J e suis agent de sécurité incendie et de sûreté dans les bureaux d’une grande maison de luxe. Derrière l’image feutrée des uniformes noirs et des halls silencieux, la réalité quotidienne de plus de 200 000 agents de sécurité privée, en première ligne face aux incendies, aux actes de malveillance et aux urgences médicales, est faite de précarité, d’isolement et d’exploitation.
Le secteur de la sécurité privée est en pleine expansion : 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023. Les grandes enseignes paient cher pour protéger leurs locaux et leurs profits. Mais nous, les agents, ne voyons jamais la couleur de tout cet argent : il part dans les coffres des boîtes de sécurité et les poches de leurs actionnaires, qui s’enrichissent pendant qu’on est sous-payés et surexploités.
Travailler sans compter
Dans les métiers de la sécurité privée, on ne compte ni ses heures, ni ses efforts, ni ses sacrifices. On commence tôt, on finit tard. On s’adapte à toutes les plages horaires, y compris celles que personne ne veut : nuits, week-ends, jours fériés. Et on s’habitue, malgré soi, à ce que les temps de repos ne soient jamais garantis.
Je travaille souvent tôt le matin ou tard le soir. Mes journées sont rythmées par les rondes, les alarmes, la surveillance de zones sensibles, le contrôle des accès et la gestion de situations d’urgence. Régulièrement, je monte sur les toits pour vérifier les dispositifs de désenfumage ou je descends en sous-sol dans des locaux techniques dangereux, en costume-cravate. Mais dans les salles faites de marbre, le « client » (la maison de luxe) exige une tenue impeccable, une posture droite, un langage calibré. D’autres jours, je reste assis onze heures durant dans un hall sans chauffage ni climatisation. Chez mon précédent client (toujours une maison de luxe), je devais rester posté seul de 6 h 30 à 15 h, sans pouvoir accéder aux toilettes ou boire un café.
Les vacations de 12 heures sont devenues banales. Dans ma première boîte de sécurité, il m’arrivait de travailler cinq jours d’affilée avec une amplitude horaire de 13 heures, dont une heure de pause, pour un total de 60 heures de travail dans la semaine. Ces dépassements n’étaient ni exceptionnels, ni compensés. Je me souviens avoir dû envoyer de nombreux mails pour obtenir le paiement d’une vacation effectuée en urgence sur un jour de repos – paiement reçu quatre mois plus tard. Ce genre d’abus est courant. Les heures supplémentaires sont payées sur le trimestre, quand elles ne sont pas « oubliées » ou effacées par une « sous-planification » (moins d’heures de travail le troisième mois). Les plannings sont modifiés sans concertation. Et personne n’ose protester, sachant qu’on peut être remplacé à tout moment.
Le sous-effectif chronique est devenu la norme. Les agents sont souvent seuls, parfois deux, sur des sites de 10 000 m². L’isolement est permanent. Il n’y a ni équipe, ni cohésion, ni solidarité organisée. Chacun est affecté à sa tâche, à son poste, à sa solitude. Cette fragmentation est issue en premier lieu du sous-effectif, mais elle arrange bien la direction : elle fait obstacle à l’organisation collective et aux velléités de résistance.
Tout cela pour un salaire net à peine supérieur au SMIC. Dans mon cas, environ 1700 euros par mois, « prime de site » comprise : une somme dérisoire au regard de la charge mentale, du stress et de la pression constante. Dérisoire aussi face à ce qu’on protège : des bureaux luxueux, des produits de haute valeur, des intérêts privés considérables. On attend de nous un engagement total, sans nous offrir ni reconnaissance, ni stabilité, ni sécurité réelle.
Travailler dans la sécurité, c’est s’effacer, être vu sans être regardé, entendre sans parler, prévenir sans interrompre. On est une silhouette muette dans le décor. Pour l’entreprise, on n’est pas une personne, mais une ligne dans un tableau Excel. Une présence facturée chère au client, mais payée au plus bas à celui qui l’incarne.
Les profits avant les vies
On pourrait croire que la sécurité privée vise à protéger les personnes. En réalité, elle protège des vitrines, des stocks et des contrats. Dans ce secteur, la vie humaine ne pèse rien face à la valeur d’un objet et au confort du client. On nous demande de surveiller des biens de luxe, mais on rechigne à nous fournir une paire de gants.
J’ai été affecté à des missions censées relever de la sécurité incendie, mais dans les faits, tout tournait autour de la surveillance des biens : contrôler les sacs, surveiller les prestataires, vérifier les issues de secours – non pour garantir l’évacuation, mais pour détecter les « comportements suspects ». Lorsqu’une alarme se déclenche sur le système de sécurité incendie, cela ne doit surtout pas perturber le fonctionnement normal de l’entreprise cliente. Alors, on nous demande d’éteindre illégalement le processus automatique d’alarme générale, avant même d’aller vérifier si le départ de feu est avéré ou non. La sécurité n’est tolérée que si elle ne dérange pas les affaires.
La maison de luxe donne ses consignes, même les plus absurdes, et la boîte de sécurité s’exécute. On nous impose une posture, une attitude, une façon de parler. Tout est fait pour préserver le contrat, quitte à rogner sur la sécurité des agents eux-mêmes. La règle implicite est toujours la même : « soyez discrets, effacez-vous, mais soyez présents en cas de problème ».
