de sa rupture avec l’abrutissement de l’ancien ordre religieux. Ils aidèrent à développer et à promouvoir une méthode de pensée rationnelle, systématique et scientifique, fondée sur l’observation empirique, l’expérimentation, l’induction et la déduction. Le développement de l’imprimerie permit de partager les connaissances plus rapidement et plus largement.
Plus tard, portés par les révolutions bourgeoises d’Angleterre et des Pays-Bas, en particulier, vinrent les grands penseurs des Lumières. Leur défense de la raison et leur rejet du mysticisme fournirent un élan supplémentaire au progrès scientifique.
La révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles accéléra ces processus. L’introduction de machines-outils de grande taille rendit nécessaire d’élaborer de nouvelles techniques et de nouvelles technologies. Ce qui impliquait d’appliquer les connaissances scientifiques de l’époque à tous les aspects de l’industrie.
Comme l’expliquait Bernal dans un autre de ses livres :
« Une fois la révolution industrielle bien engagée, l’intégration de la science à la civilisation était assurée […]. De bien des manières, la science était nécessaire, que ce soit dans l’industrie pour mesurer et standardiser la production, mais aussi pour introduire de nouveaux processus ou des considérations économiques. » [14]
De nouveaux paradigmes, induits par les révolutions en thermodynamique, en électromagnétisme et en chimie, menèrent à l’invention du moteur à combustion interne, du moteur électrique, du télégraphe et de l’engrais synthétique – parmi d’autres inventions remarquables, et parallèlement à l’amélioration de technologies qui existaient déjà, comme la machine à vapeur.
La principale force motrice derrière ce progrès technologique n’était pas scientifique, mais économique. La machine à vapeur, par exemple, était connue depuis l’Antiquité grecque. Mais cette technologie ne fut pleinement développée et appliquée massivement à la production qu’avec le capitalisme, dans lequel la recherche du profit poussait à tenter d’accroître la productivité du travail.
Les machines introduites dans la production lors de la révolution industrielle incarnaient le « travail mort » accumulé par des décennies de recherche scientifique. Elles remplaçaient le travail vivant des ouvriers qualifiés par l’automatisation, qui reposait sur la connaissance et le contrôle des forces de la nature.
Des entraves au progrès
Durant toute l’histoire, le progrès scientifique a toujours été intrinsèquement lié au développement des forces productives. Des changements fondamentaux dans les relations sociales transforment radicalement la société et, avec elle, toutes les vieilles idées et les traditions – ouvrant la voie à des bonds en avant dans la pensée et les connaissances de l’humanité.
Mais l’inverse est également vrai. Quand un système économique commence à stagner, cette impasse se reflète dans tous les aspects de la vie, y compris la science.
Des conditions sociales et économiques qui avaient pu favoriser le développement scientifique se transforment en leur contraire. Ce qui était autrefois progressiste devient réactionnaire.
Durant son heure de gloire, la classe capitaliste aspirait à une compréhension matérialiste du monde, car cela correspondait à ses intérêts économiques. Cela stimula puissamment le progrès scientifique. La quête du profit et la compétition provoquèrent un développement colossal des forces productives.
Mais de nos jours, le système capitaliste – y compris le soi-disant marché « libre » – est devenu un fardeau énorme pour la science et la technologie. Les rapports sociaux capitalistes – tout particulièrement la propriété privée et l’Etat-nation – sont devenus de gigantesques obstacles au progrès dans tous les domaines de la société, y compris la science.
Sous le capitalisme, les idées elles-mêmes sont devenues une propriété privée, à travers la « propriété intellectuelle » et les brevets. Et cette propriété privée de la connaissance étouffe le potentiel de la recherche.
En dernière analyse, la connaissance scientifique est produite socialement : elle est le résultat de générations de recherches. Toutes les avancées en science s’appuient sur la connaissance accumulée à travers des siècles de dur labeur.
