En 2009, le volume des échanges commerciaux dans le monde a chuté de 12 %. C’est un recul sans précédent depuis 1945. Il s’est poursuivi en 2010 et 2011. La France entre en récession. L’économie européenne stagne ou se contracte, selon les pays. La crise de surproduction a poussé de nombreux Etats déjà surendettés au bord de la faillite. Pour « rassurer les marchés », les gouvernements infligent à la masse de la population européenne une chute de son niveau de vie.

Les lecteurs réguliers de Révolution connaissent notre position. Le capitalisme est un système qui a épuisé son potentiel historique. Il est en train de détruire les conquêtes sociales du passé. Pour sortir de la crise et de la régression sociale, il faudra sortir du capitalisme. Nous considérons que les idées du marxisme révolutionnaire – que tant de gens, à droite comme à gauche, avaient relégué au musée des curiosités antiques – n’ont rien perdu de leur pertinence. La lutte contre le capitalisme va de pair avec la nécessité de réarmer le mouvement ouvrier français – et en particulier le PCF – avec les idées, les principes et le programme du marxisme.

Tout le monde ne partage pas ce point de vue. Inévitablement, les organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier sont traversées par divers courants de pensée. Chez les réformistes, qui considèrent qu’une rupture avec le capitalisme est désirable mais impossible (ou bien possible mais indésirable), le nom de John Maynard Keynes est souvent évoqué. Par exemple, Walid Hasni, économiste à la Coordination CGT Renault, insiste sur la nécessité d’un « retour à Keynes ». Il est notamment l’auteur d’une Ebauche d’un programme keynésien, rédigée à l’attention du gouvernement tunisien après la chute de Ben Ali. L’extrait suivant donne une idée de l’orientation économique et politique du camarade Hasni : « Pour réussir sa transition démocratique, la Tunisie a besoin de politiques de relance keynésiennes. Dans ce qui suit, nous tenterons une esquisse d’explication de l’approche keynésienne de la façon la plus simple sans – espérons-le – trahir la pensée du maître. Dans un deuxième temps, nous soumettrons quelques propositions de politiques économiques qui s’inspirent de la théorie de Keynes. Keynes est probablement le plus grand économiste du XXe siècle. […] L’essence même des travaux de Keynes est de montrer que livrée à elle-même, l’économie capitaliste ne permet pas une allocation optimale des ressources et ne survivra pas, d’où la nécessité vitale de l’intervention de l’État. »

Le communisme  : « une insulte à l’intelligence »

Qui donc était Keynes ? Né en 1883, il fit ses études à Eton et au King’s College, à Cambridge, des établissements réservés à l’élite bourgeoise et aristocratique de l’époque. Spéculateur avisé en Bourse et sur les marchés des changes, il commença sa carrière dans une commission gouvernementale qui gérait les intérêts de l’impérialisme britannique en Inde. Il occupa une place importante dans le Parti Libéral – le principal parti de la classe capitaliste, à l’époque – aux côtés de Lloyd George. Ce dernier dirigea, comme Premier ministre (1916-1922), le carnage impérialiste de la Première Guerre mondiale. Il a également organisé l’intervention militaire contre la République soviétique. Keynes soutenait cette intervention. Il fit encore parler de lui en écrivant plusieurs articles s’opposant au rattachement de la monnaie britannique à l’étalon-or.

Keynes serait le premier surpris de voir son nom associé au mouvement syndical ou à la gauche. Il haïssait le socialisme et le syndicalisme. Pour lui, le communisme était « une insulte à notre intelligence ». Un communiste, disait-il, est quelqu’un « qui propage le mal en faisant croire qu’il produira du bien ». Comme nous l’avons vu, il a soutenu la tentative de noyer la révolution russe dans le sang. En 1922, il déclarait que « le bolchévisme est un délire engendré par l’idéalisme béat et l’erreur intellectuelle qui découlent des souffrances et des tempéraments particuliers des Slaves et des Juifs. » Il considérait Marx comme un « piètre penseur » et son Capital comme « un cahier économique obsolète, que je sais être non seulement scientifiquement erroné, mais aussi totalement dépourvu d’intérêt ou d’utilité pour le monde moderne. »

Nous pourrions donner bien d’autres citations de ce genre. Disons seulement qu’il n’y avait rien de progressiste ou « de gauche » dans les intentions de Keynes. Son œuvre théorique principale [1] n’a été publiée qu’en 1936. Elle étayait a posteriori, pour ainsi dire, les idées et recommandations économiques qu’il avait diffusées au cours des années 20 et de la Grande Dépression des années 30. Ces recommandations visaient à augmenter les profits des capitalistes par la protection du marché intérieur, mais aussi à prévenir le danger d’un soulèvement social. En 1926, le capitalisme britannique était ébranlé par une grève générale massive qui dura 9 jours. Le Parti Communiste fut fondé en 1922. Une puissante aile gauche prenait forme dans les organisations syndicales et le Parti Travailliste. Keynes recommandait la dévaluation de la monnaie pour rendre les exportations britanniques moins chères et freiner les importations. Ceci permettrait, pensait-il, de réduire le chômage en Grande-Bretagne en l’infligeant aux travailleurs d’autres pays, favorisant ainsi la stabilité du capitalisme britannique.

