Le 22 avril dernier, le journal La Croix publiait une enquête intitulée « Vivre à l’euro près, les classes moyennes sur le fil ». Y étaient présentés un couple de retraités endettés, une mère célibataire employée dans un hypermarché, une enseignante en collège et, enfin, une famille pour qui il n’est « pas question de se plaindre » puisque les salaires cumulés des deux parents s’élèvent à 4000 euros nets par mois, bien que l’inflation mine leur pouvoir d’achat et les force à adopter « un budget au cordeau ».

Ainsi, La Croix range dans « les classes moyennes » des ménages qui, de toute évidence, n’en relèvent pas. Ce faisant, le journal catholique reprend une vieille combine de la propagande bourgeoise : il s’agit de convaincre les travailleurs qu’ils sont, au fond, relativement privilégiés par rapport aux couches les plus miséreuses de la population.

En réalité, les individus et ménages cités par La Croix appartiennent à la classe ouvrière, une catégorie sociologique dont le marxisme a donné une définition scientifique précise.

Qu’est-ce que la classe ouvrière ?

La classe ouvrière – les travailleurs, ou le « salariat », ou encore le « prolétariat » – ne se définit pas en fonction du niveau de richesse d’un individu : ni de sa richesse absolue (nombre de travailleurs qualifiés gagnent deux à trois fois le SMIC), ni de sa richesse relative (ce ne sont pas les 20 %, ou les 30 %, ou les 40 %, etc., les plus pauvres de la population). Ce n’est pas non plus une question de mode de vie ou de secteur d’activité. On a longtemps associé le mot « ouvrier » aux travailleurs des usines ou des mines parce que ces secteurs prédominaient dans le salariat. Mais dès le XIXe siècle, Marx expliquait qu’un artiste employé par un capitaliste était un ouvrier, tandis qu’Engels parlait des « ouvriers du commerce ».

La classe ouvrière regroupe la fraction de la population qui, ne possédant pas de moyens de production ou d’échange (entreprise, usine, commerce, etc.) est obligée de vendre sa force de travail – contre un salaire – pour gagner sa vie. On y trouve donc aussi bien des ouvriers d’usine que des caissiers, des informaticiens, des fonctionnaires, des agents d’entretien ou des comptables. Ainsi définie, la classe ouvrière représente aujourd’hui la vaste majorité de la population active : plus de 90 % en France, 70 % à l’échelle mondiale.

La classe ouvrière constitue l’un des deux pôles fondamentaux du mode de production capitaliste. D’un côté, ceux qui tirent leur subsistance de la vente de leur force de travail (manuelle ou intellectuelle) font partie de la classe ouvrière, la classe des travailleurs salariés. De l’autre, ceux qui tirent leurs principaux revenus des profits d’une entreprise dont ils possèdent tout ou partie – et grâce à laquelle ils exploitent les forces de travail des salariés – appartiennent à la bourgeoisie, c’est-à-dire à la classe capitaliste.

Une multiplicité de situations intermédiaires

Même lorsqu’il est formellement « salarié », un PDG reste un patron, le « capital personnifié » (selon la formule de Marx), dont les intérêts personnels se confondent avec ceux de son entreprise, et qui tire profit de l’exploitation des travailleurs. A l’inverse, un coursier à vélo travaillant pour Deliveroo, même s’il est déclaré autoentrepreneur aux yeux de la loi, est exploité par la plateforme qui lui « donne » du travail : il fait partie de la classe ouvrière. En obligeant leurs employés à se constituer en « travailleurs indépendants », les diverses plateformes cherchent surtout à contourner le Code du travail et autres obligations légales.

Bien sûr, il existe une multiplicité de situations intermédiaires. Et si on cherche des « classes moyennes », c’est ici qu’on les trouvera. D’abord, il y a la petite bourgeoisie, qui est constituée des petits patrons (propriétaire d’une boulangerie, d’une petite exploitation agricole, etc.) et les professions libérales (médecin, avocat, etc.). Politiquement, cette classe oscille constamment entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Ses membres sont d’ailleurs parfois plus pauvres que certaines couches du salariat. On peut également ranger dans la classe moyenne la couche la plus riche du salariat, car bien que ne possédant aucun moyen de production, elle a tendance à identifier ses intérêts à ceux du patron. Cette illusion est renforcée lorsqu’elle possède des actions.

Certaines entreprises, comme celles qui ont été privatisées sous le gouvernement de Jospin (1997-2022), ont pu donner ou vendre des actions à leurs salariés, pour en faire de prétendus « salariés actionnaires ». Cependant, la bourgeoisie s’assure que les petits actionnaires ne puissent jamais prendre le contrôle d’une entreprise. Dans les faits, ces actions représentent une part du salaire des employés plutôt qu’une véritable accession à la propriété capitaliste. Or cette part du salaire varie en fonction des profits de l’entreprise, c’est-à-dire en fonction du taux d’exploitation… des salariés eux-mêmes. L’« actionnariat salarié » est aussi un bon prétexte pour geler les salaires nets de ces travailleurs.

Classe ouvrière et industrie

Selon l’INSEE, le nombre de travailleurs industriels est passé de 5,6 à 3,9 millions, en France, entre 1970 et 2011. Les propagandistes de la bourgeoisie mettent en avant cette diminution pour démontrer une prétendue « disparition » de la classe ouvrière, qui n’aurait plus le poids social et le pouvoir économique des ouvriers de Mai 68. Ce raisonnement est faux à plusieurs égards.

S’il y a bien eu un transfert d’usines des pays capitalistes avancés vers des pays où la main d’œuvre coûte moins cher, cela n’a pas empêché le monde de s’industrialiser. En 2010, le secteur manufacturier employait 330 millions de personnes à l’échelle de la planète : plus que jamais auparavant.

