Bong Joon-ho

Cet article contient des spoilers.


En mars, le réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho a fait son retour très attendu en salle avec son dernier film, Mickey 17. Dans cette comédie de science-fiction, le réalisateur de Parasite raconte le parcours chaotique de Mickey Barnes, un petit commerçant ruiné qui doit fuir la Terre pour échapper à ses créanciers. Il s’engage donc au sein d’une expédition spatiale comme « remplaçable », un travailleur à qui sont confiées les tâches les plus ingrates et les plus dangereuses et qui, après chaque décès, est régénéré dans une nouvelle copie de son corps. Il s’agit évidemment d’une satire de notre société capitaliste. Malheureusement, ce film marque aussi l’aboutissement du déclin de ce réalisateur, qui fut pourtant à ses débuts et pendant plus d’une décennie, un des cinéastes les plus brillants et les plus engagés de sa génération.

La « nouvelle vague » sud-coréenne

Après avoir dominé la Corée du Sud quasiment depuis son indépendance, le régime dictatorial soutenu par les impérialistes américains finit par s’effondrer à la fin des années 1980. Après des décennies de censure militaire, une nouvelle génération de réalisateurs brillants (comme Park Chan-wook ou Kim Ki-duk) produit un cinéma novateur. Cette « nouvelle vague » bénéficie aussi de l’appui du gouvernement, qui veut faire de l’industrie culturelle un pilier de l’économie sud-coréenne.

Bong Joon-ho est l’un des plus brillants de ces nouveaux réalisateurs. Son talent pour la construction esthétique et la façon dont il joue avec les codes des genres cinématographiques se manifestent dès ses premiers films. Mais c’est sa capacité à mettre en lumière l’absurdité de la société capitaliste qui le distingue de la majeure partie des autres réalisateurs de sa génération.

Né en 1969, Bong Joon-ho a grandi durant les années 1980. Après l’assassinat du dictateur Park Chung-hee en 1979, des mobilisations de masse se succèdent jusqu’aux grandes manifestations de juin 1987 qui mettent fin à la dictature. C’est dans ce contexte que se déroule l’un de ses premiers grands succès, Memories of murder, sorti en 2003. Inspiré d’une histoire vraie, ce thriller se passe en 1986, soit un an avant la chute de la dictature. Il suit les déboires d’une équipe de policiers qui cherchent à capturer un tueur en série dans une petite ville rurale.

Au-delà de la recherche du coupable, leur enquête est un prétexte pour montrer la brutalité et l’incompétence de la police et de la bureaucratie. A un moment, les policiers doivent même suspendre leur enquête le temps d’aller réprimer brutalement une manifestation étudiante, pendant que l’assassin continue à tuer. Plusieurs scènes se déroulent dans une salle de torture, ce qui n’est pas anodin quand on sait que c’est précisément la mort sous la torture d’un opposant emprisonné qui a déclenché les mobilisations du printemps 1987.

The Host

Mais les espoirs qu’avait suscités parmi la classe ouvrière sud-coréenne la chute de la dictature furent largement déçus. Sous la démocratie bourgeoise, l’économie reste dominée par de grands groupes comme Samsung, qui soumettent les travailleurs à une exploitation de plus en plus intensive. En 1997, la crise financière qui touche plusieurs pays d’Asie fait bondir le chômage à 7 % !

Mais la classe ouvrière ne reste pas sans réagir. En 1995, la Confédération coréenne des syndicats (KCTU) est créée. En 1996 et 1997, plusieurs vagues de grèves éclatent et sont brutalement réprimées. Au début des années 2000, on assiste à une nouvelle vague de mobilisations contre l’exploitation, mais aussi contre l’influence de l’impérialisme américain. Malgré la chute de la dictature, les Etats-Unis continuent en effet à peser sur la vie politique de la Corée du Sud et y maintiennent plusieurs dizaines de milliers de soldats.

