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Chapitre 5 - La philosophie islamique

En l’absence d’une alternative révolutionnaire, la dislocation de la société esclavagiste provoqua un effroyable effondrement de la culture en Europe, dont les effets ont duré pendant des siècles. Au cours de la période connue sous le nom d’« Age des ténèbres », les réalisations scientifiques et artistiques de l’Antiquité ont été largement perdues. La flamme du savoir est restée allumée à Byzance, en Irlande et, surtout, dans le monde islamique. La majorité de l’Europe plongea dans la barbarie pour longtemps.

L’Islam est né au VIIe siècle en Arabie, au moment où s’effectuait, pour le peuple arabe, la transition du système communautaire primitif vers la société de classes. Cela marquait l’unification des Arabes dans un Etat commun (le Califat). L’avènement de l’Islam a radicalement transformé la vie de millions de gens. A l’époque de l’Hégire (le départ de Mahomet pour Médine, en 622), l’Empire romain d’Orient et la Perse sassanide étaient en crise, épuisés par des siècles de conflits, et leurs sujets opprimés croulaient sous le poids de l’impôt. L’Islam, avec son message simple et égalitaire, a trouvé un écho surtout auprès des couches les plus pauvres et les plus opprimées de la population, qui ont accueilli les envahisseurs arabes en libérateurs plus qu’en oppresseurs. A ses origines, l’Islam représentait un mouvement révolutionnaire et signifiait le réveil de la nation arabe. L’un des derniers discours de Mahomet se termine par les mots suivants : « Peuple, écoute mon discours et comprends-le. Sache que tout musulman est le frère de tout autre musulman. Vous êtes tous sur un pied d’égalité. » (cité dans A. C. Bouquet, Comparative Religion, p.274).

Tout comme les invasions germaniques des IVe et Ve siècles, les premières conquêtes arabes ont balayé l’édifice vermoulu de l’Etat impérial. Mais contrairement aux Germains, qui ont conquis une économie désintégrée et essentiellement rurale, les Arabes ont pris possession des provinces les plus riches de l’Empire romain, y compris les magnifiques métropoles d’Alexandrie et d’Antioche. Cela a provoqué un profond réveil spirituel et intellectuel dans ce nouvel empire, notamment chez les conquérants musulmans eux-mêmes. Malgré les fréquentes tentatives d’interpréter l’Islam dans un esprit étroit et fanatique, qui nie la pensée indépendante et la recherche culturelle, la révolution islamique a donné, dans sa première période, une puissante impulsion à la culture, à l’art et à la philosophie.

Dans son classique A Short History of the Saracens, Syed Ameer Ali dit ceci à propos d’Ali, neveu du Prophète et chef de la première République arabe : « Alors que l’Islam (…) étendait son influence dans les régions éloignées, Ali s’efforçait, à Médine, de donner une orientation à l’énergie nouvellement développée de la race sarrasine. Dans la mosquée publique de Médine, Ali et son cousin, Abdullah, fils d’Abbais, donnaient des conférences sur la philosophie et la logique, les traditions (histoire), la rhétorique et le droit, tandis que d’autres traitaient d’autres sujets. C’est ainsi que se forma le noyau de ce mouvement intellectuel qui se manifesta plus tard avec tant de force à Bagdad. » (S.A. Ali, A Short History of the Saracens, 1899, p.47).

C’était déjà l’état des choses au VIIe siècle. Contrairement à ce que pensent les fondamentalistes modernes, l’Islam, à ses origines, ne se réduisait pas au culte de l’ignorance et au fanatisme étroit. A la différence de ce qui se passait dans les universités de l’Europe médiévale, où la philosophie était totalement soumise à l’Eglise catholique, la philosophie islamique n’était pas la servante de la théologie. La période de formation de cette philosophie s’étend de la fin du VIIIe siècle au milieu du IXe siècle. Soutenue par les califes, notamment Al Mamun, elle était connue pour sa tolérance et son esprit de libre recherche scientifique. Les érudits provenant des nations conquises par les Arabes étaient accueillis dans des institutions financées par l’Etat. La libre discussion rationnelle était encouragée. L’étude des textes grecs – dans leur traduction en arabe – occupait une place importante. A une époque où l’Europe se morfondait dans l’Age des ténèbres, la flamme de la culture et de la civilisation continuait de briller dans les pays islamiques. Bagdad était le centre d’une vaste civilisation qui s’étendait de Cordoue, en Espagne, jusqu’en Inde.

