Culture

Tout art est un reflet de la société qui l’a vu naître. Ses malheurs, ses contradictions et ses espoirs s’y retrouvent sous une forme plus ou moins explicite. Ce constat général s’applique particulièrement à la science-fiction.

L’optimisme positiviste des premiers romans de Jules Verne était le reflet de la période ascendante de la bourgeoisie du XIXe siècle, lorsqu’elle s’imaginait que les progrès scientifiques et le développement du capitalisme allaient régler tous les problèmes de l’humanité. A l’inverse, le pessimisme apocalyptique de Terminator ou du Blade Runner de Ridley Scott reflétait les années 1980 – avec leur marasme économique et le reflux de la vague révolutionnaire de la décennie précédente.

Frontier, une bande dessinée de Guillaume Singelin publiée en juin 2023, n’échappe pas à ce principe. Elle est un reflet très intéressant de notre monde, marqué par la profonde crise du capitalisme et l’espoir de mettre fin à ce système injuste et destructeur.

Un capitalisme orbital

L’album est techniquement très réussi et plein de planches magnifiques dans lesquelles l’auteur utilise à fond les possibilités de perspective et de cadrage offertes par l’apesanteur – une bonne partie de l’histoire se déroulant dans l’espace. A travers un scénario rythmé, nourri de références à la science-fiction classique et à l’animation japonaise, l’auteur met en scène trois personnages cabossés qui évoluent dans un système solaire mis en coupe réglée par les entreprises de l’énergie. Ce futur improbable, dans lequel le capitalisme serait parvenu à survivre assez longtemps pour exploiter massivement les richesses de l’espace, est évidemment une métaphore de notre monde.

Le scénario aborde frontalement les ravages du capitalisme, qu’il s’agisse du sacrifice de la recherche scientifique sur l’autel du profit ou de la course aux matières premières et la pollution qu’elle provoque. Par exemple, une scène se déroule au milieu des bassins colorés d’une mine de lithium d’Atacama, au Chili, qui existe réellement, et mentionne au passage les conséquences désastreuses sur les nappes phréatiques et l’atmosphère.

Les souffrances humaines provoquées par l’exploitation des travailleurs sont aussi abordées – sans misérabilisme ni paternalisme. Les travailleurs licenciés et abandonnés après avoir « préparé » des planètes pour leur exploitation par des multinationales de l’énergie, ou les migrants fuyant la misère dans des containers spatiaux, sont évidemment des éléments tirés de notre monde et transposés dans les étoiles pour les besoins de la métaphore et du scénario. Les références à l’exploitation des travailleurs vont assez loin : il est assez rare d’entendre parler d’heures supplémentaires impayées et de médecine du travail dans une histoire de science-fiction !

Pour le communisme interplanétaire !

Certains éléments renvoient à des débats qui agitent le mouvement ouvrier contemporain. A un moment, les protagonistes atterrissent dans une station spatiale autogérée, sorte de coopérative zadiste et orbitale qui se débat dans des contradictions insolubles : il lui faut être rentable et crédible face aux entreprises capitalistes, sans pour autant attirer leur attention et leurs foudres. Faute de moyens, il lui est aussi impossible d’accueillir tous les réfugiés qui fuient l’exploitation, tout comme il lui est impossible de se couper de la violence du monde extérieur.

Ces questions sont précisément celles qui se posent aujourd’hui aux travailleurs contraints de s’organiser en SCOOP pour sauvegarder leurs emplois. Elles se sont d’ailleurs posées dans le mouvement ouvrier depuis ses débuts. Marx, Engels, Luxemburg et Lénine – entre autres – y avaient déjà répondu en soulignant qu’il est impossible de bâtir un petit îlot de communisme viable dans un océan de capitalisme. C’est toujours vrai. Et à notre avis, plutôt que d’essayer de construire un nouveau monde « à côté » des entreprises capitalistes, les travailleurs cosmiques de Frontier devraient s’organiser en un parti révolutionnaire en vue d’exproprier la classe dirigeante, de planifier démocratiquement la production et, ainsi, d’en finir avec la sanglante course aux profits spatiaux !

Le dernier élément que nous voulons souligner est plus diffus, mais non moins agréable. De nos jours, les intellectuels petits-bourgeois « de gauche », qu’ils soient décroissants, anarchistes ou réformistes, ont souvent comme seule perspective une apocalypse imminente, qu’elle prenne la forme d’une victoire du fascisme ou d’un cataclysme climatique. A l’inverse, Frontier reste résolument optimiste. Malgré tous les problèmes qu’il décrit et malgré les blessures de ses personnages, il se dégage de cet album la conviction que nous finirons par trouver une solution.

Pour autant, Singelin ne propose pas de solution claire dans Frontier, peut-être parce qu’il n’en a aucune à proposer. Lui en faire le reproche serait très malvenu : un artiste n’est pas tenu de répondre aux questions qu’il pose. Néanmoins, cette solution existe. Elle se trouve dans le communisme, dans la lutte pour le renversement révolutionnaire du capitalisme et la prise du pouvoir par la classe ouvrière mondiale, qui pourra porter la technologie au niveau qu’imagine Singelin – et l’humanité jusque dans les étoiles, sans en passer par les dévastations et les souffrances que décrit cet excellent album.

S ortie en novembre dernier, la série « Sambre » est une libre adaptation de l’affaire du « violeur de la Sambre ». En 2022, Dino Scala a été condamné pour 54 viols, tentatives de viols et agressions sexuelles commis entre 1988 et 2018. Il perpétrait ses crimes autour de la Sambre, une rivière à cheval entre la France et la Belgique.

Le grand succès d’audience de cette série, sur France TV, n’est pas étonnant : les 6 épisodes qui la composent sont une brillante illustration de la faillite de l’Etat dans la lutte contre les violences sexuelles.

Double peine

L’identité du violeur est révélée dès le début. Ce choix permet de concentrer le schéma narratif sur le calvaire des victimes face aux énormes failles de la police et de la justice. « Sambre » n’a rien d’une série à suspense exploitant la fascination pour les criminels en série.

D’emblée, le premier épisode montre ce que vivent des millions de femmes : une parole qui n’est pas écoutée, ou qui est discréditée, qui « manque de cohérence », mais aussi une culpabilisation des victimes à coup de phrases assassines : « que faisait une jeune femme seule sur une route de campagne aussi tôt le matin ? ».

Faillite de la police

De manière générale, les affaires d’agressions sexuelles ne sont pas la priorité de la police. La série montre comment, dans la France des années 1980, les enquêtes pour viol étaient souvent bâclées. En l’occurrence, le commissariat mobilisé avait pour habitude de ne pas retranscrire l’entièreté des plaintes. Une plainte pour viol fut même requalifiée en plainte pour « tentative de vol ». Quant aux actes de police technique et scientifique, ils furent si mal réalisés qu’ils ont rendu les preuves inexploitables. La série montre aussi le manque criant de coopération entre les différents services de police et de justice. Résultat : il a fallu plusieurs années pour prendre acte du fait qu’il s’agissait d’un seul et même violeur.

