Cette année marque le 100e anniversaire de la révolution russe, qui pour les marxistes est d’une importance colossale. Pour la première fois – si l’on excepte l’héroïque soulèvement des communards, en 1871 –, les travailleurs prenaient le pouvoir et engageaient la construction d’une société socialiste. L’impact international de cet événement fut immense. Il bouleversa le cours de l’histoire.

La Tendance Marxiste Internationale profitera de cet anniversaire pour expliquer dans le détail quelles furent les causes de cette révolution, sa dynamique interne, les raisons de sa dégénérescence bureaucratique, au milieu des années 20 – et quelles leçons nous devons en tirer, aujourd’hui, pour faire avancer la lutte contre le système capitaliste. Nous publierons des articles et organiserons des réunions publiques sur ce thème. Nous défendrons la révolution russe contre ses adversaires de droite et « de gauche », car ils ne manqueront pas de célébrer 1917 à leur manière, à coup de mensonges et d’interprétations réactionnaires.

Au fil du temps, la littérature hostile à la révolution russe – et plus précisément à la révolution d’Octobre – a pris des proportions impressionnantes, en termes quantitatifs. Cependant, la valeur scientifique de ces innombrables livres et articles est proche de zéro. La raison en est simple : leurs auteurs ne voulaient pas faire œuvre de science ; ils voulaient uniquement dissuader les exploités du monde entier de chercher une solution à leurs problèmes dans les idées et le programme du bolchevisme, c’est-à-dire du marxisme.

On peut ranger dans deux catégories les arguments contre la révolution russe. La première regroupe toutes les « révélations » et anecdotes visant à peindre les dirigeants du parti bolchevik sous les traits d’hommes sans foi ni loi, cyniques et mus par des pulsions sanguinaires. Ici, l’exécution du tsar Nicolas II et de sa famille occupe en général une place de choix. Bien des larmes sont versées sur le sort de « Nicolas le Sanglant » et de ses proches, comme si leur exécution fut un acte de cruauté gratuite à l’encontre d’une gentille petite famille sans histoire. De même, lors du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, des historiens ont pleuré sur le sort que les Jacobins ont réservé à Louis XVI et Marie-Antoinette. Naturellement, la barbarie et les crimes innombrables des monarchies russe et française n’arrachent pas l’ombre d’un soupir à ces âmes sensibles.

La deuxième catégorie d’arguments contre la révolution russe est plus « sérieuse » : elle délaisse le sensationnalisme et le moralisme hypocrite pour tenter de s’élever jusqu’au niveau d’un raisonnement politique. Nous en évoquerons deux parmi les plus courants.

Les « Amis de Février »

Rappelons d’abord qu’en 1917 il n’y eut pas une, mais deux révolutions. Fin février [1], les masses ouvrières de Petrograd – et d’abord les femmes – firent grève et manifestèrent pour protester contre la faim, la misère et les horreurs de la guerre impérialiste. Le tsar fit envoyer la troupe pour noyer dans le sang cette « rébellion ». Mais celle-ci, indomptable, finit par gagner les soldats à sa cause et, dès lors, se transforma en insurrection. Le 27 février, les révolutionnaires contrôlaient la capitale – et Moscou se soulevait à son tour. Le 2 mars, Nicolas II abdiquait.

La révolution de février déboucha sur une situation de double pouvoir. Un « gouvernement provisoire » formé à la hâte, constitué de représentants de la bourgeoisie et des grands propriétaires terriens, faisait face aux soviets – « conseils », en russe – des ouvriers, des soldats et des paysans, dont le système de délégués élus et révocables culminait dans un Comité Exécutif. Or dans la foulée de février, les bolcheviks, c’est-à-dire l’aile gauche du mouvement ouvrier russe, ne constituaient qu’une petite minorité des soviets. La majorité, et donc le Comité Exécutif, était contrôlée par deux autres partis se situant sur la droite des bolcheviks : les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR).

En dépit de leur adhésion verbale à la révolution et au socialisme, les dirigeants mencheviks et SR résistaient de toutes leurs forces aux revendications des masses, parmi lesquelles la paix et la réforme agraire. Ils tergiversaient sans cesse, mais au final soutenaient le gouvernement provisoire et les politiciens de la grande bourgeoisie – qui, de leur côté, conspiraient contre la révolution et préparaient le retour de « l’ordre ».