Pour être efficace, la science a besoin de collaboration et de communication, que plusieurs équipes, travaillant dans différents laboratoires à travers le monde, partagent leurs idées et leurs méthodes. Mais sous le capitalisme, « le vainqueur rafle la mise ». La connaissance devient propriété privée et est gardée précieusement par les grands monopoles pour protéger leurs parts de marché et leurs profits.
Au lieu de mobiliser toutes les ressources intellectuelles et scientifiques dont dispose l’humanité pour résoudre les problèmes qu’elle rencontre, la recherche est divisée au nom de la compétition. Le fruit de ce travail – le développement de nouvelles technologies et techniques – devient ensuite la propriété de quelques-uns, au nom du profit.
Non seulement cela restreint les recherches des scientifiques, mais cela rend aussi les résultats de leurs travaux inaccessibles à une large audience, aussi bien parmi la communauté scientifique que dans la société dans son ensemble. La société est de plus en plus séparée de la science, ce qui crée un terreau fertile pour les théories du complot et les pseudosciences.
La propriété intellectuelle est un des symptômes les plus répugnants de la nature parasitaire du capitalisme, qui s’approprie les fruits du travail collectif.
Concurrence universitaire
On pourrait supposer qu’une telle compétition, avec l’inefficacité et le gâchis qu’elle implique, serait limitée au secteur privé. Sans doute la recherche publique, menée dans des universités financées par l’argent public, est-elle exempte de cette compétition anarchique ?
Malheureusement, non. Les lois de la compétition capitaliste se ressentent tout aussi cruellement dans les services publics.
L’enseignement et les conditions d’apprentissage sont frappés par l’austérité. Et à mesure que l’enseignement supérieur est marchandisé, privatisé et soumis à des coupes budgétaires, les grandes entreprises gagnent en influence dans les départements scientifiques des universités et dans leurs projets de recherche.
Privés de financement public, les universitaires sont contraints de consacrer de plus en plus de temps à mendier quelques miettes auprès du patronat et de riches mécènes. Et comme dit le proverbe : celui qui paye l’orchestre choisit la chanson.
Pour garantir la survie de leur département et de leurs emplois, les chercheurs et leurs équipes, qui sont des travailleurs salariés, doivent justifier leur existence en produisant sans cesse de nouveaux résultats.
Cette précarité engendre un problème décrit par la formule « publier ou périr » : les chercheurs sont poussés à produire une grande quantité d’articles scientifiques pour impressionner ceux qui les financent, sans égard pour la qualité de leurs résultats.
Cela crée un environnement néfaste pour la science, car les chercheurs – y compris les doctorants et les post-doctorants, qui cherchent à obtenir un poste à l’université – sont incités à prendre des raccourcis, à bâcler leur travail, à abaisser leurs critères, à négliger les erreurs, à choisir les résultats qui les arrangent, à exagérer l’importance de ce qu’ils découvrent, voire même à répandre des « intox ».
Ce sont ces conditions matérielles qui sont à l’origine des inquiétudes dont nous avons parlé sur la fiabilité de la recherche scientifique. La plupart du temps, il ne s’agit pas de fraude délibérée, mais du résultat de la pression qui exige des chercheurs qu’ils fassent des découvertes « significatives », au détriment de leur objectivité. La fraude pure et simple est cependant elle aussi de plus en plus fréquente.
Ceux qui financent la recherche réclament que leurs investissements soient immédiatement rentables ; cela explique en partie la tendance conservatrice du monde académique à prioriser les recherches qui produisent des résultats à court terme, plutôt que d’encourager la recherche à plus long terme, qui est créative mais souvent peu profitable financièrement.
De même, pour faire avancer et protéger leur carrière, les universitaires doivent se créer une niche et la défendre, ce qui renforce les querelles de chapelles que décrivait Kuhn lorsqu’il expliquait les dynamiques des crises et des révolutions scientifiques. Plutôt que de s’ouvrir à d’autres théories, les universitaires âgés ont un intérêt matériel à résister si une nouvelle théorie disruptive vient contester leurs idées – et leur position académique.