En 2007, un juge d’instruction belge se saisit de l’affaire car des viols sont commis de l’autre côté de la frontière. Une scientifique belge est missionnée pour identifier le lieu de vie du violeur. Elle suit une bonne piste, mais se heurte à l’indifférence – et même la résistance – des services français. Le « violeur de la Sambre » sévira encore pendant des années.

Aveuglement général

En dernière analyse, la justice – comme la police – défend les intérêts de la classe dirigeante. Les enquêtes pour viol ne sont pas sa priorité. Dans le deuxième épisode, une juge d’instruction saisit la gravité de l’affaire et veut y mettre les moyens. Elle comprend qu’il s’agit de viols en série, en apporte les preuves, mais le procureur de la République résiste et minimise les crimes afin de ne pas révéler les manquements des policiers. « Tu ferais mieux de te les mettre dans la poche », conseille-t-il à la juge.

Les résistances, les négligences et les préjugés de la police et de la justice sont au cœur de l’équation infernale qui a permis à Dino Scala de commettre des viols et des agressions sexuelles pendant 30 ans. Mais la série élargit le champ des responsabilités. En 2003, suite à un nouveau viol, la maire PCF d’une petite commune décide d’alerter la population locale, mais subit d’énormes pressions politiques. Sa commune devait remporter un projet de construction de zone industrielle – mais une histoire de viol, « ça fait tache ». La maire refusant d’interrompre son combat, les investisseurs s’en vont.

Au fil des épisodes, le profil assigné au violeur par l’enquête est celui d’un « loup solitaire », d’un marginal – sans doute un immigré. Les préjugés racistes, alimentés par l’extrême droite, pèsent de tout leur poids. Mais comme la plupart des violeurs, Dino Scala est quelqu’un de parfaitement « intégré ». Il entretient même des relations amicales avec les policiers du commissariat chargé de l’enquête. Lors d’une scène poignante, il fait lui-même remarquer aux policiers qu’il ressemble beaucoup au portrait-robot établi grâce au témoignage d’une victime. Les policiers en conviennent, mais se contentent d’en plaisanter : cet homme avec lequel ils boivent des verres et jouent au football, le week-end, est « hors de tout soupçon ».

En 2018, Dino Scala est identifié et arrêté grâce à l’acharnement d’un policier que la série élève au rang de « super flic », de façon un peu caricaturale. C’est peut-être l’un des seuls points faibles de cette très bonne série. Son réalisateur explique avoir voulu montrer la « lente évolution » du traitement des violences sexistes et sexuelles depuis les années 1980. Rappelons quand même, pour conclure, que cette évolution a seulement été possible grâce à la mobilisation des femmes et du mouvement ouvrier. Mais ce combat est encore loin d’être gagné. Aujourd’hui encore, à peine 1 % des plaintes pour viol ou agression sexuelle sont suivies d’un procès pénal aux assises.

L’été dernier, Le Monde et Télérama soulignaient que, depuis quelques années, un nouveau souffle de vitalité traverse le petit univers de la poésie. Dans les librairies, les recueils (classiques ou non) se vendent mieux : + 42 % entre 2019 et 2022. En 2023, cette tendance s’est confirmée : + 22 % entre janvier et mai. Certes, la poésie représente toujours moins de 1 % des ventes, mais le rebond est indiscutable. « Les maisons d’édition indépendantes et spécialisées dans le genre se multiplient – Seghers, Bruno Doucey, Le Castor astral… – et avec elles les velléités d’écrire », explique Télérama.

C’est encore plus évident sur les réseaux sociaux. Le hashtag « Poetry » a été vu 75 milliards de fois sur TikTok. Sur Instagram, les « instapoets » sont légion. Certains, comme la poétesse Rupi Kaur, sont suivis par des millions de personnes. C’est donc la jeunesse qui est à l’origine de ce nouvel élan poétique. En témoigne aussi le succès croissant des diverses formes de « scènes ouvertes », dans des bars, où l’on vient boire des mots autant que des verres.

L’essence de la poésie

Pour tenter d’expliquer ce phénomène, il faut d’abord souligner que la poésie n’est pas réductible aux « grands classiques » que l’enseignement scolaire, trop souvent, jette sur la table des lycéens en exigeant d’eux qu’ils écrivent un « commentaire de texte » en trois parties bien articulées.

C’est entendu : Verlaine, Hugo, Baudelaire et Rimbaud, pour ne citer que ces géants du XIXe siècle français, étaient des poètes de génie. Mais une approche scolaire, intimidante, est le meilleur moyen de ne pas les comprendre – et, dès lors, de passer à côté de ce qui fait l’essence de la poésie, laquelle déborde largement des rayons qui lui sont consacrés dans les librairies.

Pour comprendre ce qu’est la poésie, fondamentalement, on peut partir de ce qu’en disait le philosophe allemand Hegel (1770-1831). Dans sa classification des différentes formes d’art, il rangeait sous le concept de « poésie » tout ce que nous appelons aujourd’hui « littérature » – y compris, donc, le théâtre et le roman. Bien sûr, la littérature et l’art en général ont beaucoup évolué depuis Hegel ; sa classification n’est plus adéquate à notre époque. Mais il faut en saisir la signification profonde. Ce qui distingue la poésie – au sens hégélien – de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et de la musique, c’est que son « support matériel » est la parole humaine. « La poésie est, par sa nature même, essentiellement parlée », insistait Hegel

Cette caractérisation de la poésie n’est pas aussi banale qu’il y paraît à première vue. En effet, la parole poétique n’est pas n’importe quelle parole. Elle est cette parole qui s’élève au-dessus des fonctions purement instrumentales – ou logiques – du langage. Elle se libère des injonctions du quotidien, des soucis de communication immédiate et de transparence logique, pour donner libre cours aux trésors de musique et d’images qui sommeillent au fond du langage (et de chacun d’entre nous).

A propos des images, Hegel explique : la poésie « met sous nos yeux non l’essence abstraite des objets, mais leur réalité concrète ». Il poursuit : « Au point de vue de la pensée logique ordinaire, à l’audition ou à la lecture, je comprends immédiatement le sens des mots sans l’avoir présent à l’imagination, c’est-à-dire sans son image. Par exemple, si l’on prononce ces mots : "le soleil" ou "ce matin", je conçois parfaitement ce qu’on me dit, mais le soleil ou le matin ne sont pas figurés. Si, au contraire, je lis chez [Homère] : "Lorsque se leva l’aurore aux doigts de rose", c’est en réalité la chose même qui est exprimée ; mais l’expression poétique donne quelque chose de plus, car elle ajoute à la compréhension une intuition de l’objet compris ; ou plutôt elle éloigne la compréhension purement abstraite, et met à la place une forme réelle et déterminée. »

Comme le montre l’exemple choisi par Hegel, ce « quelque chose de plus » est produit par l’image poétique – car aucune aurore, dans le monde réel, n’a de doigts de rose !

L’autre ressort central de la poésie, c’est la musicalité de la parole. De nouveau, citons Hegel : « Les lettres ne sont que des signes du langage parlé. En les regardant, nous n’avons pas besoin d’entendre les sons eux-mêmes ; nous comprenons ce que nous lisons à la seule inspection des mots. Il n’y a que le lecteur peu exercé qui soit obligé de prononcer les sons pour comprendre le sens des mots. Or, ce qui est ici l’effet d’un défaut d’exercice est précisément le beau dans la poésie ».

