Les théories de John Meynard Keynes, un économiste libéral anglais, ont connu un regain d’intérêt depuis la crise économique mondiale de 2008, et plus encore depuis l’éclatement de la crise sanitaire. Des économistes bourgeois qui, jusqu’alors, vouaient leur vie à la lutte contre les déficits budgétaires se félicitent désormais bruyamment des « plans de soutien » adoptés par les gouvernements des grandes puissances économiques, Etats-Unis en tête.

Depuis le début de la pandémie, des sommes faramineuses ont été injectées dans l’économie mondiale : plus de 16 500 milliards de dollars, à ce jour. Aux Etats-Unis, Joe Biden réclame au Congrès 4500 milliards de dollars de dépenses supplémentaires. Cette somme s’ajouterait au plan de relance de 1900 milliards de dollars déjà adopté en mars dernier – et aux milliers de milliards distribués par l’administration Trump.

Ces « plans de soutien », aussi impressionnants soient-ils, n’ont rien de progressistes. Ils visent à sauver les profits des riches actionnaires, et non à garantir une vie digne aux travailleurs. Toujours est-il qu’ils font penser à la déclaration qu’on prête au président américain Richard Nixon, en 1971 : « A présent, nous sommes tous keynésiens ! »

Qui était John Meynard Keynes ? Et pourquoi le mouvement ouvrier doit-il rejeter fermement ses idées ?

Un ennemi de classe

Né en 1883 dans une famille d’universitaires, Keynes fut un pur produit de son temps et de sa condition sociale. Il fit ses études à Eton et au King’s College, à Cambridge, établissements réservés à l’élite bourgeoise et aristocratique de l’époque. Plus tard, il travailla dans une commission gouvernementale en Inde, où il servit loyalement les intérêts de l’impérialisme britannique. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut embauché par le ministère des Finances. Tout au long de sa vie, il fut très lié au Parti libéral – le parti dominant de la bourgeoisie anglaise, à l’époque – et fut très proche de Lloyd George. Ce dernier, Premier ministre de Grande-Bretagne entre 1916 et 1922, est notamment connu pour avoir organisé une intervention militaire contre la jeune République soviétique. Le « pacifiste » Keynes soutenait pleinement tous ces projets réactionnaires.

Il est facile de trouver des citations de Keynes illustrant son implacable hostilité au marxisme et au socialisme. Il considérait le communisme comme « une insulte à notre intelligence ». En 1925, dans un essai intitulé Suis-je un libéral ?, il affirmait catégoriquement son opposition au Parti travailliste : « Pour commencer, c’est un parti de classe, et sa classe n’est pas ma classe […]. Je peux être influencé par ce qui me parait être la justice et le bon sens ; mais la guerre de classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée ».

Ce n’était pas une phrase en l’air : toute la vie de Keynes confirme ce propos. Les réformistes de gauche qui, aujourd’hui, se réclament de Keynes, seraient bien avisés d’y réfléchir.

Utopie et libéralisme

Keynes regrettait désespérément « l’âge d’or » du capitalisme au XIXe siècle, une époque où les gentlemen « civilisés », comme lui, menaient une existence paisible – sur le dos, bien sûr, de la classe ouvrière et des masses coloniales. Il voulait faire tourner à l’envers la roue de l’histoire, ramener le capitalisme britannique à une époque définitivement révolue.

Dans les années 1920, le Parti libéral décline au profit des Travaillistes et des Conservateurs. De manière générale, le capitalisme britannique est en crise : il y a une disproportion croissante entre sa base économique et son immense empire colonial. A l’inverse, l’impérialisme américain sort énormément renforcé de la guerre.

C’est dans ce contexte que les Conservateurs prennent le pouvoir et, à l’initiative de Churchill, décident de lier, à nouveau, la livre sterling à l’or (« étalon-or »), et ce au taux d’avant-guerre. Keynes s’oppose catégoriquement à cette mesure, car elle impose une monnaie largement surévaluée et ne peut que miner la compétitivité des exportations britanniques. Il en redoute aussi les conséquences sociales – non parce qu’il se soucie du niveau de vie des travailleurs, mais parce qu’il a peur de leur réaction. De fait, en mai 1926, une puissante grève générale paralyse le pays pendant neuf jours.

Si les perspectives de Keynes se sont révélées justes, ses suggestions ont été rejetées par la classe dirigeante britannique. D’autres de ses suggestions le seront aussi, par la suite. Keynes n’a cessé de faire appel à la « raison » pour convaincre la classe dirigeante, alors que les décisions de celle-ci sont déterminées par toute une série d’autres facteurs, notamment politiques et de prestige.

Les années 30, le New Deal et Bretton Woods

Keynes développe sa théorie dans le contexte de la grande dépression des années 1930. En 1936, il publie son ouvrage principal : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Le chômage atteint alors des niveaux inédits. Keynes identifie correctement le cercle vicieux observé lors d’une crise : les travailleurs sans emploi n’ont pas de salaire pour acheter des marchandises ; les capitalistes n’investissent pas s’ils ne peuvent pas vendre leurs marchandises ; faute d’investissements productifs, le chômage augmente – et ainsi de suite. Keynes en conclut que pour briser ce cercle vicieux, l’Etat doit intervenir, non dans le but de soulager les souffrances des masses, mais dans le but de sauver le capitalisme. L’économiste insiste : en temps de crise, les gouvernements ont le devoir d’intervenir, d’emprunter et de dépenser, pour « stimuler la demande ».

