La première partie de cet article analysait la situation du mouvement ouvrier allemand avant l’explosion révolutionnaire de novembre 1918, puis les premiers mois de cette Révolution jusqu’à l’écrasement de « l’insurrection spartakiste » (janvier 1919).

La révolution a porté au pouvoir les dirigeants réformistes du SPD (les sociaux-démocrates). Mais ceux-ci n’ont qu’une préoccupation : défendre le pouvoir, les privilèges et l’appareil d’Etat de la bourgeoisie allemande. Ainsi, une lutte à mort s’engage entre dirigeants réformistes et organisations révolutionnaires. Or ces dernières vont de crise en crise...


 Après l’écrasement de l’insurrection de janvier 1919, une vague de répression s’abat sur l’ensemble du mouvement révolutionnaire, dans un contexte où le Parti Communiste (KPD), privé de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, multiplie les erreurs ultra-gauchistes. En Bavière, il se rallie à l’aventure d’une « République des Conseils » proclamée par un groupe d’intellectuels anarchisants. Il en assume même la direction. La répression est féroce. Les Freikorps (Corps Francs) tuent près de 600 personnes pendant la prise de Munich, début mai 1919, et en fusillent le double dans les semaines qui suivent.

Nouveau dirigeant du KPD depuis la mort de Jogiches en mars 1919, Paul Levi est déterminé à combattre les tendances gauchistes du parti. Or l’aile gauchiste commence à s’organiser en fraction et tente d’imposer la sortie immédiate des syndicats, ce qui menace d’isoler gravement le parti de la masse des travailleurs organisés. En août 1919, Lévi décide de régler la question par une scission bureaucratique du KPD. Ayant utilisé les avantages de l’illégalité pour s’assurer une majorité, la direction du parti soumet au vote du Congrès un document qui condamne les thèses des gauchistes. Vaincus, ceux-ci quittent le parti et emmènent avec eux près de la moitié des adhérents, pour fonder le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne (KAPD).

Cette scission est immédiatement condamnée par l’Internationale communiste (IC) et par Lénine en particulier, à la fois pour la méthode employée et parce qu’elle affaiblit encore un peu plus un Parti Communiste déjà mal en point. Contrairement à une légende répétée sur tous les tons, l’IC n’est pas alors une structure dictatoriale, et elle le prouve en donnant au KAPD un statut de parti « invité » au sein de l’IC, dans l’espoir que le KPD et le KAPD se réunifient, à terme.

Le putsch de Kapp

Après plusieurs mois de répression, la bourgeoisie se sent en position de force. L’heure lui semble venue de prendre sa revanche sur la révolution et de revenir sur tout ce qu’elle a dû consentir en novembre 1918. Le 13 mars 1920, un putsch est lancé. Il est dirigé par le politicien nationaliste Wolfgang Kapp et soutenu par l’ensemble de la droite contre-révolutionnaire. Paniqué, le gouvernement social-démocrate s’adresse aux chefs de l’armée, lesquels répondent qu’ils resteront neutres dans ce conflit, pour ne pas avoir à « tirer sur des Allemands ».

Le même jour, le KPD annonce qu’il restera neutre, lui aussi ! Sous prétexte qu’il s’agirait d’un conflit entre la bourgeoisie et ses alliés sociaux-démocrates, il appelle la classe ouvrière à ne pas « lever un petit doigt pour la défense de la République ». C’est une nouvelle et grave erreur gauchiste. S’il arrive à consolider son pouvoir, Kapp ne s’attaquera pas seulement aux réformistes, mais à l’ensemble du mouvement ouvrier. C’est d’ailleurs ce qui se produira quelques années plus tard en Italie, avec Mussolini, et c’est ce qui aurait pu se passer en Russie, en août 1917, si le Parti bolchevik n’avait pas adopté une politique correcte lors de la tentative de putsch de Kornilov. Loin de rester « neutres », les bolcheviks se placèrent alors en première ligne de défense contre le putsch. C’est ce qui permit au Parti bolchevik de montrer qu’il était le défenseur le plus conséquent de la révolution – et, ainsi, de gagner le soutien des masses.

En Allemagne, face au putsch de Kapp, l’initiative de la lutte vient de là où on l’attendait le moins : c’est le dirigeant syndical ultra-réformiste Legien qui lance un appel à la grève générale. Il a bien compris que Kapp n’épargnerait pas plus les réformistes, comme lui, que les révolutionnaires. Son appel à la grève rencontre un écho massif. En quelques jours, le pays est paralysé et des conseils ouvriers prennent même le pouvoir dans la Ruhr, où ils organisent une « armée rouge ». Le KPD finit par se rallier au mouvement, tandis que le KAPD reste fidèle à la ligne de la soi-disant « neutralité révolutionnaire ».