Il s’agissait d’une civilisation véritablement universelle. Des penseurs islamiques comme Ibn Sina (connu en Occident sous son nom latin d’Avicenne), qui vivait en Asie centrale, dans l’importante ville universitaire de Boukhara, n’était pas seulement un philosophe, mais aussi un médecin et un spécialiste des sciences naturelles. Bien que fidèle à l’Islam, il a beaucoup fait pour diffuser la connaissance des savoirs scientifiques et philosophiques de l’antiquité grecque dans le monde arabe, et de là en Europe. Malgré toute sa crainte de l’Islam, l’Europe regardait les Arabes comme une source de savoir et d’éducation. Il y avait beaucoup d’autres grands penseurs, comme Al-Farabi (qui acquit sa notoriété à la fin du IXe et au début du Xe siècles), auteur des premiers ouvrages de philosophie politique dans le contexte de la religion islamique (De l’obtention du bonheur et Le Livre du régime politique). Ibn Sina et d’autres ont contribué à consolider la pensée rationaliste et à propager les sciences naturelles et les mathématiques, deux domaines dans lesquels les Arabes ont fait de grandes découvertes.

 

L’Espagne et les Arabes

La conquête de l’Espagne, qui a débuté en 711, a marqué un tournant de l’histoire mondiale. Les Arabes qui firent les premières incursions depuis l’Afrique du Nord avaient seulement l’intention d’effectuer un raid de pillage, mais la corruption interne du royaume wisigoth conduisit à son effondrement rapide. Les Arabes – ou Maures, comme les appelaient les Espagnols – conquirent alors la quasi-totalité de la péninsule et s’enfoncèrent profondément en France. La rapidité de la conquête s’explique principalement par le fait que les masses opprimées d’Espagne se sont ralliées aux envahisseurs, qui les traitaient certainement mieux que leurs propriétaires chrétiens.

Aux serfs espagnols, les Arabes sont apparus comme des émancipateurs et non comme des conquérants étrangers. Ils abolirent les droits oppressifs des classes possédantes (propriétaires féodaux et clergé) ; ils remplacèrent l’énorme fardeau des impôts par un impôt unique qui, en plus d’être relativement léger, ne frappait pas les femmes, les enfants, les malades, les aveugles, les mendiants et les esclaves. Même les monastères chrétiens en étaient exemptés. La plupart des villes espagnoles ont bénéficié de conditions favorables qui ont été honorablement respectées par les conquérants. Les seules terres confisquées furent celles des nobles et des membres du clergé qui avaient fui pour rejoindre l’ennemi.

Dans son essence, l’Islam contient une idée démocratique, qui affirme l’égalité de tous les hommes, sans distinction de race ou de couleur. Cette idée était remarquablement avancée pour la période considérée. Loin de persécuter les autres religions, les Arabes d’Espagne étaient bien plus tolérants que les chrétiens, que ce soit avant ou après la domination arabe. Ils protégèrent toutes les religions et permirent aux Juifs persécutés de pratiquer librement leur culte. Rappelons que, plus tard, l’Inquisition espagnole a brutalement expulsé les Juifs d’Espagne. Comme les souverains moghols de l’Inde, ils ont encouragé les mariages mixtes entre conquérants et conquis, de façon à favoriser la fusion des deux peuples. Ils ont fait progresser l’agriculture et créé les merveilles architecturales de Grenade, Cordoue et Séville. Il n’est pas étonnant qu’une grande partie de la population espagnole se soit convertie à l’Islam et ait démontré sa loyauté en combattant pour défendre sa patrie et ses libertés contre les armées de la réaction féodale chrétienne du Nord.

W. C. Atkinson décrit l’impact de la culture islamique sur l’esprit des Espagnols en citant la célèbre complainte d’Alvaro de Cordoue : « Hélas, tous les jeunes chrétiens qui s’illustrent par leur talent ne connaissent que la langue et la littérature des Arabes ; ils lisent et étudient avec zèle les livres arabes, dont ils forment à grands frais de vastes bibliothèques, et proclament partout que cette littérature est digne d’admiration. » (W. C. Atkinson, A History of Spain and Portugal, p.60).

