« Beethoven fut l’ami et le contemporain de la Révolution française, et lui demeura fidèle même à l’époque de la dictature jacobine, lorsque des humanistes aux nerfs fragiles, du type de Schiller, lui tournaient le dos et préféraient détruire des tyrans sur des scènes de théâtres, au moyen d’épées en carton. Beethoven, ce génie plébéien, méprisait fièrement les empereurs, les princes et autres magnats – et c’est le Beethoven que nous aimons pour son optimisme inébranlable, sa tristesse virile, le pathos inspiré de sa lutte et cette volonté d’acier qui lui permettait de saisir le destin à la gorge. » Igor Stravinsky.

S’il est un compositeur qui mérite le qualificatif de révolutionnaire, c’est Beethoven. Le mot « révolution » vient, historiquement, des découvertes de Copernic, qui a prouvé que la terre tourne [du latin « revolvere ». Ndt] autour du soleil, et qui a ainsi bouleversé notre vision de l’univers et de la place que nous y occupons. De même, Beethoven a sans doute accompli la plus importante révolution dans le domaine de la musique moderne. Son œuvre, très riche, comprend – entre autres – neuf symphonies, cinq concertos pour piano, un concerto pour violon, des quatuors à cordes, des sonates pour piano, deux messes, des mélodies et un opéra. Il a transformé la façon de composer et d’écouter de la musique. Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’en repousser les limites.

Après Beethoven, il n’était plus possible d’en revenir aux temps où la musique était considérée comme un somnifère à l’usage des riches, qui s’assoupissaient sur une symphonie avant de rentrer paisiblement chez eux. Après Beethoven, on ne rentre pas chez soi en fredonnant quelques airs plaisants. Ce n’est pas une musique qui apaise. Elle choque et trouble. Elle pousse à ressentir et à penser.

Les premières années

Comparant la France et l’Allemagne, Marx soulignait qu’à l’époque où la France accomplissait des révolutions, l’Allemagne en faisait un objet de spéculation théorique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’idéalisme philosophique prospérait, en Allemagne. En Angleterre, la bourgeoisie réalisait une grande révolution dans le domaine de la production. De l’autre côté de la Manche, les Français faisaient une révolution tout aussi grandiose dans le domaine politique. En Allemagne, où les rapports sociaux étaient en retard sur ceux de la France et de l’Angleterre, il n’y eut de révolution que dans le domaine philosophique. Kant, Fichte, Schelling et Hegel discutaient de la nature du monde et des idées – pendant que d’autres peuples s’attelaient à révolutionner effectivement le monde et l’esprit des hommes.

Le mouvement Sturm und Drang – « Tempête et Passion » – était un phénomène typiquement allemand. Goethe était influencé par la philosophie idéaliste allemande, en particulier par Kant. Ici, on détecte les échos de la révolution française – mais ce sont de lointains échos, strictement confinés au monde abstrait de la poésie, de la musique et de la philosophie. Reste que le mouvement Sturm und Drangreflétait la nature révolutionnaire de cette fin de XVIIIe siècle. C’était une époque d’énorme effervescence intellectuelle. Par leurs assauts contre l’idéologie de l’Ancien Régime, les philosophes français avaient anticipé les événements révolutionnaires de 1789. Comme l’écrivait Engels dans sonAnti-Duhring : « Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l’Etat, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l’existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. Ce fut le temps, où, comme le dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large que la réalité en contradiction avec ces principes fut inversée en fait de fond en comble. »

L’impact de cette effervescence pré-révolutionnaire se fit sentir bien au-delà des frontières de la France : en Allemagne, en Angleterre et même en Russie. En littérature, les vieilles formes classiques étaient graduellement dissoutes. Cette évolution se refléta dans la poésie de Wolfgang Goethe – le plus grand poète que l’Allemagne ait produit. Faust, son plus beau chef d’œuvre, est saturé d’esprit dialectique. Méphistophélès y incarne l’esprit vivant de la négation qui pénètre toute chose. Cette tendance révolutionnaire trouve un écho dans les dernières œuvres de Mozart, et notamment dans sonDon Giovanni, dont le chœur passionné clame : « Vive la liberté ! ». Mais c’est seulement avec Beethoven que l’esprit de la révolution française trouve son authentique expression musicale.

Ludwig van Beethoven est né à Bonn, en Allemagne, le 17 décembre 1770. Son père, Johann, était un musicien d’origine flamande employé à la cour de l’Archevêque-électeur. Toutes les sources le décrivent comme un être sévère, brutal et alcoolique. La mère de Ludwig, Maria Magdalena, souffrit le martyre avec résignation. L’enfance de Beethoven ne fut pas heureuse. Cela explique sans doute son caractère introverti, maussade – et son esprit rebelle.

L’éducation du jeune Ludwig fut au mieux médiocre. Il quitta l’école à l’âge de 11 ans. La première personne à détecter son énorme potentiel fut l’organiste de la cour, Gottlob Neffe, qui l’initia aux œuvres de Bach.

Ayant remarqué le talent précoce de son fils, Johann tenta d’en faire un enfant prodige – un nouveau Mozart. Mais Johann fut rapidement déçu. Ludwig n’était pas le jeune Mozart. Bizarrement, il n’avait pas d’inclination naturelle pour la musique. Il fallait le pousser. Son père l’envoya chez plusieurs professeurs pour le forcer à développer ses talents musicaux.

Beethoven à Vienne

A cette époque, Bonn, capitale de l’Electorat de Cologne, était une ville provinciale endormie. Pour évoluer, le jeune Beethoven devait aller étudier à Vienne, en Autriche. La famille n’était pas riche, mais Beethoven parvint à s’y rendre une première fois en 1787. Il y rencontra Mozart, auquel il fit une forte impression. Plus tard, Haydn fut l’un de ses professeurs. Mais il dut rapidement revenir à Bonn, où sa mère était gravement malade. Elle mourut peu après. Ce fut la première d’une longue série de tragédies familiales et personnelles qui, toute sa vie, accablèrent Beethoven. En 1792, l’année où Louis XVI fut décapité, Beethoven retourna à Vienne, où il vécut jusqu’à sa mort.

Les portraits de l’époque nous montrent un jeune homme ombrageux dont l’expression indique une tension interne et une nature passionnée. Il n’était pas bel homme : une large tête, un nez romain, un visage épais à la peau grêlée, des cheveux touffus qui semblaient ne jamais être peignés. Du fait de son teint sombre, on l’appelait « l’Espagnol ». Petit, trapu et maladroit, il avait des manières plébéiennes.

Ce rebelle né, mal fagoté et d’humeur revêche n’avait aucun des raffinements à la mode dans l’ambiance aristocratique et fastidieuse de Vienne. Comme tous les autres compositeurs de l’époque, Beethoven vivait des commissions et subventions de mécènes. Mais il ne leur appartenait pas. A la différence de Haydn, il n’était pas un courtisan. Ce que l’aristocratie viennoise pensait de cet homme étrange ne nous est pas connu. Mais la grandeur de sa musique lui assurait des commissions – et donc de quoi vivre.