Les grands poètes se distinguent par leur capacité à combiner la musique et les images, à jouer sur leurs correspondances – c’est-à-dire à fusionner la forme et le fond en un tout harmonieux, original, puissant, ce que précisément ne fait pas notre langage « fonctionnel » du quotidien.

Révolte et poésie

Ainsi, contrairement à un préjugé courant (et entretenu par le snobisme officiel), la poésie, telle que nous l’avons caractérisée, n’a pas cessé d’être vivante et foisonnante aux XXe et XXIe siècles. Elle a constamment parcouru le roman et le théâtre, à des degrés divers, mais aussi la chanson, et notamment le rap, dont l’intention poétique est revendiquée par certains artistes. Conformément à l’idée générale de Hegel, la poésie s’exprime dans une grande pluralité de genres artistiques, et elle peut évidemment s’accompagner de musique sans cesser, pour autant, d’être elle-même.

C’est sous cet angle que nous devons analyser le regain d’intérêt pour la poésie « pure », ces dernières années. Par « pure », nous voulons dire : qui repose sur la seule parole, sans chant et sans accompagnement musical. A cet égard, le « slam » est une forme intermédiaire entre le rap et la poésie réduite à son essence. Ce mouvement de dépouillement de l’expression poétique est très significatif. En effet, pour écrire et dire de la poésie, il n’est pas besoin de savoir chanter ou jouer de la musique. Comme le soulignait déjà Hegel, « le poète doit seulement être doué d’une riche imagination créatrice ». Autrement dit, il « suffit » d’avoir quelque chose à dire qui nous brûle les lèvres, qu’on veut faire entendre et qu’on veut élever à la dignité, à la beauté d’une parole qui marque, frappe et trouve son public.

Or précisément, la jeunesse actuelle a quelque chose à dire – contre l’exploitation, les oppressions, la misère qui jonche les rues, la destruction de l’environnement, le cynisme et l’hypocrisie qui suintent des classes dirigeantes, des grands médias, de toute parole officielle. Une révolte contenue, mais puissante, est à l’origine de la soif de poésie qui se manifeste aujourd’hui non seulement chez ceux qui l’écrivent et la disent, mais aussi chez ceux, encore plus nombreux, qui la lisent ou viennent l’écouter autour de quelques verres. Par exemple, dans Les moutons, la poète performeuse Yas écrit : « Ne laissez pas s’infiltrer tout signe de liberté / Obligez la population à passer à l’inaction / Cassez le moral des moutons / Qu’ils soient tondus rasés et bien blasés / Que les troupeaux ne s’éloignent pas de l’eau / Qu’on puisse les noyer en cas d’idéaux ».

Le lien entre la crise du capitalisme et la vitalité croissante de la poésie est souligné par Olivier Barbarant, qui préside la « commission poésie » du Centre national du livre (CNL) : « les temps de catastrophe suscitent une soif de sens et de poésie. Notre succès actuel dit quelque chose de la dureté de l’époque. »

La poésie n’est pas réductible à un discours politique : un bon poème et un bon mot d’ordre obéissent à des exigences très différentes. Ceci dit, la plupart des jeunes qui s’intéressent à la poésie y cherchent autre chose, de nos jours, qu’une virtuosité purement formelle. Ils veulent une poésie qui, d’une façon ou d’une autre, fut-ce avec humour et légèreté, dise le désastre du monde actuel, sa violence, son absurdité, mais aussi l’aspiration à un monde meilleur, plus juste et plus humain.

En juin dernier, dans Télérama, Julia Vergely écrivait que « si le monde va mal et semble courir inéluctablement vers sa perte, la poésie, elle, se porte comme un charme. » Les deux choses sont évidemment liées. Ceci dit, le monde ne court pas « inéluctablement » vers sa « perte » : il court vers une série de crises révolutionnaires dont l’issue tranchera le sort de l’humanité. L’engouement actuel pour la poésie en est un symptôme avant-coureur, parmi bien d’autres.

Le rap est l’un des genres musicaux les plus écoutés au monde. Selon une étude du Syndicat national de l’édition phonographique, 78 % des jeunes Français de 14 à 24 ans en écoutent régulièrement. En 2017, aux Etats-Unis, le rap représentait 25 % de la consommation musicale de la population, devant le rock (23 %).

C’est aujourd’hui un marché très lucratif pour l’industrie musicale. Beaucoup de rappeurs sont des chefs d’entreprises régnant sur d’immenses empires qui vont de la musique à la mode en passant par l’immobilier et la spéculation boursière. Il est souvent reproché au rap de prôner les pires « valeurs » de la société bourgeoise. C’est parfois vrai. Un certain nombre de textes sont marqués par le sexisme et le culte de l’argent.

Cependant, ce ne sont pas les textes les moins intéressants qui expliquent l’influence massive du rap sur au moins deux générations. Cette musique rythme et embellit la vie de millions de jeunes écrasés sous le poids des oppressions et de l’exploitation capitaliste. Les profondes contradictions de ce courant artistique reflètent celles qui traversent la société. Pour le comprendre, il faut analyser les origines économiques et sociales du rap.

L’émergence du rap aux Etats-Unis et en France

Il y a toujours un lien – plus ou moins direct – entre l’émergence d’une nouvelle forme artistique et l’évolution économique et sociale d’une société. Durement frappés par la crise des années 1970, les quartiers des communautés noires de grandes villes telles que New York, Détroit et Chicago devinrent « des ghettos » désertés par les services publics. Le chômage de masse, les violences policières, les discriminations et les gangs constituaient le quotidien des jeunes noirs Américains.

Dans ces quartiers, le phénomène des block parties apparut. A Harlem, à Brooklyn et dans le Bronx, les habitants bloquaient les rues et branchaient illégalement éclairages et sono. Un DJ passait des « musiques noires » : Funk, Reggae, Soul…

Des « maîtres de cérémonie » (MC) prenaient le micro et déclamaient des paroles en rythme. « Peace, love, unity and having fun », le slogan originel du hip-hop, était scandé dans ces soirées comme un mantra esquissant une lueur d’espoir.

Le mouvement des blocks parties permit la création fulgurante de nouvelles méthodes artistiques. A l’origine, le rap était une discipline du hip-hop, qui regroupait aussi la danse, le graffiti, le deejing et le beat box. Un art fait avec les moyens du bord, mais qui, grâce à l’élan créatif de la jeunesse, a marqué un bond dans l’histoire des musiques modernes.

La danse se complexifiait et intégrait des performances athlétiques de haut-niveau, comme le breakdance. Les murs laissés à l’abandon devinrent les supports de véritables œuvres d’art, où les bombes des graffeurs coloraient un paysage terne et délabré. Le rap combinait une musique populaire, des performances textuelles et les avancées technologiques de l’époque : boîtes à rythmes, sampling et scratch.

Le phénomène hip-hop trouva un écho en France, qui fut aussi durement touché par la crise économique. Le chômage des jeunes passait de 6 % en 1975 à 22 % en 1986. L’Etat parquait les populations immigrées dans des banlieues qui, comme aux Etats-Unis, étaient privées des financements publics à la hauteur des besoins.