En moins de vingt-quatre heures, les putschistes sont complètement paralysés par la grève. Leurs troupes ne reçoivent ni ordres, ni approvisionnement ; elles sont entourées d’un peuple hostile. Kapp est obligé de jeter l’éponge le 17 mars. Le gouvernement social-démocrate négocie la fin du putsch et, notamment, demande aux militaires d’écraser les grévistes insurgés de la Ruhr. Celle-ci est reprise au prix de sanglants combats. Contre les ouvriers, les généraux de l’armée bourgeoise n’ont pas les mêmes réserves morales que face aux putschistes de Kapp. Aucun des chefs militaires compromis dans le putsch ne sera jugé. Kapp lui-même mourra de sa belle mort en 1922, alors que l’ouverture de son procès se faisait attendre.

La création du Parti Communiste Unifié

Dans le Parti social-démocrate indépendant (USPD), l’expérience du putsch et l’attraction que suscite la Révolution russe renforcent la tendance de gauche qui se développe depuis plusieurs mois. Lors de son Congrès de décembre 1919, déjà, l’USPD s’est prononcé pour la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire pour un gouvernement révolutionnaire des travailleurs. L’Internationale Communiste avait immédiatement réagi en l’invitant à son IIe Congrès mondial (août 1920).

Lénine et Trotsky veulent gagner au communisme les masses qui suivent l’USPD. Mais ils ne sont pas prêts à n’importe quel compromis avec les dirigeants de ce parti. C’est pour cela que l’IC adopte les fameuses « 21 conditions », qui exigent des partis membres de l’Internationale des mesures concrètes de politique révolutionnaire et une rupture nette avec les courants réformistes. La pression conjointe de l’IC, du KPD et de la base du parti aboutit, en octobre 1920, à l’adhésion de l’USPD à l’Internationale Communiste. Seule une petite minorité décide de maintenir un petit parti indépendant, réformiste « de gauche ». Deux mois plus tard, le KPD et l’USPD fusionnent pour créer le Parti Communiste Unifié d’Allemagne (VKPD). Les travailleurs allemands disposent enfin d’un parti de masse comptant des centaines de milliers d’adhérents et de solides positions dans les syndicats.

« Offensive révolutionnaire » ou « conquête des masses » ?

L’heure est alors à la stabilisation du capitalisme, après l’échec de la vague révolutionnaire de 1918-1920. En Allemagne, en Italie, en Finlande et en Hongrie, le capitalisme a résisté à la poussée des masses. Les communistes restent minoritaires. Face à ce constat, une partie de l’IC – contre la volonté de Lénine et de Trotsky – cherche à « pousser les masses à l’action ». Les tendances ultra-gauchistes sont toujours présentes et actives.

Fin février 1921, Béla Kun, ancien dirigeant de la révolution hongroise de 1919, arrive à Berlin comme délégué de l’IC. C’est un partisan de « l’offensive révolutionnaire ». Lorsque le gouvernement allemand annonce qu’il veut désarmer les milices ouvrières de Saxe, la direction du Parti Communiste (VKPD), poussée par Kun, appelle à la grève générale et à l’insurrection. L’échec est total. Les masses ne voient pas le lien entre l’incident mineur, en Saxe, et la nécessité d’une révolution immédiate.

Le VKPD est complètement isolé, sa direction discréditée. En quelques semaines, il perd près de la moitié de ses adhérents. Paul Lévi, qui n’était plus membre de la direction, dénonce un « putsch » ultra-gauchiste. Sa critique est juste, mais il rend public l’ensemble de la polémique, fournissant ainsi des arguments aux procureurs qui sont encore en train d’instruire les procès des militants arrêtés. Exclu du parti contre l’avis de Lénine, Paul Lévi rompt avec l’IC et finira par retourner au SPD.

Lénine et Trotsky sont pour leur part effarés, non seulement de l’erreur commise par la direction du VKPD, mais aussi du rôle nuisible joué dans cette affaire par Béla Kun, envoyé de l’IC. Ils saisissent cette occasion pour expliquer la nécessité, pour les Partis communistes, de conquérir la majorité de la classe ouvrière, avant de tenter de prendre le pouvoir. C’est le but de la tactique dite du « Front Unique », adoptée par le IIIe congrès de l’IC, en 1921. L’idée est de proposer des combats communs aux partis réformistes, de façon à montrer aux travailleurs que les communistes sont prêts à lutter dès maintenant pour améliorer leurs conditions de vie, mais aussi pour montrer que les dirigeants réformistes refusent de mener sérieusement cette lutte. Convaincue, la direction du VKPD engage ce travail patient pour gagner au communisme la majorité des travailleurs réformistes.