Beethoven ne devait pas du tout se sentir à son aise. Il méprisait les conventions et l’orthodoxie. Il ne prêtait pas la moindre attention à son apparence et à son entourage. Beethoven vivait et respirait pour sa musique. Il était indifférent au confort matériel. Sa vie, chaotique, était celle d’un Bohémien. Son logement, toujours en désordre, était d’une saleté repoussante. Des bouts de nourriture traînaient ici et là – et même ses pots de chambre n’étaient pas régulièrement vidés.

Son attitude à l’égard des princes et des nobles qui le payaient a été saisie dans un tableau célèbre. On y voit le compositeur, sur une promenade, aux côtés du poète Goethe, de l’Archiduchesse Rodolphe et de l’Empereur. Mais alors que Goethe ôte son chapeau et s’écarte respectueusement sur le passage du couple royal, Beethoven l’ignore complètement et poursuit son chemin. Suffoquant dans l’atmosphère bourgeoise de Vienne, il écrivit ce commentaire désespéré : « Tant que les Autrichiens auront leur bière brune et leurs petites saucisses, ils ne se révolteront jamais ». [1]

Une époque révolutionnaire

Le monde dans lequel Beethoven a grandi était en plein bouleversement. C’était un monde de guerres, de révolutions et de contre-révolutions – tout comme le nôtre, aujourd’hui. En 1776, les colons américains sont parvenus à conquérir leur liberté dans une révolution qui prit la forme d’une guerre de libération nationale contre la Grande-Bretagne. C’était le premier acte d’un grand drame historique.

La Révolution américaine proclamait les idéaux de la liberté individuelle, qui venaient des Lumières françaises. Quelques années plus tard, les idées des Droits de l’Homme revenaient en France d’une façon encore plus explosive. La prise de la Bastille, en juillet 1789, marquait un tournant de l’histoire mondiale.

Dans sa phase ascendante, la Révolution française balaya tout le bric-à-brac accumulé du féodalisme. Elle dressa sur ses jambes une nation toute entière et affronta les monarchies d’Europe avec courage et détermination. L’esprit libérateur de la révolution se répandait rapidement à travers l’Europe. De telles époques exigent de nouvelles formes et de nouveaux modes d’expression artistiques. La musique de Beethoven répondait pleinement à cette exigence. Elle exprime mieux que toute autre l’esprit de son époque.

En janvier 1793, les Jacobins décapitèrent Louis XVI. Une vague de panique submergea toutes les cours d’Europe. L’hostilité à l’égard de la France révolutionnaire s’accentua considérablement. Nombre de « libéraux » qui, dans un premier temps, avaient salué la révolution avec enthousiasme, s’en détournaient et ralliaient le chœur de la réaction. Partout, les partisans de la révolution faisaient l’objet de suspicion et de persécution.

C’était une époque orageuse. Les armées révolutionnaires de la jeune République française repoussaient les armées monarchistes et féodales d’Europe – et passaient à la contre-attaque. Depuis le début, le jeune Beethoven était un ardent admirateur de la révolution française. Il était atterré par le fait que l’Autriche dirigeait la coalition réactionnaire contre la France. La capitale de l’Empire était saturée d’une ambiance de terreur et de suspicions. Les espions à la solde du régime pullulaient. La censure écrasait la liberté d’expression. Mais ce qui ne pouvait pas se dire par des mots pouvait s’exprimer dans de la grande musique.

Son apprentissage auprès d’Haydn ne se passait pas très bien. Il développait déjà des idées originales qui ne plaisaient pas beaucoup à ce vieil homme fermement accroché au style aristocratique. C’était un choc entre le nouveau et l’ancien. Cependant, Beethoven se faisait une réputation, comme pianiste. Son style était violent – tout comme l’époque. On dit qu’il frappait si fort sur le piano qu’il en brisait des cordes. Il commençait à être reconnu comme un compositeur original. Il prit Vienne d’assaut. Il avait du succès.

La vie joue parfois aux hommes et aux femmes les tours les plus cruels. En 1796, Beethoven contracta une maladie – probablement un type de méningite – qui affecta son ouïe. Il avait 28 ans et, déjà, une belle renommée. En 1800, il ressentit les premiers symptômes de la surdité. Même s’il ne fut complètement sourd qu’à la fin de sa vie, l’inéluctable déclin de son ouïe fut une terrible torture. Il sombra dans la dépression et songea même à se suicider. A ce propos, il écrivait que sa musique seule le maintenait en vie. L’expérience de cette souffrance aiguë, et la lutte pour la dépasser, a imprégné sa musique d’un esprit profondément humain.

Sa vie personnelle ne fut jamais heureuse. Il avait pour habitude de tomber amoureux des filles (et des femmes) de ses riches mécènes. Cela se terminait toujours mal – et par un nouvel accès dépressif. Après l’une des ces épreuves, il écrivit : « C’est l’art et seulement lui qui m’a retenu ! Il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé. »

Au début de l’année 1801, il connut une sévère crise personnelle. D’après le Testament de Heiligenstadt(une lettre à ses frères), il était au bord du suicide. Mais après s’être arraché à cette phase dépressive, Beethoven se jeta avec une vigueur renouvelée dans le travail de création musicale. Un homme plus faible que lui aurait été détruit. Mais Beethoven a transformé sa surdité – un handicap grave, chez tout homme, mais une catastrophe chez un compositeur – en un avantage. Son oreille interne lui fournissait tout ce dont il avait besoin pour composer de la grande musique. L’année même de sa crise la plus dévastatrice (1802), il composa sa magnifique symphonie Héroïque.

La dialectique de la sonate

La dynamique de la musique de Beethoven était entièrement nouvelle. Avant lui, les compositeurs écrivaient des parties calmes et des parties vigoureuses ; mais les deux étaient complètement séparées. Chez Beethoven, au contraire, on passe rapidement d’une forme à l’autre. Cette musique contient une tension interne, une contradiction qui demande d’être urgemment résolue. C’est la musique de la lutte.

La forme sonate est une façon d’élaborer et de structurer la matière musicale. Elle repose sur une conception dynamique de la musique. Elle est par essence dialectique. A la fin du XVIIIe siècle, la forme sonate dominait la musique classique. Elle fut développée et consolidée par Haydn et Mozart, bien que son apparition les précéda. Mais dans les compositions du XVIIIe siècle, on ne trouve que le potentiel de la forme sonate – et non son véritable contenu.

C’est en partie – mais en partie seulement – une question de technique. La forme que Beethoven utilisait n’était pas nouvelle. Mais sa façon de l’utiliser l’était. La forme sonate commence par un premier mouvement rapide, suivi par un second mouvement plus lent, puis un troisième mouvement d’un caractère plus enjoué (à l’origine un menuet, plus tard un scherzo, qui signifie littéralement « plaisanterie ») et qui se termine, comme le début, par un mouvement rapide.

