Il y a 100 ans, le 21 janvier 1924, mourait Vladimir Illitch Oulianov, mondialement connu sous le nom de Lénine comme le principal dirigeant du parti bolchevik et de la révolution d’Octobre 1917, en Russie.

Aujourd’hui (comme hier), les historiens et les journalistes bourgeois dépeignent Lénine comme un dictateur sanguinaire et un précurseur de Staline. La plupart des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier ne s’élèvent pas au-dessus de cette calomnie. Ce faisant, tous cherchent à dissuader les jeunes et les travailleurs de se tourner vers les idées de Lénine. Et pour cause : elles sont toujours d’une actualité brûlante.

La naissance du marxisme russe

Lénine est né en 1870 dans une famille de petits notables de province. La Russie, alors très arriérée, est dirigée d’une main de fer par l’autocratie tsariste. Malgré l’abolition officielle du servage en 1861, son économie largement agricole est toujours dominée par une infime minorité de grands propriétaires terriens. Cependant, à partir des années 1870, une industrie capitaliste commence à se développer dans une poignée de villes grâce à l’afflux de capitaux provenant d’Europe occidentale et d’Amérique.

Dans ce contexte, le mouvement révolutionnaire russe est d’abord dominé par les idées des Narodniki (les « populistes »), qui font de la propagande auprès des paysans, sans grand succès, et organisent des attentats contre des dignitaires du régime. En 1881, ils parviennent même à assassiner le Tsar Alexandre II. Mais rien de tout cela n’ébranle l’Etat tsariste – au contraire : le terrorisme individuel renforce la répression. Dès lors, l’impasse du « populisme » pousse un nombre croissant de révolutionnaires russes à s’orienter vers les idées du marxisme.

Lénine & Iskra C’est ce que fait le jeune Vladimir Oulianov, qui fut d’abord populiste. Arrêté en 1895 et déporté en Sibérie, il est libéré en 1900 et part en exil. Il commence alors à jouer un rôle clé dans la direction du journal Iskra (« L’Etincelle ») et dans la lutte pour la création d’un parti marxiste unifié, le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR).

Le groupe de l’Iskra s’oppose alors au courant des « économistes », qui limitent les revendications des travailleurs aux seules questions économiques : les salaires, les conditions de travail, etc. Pour Lénine et les « Iskristes », le mouvement socialiste doit lier ces revendications immédiates à des mots d’ordre politiques dirigés contre l’ensemble du régime tsariste. Lénine insiste également pour donner au parti la forme d’une organisation disciplinée de « révolutionnaires professionnels » coordonnés autour d’un journal national et d’une direction centrale élue démocratiquement. C’est pour défendre ce programme contre les « économistes » que Lénine rédige en 1901 l’un de ses chefs-d’œuvre : Que faire ?

En 1903, le deuxième congrès du POSDR consacre la victoire du courant « Iskriste » sur les « économistes ». Mais à la surprise générale, ce congrès débouche aussi sur une scission des partisans de l’Iskra. Les divergences se cristallisent d’emblée sur la question des conditions d’appartenance au parti. Menés par Lénine, les bolcheviks (« majoritaires », en Russe) veulent restreindre la qualité de membres du parti à ceux qui « participent activement à l’une de ses organisations », tandis que les mencheviks (« minoritaires ») veulent l’étendre à tous ceux qui « adhèrent » à son programme et « coopèrent » avec lui.

Derrière cette divergence qui peut paraître secondaire, à première vue, se cache une opposition sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la bourgeoisie russe : les mencheviks veulent élargir le périmètre du parti pour y inclure des intellectuels libéraux inactifs mais sympathisants, alors que les bolcheviks prônent une rupture nette avec ce milieu bourgeois. Sur le moment, cependant, la signification politique de la scission reste confuse aux yeux de la plupart des militants.

La révolution de 1905

Le dimanche 9 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, une manifestation pacifique de travailleurs est réprimée dans le sang par l’armée tsariste. Les centaines de morts du « Dimanche rouge » ouvrent une brèche irréparable dans l’autorité du régime. Des mobilisations de masse éclatent et prennent parfois une forme insurrectionnelle. Dans la capitale, les travailleurs russes créent les premiers soviets (« conseils ») de délégués élus et révocables, qui constituent l’embryon d’un Etat ouvrier.