C’est dans ce contexte que sort The Host, en 2006. Cette fable décrit l’apparition d’un monstre mutant meurtrier sur les berges du fleuve Han, en plein cœur de Séoul. Le film suit les efforts d’un père célibataire et de ses proches pour retrouver leur petite fille emportée par le monstre.

Le caractère politique du film est évident : la créature est le fruit du rejet de produits toxiques par un laboratoire de l’armée américaine ; le gouvernement coréen passe son temps à poursuivre les survivants des attaques du monstre, plutôt que le monstre lui-même ; et la lutte finale menée par les héros se déroule alors que l’armée américaine et la police coréenne répriment violemment une manifestation pacifique.

S’ils ne sont pas des prolétaires à proprement parler, les héros de The Host n’en sont pas moins des « perdants » du système capitaliste. Le grand-père est un modeste marchand de calmars grillés, qui vit avec son fils aîné dans une cabane au bord du fleuve, la sœur est une archère olympique ratée, et le plus jeune fils est un ancien opposant à la dictature devenu chômeur de longue durée. Ce dernier incarne d’ailleurs explicitement la déception vis-à-vis des promesses non tenues de la démocratisation : « J’ai sacrifié ma jeunesse à la démocratisation du pays et je n’ai même pas de boulot ».

Snowpiercer : la révolution sur les rails

En 2013, Bong Joon-ho sort un de ses films les moins connus : Snowpiercer. Après qu’une crise climatique ait décimé l’humanité, les survivants sont cloîtrés dans un train qui se déplace en permanence. La métaphore de la société de classes est ici évidente : les plus pauvres sont enfermés dans des conditions misérables et travaillent pour nourrir les riches, qui vivent une vie de plaisir et de débauche tandis qu’en tête du train, le patron Wilford dirige la machine. Le film raconte le soulèvement des ouvriers, qui cherchent à atteindre la locomotive pour mettre fin à leur exploitation.

Ce film est issu d’un long processus créatif. Bong Joon-ho a commencé à l’élaborer en juin 2006, soit quelques mois à peine après une grève très dure des salariés des chemins de fer sud-coréens. Leur mobilisation avait paralysé pendant quelques jours le réseau ferroviaire, avant d’être brutalement réprimée : 2000 grévistes avaient été licenciés, 411 avaient été arrêtés, et 10 d’entre eux avaient même été poursuivis pour « entrave au travail ». Cette mobilisation avait aussi débouché sur une longue grève de 12 ans menée par les hôtesses des compagnies ferroviaires, qui finirent par obtenir une victoire partielle en 2018 !

En plus de ce contexte « ferroviaire » coréen, la genèse intellectuelle du film se déroula sur plusieurs années, alors que la crise économique de 2008 ébranlait le capitalisme mondial et qu’on assistait à une succession de mobilisations de masse – notamment les révolutions de 2011 en Egypte et en Tunisie.

Ce contexte particulier a sans aucun doute influencé le message politique du film, qui est explicitement révolutionnaire. Le retournement final peut même être interprété d’un point de vue marxiste comme l’expression de la nécessité de renverser l’Etat bourgeois (la machine), plutôt que d’essayer d’en prendre le contrôle, ce qui était l’objectif initial des insurgés.

De Okja à Parasite, pessimisme et cynisme

Le choix de ses sujets, comme sa façon de les aborder, ont poussé plusieurs commentateurs à décrire Bong Joon-ho comme un « marxiste ». En réalité, la révolte qu’il exprime est largement instinctive. Elle reflétait la déception et la colère partagées par une large partie de la population coréenne face à la succession des crises et à la répression policière. Elle était aussi nourrie par les espoirs suscités par la vague des mobilisations du début des années 2010. Or, ces mobilisations ont été vaincues, du fait de l’impasse dans laquelle leurs dirigeants réformistes les ont menées.