Fondamentalement, la forme sonate repose sur la ligne de développement suivante : A-B-A. Elle revient au début, mais à un niveau supérieur. C’est un concept purement dialectique : mouvement à travers la contradiction, négation de la négation. C’est une sorte de syllogisme musical : exposition-développement-récapitulation (« réexposition »). En d’autres termes : thèse, antithèse, synthèse.

On trouve ce développement dans chacun des mouvements. Mais il y a aussi un développement d’ensemble, dans lequel des thèmes conflictuels finissent par se réconcilier. Dans le coda final, on revient à la tonalité initiale, ce qui crée une impression d’apothéose triomphale.

A la fin du XVIIIe siècle, le développement de la forme sonate était déjà très avancé. Avec les symphonies de Mozart et Haydn, elle avait atteint un très haut niveau. En ce sens, on pourrait dire que les symphonies de Beethoven ne sont qu’un prolongement de cette tradition. Mais en réalité, cette identité formelle cache une différence fondamentale.

A l’origine, la forme de la sonate dominait son contenu réel. Les compositeurs du XVIIIe siècle étaient surtout attachés à respecter les principes formels (bien que Mozart fasse exception). Mais avec Beethoven, le vrai contenu de la forme sonate finit par émerger. Ses symphonies expriment à merveille le processus de lutte et de développement à travers des contradictions. Ici, nous avons un des exemples les plus sublimes d’unité de la forme et du fond. C’est le secret de tout grand art. De tels sommets ont rarement été atteints dans l’histoire de la musique.

Conflit intérieur

Les symphonies de Beethoven marquent une rupture fondamentale avec le passé. Si la forme s’y rattache, en surface, le contenu et l’esprit de la musique est radicalement différent. Chez Beethoven (et les Romantiques qui l’ont suivi), ce n’est plus la forme en elle-même qui importe le plus, la symétrie formelle et l’équilibre interne – mais le contenu, le fond. De fait, l’équilibre est très souvent brisé, chez Beethoven. Il y a de nombreuses dissonances, qui expriment un conflit intérieur.

En 1800, Beethoven écrivit sa première symphonie, qui avait toujours ses racines dans la terre de Haydn. C’est une œuvre ensoleillée, où ne figurent pas encore le conflit et la lutte qui caractériseront sa musique. Elle ne laisse pas entrevoir ce qui va venir. La sonate pour piano Pathétique (opus 13) est radicalement différente. Elle ne ressemble pas aux sonates pour piano de Haydn et Mozart. Beethoven était influencé par la théorie de Schiller sur l’art tragique, qu’il considérait comme une lutte contre la souffrance.

Le message est clairement exprimé dans le premier mouvement de la Pathétique, qui s’ouvre sur des notes dissonantes. Ces accords mystérieux laissent bientôt place à un passage agité qui suggère la résistance à la souffrance (écouter). Le conflit intérieur joue un rôle clé dans la musique de Beethoven, ce qui marque une rupture qualitative avec la musique du XVIIIe siècle. C’est la voix d’une nouvelle époque : une voix puissante qui demande à être entendue.

La question se pose : comment expliquer cette différence frappante ? Il est facile et rapide de répondre que cette évolution musicale est le produit d’un esprit génial. C’est d’ailleurs correct, en un sens. Beethoven était probablement le plus grand musicien de tous les temps. Mais cela ne nous mène pas très loin. En effet, pourquoi ce langage musical entièrement nouveau a émergé à cette époque, précisément, et non un siècle plus tôt ? Pourquoi Mozart, Haydn ou Bach ne l’ont pas inventé ?

L’univers musical de Beethoven ne flatte pas l’oreille. On ne le siffle pas en tapotant du pied. C’est une musique accidentée, une explosion musicale, une révolution musicale qui traduit l’esprit de l’époque. Il n’y a pas seulement la variété, mais également le conflit. Beethoven utilise fréquemment la directionsforzando – qui signifie « attaque ». C’est une musique violente, pleine de mouvements, de soubresauts et de contradictions.

Avec Beethoven, la forme sonate passe à un niveau qualitativement supérieur. D’une simple forme, il en fait une expression à la fois puissante et intime de ses sentiments les plus profonds. Dans certaines de ses compositions pour piano, il écrivait : « sonata, quasi una fantasia », ce qui indique qu’il recherchait une liberté d’expression absolue. La dimension de la sonate est puissamment élargie, comparée à sa forme classique. Les tempi sont plus flexibles, et changent même de place. Par-dessus tout, le finalen’est pas une simple récapitulation, mais le développement réel et la culmination de tout ce qui précède.

Dans les symphonies de Beethoven, la forme sonate atteint un degré de puissance et de sublimité inédit. L’énergie virile de ses troisième et cinquième symphonies l’illustre parfaitement. Ce n’est pas de la musique pour distraire. Elle est faite pour émouvoir, choquer, pousser à l’action. C’est la voix de la révolte.

Ce n’est pas un hasard. Cette révolution musicale était l’écho d’une autre révolution – la Révolution française. L’esprit de la révolution imprègne chacune de ses notes. Il est impossible de comprendre Beethoven en dehors de ce contexte.

Beethoven balaya toutes les conventions musicales, exactement comme la Révolution française nettoya les écuries d’Augias du féodalisme. C’était un nouveau type de musique, qui ouvrait de nombreuses voies aux compositeurs du futur, exactement comme la révolution française ouvrit la voie à une nouvelle société démocratique. Les racines de cette révolution musicale plongent en dehors de la musique elle-même : dans la société et l’histoire.

La symphonie Héroïque

La composition de sa troisième symphonie (Héroïque) fut un tournant dans la vie de Beethoven – et dans l’évolution de la musique moderne. Ses première et deuxième symphonies ne se distinguaient pas fondamentalement de l’univers de Mozart ou Haydn. Mais dès les premières notes de L’Héroïque, on entre dans un monde entièrement différent. Cette symphonie a d’ailleurs un arrière-plan politique bien connu.

Beethoven était un musicien, non un politicien. Sa connaissance des événements, en France, était nécessairement confuse et incomplète. Mais il avait un infaillible instinct révolutionnaire qui le menait toujours, au final, à tirer des conclusions correctes. Il avait entendu parler de l’ascension d’un jeune officier de l’armée révolutionnaire : Bonaparte. Comme tant d’autres, il pensait que Napoléon était le continuateur de la révolution et le défenseur des droits de l’homme. En conséquence, il avait décidé de lui dédier sa nouvelle symphonie.

C’était une erreur – mais elle était assez compréhensible. C’est la même erreur que tant de gens ont commise lorsqu’ils ont supposé que Staline était le véritable héritier de Lénine – et donc des idéaux de la révolution d’Octobre. Mais peu à peu, il apparut clairement à Beethoven que son héros s’éloignait des idéaux de la révolution et consolidait un régime qui singeait les pires caractéristiques de l’Ancien régime.