Pour avoir leur part de budgets qui se réduisent comme peau de chagrin, les chercheurs doivent aussi veiller à publier leurs travaux avant que des centres de recherche rivaux ne le fassent. Cette concurrence féroce entraîne les universités et les chercheurs dans une compétition effrénée, au lieu d’une collaboration basée sur le partage de leurs données, leurs méthodes et leurs résultats.
L’inefficacité et le gâchis engendrés par une telle approche sont évidents. Et cette contradiction ne fait que s’aggraver à mesure que le volume de littérature scientifique disponible augmente et que le champ de la science s’étend, et rend de plus en plus nécessaires une plus grande coopération pour espérer repousser les limites de la connaissance humaine.
En créant une situation de précarité et d’insécurité, le capitalisme en crise suscite la concurrence au sein même de la sphère publique et, ainsi, nuit au potentiel de la recherche scientifique dans tous les domaines.
La contradiction est que cette précarité est artificiellement produite par le capitalisme.
L’anarchie de la concurrence est reproduite et amplifiée à une échelle internationale : les Etats-nations et les monopoles érigent toutes sortes de barrières pour entraver la collaboration scientifique internationale.
L’impérialisme restreint aujourd’hui activement la coopération nécessaire au progrès de la science. Cela a été démontré ces dernières années par l’incapacité de la classe dirigeante à faire collectivement face à des problèmes mondiaux, comme la crise climatique.
Un récent article du Financial Times expliquait ainsi que :
« les tensions croissantes entre les Etats-Unis et la Chine menacent de rompre un pacte de coopération scientifique et technologique vieux de 45 ans[l’accord Deng-Carter], ce qui va entraver la collaboration entre les grandes puissances sur des questions cruciales ». [15]
Par ailleurs, ces mêmes « tensions croissantes » entre les deux plus grandes puissances impérialistes mènent à un gaspillage de plus en plus important des ressources économiques, industrielles et scientifiques dont dispose la société dans la production d’armes– c’est-à-dire non pas dans les moyens de production, mais dans les moyens de destruction ; pas dans les livres, mais dans les bombes.
De jaloux gardiens du savoir
L’enfermement des idées par des maisons d’édition avides de profits est un autre exemple du poids de la propriété privée.
Comme toute industrie sous le capitalisme, le secteur des revues scientifiques est soumis à une poignée de monopoles. Cinq « géants » – Elsevier, Wiley, Taylor & Francis, Springer Nature et SAGE – dominent ce marché. Chacune de ces compagnies enregistre des milliards de bénéfices chaque année. Pour certaines d’entre elles, le taux de marge approche des 40 %.
L’ensemble de ce système n’est qu’une gigantesque arnaque. Les universitaires font des recherches, écrivent des articles et se portent volontaires pour relire et valider les travaux de leurs pairs. Mais les universités, qui les emploient et financent déjà leurs travaux alors qu’elles sont fauchées, doivent pourtant payer des frais d’abonnement exorbitants pour accéder à ces revues.
L’injonction à « publier ou périr » parmi les chercheurs vient se combiner au caractère capitaliste de l’édition scientifique, qui vise à faire des profits, et cela conduit à une explosion de la quantité d’articles publiés chaque année.
D’après une étude récente, cela exerce une « pression [croissante] sur l’édition scientifique » [16], et réduit d’autant la qualité, la fiabilité et la crédibilité des recherches et des découvertes mises en avant dans des revues théoriquement réputées.
Au sommet de cette industrie de l’édition se trouve un establishment scientifique, semblable à celui que décrivait Kuhn.
Les rédacteurs-en-chef de ces revues et les modérateurs de l’accès aux archives se comportent comme de jaloux gardiens du savoir ; ils décident ce qui est lu et ce qui est rejeté. Nombre de rumeurs parlent de chercheurs ostracisés ou censurés pour avoir osé contester le paradigme existant. [17]
Cela signifie que les Copernic et les Einstein de notre époque seraient réduits au silence par ceux qui dominent l’establishment scientifique aujourd’hui.