Il préconisait aussi un programme de travaux publics, de façon à créer des marchés et des sources supplémentaires de profits pour les capitalistes. L’Etat devait intervenir dans l’économie pour écarter le risque de révolution et protéger les intérêts des capitalistes dans un contexte de récession. Keynes considérait les déficits publics comme un « remède naturel » pour éviter les crises. En septembre 1941, il intégra le Conseil d’administration de la Banque d’Angleterre. En 1942, sur ordre du roi et en reconnaissance de ses bons et loyaux services à la couronne, il accéda à la noblesse héréditaire et prit sa place à la Chambre des Lords, sur les bancs du Parti Libéral, sous le titre de Baron Keynes de Tilton. Il mourut en 1946.

Keynes et les «  trente glorieuses »

Alors que les prescriptions de Keynes étaient conçues pour limiter les conséquences économiques et sociales des récessions, son nom est avant tout associé à la longue période de croissance de l’économie capitaliste, en Europe et aux Etats-Unis, qui s’étend de la fin de la deuxième guerre mondiale au début des années 70. Ce paradoxe requiert une explication. La destruction massive de l’appareil productif et des biens en général, pendant la guerre, avait créé les conditions économiques d’un développement sans précédent du capitalisme. La production, le commerce mondial et les profits augmentaient considérablement d’année en année. Dans ces conditions, et sous la pression du mouvement ouvrier, le niveau de vie des populations, notamment dans les pays industrialisés, augmentait également. Comme Marx l’expliquait, la production crée la demande jusqu’à un certain point, c’est-à-dire jusqu’à la saturation des marchés. Mais avant que cette dernière ne se manifeste, au début des années 70, le plein emploi et les réformes sociales stimulaient à leur tour la demande – et donc la production.

Ainsi, ce sont des circonstances historiques exceptionnelles – et non les théories de Keynes – qui expliquent la durée de cette période de croissance. Ce qui est vrai, par contre, c’est que les politiques de régulation et d’intervention de l’Etat rendues possibles, dans ce contexte, n’étaient pas sans rappeler les idées de Keynes. En 1971, le président américain Richard Nixon déclarait : «  Nous sommes tous des keynésiens, maintenant.  » Deux ans plus tard, la période de croissance prenait fin. L’inflation atteignait des niveaux très élevés (24 % en Grande-Bretagne), en raison de l’immense quantité de capitaux fictifs injectée dans l’économie. Le chômage de masse réapparaissait partout. Une période de profonde instabilité sociale, de révolution et de contre-révolution s’ouvrait, à l’échelle internationale, dont les événements de mai 68 en France étaient une anticipation : renversement des dictatures en Grèce, en Espagne et au Portugal ; grèves de masse dans toute l’Europe…

Si des théoriciens du réformisme se réclament de Keynes, c’est parce qu’ils s’imaginent que par une politique interventionniste de l’Etat, dans le but de stimuler la demande, il serait possible de mettre fin à la crise et d’assurer une croissance régulière de l’économie capitaliste. Mais le contexte actuel n’est plus du tout celui de l’après-guerre. Les Etats sont massivement surendettés. Le capitalisme les a ruinés. En France, la moitié des revenus de l’Etat sont dépensés dans le service de la dette (capital et intérêts). Où l’Etat trouverait-il les immenses ressources nécessaires ? Par l’impôt ? Si on les taxait à hauteur de ce qui est nécessaire, les capitalistes réagiraient par une grève d’investissement, des fermetures, le chantage à l’emploi et un sabotage général de l’économie. D’un autre côté, taxer les travailleurs et les classes moyennes réduirait la demande. D’ores et déjà, la réduction des déficits mise en œuvre par Sarkozy réduit la demande intérieure et précipite la récession. Mais creuser davantage les déficits – dont le cumul représente déjà 85 % du PIB – nous ferait sombrer dans le même abîme que la Grèce.

Les prescriptions keynésiennes ne correspondent pas aux réalités de notre époque. Nous savons où se trouvent les ressources matérielles dont nous avons besoin. Les travailleurs les produisent, mais ce sont les capitalistes qui les possèdent. L’expropriation des capitalistes doit retrouver sa place au cœur de nos revendications. Et s’il faut rattacher un nom au programme dont nous avons besoin, ce ne doit pas être Keynes, mais Marx.


[1Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.

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