En 1799, le coup d’Etat de Bonaparte mettait un terme définitif à la période d’ascension révolutionnaire. En août 1802, il s’assura le poste de Consul à vie, avec les pouvoirs de nommer son successeur. Un Sénat obséquieux lui demanda de réintroduire le principe du pouvoir héréditaire « pour défendre la liberté publique et maintenir l’égalité ». Ainsi, au nom de la « liberté » et de « l’égalité », le peuple français était invité à placer sa tête dans un nœud coulant.

Il en va toujours ainsi avec les usurpateurs, dans l’histoire. L’empereur Auguste avait maintenu les formes extérieures de la République Romaine, et rendait hypocritement hommage au Sénat, en public, tout en violant la constitution républicaine. Peu après, son successeur Caligula fit carrément de son cheval un sénateur, ce qui constituait une évaluation réaliste de la situation.

Staline, le dirigeant de la contre-révolution politique en Russie, se proclama lui aussi le fidèle disciple de Lénine – et, dans le même temps, foulait au pied les traditions du léninisme. Graduellement, les normes soviétiques de la démocratie et de l’égalitarisme prolétariens furent remplacées par le règne de l’inégalité et de la bureaucratie totalitaire. Dans l’armée, tous les vieux grades et privilèges abolis par la révolution d’Octobre ont été rétablis. Plus tard, Staline a même redécouvert les vertus de l’Eglise Orthodoxe, comme fidèle servante de son régime. Ce faisant, Staline suivait un chemin déjà emprunté par Napoléon Bonaparte, le fossoyeur de la Révolution Française.

Pour donner à sa dictature une forme de respectabilité, Napoléon se mit à copier tous les apparats de l’Ancien régime : les titres aristocratiques, les splendides uniformes, les grades – et la religion, bien sûr. La révolution française avait pratiquement éliminé l’Eglise Catholique. La masse du peuple – à l’exception de régions telles que la Vendée – haïssait l’Eglise, qu’elle identifiait à l’oppression de l’Ancien Régime, à juste titre. Or Napoléon s’efforça de gagner le soutien de l’Eglise et signa le Concordat avec le Pape.

Beethoven suivait l’évolution de la situation en France avec une inquiétude croissante. En 1802, déjà, Beethoven commença à changer d’opinion au sujet de Napoléon. Dans une lettre à un ami, il écrivait avec indignation : « Depuis que Napoléon a signé le Concordat avec le Pape, tout tend à retomber dans les vieilles ornières.»

Mais le pire était à venir. Le 18 mai 1804, Napoléon devint Empereur des Français. Le couronnement eut lieu à la cathédrale Notre Dame, le 2 décembre. A l’instant où le Pape déversa de l’eau bénite sur la tête de l’usurpateur, il ne resta plus une trace de la constitution républicaine. Au lieu de l’austère simplicité républicaine, les splendeurs ostentatoires de la vieille monarchie réapparurent et bafouaient la mémoire de la Révolution, à laquelle tant d’hommes et femmes courageux avaient sacrifié leur vie.

Lorsque Beethoven apprit la nouvelle, il fut hors de lui. Sur le manuscrit de sa troisième symphonie, il biffa rageusement la dédicace à Napoléon. Le manuscrit existe toujours : Beethoven avait raturé la page avec une telle violence qu’il la troua. Puis il dédia sa symphonie « à la mémoire d’un grand homme » : la symphonie Héroïque était née.

Elle fit sensation. Jusqu’alors, une symphonie était censée durer une demi-heure tout au plus. Or,L’Héroïque s’étalait sur près d’une heure. Et cette œuvre avait un message ; elle avait quelque chose à dire. Les dissonances et la violence du premier mouvement sont clairement un appel à la lutte. Et la dédicace originelle suffit à prouver qu’il s’agit d’une lutte révolutionnaire.

Trotsky remarquait que les révolutions sont volubiles. La révolution française s’est illustrée par son éloquence. Elle avait ses authentiques orateurs de masse : Danton, Saint-Just, Robespierre – et même Mirabeau, avant eux. Lorsque ces hommes parlaient, ils ne s’adressaient pas seulement à l’audience : ils parlaient à la postérité, à l’histoire. D’où la rhétorique particulière de leurs discours. Ils ne parlaient pas : ils déclamaient. Ils commençaient leurs discours par une phrase frappante, qui posait immédiatement un thème central qu’ils développaient ensuite de différentes manières, avant de ressurgir à la fin.

Il en va de même avec la symphonie Héroïque. Elle ne parle pas – elle déclame. Le premier mouvement de cette symphonie s’ouvre sur deux notes dissonantes qui font penser à un homme frappant sur une table pour exiger l’attention du public – exactement comme un orateur dans une assemblée révolutionnaire. Puis Beethoven se lance dans une sorte de charge de cavalerie, une formidable poussée que scandent des pics de conflits et de luttes, interrompus par des moments de profonde fatigue, avant que ne reprenne la marche en avant triomphale (écouter). Dans ce premier mouvement, nous sommes au cœur de la révolution elle-même, avec tous ses flux et reflux, ses victoires et ses défaites, ses triomphes et ses détresses. C’est la Révolution Française en musique.

Le second mouvement est une marche funèbre en la mémoire d’un héros. C’est aussi massif et solide que le granit. Le mouvement lent et triste de la marche est interrompu par un passage qui rappelle la gloire et les triomphes d’un homme qui a donné sa vie à la révolution. Le passage central élève un édifice sonore massif qui crée un sentiment de détresse insoutenable, avant de revenir et de conclure sur le thème central de la marche funèbre. C’est l’un des plus grands moments de la musique de Beethoven – et de la musique en général.

Le dernier mouvement est d’un esprit totalement différent. La symphonie se termine sur une note de grand optimisme. Après tant de défaites, de revers et de désillusions, Beethoven nous dit : « Oui, mes amis, nous avons subi une grave perte, mais nous devons tourner la page et écrire un nouveau chapitre. L’esprit humain est assez fort pour s’élever au-dessus de toutes les défaites et poursuivre la lutte. Et il nous faut apprendre à rire de l’adversité ! »

La révolution musicale de Beethoven ne fut pas comprise par nombre de ses contemporains. Beaucoup trouvaient son œuvre bizarre, farfelue, voire insensée. Elle perturbait les confortables rêveries des philistins. Elle forçait à réfléchir à sa signification. Le public n’était pas bercé par des mélodies faciles et agréables ; il était confronté à des thèmes pleins de signification – à des idées traduites en musique. Cette formidable innovation fut la base de toute la musique romantique. Elle culmina dans les leitmotivs des grands drames de Wagner. Beethoven fut le point de départ de tous les développements ultérieurs.

Bien sûr, Beethoven n’était pas avare en grands moments lyriques, comme par exemple dans la Sixième symphonie (Pastorale), ou encore dans le troisième mouvement de la Neuvième. Même dans les luttes les plus intenses, il y a des moments d’accalmie. Mais ceux-ci ne durent jamais longtemps, et ne sont que le prélude à de nouvelles phases de lutte. Telle est la véritable signification des mouvements lents, chez Beethoven. Ce sont des passages sublimes – mais qui n’ont pas de signification indépendante de la lutte.