Les divergences entre bolcheviks et mencheviks prennent alors une forme plus nette. Les deux tendances sont d’accord pour constater que, si le capitalisme a commencé à se développer en Russie, les tâches élémentaires d’une révolution bourgeoise n’y sont toujours pas réalisées : le régime reste autocratique ; des dizaines de millions de paysans sont privés de terres viables ; l’essentiel de l’industrie est entre les mains du capital occidental. Mais reste à savoir quelle classe doit mener la révolution – et c’est précisément cette question qui oppose les bolcheviks et les mencheviks.

Les mencheviks affirment que la bourgeoisie libérale doit diriger la révolution, prendre le pouvoir et réaliser une réforme agraire à la tête d’un Etat capitaliste moderne, démocratique. Dans cette perspective, la classe ouvrière doit se contenter d’appuyer, sur sa gauche, la soi-disant « bourgeoisie démocratique ».

A l’inverse, Lénine et les bolcheviks soulignent que la bourgeoisie russe est incapable de diriger « sa » révolution, car elle est étroitement liée aux grands propriétaires terriens, s’appuie sur l’Etat tsariste pour contenir le mouvement ouvrier et dépend des capitaux étrangers pour son industrie. Elle ne peut – et ne veut – lutter ni pour la réforme agraire, ni pour une véritable démocratie, ni contre l’impérialisme. Lénine affirme que seule une alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre peut prendre le pouvoir et mener à bien les tâches de la révolution bourgeoise. Il explique aussi qu’une révolution victorieuse, en Russie, déclencherait une vague révolutionnaire dans toute l’Europe.

La révolution de 1905 confirme pleinement l’analyse de Lénine. Effrayée par la mobilisation massive des travailleurs, la bourgeoisie « démocratique » trahit la révolution. En décembre 1905, à Moscou, une insurrection ouvrière est écrasée dans le sang, après quoi le régime déchaîne une répression brutale à l’échelle de tout l’Empire.

Deux polémiques

Dans ce contexte, nombre de militants cèdent au désespoir. Des bolcheviks se suicident ; d’autres rejettent le matérialisme marxiste et se tournent vers des doctrines idéalistes, voire mystiques. Lénine se lance alors dans une lutte pour défendre le matérialisme dialectique, c’est-à-dire le noyau théorique du parti. Dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme (1909), il soumet à une critique implacable l’idéalisme et le subjectivisme que professent Bogdanov et d’autres « théoriciens » bolcheviks. Plus d’un siècle après sa publication, ce livre reste une arme puissante face aux différentes formes d’idéalisme et de subjectivisme qui sévissent dans la gauche française et internationale (« intersectionnalité », « post-colonialisme », etc.).

Lenine casquette C’est aussi dans ces années-là que Lénine polémique avec la grande marxiste polonaise Rosa Luxemburg sur l’attitude que doivent adopter les révolutionnaires vis-à-vis des revendications des nations opprimées. La Russie est alors une « prison des peuples » : le régime tsariste opprime de nombreuses nations – en Pologne, mais aussi dans les Pays baltes, dans le Caucase et en Asie centrale. Or Rosa Luxemburg considère que le droit à l’autodétermination de la Pologne, par exemple, est une revendication réactionnaire car, affirme-t-elle, cela contribuerait à séparer la classe ouvrière russe et la classe ouvrière polonaise, tout en renforçant l’autorité de la bourgeoisie polonaise. Lénine lui répond que la reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples est, au contraire, un moyen pratique d’unir les différentes classes ouvrières dans une lutte commune – en montrant aux ouvriers polonais, par exemple, que les travailleurs russes sont prêts à les soutenir dans leur lutte contre l’oppression nationale. Lénine ajoute que cette position doit s’accompagner d’une critique sans faille des nationalistes bourgeois polonais, pour qui « l’indépendance » ne signifie que la liberté d’exploiter plus « librement » leur propre classe ouvrière. En 1917, c’est précisément cette politique qui a permis aux bolcheviks de gagner l’appui des travailleurs des nations opprimées.