Le phénomène de ghettoïsation des centres urbains des Etats-Unis s’est reproduit dans les banlieues françaises. La génération qui naquit dans ces quartiers fut celle qui importa le mouvement hip-hop en France – et le porta à son apogée.

La classe dirigeante française n’était pas réfractaire au hip-hop tant que sa visée demeurait strictement artistique. Elle l’accueillait même à bras ouvert quand ses paroles étaient modérées et pacifistes, à l’image de son slogan d’origine (« paix, amour, unité et s’amuser »). La bourgeoisie y voyait un bon moyen de canaliser l’énergie de cette jeunesse loin de toute révolte. Dans le même temps, elle convoitait les énormes profits que pouvait générer ce renouveau musical. En 1984, TFI a même programmé une émission intitulée H.I.P H.O.P, à une heure de grande écoute.

Cependant, une frange conséquente des jeunes rappeurs issus des quartiers populaires commençait à tenir un tout autre discours que celui attendu par la bourgeoisie. Ils étaient influencés par la dureté de leur quotidien, mais aussi par les tout derniers développements du rap américain.

La politisation du rap

Le mouvement américain des droits civiques, qui a commencé dans les années 50 et a trouvé son apogée dans le Black Panther Party, s’est soldé par une défaite. Il fut condamné par les tendances réformistes qui le traversaient et par les assassinats – par le FBI – de ses dirigeants les plus radicaux, dont Malcom X et Fred Hampton.

Les masses se trouvaient sans direction politique. Les conditions de vie abominables des travailleurs noirs firent éclater une série d’émeutes au début des années 1990, que l’Etat réprima en mobilisant l’armée. Le vide politique laissé par la défaite du Black Panther Party a contraint les travailleurs noirs à trouver d’autres canaux d’expression.

Cette situation ouvrait la voie à la forme historiquement la plus aboutie du rap. Les paroles se politisèrent et se radicalisèrent. Le groupe Public Enemy, de Long Island (New York), était à la tête de ce renouveau artistique. La rage imprégnant ses textes exprimait les sentiments de révolte de millions de jeunes et travailleurs américains.

En France, les jeunes furent rapidement influencés par les paroles radicales – qui reflétaient leur propre quotidien – et les productions instrumentales percutantes de ce nouveau rap américain.

Deux groupes de rap, issus du 18e arrondissement de Paris et de Seine-Saint-Denis, firent leurs armes dans les concerts sauvages et sur les premières scènes de hip-hop de Paris et sa banlieue : Assassin et Suprême NTM étaient les précurseurs, en France, d’un rap marqué par un discours politique et radical.

Un art de la révolte

Joeystarr et Kool Shen, NTMEn premier lieu, leurs textes furent influencés par la situation économique des banlieues et les violences policières qui s’intensifiaient. En 1990, une révolte de la jeunesse à Vaulx-en-Velin se soldait par le meurtre d’un lycéen par la police.

Marqués par ces événements, NTM sortait le titre : Le monde de demain. Ce classique du rap français transcrivait les aspirations révolutionnaires d’une fraction de la jeunesse de cette époque : « Regarde ta jeunesse dans les yeux, toi qui commandes en haut-lieu, mon appel est sérieux (…) Nous voilà de nouveau prêts à déclencher une vulgaire guerre civile, et non militaire. Il y en a marre des promesses, on va tout foutre en l’air. Le monde de demain, quoi qu’il advienne nous appartient. La puissance est dans nos mains, alors écoute ce refrain... »

Malgré ces paroles radicales, ce single fut produit par Sony Music. Les labels qui finançaient le rap, même sous sa forme la plus antisystème, flairaient les énormes profits que pouvait rapporter cette musique.

De nombreux groupes de rap considérés comme légendaires par les fans de hip-hop ont émergé dans les années 1990. Une partie importante de ces rappeurs usèrent de leur art comme d’un outil pour la lutte politique. A plusieurs reprises, ils s’unirent pour dénoncer les politiques de la classe dirigeante.

Par exemple, les « lois Pasqua-Debré », entre 1986 et 1997, attaquaient brutalement les immigrés. En réponse, 19 artistes ont produit le classique 11’30 contre les lois racistes (1997), qui s’ouvre sur un programme dont bon nombre d’organisations de gauche pourraient s’inspirer : «(…) Assez de l’antiracisme folklorique et bon enfant dans l’euphorie des jours de fête. Régularisation immédiate de tous les immigrés sans papiers et de leurs familles. Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en France. Nous revendiquons l’émancipation de tous les exploités de ce pays, qu’ils soient français ou immigrés. »

Ces prises de position radicales devenaient intolérables pour la droite et la réaction en général, qui lancèrent une longue croisade contre le rap engagé. Le Ministère Amer, NTM, La Rumeur et Sniper ont été victimes de poursuites judiciaires et d’attaques médiatiques. C’était aussi un prétexte pour attaquer les jeunes issus des quartiers populaires, comme le fait aujourd’hui Eric Zemmour lorsqu’il qualifie le rap de «sous-culture d’analphabètes». Au mois d’août dernier, l’« affaire Médine » fut un nouvel exemple d’instrumentalisation d’une polémique pour attaquer le rap engagé, la gauche et les musulmans.

Dès la deuxième moitié des années 1990, l’écriture s’est encore perfectionnée. Les allitérations, assonances, rimes multi-syllabiques vinrent nourrir les textes et servir le message politique. Par exemple, le morceau Premier matin de novembre (2002) du groupe La Rumeur, sur la guerre d’Algérie, met la poésie au service d’une critique acerbe du colonialisme français : « A bout de bras vous avez déterré les braises et au creux de vos mains traversées de longs sillages. Les semences du feu ont accouché l’antithèse de 130 obscures années d’esclavage. Du haut des massifs jusqu’aux plaines pillées, des cités suppliciées aux villages craquelés, voilà l’histoire prise au cou par vos visages couleur d’ambre, quand enfin retentit ce premier matin de novembre ».

Pour un rap révolutionnaire indépendant

Depuis les années 2000, le rap s’est nourri des avancées de la musique assistée par ordinateur (MAO), qui modifie constamment ses sonorités. L’écriture s’est complexifiée, privilégiant bien souvent la forme, le style, au détriment du fond. Le rap s’est intégré au paysage musical mainstream, se mélangeant souvent avec la pop et la variété.

La bourgeoisie a besoin de conformer la production artistique pour qu’elle reproduise les valeurs et les idées qui l’aident à garantir sa domination – en particulier en période de profonde crise du système, comme aujourd’hui. Présents dans de nombreux textes, l’ego-trip, la réussite personnelle, le culte de l’argent et le sexisme reflètent ces pressions de la bourgeoisie sur le rap.

Pour beaucoup de jeunes rappeurs, leur art représente l’espoir d’une vie meilleure. Ils doivent alors accommoder leurs textes à ce que la bourgeoisie – qui détient les moyens de production musicale – est prête à diffuser. En retour, l’éducation musicale de la population est en partie forgée par la diffusion de masse.