Les thèmes de Beethoven signifient quelque chose. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une superficielle musique à programme. L’œuvre qui se rapproche le plus d’un programme descriptif est la Sixième symphonie, laPastorale, dont chaque mouvement est préfacé par une note annonçant un état d’esprit ou un décor particuliers (« Eveil d’impressions agréables en arrivant à la campagne » ; « Scène au bord du ruisseau » ; « Joyeuse assemblée de paysans », etc.). Mais c’est une exception, chez Beethoven. Pour le reste, la signification de ses thèmes est plus abstraite et générale. Ce qu’ils suggèrent n’en est pas moins clair.

La Cinquième symphonie

Une flamme révolutionnaire anime chaque mesure des symphonies de Beethoven, en particulier la Cinquième. Ses premières mesures, qui sont très connues, ont été comparées au Destin frappant à la porte. Ces coups de marteau constituent peut-être l’ouverture la plus saisissante de l’histoire de la musique (écouter). Le chef d’orchestre Nikolaus Harnancourt, dont les enregistrements des symphonies de Beethoven sont une grande réussite, disait de la Cinquième : « Ce n’est pas de la musique ; c’est de l’agitation politique. Il nous dit : ce monde n’est pas bon. Changeons-le ! Allons-y ! » Un autre chef d’orchestre et musicologue célèbre, John Elliot Gardener, a découvert que les principaux thèmes de cette symphonie reposent sur des chants révolutionnaires français.

C’est la première symphonie qui réalise de façon systématique une progression de la tonalité mineure à la tonalité majeure. Bien que cette transition ait déjà été accomplie, avant Beethoven, l’irrésistible progression du mineur au majeur, son développement dialectique, dans la Cinquième, n’a pas de précédent. Comme la révolution elle-même, la lutte qui s’y déroule passe par toute une série de phases : l’offensive monumentale qui balaye tout sur son passage, les moments d’indécision et de désespoir – et l’apogée finale et triomphale.

Le message central de la Cinquième est la lutte contre l’adversité. Comme nous l’avons dit, les racines de cette symphonie plongent profondément dans la Révolution française. Cependant, son message ne dépend de cette association. Il peut être communiqué à différentes personnes, dans différentes circonstances. Mais le message est toujours le même : il faut se battre et ne jamais se rendre ! A la fin, nous sommes sûrs de vaincre !

Du vivant de Beethoven, les Allemands qui écoutaient cette symphonie y puisaient l’inspiration pour se battre contre les Français qui occupaient leur terre natale. Pendant la deuxième guerre mondiale, les premières mesures étaient utilisées pour mobiliser les Français contre les occupants allemands. Ainsi, la grande musique traverse les siècles et continue de nous émouvoir longtemps après l’époque de sa création, qui se perd dans les brumes du temps.

Egmont

Le seul opéra de Beethoven, Fidelio, s’intitula d’abord Leonora. Une femme en était la figure centrale. Leonora fut écrit en 1805, lorsque l’armée française, victorieuse, est entrée dans Vienne. Lors de la première représentation, le public était essentiellement composé d’officiers français et de leurs femmes. Comme l’Héroïque, cet opéra avait des tonalités clairement révolutionnaires, en particulier le célèbre chœur des prisonniers. Les prisonniers politiques qui émergent lentement de l’obscurité de leur donjon chantent un chœur émouvant : « Oh quelle joie de respirer l’air frais… » C’est une véritable ode à la liberté – qui est un leitmotiv du travail et de la pensée de Beethoven.

De même, la musique de scène Egmont, dont le sujet se rattache à la révolte des Pays-Bas contre l’oppression de l’Espagne, contient un message révolutionnaire explicite. L’Egmont historique était un noble flamand du XVIe siècle. Les Pays-Bas languissaient alors sous la botte du despotisme espagnol. Soldat doué et courageux, Egmont se battait du côté espagnol dans les guerres de Charles Quint, et fut même nommé gouverneur de Flandre par les Espagnols. Mais en dépit de ses services à la Couronne d’Espagne, il fut soupçonné de duplicité et décapité le 5 juin 1568, à Bruxelles.

Beethoven a connu l’histoire d’Edmont à travers la tragédie du même nom que Goethe avait écrite, en 1788, un an avant la Révolution française. L’homme dont la statue trône à Bruxelles y est présenté comme un héros de la guerre de libération nationale des Pays-Bas contre l’Espagne. Beethoven met en musique la pièce de Goethe. Il voyait dans Egmont un symbole de la lutte révolutionnaire contre toutes les tyrannies – quelqu’en soit le lieu et l’époque. En plaçant l’action de son Egmont au XVIe siècle, Beethoven pouvait échapper à l’accusation de subversion. Mais ce chef d’œuvre était bel et bien subversif.

Aujourd’hui, seule l’ouverture d’Egmont est bien connue (écouter). C’est dommage, car le reste de l’œuvre contient d’autres passages magnifiques. Le discours final d’Egmont, qui marche calmement vers la mort, dénonce la tyrannie et appelle courageusement le peuple à se révolter – et à mourir, si nécessaire – pour la cause de la liberté. Puis la Symphonie de la Victoire termine l’œuvre sur un feu d’artifice musical. Mais comment une tragédie peut-elle se terminer sur une telle note ? Comment peut-on parler de victoire lorsque le dirigeant d’une révolte est exécuté ? Ce détail résume à lui seul le tempérament de Beethoven. Nous avons affaire à un incorrigible optimiste, un homme qui refuse d’admettre la défaite, qui a une confiance sans limite en l’humanité. Dans cette musique magnifique, il nous dit : qu’importe le nombre de défaites, le nombre de héros qui périssent, le nombre de fois où nous sommes jetés à terre – nous nous relèverons toujours ! On ne pourra jamais nous vaincre, on ne pourra vaincre nos cœurs et nos esprits ! Cette musique exprime l’esprit immortel de la révolution.

La traversée du désert

L’optimisme révolutionnaire de Beethoven allait être soumis à rude épreuve. Bien que Napoléon eût restauré tous les apparats de l’Ancien Régime, la France napoléonienne n’en inspirait pas moins de peur et de haine à l’Europe monarchiste. Les couronnes d’Europe redoutaient la révolution même sous la forme dégénérée du Bonapartisme – exactement comme sera crainte et détestée, plus tard, la caricature stalinienne et bureaucratique de la révolution d’Octobre. Tous conspiraient contre la France, l’attaquaient, tentaient par tous les moyens de l’étouffer.