Si, comme Marx, Keynes comprend le caractère organiquement instable du capitalisme, tous ses efforts se concentrent sur l’objectif – illusoire, à terme – d’atténuer les contradictions du système. Il s’agit de relancer la pompe à profit par l’intervention de l’Etat sur le soi-disant « libre » marché.

Boudées en Grande-Bretagne, ces idées trouvent un terrain plus favorable aux Etats-Unis à l’époque du New Deal, le programme de travaux publics visant à sortir l’économie américaine de la Grande Dépression. Mais en fin de compte, cette politique – la plus vaste mise en pratique des idées de Keynes – se solde par un échec. C’est seulement lorsque Roosevelt mobilise les travailleurs américains dans l’armée et l’industrie militaire que le chômage diminue vraiment, aux Etats-Unis. L’idée d’un capitalisme administré par l’Etat ne peut être mise en œuvre avec succès qu’en temps de guerre, et ce fait n’échappe pas à Keynes, qui écrit : « il semble qu’il soit politiquement impossible, pour une démocratie capitaliste, d’organiser ses dépenses à l’échelle nécessaire pour faire les grandes expériences qui prouveraient mes thèses – sauf dans des conditions de guerre ».

Malgré ses problèmes de santé, Keynes se rend à la conférence de Bretton Woods, aux Etats-Unis, en 1944, comme principal représentant et négociateur du Royaume-Uni. Son objectif : promouvoir la création d’institutions commerciales et monétaires permettant d’éviter tout déséquilibre, et donc toute tension, entre grandes puissances. Mais ce « plan » ne survit pas à sa traversée de l’Atlantique. D’emblée, le FMI et la Banque mondiale – ces deux créations de Bretton Woods – sont subordonnés aux intérêts fondamentaux de la puissance impérialiste dominante : les Etats-Unis.

Le keynésianisme après Keynes

Après la mort de Keynes, en 1946, les destructions de la Seconde Guerre mondiale, le développement du commerce international et une série d’autres facteurs ont créé les conditions d’une phase d’expansion sans précédent du capitalisme : les Trente Glorieuses. Et de nos jours, c’est surtout à cette période que sont associées les idées de Keynes, ce qui ne manque pas d’être paradoxal, car le « keynésianisme », à l’origine, était un programme de sortie de crise.

Le fait est, pourtant, que les classes dirigeantes des deux côtés de l’Atlantique ont eu largement recours, pendant les Trente Glorieuses, à certaines des préconisations de Keynes, notamment à l’endettement public systématique et à la flexibilité en matière de politique monétaire. Non seulement les classes dirigeantes en avaient les moyens, sur fond de croissance vigoureuse, mais elles y avaient aussi politiquement intérêt, compte tenu des fortes pressions du mouvement ouvrier.

Ceci a créé l’illusion que la dynamique économique des Trente Glorieuses était essentiellement fondée sur les vertus des politiques keynésiennes. Il n’en est rien, comme l’a montrée la récession mondiale de 1973-74, qui fut suivie d’un abandon des politiques « keynésiennes » et d’une offensive générale contre la classe ouvrière. Pendant les Trente Glorieuses, les contradictions fondamentales du capitalisme n’ont pas été éliminées par les politiques keynésiennes. Ces dernières n’ont fait, tout au plus, que retarder la crise – au prix d’en aggraver l’ampleur, le moment venu.

Contre Keynes, pour Marx !

Ironie de l’histoire : c’est désormais dans les sommets du mouvement ouvrier que l’on trouve les partisans les plus enthousiastes des idées de Keynes, ce grand bourgeois résolument hostile au socialisme et à toutes les organisations des travailleurs. Alors que pour les classes dirigeantes, les politiques de relance et les politiques d’austérité sont deux leviers d’une même défense de leur système et de leurs privilèges, les dirigeants réformistes s’accrochent désespérément au levier de la relance, comme si cela pouvait définitivement résoudre les problèmes fondamentaux des travailleurs.

Cette situation est une conséquence de l’abandon, par les réformistes de gauche, des idées révolutionnaires du marxisme, et donc de la perspective de rompre avec le capitalisme. Le keynésianisme offre une justification théorique à ces renoncements et aux limites réformistes des programmes de Mélenchon, Martinez et Roussel (entre autres). Leur argumentation est d’une magistrale simplicité : « en augmentant les salaires et le pouvoir d’achat des masses en général, on stimulera la demande, donc les investissements, donc les embauches, et ainsi de suite » – amen.

Cependant, Marx a démontré – et le cours de l’histoire, depuis, a confirmé – que les choses ne sont pas aussi simples. Il va sans dire que le mouvement ouvrier doit lutter pour de meilleurs salaires et pour une amélioration du niveau de vie de toutes les couches exploitées de la population. Mais même lorsque ces luttes sont victorieuses, cela n’élimine pas les lois et les contradictions fondamentales du système capitaliste, contradictions qui débouchent fatalement, tôt ou tard, sur une nouvelle crise générale – et donc sur une nouvelle phase d’appauvrissement des masses. C’est précisément pour cette raison que Marx soulignait la nécessité de lier étroitement la lutte pour des réformes à la lutte pour le renversement du capitalisme et la réorganisation de l’économie sur des bases socialistes.

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