C’est ici que les historiens bourgeois s’écrient en chœur : « La révolution de février, oui ! Celle d’octobre, non ! » Ils reprochent à Lénine et Trotsky d’avoir préparé la deuxième révolution de 1917, la révolution bolchevique d’Octobre. Ils reconnaissent parfois que le régime issu de février était contradictoire, instable, mais prétendent qu’il posait tout au moins les bases d’une authentique « démocratie » (bourgeoise), à l’avenir...

Au fond, ce point de vue est beaucoup moins inspiré par l’amour de la démocratie que par la haine du bolchevisme. Ce que ces historiens ne pardonnent pas à la révolution d’Octobre, c’est d’avoir arraché le pouvoir des mains des grands capitalistes et propriétaires terriens, pour le placer entre les mains des travailleurs alliés à la masse des paysans pauvres. Par ailleurs, l’idée selon laquelle la révolution d’Octobre a empêché l’avènement d’une « démocratie » bourgeoise florissante, en Russie, ne résiste pas au simple rappel des faits. Fin août 1917, par exemple, la grande bourgeoisie russe appuya de toutes ses forces l’offensive dirigée par le général Kornilov, dont l’objectif était d’écraser la révolution et d’instaurer une dictature militaire. La mobilisation des bolcheviks fut le facteur décisif qui fit échouer cette tentative de coup d’Etat contre-révolutionnaire. Mais de cela, les « Amis de Février » n’aiment pas parler !

Octobre : un coup d’Etat ?

C’est l’argument fétiche des historiens hostiles à la révolution d’Octobre : celle-ci n’aurait été qu’un vulgaire « coup d’Etat ». Dans L’Obs du 22 décembre dernier, Pascal Riché sacrifie à la tradition : « simple coup d’Etat bolchevique », écrit-il au sujet d’Octobre, sans consacrer une ligne à tenter de le démontrer. Ce qui est amusant, c’est qu’il démontre le contraire – bien involontairement – dans différents passages de son article. Il souligne notamment qu’après le retour de Lénine en Russie, en avril, alors que « la situation économique et militaire se détériore, la popularité des bolcheviks (…) et de leur programme simple – «du pain, la paix, la terre» – décolle ». Plus loin, il rappelle qu’après le fiasco de l’offensive du général Kornilov, « le prestige des bolcheviks croît, ainsi que leur représentation dans les soviets des villes ».

Précisément, Mr Riché ! A compter du mois d’avril, la popularité des bolcheviks ne cessa de « décoller ». Fin septembre, les bolcheviks devinrent majoritaires dans les soviets, qui étaient les organes démocratiques à travers lesquels s’exprimait la volonté des travailleurs, des soldats et des paysans pauvres de Russie. D’ailleurs, la direction du parti bolchevik choisit de faire coïncider l’insurrection d’Octobre – la conquête effective de l’appareil gouvernemental – avec le Deuxième congrès des Soviets (25 et 26 octobre), où les bolcheviks étaient majoritaires, ce qui donna à l’insurrection la légalité la plus large. Non seulement la révolution d’Octobre ne fut pas un coup d’Etat, c’est-à-dire une opération menée dans le dos du peuple, mais elle fut organisée au grand jour lorsque les bolcheviks comprirent qu’ils bénéficiaient d’un soutien décisif dans les masses.

Toute la politique du parti bolchevik, en 1917, contredit la théorie du « coup d’Etat ». Par exemple, dès le mois de juillet, les bolcheviks avaient gagné le soutien des couches les plus avancées de la classe ouvrière de Petrograd. Elles fulminaient d’impatience, voulaient prendre le pouvoir. Mais Lénine et Trotsky s’efforcèrent de les retenir, car Petrograd était en avance sur le reste du pays. En dehors de la capitale, beaucoup de travailleurs et de soldats soutenaient encore les dirigeants mencheviks et SR. Lénine insistait : « il faut expliquer patiemment ». Etrange formule, chez un « putschiste » !

Inutile, par contre, d’expliquer patiemment tout ceci aux Pascal Riché de ce monde, car ils ne veulent pas comprendre. Ce qu’ils haïssent instinctivement dans la révolution d’Octobre, c’est le renversement de la classe capitaliste par les travailleurs et les paysans. C’est pour cette même raison que nous l’admirons – et, surtout, que nous devons l’étudier dans toutes ses dimensions, dans toute sa richesse, pour préparer la prochaine révolution socialiste.


[1] Jusqu’en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui a 13 jours de retard sur le calendrier grégorien (le nôtre). Suivant ce dernier, l’insurrection de février débuta le 8 mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes.

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