En ce qui concerne le pouvoir économique des ouvriers d’industrie, même en France, il est resté intact. Alors que la part de l’emploi industriel a été divisée par deux, la productivité dans le secteur a quadruplé entre 1995 et 2015, ce qui signifie qu’un plus petit nombre de travailleurs produit deux fois plus que vingt ans plus tôt – et peut donc bloquer l’économie à plus grande échelle. Ceux qui parlent d’une disparition de la classe ouvrière n’ont manifestement jamais vu l’impact que peut avoir une grève illimitée des éboueurs ou des travailleurs du pétrole.

La « désindustrialisation » dans les pays capitalistes avancés est aussi à relativiser, en raison de la définition très restreinte que les observateurs économiques donnent de l’industrie. Comme l’explique l’économiste Pierre Veltz, si on agrège à l’industrie les secteurs des transports, de l’énergie ou des télécommunications (classés comme « services »), la part de ce secteur dans le PIB français est restée constante entre 1975 et 2011, autour de 30 % . [1]

Enfin, encore une fois, la classe ouvrière au sens marxiste du terme ne se réduit pas à sa seule composante industrielle. Elle comprend l’ensemble des travailleurs exploités par la classe capitaliste, quel que soit le nom que leur donnent l’INSEE, les universitaires et les médias. Or, parallèlement aux mutations de l’industrie au cours des dernières décennies, on a observé un processus de concentration du capital : une part de plus en plus importante des moyens de production se concentre entre les mains d’un groupe de plus en plus restreint d’individus. Les petits propriétaires font faillite à cause de la concurrence, et viennent progressivement grossir les rangs de la classe ouvrière. Ce processus a particulièrement touché la paysannerie, qui représentait 46 % de l’emploi mondial en 1980, contre seulement 30 % en 2010. Avec le déclin de la petite propriété, l’antagonisme social se simplifie : la bourgeoisie se resserre et le salariat s’étend.

Prolétarisation des cadres

On objecte parfois à ce raisonnement que l’expansion du salariat serait avant tout une augmentation du nombre de « cadres ». Selon l’INSEE, en France, le nombre de cadres est passé de 7,5 % des emplois en 1982 à plus de 20 % en 2020, dépassant les ouvriers d’industrie (19,2 %). Or les cadres forment la couche supérieure du salariat. Si tous ne sont pas réellement chargés de missions d’encadrement, ils sont en moyenne mieux payés et mieux considérés que le reste des travailleurs.

Cependant, une autre évolution est à noter : entre 1979 et 2022, l’écart des salaires entre cadres et ouvriers d’industrie a été quasiment divisé par deux. L’inégalité s’étant réduite, on observe une homogénéisation au sein du salariat français. Il ne s’agit pas d’une montée en grade des ouvriers d’industrie, mais d’un déclin du statut privilégié des cadres, dont les revenus et les conditions de travail se sont largement dégradés. Entre autres facteurs expliquant ce déclin, on peut citer le développement des outils numériques et de l’intelligence artificielle, qui menacent les cadres de voir leurs tâches automatisées. S’ils pouvaient autrefois se sentir étrangers à la classe ouvrière, car irremplaçables et épargnés par l’exigence de productivité, les cadres sont aujourd’hui frappés par une prolétarisation de leur condition.

Conséquences politiques

Cette chute des couches intermédiaires dans la masse du salariat a d’importantes conséquences politiques. En 1917, les adversaires des bolcheviks recrutaient largement parmi les paysans, la petite-bourgeoisie urbaine et les employés les plus riches. A l’époque, les cheminots et les employés de la fonction publique (secrétaires, postiers, dactylos) comptaient parmi les couches « privilégiées » de la population active, et ils ont participé au sabotage du gouvernement révolutionnaire. On imagine mal un tel scénario se reproduire aujourd’hui.

L’expansion de la classe ouvrière représente un progrès à la fois quantitatif, puisque nos forces se sont accrues, et qualitatif, puisque le niveau d’instruction et de compétence du travailleur moyen est très supérieur à ce qu’il était au début du XXe siècle, et à plus forte raison dans la Russie arriérée et semi-féodale de 1917. Or, c’est sur ce terreau d’arriération, d’ignorance et de faiblesse numérique de la classe ouvrière russe qu’avait pu s’établir la dictature de la bureaucratie stalinienne. Il en va tout autrement aujourd’hui, où les bases matérielles d’une véritable démocratie ouvrière sont beaucoup plus développées.

Autant de salariés et si peu de capitalistes, c’est aussi un gage d’affaiblissement de la bourgeoisie lors d’une mobilisation révolutionnaire. Elle ne peut plus désormais s’appuyer sur ces masses de paysans et de petits commerçants qui formaient la base sociale du fascisme dans les années 1920 et 1930. En conséquence, la révolution socialiste, aujourd’hui, peut être un processus relativement pacifique, reposant avant tout sur la menace et la puissance du nombre.

Cependant, ce nombre doit être organisé s’il veut jouer un rôle actif dans l’histoire. Aujourd’hui, une fraction significative de la classe ouvrière ignore qu’elle en fait partie : comme La Croix, elle se range spontanément dans la « classe moyenne ». Sur fond de crise du capitalisme, le développement de la lutte des classes se chargera de lui donner une conscience de classe. Mais il faudra aussi orienter cette conscience vers la conquête du pouvoir, c’est-à-dire vers la révolution socialiste. Si la classe ouvrière est plus puissante que jamais, objectivement, son émancipation définitive requiert toujours un facteur subjectif : le parti révolutionnaire.


 [1] La Société hyper-industrielle, Pierre Veltz, Seuil, 2017