Commentant les pratiques douteuses du sitearXiv.org, un service de prépublications scientifiques en ligne, le physicien Wanpeng Tan, de l’Université de Notre Dame (Etats-Unis) affirme : « Ils se prennent pour les défenseurs de l’orthodoxie scientifique, comme l’Eglise médiévale. » Il ajoute :
« le comportement brutal d’ArXiv en tant que monopole a rendu beaucoup plus difficile de diffuser des idées nouvelles (particulièrement si elles sont hétérodoxes ou disruptives). […] ArXiv se comporte comme une grosse brute pour défendre son monopole, ce qui ralentit la diffusion de nouvelles idées (surtout les idées novatrices). » [18]
La responsabilité de ce véritable complexe académico-industriel dans la stagnation de la recherche scientifique est manifeste.
La science « pure »
La science n’a pas toujours été menée de la façon dont elle l’est aujourd’hui.
Elle n’a commencé à se cristalliser sous la forme d’un réseau d’institutions et d’académies qu’au cours du XIXe siècle. C’est alors que furent créées des sociétés savantes et des revues, ainsi que de nouvelles universités. Toute une communauté de professeurs, de chercheurs et d’intellectuels émergea et vint peupler ces nouvelles structures.
Ce fut la fin de l’ère de l’amateur enthousiaste – le gentilhomme touche-à-tout ou le collectionneur complétant son cabinet de curiosités.
Ces messieurs-dames éduqués se sont de plus en plus considérés comme séparés du reste de la société : une caste de gardiens du savoir, responsables de la découverte et de la conservation des mystères de l’univers. Cela a mené au concept de « science pure », reposant sur des intellectuels « indépendants », coupés de la société.
Dans une certaine mesure, ce concept profondément ancré a joué un rôle progressiste, en encourageant les chercheurs dans une quête du savoir pour lui-même, sans se préoccuper des aspects pratiques ou financiers de leurs recherches, ni sans se demander si leurs travaux pouvaient être utiles.
Comme l’expliquait Léon Trotsky :
« Du point de vue socio-historique la science est utilitaire. Mais cela ne signifie pas du tout que chaque savant invite l’utilité en son laboratoire. Non ! Le plus souvent le chercheur est poussé en avant par sa passion pour la science, et plus sa découverte est considérable, moins, en règle générale, il prévoit d’avance ses possibles conséquences pratiques. » [19]
Mais, quand la science reste purement théorique, isolée dans sa « tour d’ivoire », elle a tendance à se détacher du reste du monde et à dégénérer en un charabia pédant fait de raisonnements abstraits, parmi lesquels l’idéalisme philosophique peut se frayer un chemin.
De nos jours, cette tendance s’observe dans le domaine de la physique théorique, où des scientifiques en chambre débattent de la possibilité que l’espace-temps contienne dix dimensions composées de cordes en vibration [20] ou ne jugent de la validité de leurs hypothèses qu’en fonction de l’élégance de leurs équations [21].
Philosophie et idéologie
La science doit être connectée à une activité pratique, sociale – qui vient aussi la renouveler. Elle n’est néanmoins pas réductible à un ensemble de technologies, mais se compose aussi de connaissances théoriques, qui fournissent un cadre au développement de la recherche et de l’expérimentation.
Les scientifiques ont donc besoin d’une méthode philosophique consciente pour guider leurs recherches, et les aider à y voir plus clair.
Bien qu’elle soit nécessaire du fait des vastes étendues de la connaissance humaine et de la recherche que les scientifiques doivent couvrir collectivement, l’hyper-spécialisation de la science contemporaine n’incite pas à une telle vision d’ensemble.
Les pressions matérielles et l’anarchie de la compétition, que nous avons expliquées plus haut, font que la plupart des chercheurs n’ont pas le temps, les moyens ou la liberté de discuter et de débattre à fond – pas plus qu’ils ne peuvent vraiment s’inspirer mutuellement en se partageant leurs idées, ni tester des hypothèses et des méthodes inédites, ni enfin prendre un peu de recul pour réfléchir aux « grandes questions » qu’impliquent leurs recherches.