L’occupation de la Ruhr et la crise de 1923

C’est l’impérialisme français qui va remettre la révolution à l’ordre du jour. En janvier 1923, alors qu’une crise inflationniste frappe l’économie allemande, le gouvernement de Wilhelm Cuno refuse de payer les « réparations » qui lui ont été imposées par le traité de Versailles. Le 11 janvier, le gouvernement français réagit en faisant occuper la Ruhr, de concert avec le gouvernement belge. 80 % de la production d’acier et 71 % de la production de charbon allemands sont saisis par les baïonnettes françaises. En réaction, le gouvernement allemand de Cuno appelle à la « désobéissance civile » contre les troupes d’occupation, mais il est vite dépassé par la situation.

La désobéissance civile débouche sur une mobilisation massive des ouvriers de la Ruhr, tandis que l’occupation franco-belge décuple la crise inflationniste. Les prix flambent, la monnaie perd toute valeur. Une miche de pain coûtait 250 marks en janvier 1923 ; elle en coûte 3465 en juillet, puis 1,5 million en septembre et 201 000 millions en novembre ! La population est réduite à la misère la plus noire. La petite-bourgeoisie est ruinée. Mais la grande bourgeoisie, qui exporte et se fait payer en dollars, s’enrichit de façon inimaginable.

De nouveau, la situation devient révolutionnaire. A Mulheim, un Conseil ouvrier réussit à prendre le pouvoir, avant d’être dispersé par les troupes françaises. A l’intérieur du SPD, une tendance de gauche se développe, qui penche vers le KPD (le nouveau nom du VKPD depuis 1922).

L’échec de « l’Octobre allemand »

Cependant, le KPD n’a rien vu venir et nie que la situation soit révolutionnaire. Habitués à la politique du Front Unique et à la lutte contre le gauchisme, ses dirigeants ne parviennent pas à s’adapter à la nouvelle situation. Ils se tournent vers l’IC pour obtenir des conseils. Mais Lénine est alors paralysé par la maladie qui va l’emporter. Staline profite de l’absence de la plupart des dirigeants bolcheviks pour convaincre la majorité de l’exécutif de l’IC de « freiner » le KPD, sous prétexte d’éviter de nouvelles aventures gauchistes. Cette erreur va avoir des conséquences désastreuses.

En août, démentant tous les pronostics de Staline, une grève générale renverse le gouvernement Cuno. La direction de l’IC se réunit en urgence. Trotsky y défend la nécessité de préparer au plus vite le KPD à la prise du pouvoir. Approuvé par la majorité, Trotsky est cependant minoritaire lorsqu’il demande de fixer immédiatement une date pour l’insurrection. Celle-ci est tout de même organisée dans le détail, mais elle est handicapée par deux défauts majeurs. Premièrement, elle n’est accompagnée d’aucune campagne politique de masse. En Russie, à la veille d’Octobre 1917, les bolcheviks avaient défendu publiquement la nécessité de l’insurrection. En Allemagne, les militants passent dans la clandestinité pour préparer les combats, tandis que la classe ouvrière est laissée dans l’ignorance de ce que prépare le parti.

Deuxième erreur : le plan de l’insurrection repose de façon trop décisive sur l’appui de l’aile gauche du SPD. L’idée est de fonder des « gouvernements ouvriers » dans les provinces que contrôle cette aile gauche, avec la participation du KPD. Puis, lorsque le gouvernement proclamera la dissolution de ces gouvernements, il faudra alors appeler à une insurrection générale « défensive ». Ce plan se déroule comme prévu jusqu’au moment où, à la veille du soulèvement, la gauche du SPD se dérobe. Privé de cet appui, la direction du KPD panique et annule l’insurrection. A Hambourg, le contre-ordre n’étant pas arrivé, les communistes se lancent seuls dans une bataille perdue d’avance. Tenue dans l’ignorance de ce qui se préparait, la classe ouvrière ne bouge pas.

Une situation révolutionnaire inédite a été manquée. La révolution allemande s’achève sur un échec majeur de l’Internationale Communiste. Le capitalisme allemand va pouvoir se stabiliser jusqu’à la prochaine crise, au début des années 30.

Les leçons d’une défaite

L’échec de la révolution allemande illustre, d’une façon négative, ce que la révolution russe a démontré de façon positive : le rôle décisif du parti et d’une direction révolutionnaire. Il est toujours possible de forger le parti et la direction dans le feu d’une révolution, comme ont tenté de le faire Luxemburg et Liebknecht. Mais c’est au prix de défaites énormes pour la classe ouvrière. Voilà pourquoi le parti révolutionnaire doit être forgé avant la révolution.

A chaque étape de la révolution allemande, il manquait aux masses des cadres révolutionnaires solides, éprouvés, capables d’éviter les erreurs gauchistes ou opportunistes qui se sont multipliées entre novembre 1918 et octobre 1923.

Ces leçons ont été chèrement payées par la classe ouvrière allemande – et par l’ensemble de l’humanité. Il appartient aux révolutionnaires d’aujourd’hui de faire en sorte que ces sacrifices n’aient pas été vains.