Le 15 juillet dernier, François Bayrou déclarait la guerre aux jeunes, aux travailleurs et aux retraités : suppression de deux jours fériés, « année blanche », coupes dans la Santé publique – entre autres, pour un total de 43,8 milliards d’euros.
En réaction à ces annonces, des appels à une mobilisation sociale pour « tout bloquer », à partir du 10 septembre, ont rencontré un puissant écho sur les réseaux sociaux.
Il est vain de spéculer sur l’identité politique des « initiateurs » de ces appels : ils ont déclenché des discussions, des débats et des initiatives qui leur échappent totalement, désormais. L’objectif est clair : faire échec au « plan Bayrou » et à toutes les politiques d’austérité.
Il est impossible de prévoir ce qui va se passer le 10 septembre et les jours suivants. « Tout bloquer », ne serait-ce que 24 heures, suppose des grèves massives dans des secteurs clés de l’économie. Une mobilisation de ce type est très difficile à mettre en œuvre sans une implication directe des organisations syndicales.
En rappelant cela, on touche au nœud du problème : c’est précisément la passivité et la modération des directions confédérales des syndicats, leur incapacité à faire échec aux politiques anti-sociales des gouvernements successifs, depuis des décennies, qui ont créé les conditions d’une grande mobilisation sociale se déployant en dehors des structures syndicales – au moins dans un premier temps.
Le séisme social des Gilets jaunes, en 2018 et 2019, en fut l’illustration limpide. Lorsque la colère sociale accumulée se heurte à l’impuissance des organisations syndicales et aux trahisons des partis « de gauche » (François Hollande), il n’est pas étonnant qu’elle finisse par exploser en dehors des grandes organisations du mouvement ouvrier.
Ceci dit, la spontanéité du mouvement des Gilets jaunes était à la fois sa force et sa faiblesse. Après avoir fait reculer Macron (sur la « taxe carbone ») et l’avoir même contraint à des concessions (hausse de la prime d’activité, etc.), ce mouvement s’est heurté à ses propres limites : à elles seules, des manifestations hebdomadaires ne pouvaient pas obtenir davantage. En l’absence d’un vaste mouvement de grèves reconductibles (« tout bloquer »), le mouvement des Gilets jaunes a été soumis à une répression policière extrêmement brutale et a fini par épuiser ses propres forces, pourtant colossales. Pendant ce temps, les directions confédérales des syndicats se tenaient à l’écart du mouvement, quand elles ne le condamnaient pas et ne justifiaient pas la répression policière en critiquant la « violence »… des Gilets jaunes !
Sept ans après le mouvement de 2018 et 2019, quelle est la situation concrète ? La colère a continué de s’accumuler dans les profondeurs de la société. Les contre-réformes successives (retraites, assurance chômage...), la gestion catastrophique du Covid, la crise inflationniste, les fermetures d’entreprises, les plans sociaux, l'augmentation de l’emploi précaire, le démantèlement des services publics, les coupes budgétaires et bien d’autres coups portés à la masse de la population, au profit d’une poignée de grands capitalistes, ont préparé les conditions d’un nouveau séisme social.
Au cours de ces sept années, les directions confédérales des syndicats ont cantonné la lutte des classes à d’impuissantes « journées d’action ». La défaite de 2023, sur les retraites, en est le dernier exemple en date. Plus récemment, la plupart des dirigeants syndicaux – y compris Sophie Binet (CGT) – ont accepté de participer à la mascarade du « conclave » sur les retraites, dont le seul objectif était de fournir un prétexte aux députés du PS pour ne pas censurer le gouvernement Bayrou, et donc permettre l’adoption d’un budget austéritaire à l’Assemblée nationale, début 2025.
Et désormais, qu’est-ce que les directions syndicales proposent face aux annonces de Bayrou, le 15 juillet dernier ? Une pétition en ligne et la perspective d’une nouvelle « journée d’action » à la rentrée. Autrement dit, rien de sérieux, étant donné que cette journée d’action – comme toutes les précédentes – ne fera pas reculer le gouvernement d’un millimètre. Pour qu’une journée d’action puisse jouer un rôle positif, elle doit s’inscrire dans un plan de bataille visant à « tout bloquer », précisément, c’est-à-dire à construire un puissant mouvement de grèves reconductibles. Or rien de tel n’est envisagé aux sommets des confédérations syndicales, CGT comprise.