En fait, le plus souvent, ils dénigrent, voire rejettent la philosophie (ce n’est peut-être pas si surprenant, au regard de ce que la plupart des universités nous présentent aujourd’hui comme étant de la « philosophie »).
La science contemporaine tend plutôt à un empirisme étroit, reposant exclusivement sur l’examen de « faits », sans la moindre considération pour les processus sous-jacents, les perspectives plus larges, ou les multiples facettes que peut représenter un problème si on l’analyse attentivement.
Cette pénurie de philosophie est l’un des nombreux facteurs qui ont mené la science dans l’impasse où elle se trouve aujourd’hui.
Sans une philosophie consciente, les scientifiques sont susceptibles d’adopter les préjugés philosophiques dominants dans la société, tout autant que n’importe qui. Or, ces idées viennent inévitablement de la classe dirigeante.
Pour beaucoup de gens, la science joue un rôle sacro-saint dans la société et ne peut pas être remise en question. Les scientifiques – et la science comme institution – sont supposés être infaillibles et objectifs : indépendants de tous les biais, protégés de toutes les pressions politiques et sociales qui s’exercent en permanence sur nous autres, pauvres mortels.
Mais la « science » n’est pas une entité mystique, qui existerait en dehors de la société. Au contraire, elle est un ensemble d’institutions composées d’êtres humains bien vivants, qui existent dans le monde réel et sont dominés et façonnés par les mêmes forces économiques, sociales et politiques que le reste de l’humanité.
Cela inclut toutes les pressions et les préjugés qui découlent de la société de classe, qui s’insinuent et exercent une influence au sein même de la science.
La science elle-même est apparue avec la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel, fruit de la division de la société en classes sociales. Pour la première fois dans l’histoire, une couche de la société fut libérée du travail manuel pour développer l’écriture, les mathématiques et l’astronomie.
Depuis ses origines, la science a donc toujours été la prérogative d’une minorité privilégiée. C’est aussi vrai aujourd’hui que ça l’était du temps des prêtres de l’Egypte antique.
Lénine insistait sur ce point :
« Demander une science impartiale dans une société fondée sur l’esclavage salarié est d’une naïveté aussi puérile que de demander aux fabricants de se montrer impartiaux dans la question de savoir s’il convient de diminuer les profits du Capital pour augmenter le salaire des ouvriers. »
En dernière analyse, ce sont les intérêts de la classe dirigeante qui façonnent et dirigent la science, comme tous les autres aspects de la vie sociale. Comme l’expliquaient Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, ceux qui sont au sommet de la société « règlent la production et la distribution des pensées de leur époque ; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque. »
Les progrès de la science font sans cesse reculer le mysticisme et l’idéalisme. Mais ces tendances pernicieuses ne seront jamais complètement extirpées de la science tant que la société de classes existera. Des tendances idéalistes réapparaîtront toujours, et chercheront à nous mystifier pour justifier l’ordre des choses.
Pour la classe dirigeante, une compréhension correcte du fonctionnement de l’univers peut se révéler dangereuse, car elle montrerait que la nature et la société sont dynamiques et sujettes au changement, plutôt que rigides et statiques.
Une telle perception enlève tout caractère divin à l’ordre social actuel et permet à tous d’envisager que ce qui est peut être transformé et renversé, menaçant ainsi la domination et les privilèges des exploiteurs.
C’est pour cela que les classes dirigeantes du passé ont résisté aux grandes avancées matérialistes de la science – quand elles ne les ont pas carrément réprimées : l’Eglise a attaqué Galilée, qui défendait l’héliocentrisme copernicien ; la bourgeoisie a réservé un accueil méprisant et sceptique aux théories de Darwin sur l’évolution.
Et c’est pourquoi des idées obscurantistes sont toujours promues aujourd’hui dans la recherche scientifique, qu’il s’agisse de « l’interprétation de Copenhague » qui livre la mécanique quantique à l’idéalisme, ou bien des tentatives – dont nous avons parlé plus haut – de nier purement et simplement la réalité objective.