La logique du moindre coût déteint sur tout, y compris sur la formation. La plupart des agents n’ont reçu que le minimum légal : 175 heures pour obtenir leur carte professionnelle, sans le moindre suivi, ou juste un recyclage réglementaire au bout de plusieurs années, durant lesquelles on peut perdre certains réflexes, des notions de sécurité incendie ou la maîtrise des gestes de premiers secours. Nombreux sont les collègues qui perdent leurs moyens au moindre signal sonore, à la moindre urgence, alors que les risques évoluent, que les responsabilités augmentent et qu’on doit être toujours plus polyvalents. Mais former coûte de l’argent. Et si on forme un agent, il pourrait demander une revalorisation. Il pourrait vouloir changer de poste. Alors on l’enferme dans la routine.
Et surtout, on préfère la docilité à la compétence. Pour beaucoup de clients, nous ne sommes que des garanties servant à diminuer le prix de l’assurance de leur bâtiment. La réalité, c’est qu’il vaut mieux un agent obéissant sans discuter qu’un agent qui signale une faille de sécurité ou qui conteste une consigne illégale. Ceux qui posent des questions sont déplacés, marginalisés, isolés. Ceux qui se taisent sont valorisés.
Nous ne sommes pas des individus, mais des matricules. Une ligne sur un planning. Un badge dans une base de données. Un rouage silencieux, bon à jeter. Et tant que les profits sont assurés, peu importent les risques, les alertes, les drames évités de justesse. Les vies sont secondaires. Ce qui compte, ce sont les contrats. Ce qui prime, ce sont les profits.
Epée de Damoclès
Dans la sécurité privée, rien n’est jamais stable. La moindre erreur, la moindre absence, le moindre désaccord peut tout faire basculer. L’emploi semble garanti tant que la carte professionnelle est valide, mais en réalité nous vivons sous une menace permanente.
Cette carte est délivrée par le CNAPS, l’organisme de contrôle rattaché au ministère de l’Intérieur. Un simple passage au commissariat sans suite, une contravention ou un rappel à la loi peut suffire à la suspendre. Il suffit d’un doute, d’une suspicion, d’un signalement injustifié. La boîte de sécurité n’a rien à faire : on vous coupe l’autorisation d’exercer.
Mais les entreprises n’ont même pas besoin d’attendre une telle sanction administrative pour se débarrasser de vous. Elles disposent d’un outil bien plus efficace : la mutation punitive. Sur mon contrat, je peux être amené à travailler dans l’ensemble de l’Ile-de-France. J’ai ainsi vu des collègues envoyés à l’autre bout de la région du jour au lendemain, sans justification, simplement parce qu’ils ont voulu faire valoir leurs droits. Comme les plannings peuvent être modifiés jusqu’à sept jours à l’avance, il suffit de quelques clics pour rendre la vie impossible à un salarié. Tu vis proche du site ? On te mute à deux heures en transport. Tu as un rendez-vous médical ou un séjour prévu dans deux semaines ? On te colle une vacation sur cette période. Tu refuses ? Mais refuser un ordre, c’est s’exposer à une procédure disciplinaire.
Cette pression alimente un turnover constant. Ceux qui parlent partent, ceux qui restent encaissent. Et tout cela est voulu : la rotation évite les collectifs, empêche la révolte. C’est une gestion de la peur, froide, cynique, efficace.
Et cette peur se prolonge en dehors du poste. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet de nous retrouver sur des photos, des vidéos et des réseaux sociaux. Participer à une manifestation ou apparaître dans un article suffit parfois pour qu’un agent soit reconnu, signalé et discrètement écarté.
Face à tout cela, les directions syndicales sont muettes. Absentes du terrain, elles n’organisent rien. Des dizaines de milliers d’agents cumulent deux emplois, dorment quatre heures par nuit, tiennent bon sans croire au changement.
Défendre nos droits !
Cette situation n’est pas une fatalité. Organisons-nous, unissons nos forces, et menons la lutte pour nos droits. Car ce n’est que par la lutte des classes que nous, agents de sécurité, briserons l’isolement et arracherons les avancées que nous méritons. Nous n’avons rien à attendre des patrons ni de leurs promesses creuses. Ce que nous vivons au quotidien ne changera que si nous relevons la tête ensemble. Il faut nous parler, partager nos expériences, sortir de la solitude imposée. Aucun agent ne devrait rester seul sur un site dangereux. Aucun ne devrait accepter d’être traité comme un pion qu’on déplace ou qu’on jette.
Nous devons exiger des conditions de travail dignes : des plannings stables, une réelle reconnaissance de la pénibilité, un accès garanti à la formation continue, le respect de notre vie privée et de notre santé. Il faut refuser les mutations arbitraires, les heures effacées, les pressions silencieuses. Chaque abus doit être dénoncé, chaque droit arraché. Et pour cela, il faut nous organiser sur nos lieux de travail, reprendre confiance en notre force collective, nous entraider.
Notre métier mérite mieux. Nous méritons mieux. Tant que nous resterons isolés, ils continueront à profiter. Mais si nous nous levons, ensemble, ils ne pourront pas résister. Car nous sommes des milliers, et sans nous, les travailleurs, rien ne tourne. Il est temps que cela se sache. Il est temps qu’on se batte.