L’avancée des armées napoléoniennes, sur tous les fronts, donnait à cette peur et cette hostilité un contenu concret. Emmenés par l’Angleterre et ses réserves d’or illimitées, les régimes monarchistes jetaient toutes leurs forces contre la menace française. Cette période convulsive faite de guerres, de conquêtes et de luttes de libération nationale se prolongea pendant plus de dix ans, avec des flux et des reflux. Après avoir conquis pratiquement toute l’Europe continentale, la Grande Armée de Napoléon subit une grave défaite, en 1812, dans les déserts glacés de Russie. Affaibli par ce revers, Napoléon fut finalement battu à Waterloo par les forces anglo-prussiennes, en 1815.

L’année 1815 fut marquée par deux désastres, pour Beethoven – un sur l’arène mondiale, l’autre dans sa vie privée : la défaite de la France à Waterloo et la mort de son frère bien-aimé, Kasper. Profondément affecté par ce décès, Beethoven insista pour obtenir la garde du fils de Karl et se charger de son éducation. Cela provoqua un long et douloureux conflit avec la mère de l’enfant.

La contre-révolution monarchiste l’emportait sur toute la ligne. Le Congrès de Vienne (1814-15) remit les Bourbons sur le trône, en France. Metternich et le Tsar de Russie lancèrent une véritable croisade pour renverser les régimes progressistes, partout. Les révolutionnaires, les libéraux et les progressistes étaient pourchassés, emprisonnés, exécutés. On imposa une idéologie réactionnaire fondée sur la religion et la monarchie. Les monarchies d’Autriche et de Prusse dominaient l’Europe, appuyées par les baïonnettes de la Russie tsariste.

Il est vrai que dans des pays comme l’Allemagne, la guerre contre la France avait des éléments de guerre de libération nationale. Mais son issue était entièrement réactionnaire. C’est particulièrement clair dans le cas de l’Espagne. La domination étrangère y fut renversée par un mouvement national dont la principale composante était « la masse obscure » – la paysannerie opprimée, illettrée et manipulée par un clergé fanatique et réactionnaire. Sous le règne de Ferdinand VII, la réaction dominait en Espagne. La constitution libérale y fut balayée.

Les magnifiques peintures torturées de Goya, à la fin de sa vie, reflètent l’essence de cette période turbulente. Les peintures et les gravures de Goya sont un reflet vivant de son époque. Comme la musique de Beethoven, elles sont plus que de l’art. Ce sont des déclarations politiques, des protestations enflammées contre la réaction et l’obscurantisme. Comme pour souligner cette protestation, Goya quitta l’Espagne et le régime répressif du traître Ferdinand VII, son ancien protecteur. Goya n’était pas le seul à détester le monarque espagnol. Beethoven refusa de lui envoyer ses œuvres.

En 1814, alors que s’ouvrait le Congrès de Vienne, Beethoven était au sommet de sa carrière. Mais sa créativité fut affectée par la vague de réaction qui balayait l’Europe et enterrait les espoirs de toute une génération. En 1812, lorsque l’armée de Napoléon fut arrêtée aux portes de Moscou, Beethoven travaillait sur la Septième et la Huitième Symphonie. Puis, après 1815, silence. Il faudra attendre près d’une décennie avant qu’il n’écrive une nouvelle symphonie – la dernière et la plus grandiose.

Les années 1815-1820 virent un déclin brutal de la production musicale de Beethoven, comparée à l’énorme productivité de la période précédente. En cinq ans, il ne composa que six œuvres majeures, dont le cycle de lieder – des poèmes chantés – An die ferne Geliebte (« A la bien-aimée lointaine »), les dernières sonates pour piano et violoncelle, la 28e sonate pour piano et la magnifique sonateHammerklavier, une œuvre pleine de dissonance et de contradictions – à l’image, sans doute, de la vie personnelle du compositeur.

Il était alors complètement sourd. On lit des histoires poignantes sur sa lutte pour entendre quelque chose de ses propres compositions. Elles avaient un caractère toujours plus contemplatif et introverti. Le mouvement lent de la sonate Hammerklavier, par exemple, est ouvertement tragique, et reflète un sentiment de résignation (écouter). La surdité de Beethoven le condamnait à une affreuse solitude, qu’aggravaient de fréquentes périodes de difficultés matérielles. Il devenait toujours plus maussade et soupçonneux, ce qui renforçait encore son isolement.

Après la mort de son frère, il développa une obsession vis-à-vis de son neveu Karl, dont il voulait absolument assurer l’éducation. Il utilisa ses relations pour obtenir la charge de l’enfant, et refusa toute visite à sa mère. Manquant d’expérience dans ce domaine, le compositeur traita l’enfant avec une sévérité et une rigidité excessives. En conséquence, Karl fit une tentative de suicide – un coup terrible, pour Beethoven. Les choses s’arrangèrent, par la suite, mais cette affaire n’apporta que souffrances à tout le monde.

Quelle était la raison de cette étrange obsession ? Malgré sa nature passionnée, Beethoven n’avait pas réussi à former une relation satisfaisante avec une femme. Il n’avait pas d’enfants. Il concentrait toutes ses émotions dans sa musique. L’humanité en bénéficiera éternellement, mais cela laissait un vide dans la vie personnelle de l’artiste. Plus tout jeune homme, sourd, esseulé et redoutant le naufrage de tous ses espoirs, il cherchait désespérément à combler ce vide, dans son âme.

Frustré dans la sphère politique, Beethoven se jeta dans ce qu’il imaginait être cette vie de famille qu’il n’avait jamais eue. Les révolutionnaires connaissent bien ce genre de situation. Alors qu’aux époques d’ascension révolutionnaire, les problèmes personnels et familiaux semblent n’avoir aucune importance, ils en acquièrent beaucoup plus dans les périodes de réaction, au point que certains militants abandonnent la lutte pour chercher refuge dans le cocon familial.

Il est vrai que cette affaire ne nous montre pas Beethoven sous son meilleur jour, et des esprits superficiels ont tenté de l’utiliser pour salir le nom de Beethoven. Mais comme le faisait remarquer Hegel, nul n’est un héros pour son valet, qui connaît tous les défauts, toutes les excentricités et tous les vices de son maître. Le valet peut critiquer ces défauts. Mais son champ de vision ne va pas au-delà de ces détails triviaux – ce qui explique pourquoi il ne sera jamais qu’un valet, et non un grand homme. Malgré tous ses défauts, Beethoven était l’un des plus grands hommes que l’histoire ait connus.

Isolement

Malgré tout, malgré cette longue période de réaction, Beethoven ne perdit jamais sa foi en l’avenir de l’humanité et la révolution. C’est devenu un lieu commun, aujourd’hui, que d’évoquer son grand humanisme. C’est exact, mais cela ne va pas assez loin. On ne peut placer Beethoven sur le même plan que des pacifistes et des vieilles dames bienveillantes qui consacrent un peu de leur temps à de « nobles causes ». Autrement dit, on ne peut placer un géant sur le même plan qu’un pygmée.

L’idéal de Beethoven n’était pas un vague humanisme qui souhaite que le monde soit meilleur – mais qui est incapable de s’élever au-dessus des complaintes impuissantes et des bonnes intentions pieuses. Beethoven n’était pas un humaniste bourgeois mais un militant républicain et un ardent défenseur de la Révolution Française. Il refusait de se soumettre à la réaction ambiante ou au statu quo. Il conserva cet esprit révolutionnaire jusqu’au bout. Cette détermination d’acier lui permit de supporter sans fléchir toutes les épreuves de la vie.