Atkinson décrit les progrès économiques réalisés par les Arabes en Espagne : « Des travaux d’irrigation, dont les traces subsistent encore aujourd’hui, ont rendu fertiles de vastes zones où les précipitations étaient irrégulières ou insuffisantes ; le riz, la canne à sucre et d’autres cultures exotiques ont été introduits ; et bien que le Coran ait interdit la consommation de vin, la vigne a été cultivée à grande échelle. L’industrie prospéra parallèlement, allant de l’extraction de l’or et de l’argent au tissage de la laine et de la soie, en passant par la fabrication du papier, introduit en Europe par les Arabes, et du verre, inventé à Cordoue au IXe siècle, le travail du métal, la céramique et la maroquinerie. La renommée de ces produits s’étendit très loin et, pour organiser le commerce florissant qui en résultait, une grande flotte commerciale se développa, basée principalement à Séville, Malaga et Almeria. » (Ibid., p.58).

C’est ainsi que débuta une période de progrès économique et social qui a duré des siècles, et avec elle un chapitre brillant de l’histoire de la culture humaine, de l’art et de la science. Comme l’écrit un commentateur : « Les Maures ont organisé l’admirable royaume de Cordoue, qui fut la merveille du Moyen Age, et qui, alors que toute l’Europe était plongée dans l’ignorance et les luttes barbares, a tenu seul le flambeau du savoir et de la civilisation, brillant et éclatant devant le monde occidental ». (Cité de S. A. Ali, Short History of the Saracens, p.115).

Quiconque visite aujourd’hui l’Alhambra de Grenade ou la mosquée de Cordoue comprend immédiatement que les Arabes d’Espagne étaient très en avance sur l’Europe médiévale. Ils surclassaient celle-ci non seulement dans les sciences et la technologie, mais aussi dans les beaux-arts, la sculpture et la peinture. Les traditions culturelles des Arabes étaient vastes : elles comprenaient l’étude de la logique, des sciences de la nature (dont la psychologie et la biologie), des sciences mathématiques (dont la musique et l’astronomie), de la métaphysique, de l’éthique et de la politique. Aucune ville, aussi petite fût-elle, n’était dépourvue d’une école ou d’un collège, tandis que chaque métropole avait sa propre université, dont Cordoue (renommée dans toute l’Europe), Séville (Ishbilia), Malaga, Saragosse, Lisbonne (Alishbuna), Jaén et Salamanque, qui est devenue par la suite la plus prestigieuse de toutes les universités espagnoles. Il y avait toute une galaxie d’écrivains, de poètes, d’historiens et de philosophes.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il y avait beaucoup de femmes intellectuelles célèbres. A une époque où la notion d’égalité des hommes et des femmes aurait été un anathème dans l’Europe chrétienne, de nombreuses poétesses et femmes de culture distinguées étaient tenues en estime à Cordoue et Grenade. Ammat ul-Aziz (descendante du Prophète, et donc appelée ash-Sharifa) et al-Ghusanieh, de la province d’Almeria, étaient deux femmes figurant au premier rang des savants de l’époque. Il y en avait beaucoup d’autres. Mariam, fille d’Abu Yakub al-Ansari, était originaire de Séville, où elle enseignait la rhétorique, la poésie et la littérature, « ce qui, joint à sa piété, ses bonnes mœurs, ses vertus et son caractère aimable, lui valut l’affection de son sexe et lui donna de nombreux élèves. » (Ibid., p.578).

 

L’arriération de l’Europe et le développement de l’Asie

Ainsi, loin de se limiter au mysticisme et au fanatisme religieux, la pensée islamique a montré un penchant naturel pour le rationalisme et la science, domaines dans lesquels, pendant des siècles, les Arabes ont surpassé tous les autres. De grands progrès ont été réalisés, notamment en mathématiques et en astronomie, mais aussi dans de nombreuses autres sphères de la science et de la technologie.

C’est ce que souligne Alfred Hooper dans son histoire des mathématiques : « Il y a grandement de quoi remercier les Maures. Ils ont introduit de nouvelles idées en médecine et en matière de connaissance médicale ; ils ont enseigné de nouvelles méthodes de travail du métal et du cuir ; ils ont construit des aqueducs, des écluses et des canaux en Espagne ; en somme, ils ont apporté la sagesse de l’Inde et de l’Orient à une Europe qui avait sombré dans l’ignorance et la sauvagerie.