Il ne peut pas y avoir de rap totalement indépendant sous le capitalisme. Marx disait de l’écrivain qu’il « doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent... ». C’est vrai de toute forme d’art. Les artistes ont un rôle historique à jouer pour libérer leur art des entraves imposées par la société capitaliste.

Seule la suppression de la propriété privée sur la production et la diffusion de la musique permettra l’émergence d’un rap réellement indépendant. Dans une société débarrassée de la course aux profits, les artistes pourront développer l’alliance de la poésie, du verbe et de la musique à des niveaux inédits. Les rappeurs devraient revendiquer leur héritage radical et leurs racines militantes pour participer, à leur manière, à la lutte révolutionnaire – à l’instar de 2 Bal et Mystik dans leur classique La Sédition (1997) : « Faisons partie d’un parti d’avant-garde guidé par des principes visant à renverser la société. Juste pour le plaisir, je répète : ma cité va craquer, une révolution complète ! »

Armés dune compréhension marxiste de la société et de la connaissance du potentiel énorme dun monde meilleur, les marxistes voient le capitalisme pour ce quil est – une horreur.

Attention : cet article contient de nombreux spoilers.


Dans un article sur la Première Guerre mondiale, Lénine fait la remarque que « la société capitaliste est, et a toujours été, une horreur sans fin ». Évoquant la genèse du capitalisme dans son œuvre classique Le Capital, Marx note qu’à son arrivée dans l’histoire « le capital vient au monde suintant le sang et la saleté par tous ses pores ». Dans le même livre, il déclare que, « le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage ». Au même chapitre, il compare l’appétit des capitalistes pour le surplus de travail « à la faim d’un loup-garou ».

Armés dune compréhension marxiste de la société et de la connaissance du potentiel énorme dun monde meilleur, Marx et Lénine voyaient le capitalisme pour ce quil est : une horreur. Leurs comparaisons entre le vieux folklore et les contes victoriens sur les vampires, loups-garous et croque-mitaines avec les crimes, les injustices et l’énorme gaspillage du capitalisme ne sont pas surprenants – c’est un sentiment inconsciemment partagé par des millions de personnes et qui se reflète dans la popularité du genre horrifique depuis les tout débuts du cinéma.

Indépendamment des intentions derrière la production de ces films, ils ont inévitablement eu tendance à agir comme un miroir reflétant les inquiétudes et les craintes de leur époque. Ainsi, les films qui ont le plus touché les téléspectateurs étaient invariablement ceux qui paraissaient les plus familiers et en phase avec le quotidien, peu importe le degré de fantastique apporté en surface à l’histoire. En conséquence, il n’est pas accidentel que l’on puisse retracer les événements caractéristiques de la longue agonie du capitalisme au siècle dernier à travers les films d’épouvante les plus populaires.

L’horreur qui devait en finir avec toutes les horreurs

Les premiers studios de cinéma produisaient déjà des films d’horreur, mais ce n’est que suite aux conséquences de la Première Guerre mondiale que le public a vraiment adhéré au genre. La Première Guerre mondiale a représenté un tournant historique dans le développement du capitalisme. Alors que celui-ci avait développé les moyens de production à des niveaux inimaginables pour la société pré-capitaliste, il avait commencé à atteindre ses limites au début du XXe siècle. Les puissances impérialistes avaient épuisé leurs marchés nationaux et en cherchaient désespérément de nouveaux à exploiter. Les grandes puissances comme la Grande-Bretagne et la France s’étaient déjà en grande partie partagé le monde colonial, ne laissant comme seule option au capitalisme allemand que d’attaquer ses voisins continentaux.

Ainsi débuta « la guerre qui devait en finir avec toutes les guerres », une horreur bien réelle qui a impacté profondément le développement ultérieur de l’humanité. Le capitalisme venait de prouver au monde entier qu’il n’était plus un système ascendant, mais un système de crise ayant menacé d’entraîner toute l’humanité dans sa chute. La guerre a mené à la destruction de pans entiers de l’Europe, à la mort de plus de 16 millions de personnes, dont presque la moitié étaient des civils, et a laissé des millions de soldats psychologiquement et physiquement meurtris.

En Russie, la guerre prend fin suite à la victoire de la révolution prolétarienne menée par le Parti bolchevique. En Allemagne, la révolution de 1918, bien que mettant un coup d’arrêt à la guerre, a finalement échoué dans son objectif historique d’établir un gouvernement ouvrier, qui aurait pu jeter les bases de la construction d’une nouvelle société et sauver la Révolution russe de l’isolement. Les années qui suivirent en Allemagne connurent un boom dans la production de films, notamment dans le genre horrifique.

Les emblématiques films expressionnistes allemands Le Cabinet du docteur Caligari (1920) et Nosferatu (1922) ont capté le sentiment de malaise et d’insécurité de l’Allemagne d’après-guerre. L’Allemagne était alors secouée par des bouleversements révolutionnaires suivis de revers contre-révolutionnaires auxquels s’ajoutaient des crises économiques. Entre le vampire effrayant qui tue les gens dans leur sommeil (Nosferatu) et le somnambule manipulé par un docteur fou pour commettre des meurtres (le Cabinet du docteur Caligari), ces films ont mis en exergue le sentiment de beaucoup de travailleurs allemands d’avoir été dupés et menés à l’abattoir par la classe dirigeante allemande – ainsi que par leurs propres dirigeants du parti social-démocrate.

133dafc1394ad818345cbec702a9b266 w250 h169Les dommages physiques et psychologiques provoqués par la guerre sur ceux qui y ont participé furent également illustrés par l’artiste Otto Dix, qui a publié une collection de 50 gravures intitulées Der Krieg (La Guerre). Ayant directement vu les cruautés de la guerre, de nombreux soldats se réadaptaient difficilement à une vie « normale » à leur retour du front. Cela s’est exprimé dans un certain nombre de films d’épouvante se concentrant sur des monstres luttant avec leurs propres démons intérieurs. Au cours de la seule année 1920, deux adaptations de Docteur Jekyll et M. Hyde ont ainsi été produites aux Etats-Unis, et une version intitulée Le Crime du docteur Warren, réalisée par F.W. Murnau (réalisateur de Nosferatu), a été adaptée en Allemagne.

Cette décennie a également produit d’autres films mettant en scène des personnages physiquement défigurés et psychologiquement torturés comme le Bossu de Notre Dame (1923) et le Fantôme de l’Opéra (1925), tous deux interprétés par Lon Chaney, une des premières stars des films d’horreur.

La grande Dépression

Le krach boursier du 24 octobre 1929 a entraîné le capitalisme mondial dans la plus profonde crise de son histoire. Les souffrances qui en ont résulté ont touché des millions de travailleurs, généralisant un sentiment de cynisme et entraînant une profonde remise en question de la société. Aux Etats-Unis, Hollywood a joué un rôle important dans la tentative de maintenir la confiance envers la société capitaliste. William Hays, président de l’Association des Producteurs et Distributeurs de films Américain (MPPDA) a ainsi déclaré : « aucun média n’a contribué plus grandement que le cinéma au maintien du moral national au cours d’une période marquée par les révolutions, les émeutes et l’instabilité politique à travers le monde ». Mais l’engouement de l’époque pour les films d’horreur illustrait bien l’humeur morose caractéristique de la psychologie américaine antérieure à la riposte de la classe ouvrière du milieu des années 30. Cela a permis au genre horrifique de s’imposer sur le marché, donnant lieu à la production de nombreuses suites, motivées par la rentabilité financière du genre.