Il passa les neuf dernières années de sa vie dans la plus complète surdité. Il perdit ses plus chers amis, un par un. Désespérément seul, Beethoven en était réduit à communiquer par écrit. Il négligeait complètement son apparence, au point de ressembler à un clochard. Et pourtant, même dans ces circonstances tragiques, il travaillait à ses plus grands chefs d’œuvres.

Comme Goya dans sa période noire, il ne travaillait plus pour le public, mais pour lui-même. Il exprimait ses pensées les plus intimes. La musique de ses dernières années est le produit de la maturité. C’est une musique très profonde, qui transcende le romantisme et montre la voie vers notre monde torturé.

A cette époque, la musique de Beethoven n’était pas du tout à la mode. Elle allait contre l’esprit du temps. En période de réaction, le public ne demande pas de profondes idées. De même, plus tard, après la défaite de la Commune de Paris, les opérettes frivoles d’Offenbach faisaient fureur. La bourgeoisie parisienne voulait oublier la tempête révolutionnaire – et boire du champagne en se régalant des pitreries de chœurs féminins. Les airs joyeux mais superficiels d’Offenbach reflétaient parfaitement cet état d’esprit.

C’est à cette époque que Beethoven composa la Missa Solemnis, la Grande Fugue et les derniers Quatuors à corde (1824-26). Cette musique était très en avance sur son temps. Elle plongeait très profondément dans l’âme humaine. Elle était si extraordinairement originale que nombre des contemporains de Beethoven le croyaient devenu fou. Il n’y prêta pas la moindre attention. Il se moquait de l’opinion publique et ne faisait jamais mystère de ses propres jugements. C’était dangereux. Seul son statut de compositeur célèbre le préserva de la prison.

N’oublions pas que l’Autriche, à l’époque, était un des principaux centres de la réaction en Europe. Comme la vie politique, la vie culturelle suffoquait. La police secrète de l’Empereur veillait à chaque coin de rue. La censure traquait toute activité potentiellement subversive. Dans ce contexte, les respectables bourgeois viennois ne voulaient pas écouter de la musique appelant à la lutte pour un monde meilleur. Ils préféraient se chatouiller l’oreille avec les opéras comiques de Rossini – un compositeur à la mode. La magnifique Missa Solemnis de Beethoven n’eut aucun succès.

Les tourments du compositeur se reflétèrent dans l’étrange composition connue sous le nom de Grande Fugue. C’est une musique profondément personnelle qui en dit long sur l’état d’esprit de Beethoven, à l’époque (écouter). C’est un monde de conflits, de contradictions irrésolues et de dissonances. Ce n’est pas ce que le public voulait entendre.

La Neuvième symphonie

Beethoven avait longtemps songé à composer une symphonie chorale. Il puisa le texte dans l’Ode à la Joie de Schiller, qu’il connaissait depuis 1792. En fait, Schiller avait originellement pensé écrire une Ode à la Liberté (Freiheit). Mais face aux énormes pressions des forces réactionnaires, il opta pour le mot « joie » (Freude). Cependant, pour Beethoven et sa génération, le message était clair. C’était une Ode à la Liberté.

L’esquisse de la neuvième symphonie remonte à 1816, un an après la bataille de Waterloo. Elle fut achevée sept ans plus tard, en 1822-24. La Société Philharmonique de Berlin proposait 50 livres pour deux symphonies. Beethoven n’en écrivit qu’une seule – mais qui valait mieux que deux parmi toutes les symphonies jamais écrites.

La neuvième symphonie n’a toujours rien perdu de sa capacité à émouvoir et inspirer. Cette œuvre, qui a été appelée La Marseillaise de l’Humanité, a été jouée pour la première fois à Vienne, le 7 mai 1824. Au milieu de la réaction générale, cette musique exprimait la voix de l’optimisme révolutionnaire. C’est la voix d’un homme qui refuse d’admettre la défaite et qui reste ferme face à l’adversité.

Le premier mouvement émerge lentement d’une nébuleuse sonore, si indistincte qu’elle semble sortir de l’obscurité, comme le chaos originel qui était supposé précéder la Création (écouter). Il semble qu’un homme nous dit : « Oui, nous avons traversé la nuit noire, où tout espoir semblait perdu. Mais l’esprit humain est capable de surgir triomphalement de la plus grande obscurité. »

S’ensuit une extraordinaire dynamique musicale, chargée de contradictions, mais dont l’avancée est inexorable. C’est comme le premier mouvement de la Cinquième, mais à une échelle beaucoup plus vaste. Comme la Cinquième, c’est une musique violente – une violence révolutionnaire qui ne tolère aucune opposition et balaye tout sur son passage. Cette musique exprime une lutte qui surmonte les obstacles les plus redoutables – jusqu’au triomphe final.

Jamais on n’avait entendu pareille musique. Elle contenait quelque chose d’entièrement nouveau et révolutionnaire. Il est impossible, aujourd’hui, de comprendre l’impact qu’elle a pu avoir sur le public. Le message du dernier mouvement – le mouvement choral – est sans ambiguïté : « Tous les hommes devraient être des frères ! » C’est l’ultime message de Beethoven à l’humanité. C’est un message d’espoir – et de défiance.

Vieux, négligé et complètement sourd, Beethoven dirigea la première représentation. Il était incapable de suivre correctement le tempo. Il agitait encore ses bras lorsque l’orchestre avait cessé de jouer. Lorsque la dernière note s’éteignit, il n’entendit pas le tonnerre d’applaudissements qui accueillit son œuvre. Pendant quelques secondes, il demeura face à l’orchestre. Puis la contralto Karoline Unger le prit doucement par les épaules et le tourna face au public – qui lui donna pas moins de cinq ovations.

Ce fut un tel tumulte que la police viennoise – toujours à l’affût de manifestations potentiellement dangereuses – intervint pour y mettre un terme. Après tout, même pour l’Empereur lui-même, on ne donnait pas plus de trois ovations. Tout cet enthousiasme n’allait-il pas être considéré comme une offense à Sa Majesté ? La réaction instinctive de la police était correcte. Il y a effectivement quelque chose de profondément subversif, dans la Neuvième, et ce de la première à la dernière mesure.

La Neuvième symphonie fut un succès, mais elle n’apporta pas beaucoup d’argent. Beethoven avait des problèmes financiers et sa santé se détériorait. Il contracta une pneumonie et dut être opéré. En vain. Il connut quatre mois d’une terrible agonie.

Beethoven mourut à Vienne le 27 mars 1827, à l’âge de 56 ans. Goya mourut la même année, sourd, lui aussi. 25 000 personnes participèrent aux funérailles du musicien – ce qui montre à quel point son génie a été reconnu, de son vivant. Mais même aujourd’hui, il demeure plus vivant que jamais. On sent que cet homme est tout entier dans sa musique. On pense l’avoir connu et l’avoir aimé depuis toujours.