« Les Arabes connaissaient bien les travaux des grands mathématiciens grecs qui avaient contribué à “l’âge d’or des mathématiques grecques” avant que la civilisation fragile et merveilleuse de la Grèce ne soit absorbée par les Romains, extrêmement pratiques et utilitaires. Ils ont également introduit en Espagne la nouvelle méthode révolutionnaire d’écriture des nombres qu’ils avaient apprise des hindous, une méthode qui devait ouvrir la voie à notre monde moderne fait de science, d’ingénierie et d’aéronautique. » (A. Hooper, Makers of Mathematics, pp.24-25).

Tout au long du Moyen Age, les seuls véritables progrès en mathématiques ont été réalisés par les Indiens et les Arabes. Ce sont eux qui ont découvert la trigonométrie. Ce sont les Arabes qui ont découvert l’algèbre. Le mot même est arabe : al-jabr. Comme tant d’autres choses, l’algèbre a été introduit en Europe par l’Espagne. Le mathématicien arabe al-Khowarizmi a écrit un livre sur la numération arabo-hindoue (les Indiens ont aussi joué un rôle essentiel dans le développement des mathématiques, et les Arabes ont appris d’eux), ainsi qu’un livre sur le traitement des équations. Cet ouvrage fut ensuite traduit en latin et devint ainsi accessible aux Européens.

Alfred Hooper commente : « Les années allant, en gros, de 800 à 1450, connues sous le nom de Moyen Age, ont été marquées par une stagnation presque complète de la pensée indépendante. Elle a paralysé le progrès mathématique et jeté son ombre sur les mathématiciens européens comme sur tous les autres penseurs. » (Ibid., p.84) Le même auteur ajoute : « Des siècles après que les Arabes eurent introduit les nouveaux symboles numériques en Europe, beaucoup de gens s’accrochaient encore aux anciens chiffres romains et ne voulaient rien savoir du nouveau système, qu’ils associaient aux commerçants et aux païens. Au XIIIe siècle, cependant, le nouveau système d’écriture des nombres s’était établi dans diverses régions d’Europe. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’un véritable développement du calcul, que nous appelons aujourd’hui arithmétique élémentaire, a pu avoir lieu. » (Ibid., p.26).

Le monde médiéval a eu accès aux idées d’Aristote et de Platon principalement à partir de sources arabes. Parmi la multitude de brillants penseurs qui ont influencé l’Europe médiévale, le plus remarquable était Ibn Rochd Muhammed, connu en Occident sous son nom latin d’Averroès. C’était un scientifique, un polymathe et un rationaliste radical courageux. Ce grand philosophe arabe a vécu en Espagne entre 1126 et 1198, sous le califat de Cordoue. Dans ses écrits, on trouve les éléments d’une philosophie matérialiste, issue d’une lecture attentive d’Aristote. Bien qu’il soit resté un musulman dévot, Ibn Rochd a tenté de prouver que la matière et le mouvement ne pouvaient être ni créés ni détruits, anticipant ainsi les théories de la conservation de la physique moderne. Il a également nié l’immortalité de l’âme.

Averroès niait que le monde ait été créé. Il soutenait que le monde avait existé éternellement et que, contrairement au mythe de la Genèse, il n’y avait jamais eu de premier humain. Il a porté coup sur coup aux enseignements de la religion officielle. Il affirmait que les actes des hommes ne sont pas régis par la providence divine.

A la suite d’Aristote, Averroès soutenait que la connaissance découle de l’expérience des sens. Il opposait ouvertement cette idée à la foi aveugle dans les institutions et les écritures religieuses : « Nous affirmons donc fermement que chaque fois que la conclusion d’une démonstration est en conflit avec le sens apparent de l’Ecriture, ce sens apparent admet une interprétation allégorique selon les règles de cette interprétation en arabe. Cette proposition n’est remise en question par aucun musulman et n’est mise en doute par aucun croyant. » (The Decisive Treatise / Le Discours décisif, On the Harmony of Religion and Philosophy, p.51).