La guerre et la révolution

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, en 1914, les dirigeants réformistes de la plupart des partis socialistes se rallient à leurs bourgeoisies respectives. Même Lénine n’avait pas anticipé une telle trahison des dirigeants de la IIe Internationale. Quand le journal des sociaux-démocrates allemands annonce qu’ils ont voté les crédits de guerre, Lénine refuse d’abord d’y croire. Puis, le premier choc passé, il se lance dans une défense acharnée de l’internationalisme révolutionnaire. Il fustige non seulement les « social-patriotes » qui ont ouvertement rallié leur propre bourgeoisie, mais aussi les dirigeants – tels Karl Kautsky – dont la propagande « pacifiste » vise à détourner les travailleurs de leurs tâches révolutionnaires. A la « lutte » purement verbale et passive pour une « paix » impérialiste, Lénine oppose la nécessité de « transformer la guerre impérialiste en une guerre civile contre la bourgeoisie ». Enfin, il souligne que l’effondrement de la IIe Internationale met à l’ordre du jour la création d’une IIIe Internationale, qui devra rompre résolument avec les dirigeants réformistes.

En février 1917, la révolution éclate en Russie et balaie en quelques jours l’édifice vermoulu du tsarisme. Des soviets émergent dans tout le pays, mais c’est un gouvernement provisoire composé de politiciens bourgeois qui prend formellement le pouvoir. Et pour cause : ce gouvernement est soutenu par les « socialistes-révolutionnaires » – héritiers des Narodniki – et les mencheviks, qui ensemble sont majoritaires dans les soviets. Quant aux dirigeants bolcheviks présents à Saint-Pétersbourg, dont Kamenev et Staline, ils apportent un soutien critique au gouvernement provisoire, qui refuse pourtant de mettre fin à la guerre, de partager la terre et de proclamer la République.

Depuis son exil en Suisse, Lénine fait entendre une toute autre voix. Le gouvernement provisoire, explique-t-il, prépare le terrain de la contre-révolution. Il faut donc orienter les travailleurs et les soldats vers la prise du pouvoir à travers les soviets, qui engageront alors la transformation socialiste de la société.

Lenine Avril 1917 En avril, Lénine parvient à rentrer en Russie à travers l’Allemagne, ce qui lui vaudra d’être accusé par ses ennemis d’être un « agent allemand ». A Saint-Pétersbourg, Lénine défend sa position dans ses célèbres Thèses d’avril. Il y développe ses perspectives et explique aussi la tâche qu’il assigne au parti : « expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement » son programme aux masses. S’appuyant sur sa base militante, Lénine parvient à changer l’orientation du parti bolchevik.

Cet épisode est une illustration du rôle que peut jouer un individu dans certaines circonstances. Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky a bien décrit ce rapport entre Lénine et le parti bolchevik : « La dictature du prolétariat découlait de toute la situation. Mais encore fallait-il l’ériger. On ne pouvait l’instaurer sans un parti. Or, le parti ne pouvait accomplir sa mission qu’après l’avoir comprise. Pour cela justement, Lénine était indispensable. [...] De l’importance exceptionnelle que prit l’arrivée de Lénine, il découle seulement que les leaders ne se créent point par hasard, que leur sélection et leur éducation exigent des dizaines d’années, qu’on ne peut les supplanter arbitrairement, qu’en les excluant mécaniquement de la lutte on inflige au parti une plaie vive et que, dans certains cas, on peut le paralyser pour longtemps. »

Fin octobre 1917, alors que les Gardes rouges prennent le contrôle de la capitale, le deuxième congrès des Soviets, majoritairement bolchevik, vote le renversement du gouvernement provisoire et le transfert de « tout le pouvoir aux soviets ». Pour la première fois depuis la Commune de Paris, en 1871, la classe ouvrière s’empare du pouvoir d’Etat.

Pour les bolcheviks, la révolution d’Octobre n’est pas un événement russe, mais le premier maillon de la révolution socialiste mondiale. Dès l’été 1914, Lénine a commencé à préparer activement la fondation d’une nouvelle Internationale. En mars 1919, à Moscou, des délégués venus de 51 pays proclament la IIIe Internationale, l’Internationale communiste (IC). D’emblée, elle exerce une attraction immense sur le mouvement ouvrier international. De nombreux groupes et partis affluent vers elle : en Allemagne, un parti communiste, le KPD, est constitué en décembre 1918 ; en France, la majorité de la SFIO rejoint l’IC lors du Congrès de Tours (1920) ; l’année suivante, une minorité du Parti socialiste italien fait de même ; en Angleterre et ailleurs, de petits groupes se constituent en « partis communistes ».

En Europe, des révolutions éclatent contre les régimes bourgeois discrédités par la guerre mondiale. En Italie, en Allemagne, en Hongrie et ailleurs, les travailleurs se lancent dans l’action, mais sont trahis par les dirigeants réformistes qui, en Allemagne, vont jusqu’à organiser des milices contre-révolutionnaires.