La grandeur de la musique de Beethoven consiste en ceci que l’individu y fusionne avec l’universel. Cette musique suggère constamment la lutte pour balayer les obstacles et s’élever à un niveau supérieur. Elle était révolutionnaire car dans sa déchirante intensité, elle dévoilait des aspects de la condition humaine qu’aucune musique n’avait jusqu’alors exprimés. C’était la vérité exprimée en musique.

Post-scriptum

La Neuvième symphonie fut le dernier mot de Beethoven – un défi lancé aux forces de la réaction, qui, après la défaite des armées françaises, en 1815, semblaient triomphantes. Cette victoire de la réaction avait provoqué une vague de découragement et de défaitisme qui étouffait les espoirs de ceux qui avaient cherché le salut du côté de la Révolution française. De nombreux ex-révolutionnaires sombraient dans le désespoir, et plus d’un passaient dans le camp de l’ennemi. Notre génération a connu une situation très similaire, après la chute de l’Union Soviétique.

L’Europe semblait prostrée sous la coupe de la réaction royaliste. Qui pouvait faire face à l’union des forces monarchiques d’Europe, avec le tsar de Russie derrière chaque trône – et des espions policiers à chaque coin de rue ? Le despotisme et l’obscurantisme religieux écrasaient tout. Partout régnait un silence de tombe. Et pourtant, au milieu de cette terrible désolation, un homme courageux a lancé un message d’espoir. Lui-même n’a jamais entendu ce message – sauf dans sa tête, où il est né.

La défaite de la France et la restauration des Bourbons ne pouvaient empêcher ni l’ascension du capitalisme et de la bourgeoisie, ni de nouvelles irruptions révolutionnaires : 1830, 1848 et 1871. Le mode de production qui avait triomphé en Grande-Bretagne pénétrait tous les pays européens. L’industrie, les chemins de fer et les bateaux à vapeur étaient les forces motrices d’une transformation universelle et irrésistible.

Les idées de la Révolution française – la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme – continuaient de passionner la nouvelle génération. Mais elles se remplissaient de plus en plus d’un nouveau contenu de classe. L’ascension du capitalisme s’accompagnait d’un développement de l’industrie et de la classe ouvrière, qui étaient porteurs d’une nouvelle idée et d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité : le socialisme.

Les œuvres de Beethoven furent le point de départ d’une nouvelle école musicale, le Romantisme, qui était inextricablement lié à la révolution. En avril 1849, dans le feu de la révolution allemande, le jeune compositeur Richard Wagner dirigea la Neuvième symphonie, à Dresde. L’anarchiste russe Bakounine – dont les idées influencèrent le jeune Wagner – assista au concert. Enthousiasmé, Bakounine déclara à Wagner que s’il fallait sauver quelque chose des ruines du vieux monde, ce serait cette symphonie.

Tout juste 90 ans après la mort de Beethoven, la classe ouvrière russe renversait le Tsar Nicolas II. La révolution d’Octobre 1917 joua un rôle semblable à la Révolution française. Elle inspira des générations d’hommes et de femmes qui aspiraient à un monde nouveau et meilleur. Il est vrai que dans le contexte d’une effroyable arriération économique et culturelle, la révolution russe dégénéra en une monstrueuse caricature de socialisme, que Trotsky caractérisa comme du bonapartisme prolétarien. Et de même que la dictature de Napoléon mina la révolution française et prépara la restauration des Bourbons, de même la dictature de la bureaucratie stalinienne a préparé la restauration du capitalisme en Russie.

Aujourd’hui, dans un monde dominé par les forces triomphantes de la réaction, nous faisons face à une situation semblable à celle que connut Beethoven et la génération d’après 1815. Comme à l’époque, beaucoup de révolutionnaires ont renoncé à la lutte. Nous ne rallierons pas le camp des cyniques et des sceptiques. Nous préférons suivre l’exemple de Ludwig van Beethoven. Nous continuerons de proclamer l’inéluctabilité de la révolution socialiste. Et l’histoire nous donnera raison.

Ceux qui avaient annoncé la fin de l’histoire ont été démentis à de nombreuses reprises. L’histoire ne s’arrête pas si facilement ! Trois ans à peine après la mort de Beethoven, les Bourbons français étaient renversés par la révolution de juillet 1830. Il y eut ensuite la vague révolutionnaire de 1848-49, qui traversa l’Europe. Puis il y eut la Commune de Paris, la première authentique révolution ouvrière de l’histoire, qui ouvrit la voie à la révolution bolchevique de 1917.

Aussi ne voyons-nous aucune raison d’être pessimistes. La crise actuelle confirme l’impasse historique du capitalisme. Loin de marquer la « fin de l’histoire », la chute du stalinisme n’aura été que le prélude au renversement du capitalisme dans un pays après l’autre. Une nouvelle vague révolutionnaire d’une ampleur inédite est à l’ordre du jour.

Le déclin du capitalisme ne s’exprime pas seulement sur les plans économique et politique. L’impasse de ce système se reflète à la fois dans une stagnation des forces productives et dans une stagnation générale de la culture. Mais comme toujours dans l’histoire, de nouvelles forces luttent, sous la surface, pour voir le jour. Ces forces ont besoin d’une voix, d’une idée, d’une bannière à laquelle se rallier pour combattre. Cela viendra, et pas seulement sous la forme de programmes politiques. Ce mouvement s’exprimera dans les domaines de l’art, de la musique, de la poésie, de la littérature, du théâtre et du cinéma. Car Beethoven et Goya nous ont montré, il y a longtemps, que l’art peut être une arme révolutionnaire.

Comme les grands révolutionnaires français – Robespierre, Danton, Marat et Saint-Just –, Beethoven était persuadé qu’il travaillait pour la postérité. Il arrivait souvent que des musiciens se plaignent à Beethoven de la difficulté de sa musique. Il répondait : « Ne vous en faites pas, c’est de la musique pour le futur. » On peut dire la même chose des idées du socialisme. Elles représentent l’avenir, alors que les idées discréditées de la bourgeoisie représentent le passé. A ceux qui trouvent que c’est difficile à comprendre, nous répondons : ne vous en faites pas, l’avenir montrera qui a raison !

Lorsque les hommes et les femmes du futur se tourneront vers l’histoire des révolutions et des tentatives répétées pour créer une société authentiquement humaine, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, ils se souviendront de l’homme qui, grâce à une musique qu’il ne pouvait pas entendre, luttait pour un monde meilleur qu’il n’a jamais vu. Ils revivront les grandes luttes du passé et comprendront la musique de Beethoven, ce langage universel du combat pour un monde d’hommes et de femmes libres.


[1] Beethoven se trompait. Vingt ans après sa mort, la jeunesse et la classe ouvrière viennoises se sont soulevées, lors de la révolution de 1848.

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