En adoptant cette position, Averroès reléguait les écritures religieuses à de simples métaphores qui ne devaient pas être prises au pied de la lettre. Il s’agissait d’une attaque ouverte contre les autorités religieuses, qui considéraient Averroès avec suspicion. Ses idées étaient si radicales que ses théories ont subi la persécution des musulmans orthodoxes – mais aussi, comme nous le verrons plus tard, de l’Eglise catholique. L’influence et l’importance des œuvres d’Averroès ne peuvent pas être sous-estimées. C’est principalement grâce aux travaux de ce remarquable philosophe, et notamment ses commentaires sur Aristote, que les Européens se sont familiarisés avec le monde, longtemps oublié, de la philosophie grecque classique.

La principale source de ce savoir était l’Espagne islamique qui, jusqu’à sa destruction par les chrétiens, était une nation florissante, prospère et cultivée. Grenade, Séville et Cordoue étaient des centres d’enseignement importants et de renommée internationale. Toutes les religions étaient traitées avec une tolérance éclairée – jusqu’à ce que les Espagnols, menés par ces bigots bornés et fanatiques que furent Ferdinand de Castille et Isabelle d’Aragon, entreprirent de réduire en cendres la fleur d’Al-Andalous.

Les prétendues croisades, sur lesquelles tant de bêtises romantiques furent écrites, n’étaient que des raids destructeurs et sanguinaires de barbares contre des gens qui étaient, à tous égards, leurs supérieurs. L’un des chroniqueurs chrétiens du siège de Grenade, le père Agapito, commente en termes méprisants l’habitude des Arabes de se laver : « L’eau est plus nécessaire à ces infidèles que le pain ; ils l’utilisent dans les ablutions quotidiennes répétées que prescrit leur religion maudite, et l’emploient dans les bains et sous mille autres formes oisives et extravagantes, auxquelles nous, Espagnols et chrétiens, n’accordons guère d’importance. » (cité in W. Irving, The Conquest of Granada, p.269).

La nature réactionnaire et barbare des Croisades a été suffisamment démontrée par des historiens modernes tels que Stephen Runciman. Voici un extrait typique d’un autre écrivain : « Dans chaque ville capturée, les Tafurs [pauvres croisés] pillaient tout ce qui leur tombait sous la main, violaient les femmes musulmanes et se livraient à des massacres aveugles. Les chefs officiels de la croisade n’avaient aucune autorité sur eux. Lorsque l’émir d’Antioche protesta contre le cannibalisme des Tafurs, les princes ne purent que s’excuser : “Même en nous y mettant tous ensemble, nous ne pouvons pas dompter le roi Tafur” ». (N. Cohn, The Pursuit of the Millenium, pp.66-67).

Voici un autre extrait : « La chute de Jérusalem fut suivie d’un grand massacre ; à l’exception du gouverneur et de son garde du corps (...), tous les musulmans – hommes, femmes et enfants – ont été tués. Dans et autour du Temple de Salomon, “les chevaux baignaient dans le sang jusqu’aux genoux, voire jusqu’à la bride. C’était un jugement juste et merveilleux de Dieu que ce même lieu reçoive le sang de ceux qui avaient si longtemps blasphémé Dieu.” Quant aux Juifs de Jérusalem, lorsqu’ils se réfugièrent dans leur principale synagogue, le bâtiment fut incendié et ils furent tous brûlés vifs. Pleurant de joie et chantant des chants de louange, les croisés se dirigeaient en procession vers l’église du Saint-Sépulcre. “Ô jour nouveau, jour nouveau et exultation, joie nouvelle et éternelle (...). Ce jour, célébré par tous les siècles à venir, a transformé toutes nos souffrances et nos difficultés en joie et en exultation ; ce jour, la confirmation du christianisme, l’anéantissement du paganisme, le renouvellement de notre foi !” » (Ibid., p.68).

Il est ironique que, jusqu’à ce jour, les Européens se considèrent toujours comme les détenteurs exclusifs de la culture humaine, alors que pendant tout le Moyen Age ils ont agi comme les fossoyeurs de la culture en Orient. En réalité, les rôles étaient inversés par rapport aux mythes créés par l’Occident. C’est dans le monde islamique que la flamme de l’art, de la science et de la philosophie a été maintenue en vie, trouvant lentement son chemin vers l’Europe qui commençait à émerger de l’Age des ténèbres.

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