Le pessimisme de la classe dirigeante, dont la décadence a atteint un stade avancé ; son abandon de la réalité au profit de l’irrationalisme ; sa promotion cynique du mysticisme pour défendre et justifier son règne : tout cela pèse très lourd sur l’esprit des hommes et des femmes, dans les sciences comme ailleurs.
C’est pour cela que les marxistes doivent s’intéresser et participer aux débats qui animent la science moderne. Comme l’écrivait Lénine :
« notre devoir absolu est d’attirer au travail commun tous les partisans du matérialisme conséquent et militant, en lutte contre la réaction philosophique et les préjugés philosophiques de la prétendue “société cultivée”. »
Le potentiel communiste
Tous ces facteurs tirent la science – et la société en général – en arrière.
En dernière analyse, ces entraves sont des produits du capitalisme. A travers l’anarchie du marché, la propriété privée des moyens de production et la course au profit, c’est ce système qui engendre la crise, la pauvreté et le gaspillage.
Dans le même temps, la profonde aliénation qui existe dans la société nourrit dans de larges couches de la population un sentiment de méfiance et de scepticisme envers tous les piliers de l’ordre social existant, y compris la science officielle. Cela se manifeste à travers la popularité croissante des théories du complot et de l’intégrisme religieux, ainsi que dans les succès des démagogues et des charlatans qui diffusent ces idées, souvent dans un but politique.
Et, à mesure que la crise du capitalisme s’aggrave, la classe dirigeante attaque chaque jour un peu plus les conditions de travail des scientifiques eux-mêmes.
Le métier d’universitaire est prolétarisé. Les professeurs d’université, les maîtres de conférences et les chercheurs sont arrachés à leurs tours d’ivoire et jetés dans les rangs de la classe ouvrière. Et ils s’organisent pour se défendre contre les dirigeants des universités.
En Grande-Bretagne, par exemple, il y a eu ces dernières années de nombreuses grèves dans l’enseignement secondaireet à l’université, pour défendre les salaires ou obtenir de meilleures conditions de travail. Et, récemment, des employés de Nature et d’autres revues scientifiques prestigieuses ont démissionné collectivement après un conflit sur leurs salaires. [22]
Cela confirme ce qu’écrivait Marx :
« La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. »
Mais cela indique aussi la voie à suivre pour briser les chaînes qui entravent la science.
Les scientifiques font pleinement partie de la classe ouvrière organisée : ils doivent lutter contre ce système corrompu ; contre l’emprise du capitalisme et de l’impérialisme sur l’éducation ; et pour que les universités ne soient plus des sources de profits mais bien des sanctuaires de la connaissance, placés sous le contrôle démocratique du personnel et des étudiants.
Ce n’est qu’en renversant le capitalisme et en mettant un terme à la société de classes que nous pourrons éliminer les pressions que le profit et la concurrence font peser sur l’enseignement supérieur et la recherche ; mais aussi abolir la division rigide entre travail manuel et intellectuel, et ouvrir ainsi la culture et l’éducation à des millions de personnes, qui en sont exclues ; et débarrasser la science de toute trace d’idéalisme, de mysticisme et d’obscurantisme.
Les intuitions scientifiques de Marx et Engels, qui s’appuyaient sur le matérialisme dialectique, n’offrent qu’un petit aperçu du potentiel qui s’offrirait à la science, si elle reposait sur des fondations véritablement rationnelles et si la recherche était guidée par les besoins de l’humanité plutôt que par la recherche des profits.
Avec une économie socialiste planifiée, nous pourrions organiser la société de façon consciente et démocratique, en appliquant les méthodes scientifiques à tous les aspects de la nature et de l’activité humaine.
A la place de l’actuelle séparation entre théorie et pratique, la science deviendrait une partie intégrante de la vie quotidienne, et différents champs de recherches pourraient être réunis dans la quête d’un objectif commun.
Sous le socialisme, la science serait intimement liée aux besoins pratiques de la société. Et les scientifiques disposeraient du temps et des ressources nécessaires pour explorer largement de nouvelles idées, de nouvelles théories.