99903967f9e6737c64dd605d09f15b2f w250 h316Beaucoup de films des années 1930 s’inscrivirent ainsi dans la continuité des films des années 1920. Le Loup-garou de Londres (1935) s’est inspiré de Docteur Jekyll et M. Hyde, et Dracula (1931) rappelle Nosferatu. Même Les Morts-vivants (1932), le premier film de zombies notable était à bien des égards un écho du Cabinet du docteur Caligari. Il est intéressant de souligner que Bela Lugosi, la star de Dracula et des Morts-vivants, a fait ses débuts en Hongrie où il a participé à la Révolution de 1919. À cause de son radicalisme, il a été forcé de fuir pendant la contre-révolution et s’est frayé un chemin à Hollywood où il a lancé sa carrière comme monstre durant les années 1930 et 1940, aux côtés de Boris Karloff.

Frankenstein (1931), avec pour vedette Karloff, et L’Île du docteur Moreau (1932), ayant pour vedette Lugosi, se concentrent quant à eux sur l’horreur engendrée par l’humanité elle-même. Librement inspiré du grand classique de Mary Shelley, Frankenstein met en scène l’histoire d’un monstre ramené à la vie par un savant fou, abandonné et rejeté par un monde dont il cherchait à être accepté. A sa sortie, le chômage aux Etats-Unis avait presque doublé en un an. A cela, l’arrivée de nombreux travailleurs immigrés à la recherche d’un gagne-pain est venue renforcer le sentiment déjà répandu de rejet et d’isolement. Dans L’île du docteur Moreau, une adaptation du roman éponyme de H.G. Wells, le docteur Moreau cherche à transformer des animaux en humains, mais parvient seulement au résultat inabouti de chimères mi-humaines, mi-animales. A l’image de l’insécurité vécue par la classe ouvrière pendant la moitié de cette décennie, les créatures du docteur Moreau éprouvent la complexité émotionnelle et cognitive des humains, mais sont traitées comme des rats de laboratoire. Le film finit avec la mort du docteur Moreau par la main de ses créations tourmentées.

Un autre film, Les chasses du Comte Zaroff (1932), exprime de façon encore plus manifeste les antagonismes de classe de l’époque. Le film dresse le portrait d’un aristocrate russe qui s’adonne pour son plaisir à la chasse à l’homme. Le film se termine sur une scène bouleversante où le comte se fait dévorer par ses propres chiens tandis que les protagonistes parviennent à s’enfuir.

En 1934, la classe ouvrière américaine regagnait en énergie et en confiance. Trois grèves générales (Oakland, en Californie, Minneapolis, dans le Minnesota, et Toledo, dans l’Ohio) marquèrent le début d’une nouvelle période caractérisée par la renaissance de la classe ouvrière, ce qui se manifesta au Congrès des Organisations du secteur de l’Industrie. L’état d’esprit morose et résigné fit place à une humeur contestataire et combative. Ces changements peuvent expliquer le virage commercial pris par Hollywood concernant le genre horrifique et le travestissement de ce dernier, virage qui perdura pendant les décennies suivantes.

La Fiancée de Frankenstein (1935), le Fils de Frankenstein (1939), le Fantôme de Frankenstein (1942), Frankenstein rencontre le Loup-garou (1943) et la Maison de Frankenstein (1944) incarnent ainsi ce qui devient finalement une marque de fabrique du genre horrifique : suites, remakes et dérivés de mauvaise qualité. D’autres films comme le Mystère de la maison Norman (1939) et Des Zombies à Broadway (1945) introduisirent la comédie dans le genre à une époque où le monde faisait à nouveau l’expérience d’horreurs et d’atrocités bien réelles avec la Seconde Guerre mondiale.

L’horreur à l’âge du nucléaire

Dans la continuité du détournement du genre et de la politique commerciale des années 1940, de nombreux films d’épouvante des années 1950 se sont tournés vers la science-fiction, traitant notamment de la peur d’une contamination radioactive, de monstres préhistoriques, d’expériences scientifiques désastreuses et d’envahisseurs de l’espace.

34566afc234e5f63300afd342473c84b w250 h167Ainsi, Godzilla (1954), produit au Japon, reflète l’impact psychologique consécutif au largage de la bombe atomique et aux bombardements intensifs de nombreuses villes japonaises. Le monstre préhistorique Godzilla, ressuscité par des essais nucléaires dans le Pacifique, va semer le chaos, se déchaînant dans Tokyo. L’idée qu’une ville entière puisse être détruite en une seule nuit n’est sans doute nulle part ailleurs aussi vivement comprise qu’au Japon – le film a d’ailleurs été produit moins d’une décennie après les bombardements criminels d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ont rasé les deux villes et oblitéré presque un quart de million de personnes. Surfant sur les craintes de la guerre nucléaire, le film fut un succès international et donna lieu à une série de suites et de productions similaires de films de « gros monstres » tels que Des monstres attaquent la ville ! (1954) et Tarentula ! (1955).

La Chose d’un Autre Monde (1951) fut l’un des premiers films à traiter des envahisseurs étrangers, un thème qui se popularisa avec l’accentuation de la course à l’espace. Par la suite, Le Blob (1958) met en scène une créature extraterrestre perturbant la vie d’une ville typique de banlieue des années 1950, puis finissant par l’engloutir.

Dans l’Invasion des profanateurs de sépultures (1956), ce sont des spores de plantes extraterrestres qui s’abattent sur une ville de banlieue américaine pour y créer des clones humains dépourvus d’émotions. Ce film a été interprété par certains courants politiques de droite comme la représentation de la conformité sans âme qui aurait existé sous l’Union soviétique stalinienne, mais beaucoup à gauche y ont plutôt vu la dénonciation de cette même conformité à l’œuvre sous l’ère McCarthy aux Etats-Unis.

Lhorreur surnaturelle

A l’apogée du boom économique d’après-guerre, dans les années 1960, le genre horrifique prit un tournant vers le surnaturel. Beaucoup de films commencèrent à traiter de fantômes, de sorcières, de cultes sataniques et de possessions démoniaques. Dans les Etats-Unis du milieu des années 1960, la ferveur religieuse était à son paroxysme. La croyance en Dieu y était utilisée à des fins de propagande pour différencier le pays d’une Union soviétique « impie ».

c102378f845a80b753e67b4db4351657 w250 h161Anticipant les mouvements de jeunesse de la fin des années 1960, beaucoup de films commencent également à mettre en avant le conflit intergénérationnel, thème qui a persisté depuis. Psychose (1960) en incarne peut-être la quintessence. Le film commence comme un thriller typique de Hitchcock avec une femme volant une grande somme d’argent à son employeur et se dirigeant vers la Californie. En chemin, elle rencontre Norman, le jeune gardien sensible, mais maladroit du Bates Motel, dont la mère – dont on apprendra à la fin qu’elle est morte plusieurs années auparavant et ne vit qu’exclusivement dans l’esprit de Norman – est abusive et extrêmement jalouse de quiconque pourrait détourner son fils d’elle.