Dans ce contexte, il faut saluer l’appel de plusieurs structures de la CGT à participer à la mobilisation du 10 septembre. C’est le cas, notamment, de la Fédération du Commerce et des Services, de la Fédération des industries chimiques (la FNIC) et de plusieurs Union Départementales (Nord, Vendée…). C’est une différence notable et très significative par rapport au mouvement des Gilets jaunes, qui avait pris par surprise l’ensemble du mouvement syndical, de la base au sommet. Cette fois-ci, des structures de l’aile gauche de la CGT ne veulent pas attendre passivement de voir « ce que donnera » le 10 septembre. Elles annoncent vouloir contribuer à la mobilisation. Mieux encore : elles appellent la direction confédérale de la CGT à s’engager, à saisir cette date et à y jeter toutes ses forces pour construire un mouvement susceptible de faire échec à la politique du gouvernement. Soit dit en passant, ce serait le meilleur moyen de faire fuir tous les militants d’extrême droite qui s’efforcent – en vain, pour le moment – d’imprimer un contenu raciste et réactionnaire au mouvement du 10 septembre.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la direction confédérale de la CGT – la plus puissante des confédérations – ne s’est pas formellement prononcée sur le 10 septembre. Mais Laurent Brun, membre du Bureau confédéral, la plus haute instance de la CGT, a publié un article qui donne le ton : il compare le 10 septembre à une « jacquerie » et affirme d’emblée : « ce n’est pas ce genre de mouvement qui fait bouger les choses ».
Il faudrait un long article pour répondre à toutes les erreurs et approximations que Laurent Brun parvient à formuler en l’espace de quelques paragraphes. Rappelons-lui simplement que les jacqueries du XVIIe siècle étaient des mouvements de paysans, alors que le mouvement du 10 septembre – s’il a lieu – mobilisera surtout des travailleurs salariés. La nuance est de taille ! En sa qualité de dirigeant de la Confédération Générale du Travail, Laurent Brun devrait savoir qu’à la différence des paysans du XVIIe siècle, les travailleurs peuvent « tout bloquer » – absolument tout – en cessant le travail collectivement, car pas une lumière ne brille et pas une roue ne tourne sans leur aimable permission.
L’ensemble de l’analyse politico-sociologique de Laurent Brun ne s’élève pas au-dessus de cette assimilation du mouvement du 10 septembre à une « jacquerie », qui est une façon de le dénigrer à peu de frais. Mais surtout, après avoir longuement plongé son doigt mouillé dans le mouvement du 10 septembre, Laurent Brun « oublie » de nous dire l’essentiel : quel est son plan de bataille, ou celui de la direction confédérale de la CGT, pour faire échec au « plan Bayrou » ? Sur ce point, il ne nous dit strictement rien de concret. Et donc, retour à la case départ : c’est précisément l’absence d’un plan de bataille sérieux, à l’initiative des directions syndicales, qui a ouvert un espace au mouvement du 10 septembre, comme elle avait ouvert un espace au mouvement des Gilets jaunes.
De son côté, Jean-Luc Mélenchon explique à propos du 10 septembre : « je me reconnais dans les motifs de cette action. Mais je n’en dirai pas davantage par respect pour l’indépendance et l’autonomie de ce mouvement dont les motivations sont pleinement justifiées. J’y insiste. L’indépendance et l’autonomie d’un mouvement social de cette nature ne sont pas des inconvénients mais la condition de son succès. » Autrement dit, Mélenchon réitère son erreur de 2018 et 2019, lorsque la FI a soutenu le mouvement des Gilets jaunes, y a participé, mais sans prendre nettement position sur son programme, sa stratégie et les conditions de sa victoire, sous prétexte de ne pas vouloir être accusé de « récupérer » le mouvement.
Il n’est pas vrai que « l’indépendance et l’autonomie d’un mouvement social de cette nature ne sont pas des inconvénients mais la condition de son succès ». Exemple : les Gilets jaunes, justement. N’oublions pas que, très vite, ce mouvement a formulé des revendications très radicales – dont la « démission de Macron » et « le pouvoir au peuple » – qui n’ont pas abouti, comme chacun le sait. Or ces revendications auraient eu plus de chance d’aboutir si la FI et la CGT (notamment) avaient profité de l’élan colossal donné par les Gilets jaunes pour jeter toutes leurs forces dans cette lutte, sur la base d’un programme et d’une stratégie visant à « tout bloquer », à renverser Macron et, dans la foulée, à transférer le pouvoir entre les mains du peuple travailleur.
Bref, si Mélenchon s’élève au-dessus de Laurent Brun en ce qui concerne la caractérisation du mouvement du 10 septembre, il aboutit à la même conclusion fondamentale : « ne pas trop s’en mêler ».
Cette passivité est une grave erreur. Encore une fois, s’il s’agit de « tout bloquer », et c’est bien ce qui est requis, il y faudra la contribution décisive de dizaines et de centaines de milliers de militants politiques et syndicaux. Mais pour cela, il faut les doter d’un programme et d’un plan d’action solides.
La date du 10 septembre a surgi dans le paysage social. Elle a rencontré un puissant écho, qui est à la mesure de la colère sociale accumulée. Cette date doit être saisie des deux mains par les organisations du mouvement ouvrier. Elle doit faire partie d’un plan de bataille visant à en finir avec toutes les politiques d’austérité, avec le gouvernement qui les met en œuvre et avec la domination des parasites richissimes qui tirent toutes les ficelles.