Incapables d’expliquer ces échecs, faute d’une perspective et d’une analyse marxiste, de nombreux intellectuels et artistes ont plongé dans la démoralisation et le cynisme. Bong n’y a malheureusement pas échappé.

Il n’est pas anodin que ce tournant dans sa filmographie se soit manifesté peu après qu’il ait commencé à travailler pour de grands studios américains, qui laissent à leurs auteurs une marge de liberté créatrice bien moindre que ce qu’il connaissait en Corée du Sud.

Sa première réalisation pour le compte de Netflix, Okja, est emblématique de ce tournant. Sorti en 2017, ce film suit le parcours d’une petite paysanne qui cherche à secourir Okja, son cochon géant génétiquement modifié par une multinationale de l’agroalimentaire. Elle est accompagnée par un collectif d’antispécistes non violents, que Bong tourne en ridicule tout au long du film. A leur mobilisation vouée à l’échec, Bong oppose le caractère soi-disant égoïste et individualiste de la nature humaine : une fois Okja sauvé de l’abattoir, la protagoniste abandonne tous les autres cochons mutants à leur sort et retourne dans sa campagne, laissant les dirigeants de la multinationale poursuivre leurs affaires sordides.

Ce déclin politique se poursuit dans Parasite en 2019. On y suit la famille Kim, sans emploi et prête à tout pour se faire embaucher comme domestiques par une famille de riches propriétaires, les Park. Parvenus à leur fin après avoir orchestré le licenciement de la domestique en poste, ils découvrent que le mari de cette dernière vit reclus dans un sous-sol de la maison. Une lutte à mort s’engage entre ces deux familles pauvres pour leur place auprès des Park. Bong met ici en scène une lutte, non des pauvres contre les riches, mais des pauvres entre eux.

Tout le long du film, Bong entretient d’ailleurs l’ambiguïté sur l’identité des « parasites » : s’agit-il des deux familles pauvres vivant aux crochets des Park, ou bien des Park incapables de vivre sans domestiques ? La lutte des classes cède ici le pas au relativisme cynique. In fine, après un éclat de révolte éphémère et stérile, le père Kim finit par se retrouver à son tour reclus dans la cave.

Mickey 17, Bong se caricature lui-même

Mickey 17 marque l’aboutissement de ce déclin. Il s’agit d’une métaphore assez balourde dans laquelle le personnage de Kenneth Marshall (joué par Mark Ruffalo) incarne une sorte de fusion entre Elon Musk et Donald Trump tels que les voient les démocrates américains : un politicien monomaniaque qui se rêve en Mussolini spatial.

Alors que ses films précédents maniaient l’absurde avec une certaine justesse, Mickey 17 sombre souvent dans le ridicule involontaire, comme lorsqu’il fait du sexe le principal acte de résistance face à l’autoritarisme de Marshall.

Le déclin est aussi brutal sur le plan du message politique. A la fin du film, Marshall est renversé, non pas par une mobilisation de masse, mais par une révolution de palais ourdie par les bureaucrates qui l’avaient initialement mis au pouvoir. Difficile de savoir s’il s’agit là d’un message cyniquement pessimiste (« il est impossible de véritablement changer le monde ») ou platement réformiste (« nous devons travailler à changer le système de l’intérieur »).

La carrière de Bong Joon-ho incarne parfaitement toutes les pressions qui s’exercent sur l’artiste au sein de la société capitaliste : celle des studios, qui nourrissent le cynisme et la démoralisation, mais aussi celle de la lutte des classes, qui pousse parfois les artistes à donner une expression à la révolte. On espère que les prochaines luttes de la classe ouvrière et de la jeunesse pousseront le cinéaste à renouer avec les thématiques qu’il défendait à ses débuts. Dans tous les cas, nous encourageons tous ceux qui veulent renverser la société capitaliste à regarder ses premiers films : ils y trouveront une source d’inspiration pour leur lutte.



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