De son côté, La Maison du Diable (1963) met en scène une jeune femme rejoignant, suite au décès de sa mère lié à une longue maladie, une équipe d’enquêteurs paranormaux dans une vieille maison hantée. Faisant écho au personnage de Norman Bates, la jeune femme a docilement passé la majeure partie de sa vie à prendre soin de sa mère. 

Alfred Hitchcock s’est à nouveau essayé à l’horreur en 1963 avec Les Oiseaux. Le film établit une ambiance troublante par sa complète absence de musique. C’est aussi l’un des premiers qui traite d’événements inexplicables aux conséquences apocalyptiques pour le monde entier, par opposition à l’explicite thème du « monstre radioactif se déchaînant dans la ville » des années 1950.

L’idée du petit groupe se barricadant dans une maison pour faire face aux horreurs extérieures, mise en scène dans Les Oiseaux, a certainement été une source d’inspiration pour le classique La Nuit des Morts-vivants (1968) de George Romero. Beaucoup de thèmes sont abordés dans ce dernier film qui met en évidence la polarisation politique de l’époque. Tel un clin d’œil à la campagne pour les droits civiques, le protagoniste principal, Ben, est un homme noir, fort et déterminé, souvent en opposition avec Harry, symbole de l’homme blanc patriarcal, sur la façon de se défendre contre les zombies. Le film a été produit seulement quelques mois après l’assassinat de Martin Luther King et la mort du personnage de Ben – tué par la police qui l’a pris pour un zombie – semble lui rendre hommage.

Parallèlement aux protestations contre la guerre du Vietnam et au mouvement pour les droits civiques, le mouvement pour les droits des femmes soulevait des enjeux comme le droit à disposer de son corps ou la question des violences domestiques – thèmes qui ont été traités dans un certain nombre de films au cours des décennies suivantes. Ainsi, Rosemary’s baby (1968) traite d’une jeune femme au foyer fécondée par le biais d’un rituel satanique organisé par ses voisins afin de porter la progéniture de Satan. Elle traverse cette grossesse aliénante, terrifiée, soumise aux caprices d’étrangers et torturée par la douleur et la maladie. Le film a pour spécificité de pousser le public à s’identifier à la détresse du protagoniste féminin.

Dans la même veine, Carrie (1976) met en scène le quotidien d’une adolescente marginale et solitaire harcelée par ses camarades de classe et maltraitée par sa mère, chrétienne fondamentaliste. Elle découvrira plus tard qu’elle a des pouvoirs télékinétiques et les utilisera pour se venger de ses persécuteurs. Ici encore le film pousse le public à s’identifier aux problèmes d’une adolescente.

9b4f4fff2ffeec6667f6c32e0e7ada40 w250 h167Parmi d’autres films notables des années 1970 on trouve La Malédiction (1976) qui raconte l’histoire d’un jeune garçon qui se révélera être l’Antéchrist et finira par être adopté par le Président des États-Unis, ou encore l’Exorciste (1973) qui parle d’une jeune fille possédée par un démon. Ce dernier film a d’ailleurs été soutenu par l’Université Fordham (une école Jésuite) car il confortait les enseignements superstitieux de l’Eglise. Ainsi, l’université a permis à la production de filmer sur le campus, d’utiliser un de leurs sous-sols, et un certain nombre de vrais prêtres ont joué dans le film.

La fin du boom d’après-guerre

En 1973, le boom de l’après-guerre atteignait ses limites, débouchant sur deux années de récession qui touchèrent le monde entier. Aux Etats-Unis, cela se caractérisa par le retour d’un fort taux de chômage, d’une stagflation et de la suppression d’acquis obtenus par le mouvement ouvrier pendant la période d’après-guerre.

Cette récession s’est ressentie dans un certain nombre de films au cours des années 1970, particulièrement dans l’Armée des morts (1978) de George Romero, dans lequel quatre personnes se réfugient dans un centre commercial abandonné où tout ce dont ils ont besoin est à leur portée. A l’époque, les centres commerciaux étaient un phénomène nouveau, reflétant la nouvelle dépendance du capitalisme au crédit et au consumérisme, indispensable au maintien artificiel de l’économie.

fd92af2071921762b7369a81ccb216b0 w250 h188En 1974, Tobe Hooper réalisait Massacre à la Tronçonneuse et introduisait de nombreuses idées qui seront reprises par les slasher des années 1980. Le film – qui, comme Psychose quelques années avant, a été inspiré par le tueur en série Ed Gein – se concentre sur un groupe de jeunes hippies de la ville visitant le Texas rural. Parmi eux se trouve le petit frère du personnage principal – Franklin – qui est en fauteuil roulant et est considéré par les autres personnages comme un fardeau. Le personnage de Franklin a été interprété par beaucoup comme symbolisant les soldats mutilés revenant de la guerre du Vietnam.

Sur leur route, ils rencontrent un inquiétant auto-stoppeur qui leur explique la supériorité de la méthode d’abattage des vaches avec une masse plutôt qu’avec les machines qui lui ont volé son travail. Il se révélera plus tard être membre d’une famille de sadiques qui ont vraisemblablement tous travaillé dans l’abattoir voisin. Les uns après les autres, tous trouveront une mort horrible à l’exception de « la survivante », un schéma qui deviendra caractéristique de beaucoup de films d’horreur des années 80.

Tobe Hooper poursuivit dans sa lancée avec Poltergeist (1982), qui met en scène la vie quotidienne d’une famille de banlieue brutalement interrompue par l’enlèvement de leur jeune fille par un poltergeist hantant leur maison. La cause de ces phénomènes est révélée plus tard : l’avide promoteur immobilier pour lequel travaille le père – stéréotype du yuppie – a bâti le quartier sur un cimetière, retirant les pierres tombales, mais y laissant les cercueils.

De son côté, Les Dents de la mer de Steven Spielberg (1975) nous parle d’un chef de police nouvellement arrivé sur l’île fictive d’Amity Beach aux prises avec un grand requin blanc ayant tué de nombreux habitants. Les rapports tendus entre les personnages tel que Hooper, riche biologiste indépendant, spécialiste des requins, et Quint, un chasseur de requin bagarreur, soulignent les tensions entre les classes de l’époque.

Enfin, Shining (1980) de Stanley Kubrick, autre adaptation d’un roman de Stephen King brille par son intemporalité. Le film montre une famille ayant déménagé dans un hôtel hanté où le père, Jack, projette d’écrire un roman. Lorsque d’inexplicables spectres viennent hanter la famille, le souvenir des violences domestiques et de l’alcoolisme du père refont surface. Ce film est vu par certains comme étant une allégorie du génocide des Indiens d’Amérique par les colons européens. Des références à la construction de l’hôtel pendant des attaques d’Amérindiens, le choix des vêtements de la mère et la réplique – « le fardeau de l’homme blanc » – semble indiquer cette possibilité, particulièrement crédible si l’on prend en compte le perfectionnisme réputé de Stanley Kubrick.