Dans le même temps, les dirigeants des jeunes partis communistes multiplient les erreurs ultra-gauchistes. En Allemagne, par exemple, la direction du KPD boycotte les syndicats et les élections, puis se lance dans une série d’aventures sans espoir, dont le parti ressort très affaibli. Pour tenter de corriger ces erreurs, Lénine rédige en 1920 l’un de ses livres les plus célèbres, La maladie infantile du communisme (« le gauchisme »), dans lequel il s’efforce de transmettre l’expérience du bolchevisme à toute l’Internationale.

La lutte contre le stalinisme

Dans la foulée d’Octobre, la jeune Russie soviétique est assaillie de toutes parts : les puissances impérialistes y envoient leurs armées et appuient les forces contre-révolutionnaires des « Blancs ». De leur côté, les socialistes-révolutionnaires se rallient à la contre-révolution et organisent des attentats. Lénine lui-même sort grièvement blessé d’une tentative d’assassinat en 1918. Durant toute la guerre civile et la lutte contre l’intervention impérialiste, les efforts de Lénine et des bolcheviks sont concentrés sur la survie du régime soviétique. C’est l’époque du « communisme de guerre » et des combats titanesques de l’Armée rouge créée par Léon Trotsky.

Grâce aux sacrifices héroïques des travailleurs et des soldats russes, le régime sort victorieux de ces épreuves. Mais il est isolé et exsangue. L’économie est à genoux, la famine ravage des régions entières et, surtout, aucune révolution n’a triomphé en Europe occidentale. C’est sur cette base matérielle et dans ce contexte international que se développe la bureaucratie stalinienne. La lutte contre la dégénérescence bureaucratique de la révolution sera le dernier combat de Lénine.

Dès le début des années 1920, il tente de s’opposer à la mainmise croissante de la bureaucratie sur l’appareil d’Etat soviétique. Ce faisant, Lénine cherche à s’appuyer sur la participation et le contrôle de la classe ouvrière, mais celle-ci est affamée et politiquement épuisée. Lénine s’oppose aussi aux projets centralisateurs de Staline, qui cherche à imposer aux autres Républiques soviétiques leur rattachement à la Fédération de Russie. Lénine fustige et combat cette manifestation du « chauvinisme grand-russe qui caractérise la bureaucratie russe ».

Lenine Trotsky Revolution1917 Au printemps 1922, Lénine subit une première attaque cérébrale. Lorsqu’il se remet au travail, quelques mois plus tard, il est frappé par le développement rapide de la bureaucratie. Il réalise aussi le rôle central qu’y joue Staline. Ce dernier est en train de devenir le principal chef et porte-parole de la bureaucratie. Dans son « Testament », rédigé en décembre 1922, Lénine propose de le relever de toutes ses responsabilités, pour le remplacer par quelqu’un de « plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades ». Lénine se prépare à lancer une véritable offensive politique contre la clique stalinienne, mais une nouvelle attaque cérébrale l’en empêche. Paralysé par la maladie, il meurt en janvier 1924.

La direction stalinienne place son corps dans un mausolée et organise un véritable culte du dirigeant bolchevik. Mais c’est pour mieux trahir ses idées. Au lieu d’œuvrer à la révolution mondiale, les dirigeants staliniens se lancent officiellement dans la construction du « socialisme dans un seul pays ». Au lieu de permettre « au premier manœuvre ou à la première cuisinière venus [...] de participer à la gestion de l’Etat » (Lénine), le stalinisme met sur pied un appareil totalitaire dirigé par une bureaucratie pléthorique et privilégiée. A la politique d’égalité entre les nationalités défendue par Lénine succèdent les déportations de peuples entiers.

C’est à l’Opposition de gauche fondée par Léon Trotsky, en 1923, qu’est revenue la tâche de défendre les idées et les méthodes du bolchevisme et du léninisme – contre les crimes du stalinisme et contre les calomnies de la bourgeoisie. C’est cette tâche que la Tendance Marxiste Internationale poursuit aujourd’hui. L’objectif central de cet article, qui ne pouvait faire mieux que survoler son sujet, est d’encourager la jeunesse qui veut lutter contre le capitalisme à prendre le temps d’étudier l’œuvre magistrale de Lénine. C’est le meilleur moyen de répondre à la nouvelle fournée de mensonges et de bêtises que nos adversaires ne manqueront pas de lui décerner à l’occasion du centenaire de sa disparition.

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