Sur cette base, nous pourrions réduire le temps de travail, donner à tous le temps libre et les ressources dont ils ont besoin pour participer à la science, à la politique et à la culture, et impliquer les masses jusque-là passives dans la direction de la production.
La science ne serait plus la chasse gardée d’une élite – une institution séparée de la société – mais une part de la vie de tous.
Les ouvriers et les paysans, aujourd’hui confinés et exploités dans les usines et dans les champs, auraient accès tout au long de leur vie à une éducation de qualité, ce qui permettrait à toute l’humanité d’exploiter à fond son potentiel scientifique et artistique. C’est dans ces conditions que s’épanouiront les prochains Galilée, Darwin ou Einstein.
Cela ouvrirait un nouveau chapitre de l’histoire humaine, permettant à la science et à la culture de s’épanouir à nouveau.
Sous le communisme, de nouveaux champs s’ouvriront pour la recherche scientifique. De nouvelles idées, de nouvelles manières de voir le monde émergeront. Et une soif de connaissance s’emparera de chaque homme, femme et enfant.
La révolution socialiste ouvrira la voie à un nouvel âge d’or de la révolution scientifique. C’est ce pourquoi nous, communistes, nous battons.
[1] « ‘An Existential Crisis’ for Science », Institute for Policy Research, 28 février 2024
[2] M Park, E Leahey, R J Funk, « Papers and patents are becoming less disruptive over time », Nature, No. 613, 2023, p.138-144
[3] N Bloom et al., « Are Ideas Getting Harder to Find ? », American Economic Review, Vol.110, No. 4, 2020, p.1104-1144
[4] M Baker, « 1,500 scientists lift the lid on reproducibility », Nature, No. 533, 2016, p.452
[5] C G Begley, L M Ellis, « Raise standards for preclinical cancer research », Nature, No. 483, 2012, p.531 ; F Prinz, T Schlange, K Asadullah, « Believe it or not: how much can we rely on published data on potential drug targets ? », Nature Reviews Drug Discovery, No. 10, 2011, p.712
[6] R McKie, « ‘The situation has become appalling’ : fake scientific papers push research credibility to crisis point », The Guardian, 3 février 2024
[7] R Van Noorden, « More than 10,000 research papers were retracted in 2023 — a new record », Nature, No. 624, 2023, p.479
[8] « At least 10% of research may already be co-authored by AI », The Economist, 26 juin 2024
[9] H Devlin, « James Webb telescope detects evidence of ancient ‘universe breaker’ galaxies », The Guardian, 22 février 2023
[10] A Witze, « Four revelations from the Webb telescope about distant galaxies », Nature, No. 608, 2022, p.18-19
[11] J D Bernal, Science in History, Watts and Co., 1954, p.13
[12] T Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, p.46
[13] J D Bernal, Science in History, Watts and Co., 1954, p.28
[14] J D Bernal, The Social Function of Science, Routledge and Sons, 1946, p.27
[15] M Peel, E Olcott, « China-US tensions erode co-operation on science and tech », Financial Times, 19 août 2024]
[16] M A Hanson, P Gómez Barreiro, P Crosetto, et D Brockington, « The strain on scientific publishing », Cornell University, 27 Septembre 2023
[17] « Covert censorship by the physics preprint archive : A personal perspective from Brian Josephson », Theory of Condensed Matter – University of Cambridge, 14 novembre 2004
[18] W Tan, « Is arXiv a monopoly bully in scientific publication ? », Perfectly Imperfect Mirrors, 15 May, 2021
[19] Léon Trotsky, « Mendeleïev et le marxisme », 17 septembre 1925
[20] Paul Sutter, « How the universe could possibly have more dimensions », Space.com, 21 février 2020
[21] Brian Callen, « There’s a Crisis in Physics – Sabine Hossenfelder », Youtube.com/@BryanCallenComedy,12 octobre 2024
[22] « Journalists at Springer Nature titles set to strike over pay », National Union of Journalists, 7 juin 2024