L’horrifique à l’italienne

La période de l’après-guerre a également vu l’émergence du genre horrifique en Italie, où une situation politique agitée a caractérisé près d’une décennie de période prérévolutionnaire. Des producteurs comme Mario Bava et Dario Argento ont réalisé des films représentatifs du genre giallo, mêlant des meurtres mystérieux à des éléments souvent surnaturels. D’autres ont produit des films encore plus ouvertement politiques. Le plus remarquable est sûrement Salò ou les 120 jours de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini, qui met en scène les abus horribles et les tortures commis à l’encontre de jeunes enfants de paysans sous l’occupation nazie de la république de Salò à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En 1980, l’Italien Ruggero Deodato réalise Cannibal Holocaust, que l’on peut interpréter comme une critique de l’impérialisme. Le film raconte l’histoire d’une équipe de tournage documentaire de New York partie filmer les conflits entre des tribus cannibales en Amazonie. On apprendra par la suite que la guerre a été sciemment provoquée par l’équipe de tournage qui a brutalement assassiné un membre d’une des tribus pour provoquer le conflit. En raison de fausses rumeurs affirmant que le film mettait en scène de vrais meurtres, Deodato a par la suite été arrêté et jugé pour production de snuff movies.

Le genre Slasher

Aux Etats-Unis, la fin des années 1970 et le début des années 80 ont connu un essor du genre slasher, s’inscrivant dans la continuité des giallo italiens et de films américains précurseurs comme Psychose et Massacre à la Tronçonneuse.

9752d92af93718c3e480619a2198b9a8 w250 h379Halloween de John Carpenter (1978), Vendredi 13 de Sean S. Cunningham (1980), Les Griffes de la nuit de Wes Craven (1984) et même Alien (1979) ou Terminator (1984) sont les meilleurs représentants du genre. Chacun de ces films inclut le schéma type de « la survivante » dans lequel seul le dernier protagoniste restant – de sexe féminin – finit par avoir le tueur.

La plupart de ces films mettent également en scène le stéréotype de jeunes adultes abattus par un tueur solitaire, souvent masqué, en raison de leur consommation d’alcool, de drogue ou pour avoir eu des relations sexuelles prénuptiales. Beaucoup ont souligné un possible « agenda conservateur » derrière la production de ces films. Néanmoins, ceux-ci peuvent tout autant être compris – dans la continuité du conflit intergénérationnel abordé précédemment – comme ayant été réalisés afin d’attirer les jeunes adultes subissant la pression de leurs parents autoritaires dans l’Amérique de Ronald Reagan.

Evil Dead (1981) de Sam Raimi peut être considéré comme une inversion du genre slasher, avec un homme comme protagoniste principal luttant contre ses amis – pour la plupart des femmes – qui se retrouvent, les uns après les autres, possédés par une force démoniaque. C’est également l’un des premiers films à introduire le schéma type de « la cabane dans les bois ».

Un film singulier du début des années 1990, Candyman (1992), traite quant à lui d’un jeune qui étudie une légende urbaine populaire dans les logements sociaux de Chicago – le Candyman, une personne lynchée par une foule raciste et dont l’esprit se maintiendrait en vie si on prononce trois fois son nom en se regardant dans un miroir. Le film trace une distinction claire entre les conditions de vie de l’étudiant – qui vit dans un appartement luxueux au sein d’un vieil immeuble en rénovation – et celles des personnes qui habitent dans les logements sociaux de Cabrini-Green où la pauvreté et le crime sont omniprésents.

Le reste des années 1980 jusque dans les années 90 a été caractérisé par une série de suites, reflétant la réticence croissante d’Hollywood à investir dans de nouvelles idées. La seule bonne exception à la règle est La Chose (1982) de John Carpenter, remake du film La chose d’un autre monde de 1951. Le remake diverge de l’original dans le fait que l’alien ne prend pas la forme d’un seul monstre, mais qu’il peut se transformer, suivant sa volonté, pour ressembler à n’importe quel membre de l’équipage d’une base de recherche en Antarctique. L’isolement et la paranoïa qui déchirent les personnages sont peut-être l’aspect le plus terrifiant du film en plus de ses sordides effets spéciaux.

db841f3bc2b263a6afbc0092cd91a4ff w250 h178La période apporta également des classiques mélangeant les genres horrifiques tels qu’entre autres Génération perdue (1987), Ghostbusters (1984) et Fantômes contre fantômes (1996). Invasion Los Angeles (1988), également réalisé par John Carpenter, a été intentionnellement pensé comme une critique du consumérisme et du conservatisme de l’ère Reagan. Le film est célèbre pour une scène de combat extrêmement longue entre Keith David et le défunt Roddy Piper, dont le personnage essaye de convaincre son ami que le monde est dirigé par des aliens qui peuvent seulement être vus en utilisant des lunettes de soleil spéciales.

73491d5c0855e4bd17267165df51407e w250 h141En 1996, le maître de l’horreur, Wes Craven revient avec Scream, un slasher autoréférentiel où les meurtres se déclinent suivant de nombreux schémas présents dans de précédents slasher. En 2006, Derrière le masque de Leslie Vernon pousse l’auto-référence au genre encore plus loin. Le film met en scène un tueur suivi par une équipe de tournage documentaire dans un monde où les tueurs comme Freddy Krueger, Jason Voorhees et Michael Myers sont réels et devenus des célébrités. Cette idée a été exploitée à un degré encore plus élevé dans l’exceptionnel La Cabane dans les bois (2012), qui utilise intelligemment les codes dominants du genre horrifique.

Les années 2000 ont continué à produire des films extrêmement commerciaux, le plus souvent dérivés de films d’épouvante antérieurs. Cependant, quelques innovations dans le genre valent la peine d’être mentionnées telles que 28 Jours plus tard (2002) qui relance la popularité des films de zombies, lesquels domineront le genre horrifique et apocalyptique de ces dernières années.

Saw (2004) et ses suites successives – sans doute inspiré de Seven (1997) – développent l’idée d’un tueur qui place ses victimes dans des situations effroyables, leur offrant le choix de tuer ou d’être tuées, ou de subir d’horribles sévices pour survivre, ce qui n’est pas sans rappeler la morale du capitalisme : manger ou être mangé !

Autre film, Hostel (2005) raconte l’histoire de deux amis qui voyagent en Europe de l’Est post-soviétique et vont atterrir dans un cachot dans lequel de riches hommes d’affaires payent pour torturer et mutiler des gens pour leur divertissement. Pontypool (2008) met en scène de façon sinistre un cas inexplicable d’hystérie collective, rappelant une épidémie de zombies, vécu du point de vue d’une station de radio dans la campagne canadienne.

Ces dernières années, il semblerait que l’on assiste au retour de bons films d’horreur, comme en témoignent des films tels que Morse (2008), The House of the Devil (2009), The Innkeepers (2011), Sinister (2012), It Follows (2014), Mister Babadook (2014) et d’autres. Il reste à voir quels seront les films à suivre qui caractériseront la décennie à venir.

L’horreur que nous devons surmonter

Le genre horrifique fait maintenant partie du folklore moderne. Dans la société pré-capitaliste, les récits mythologiques de fantômes, spectres, démons et dieux – bons comme mauvais – servaient à expliquer des phénomènes naturels incompréhensibles pour l’époque et que l’humanité ne pouvait maîtriser.

Les avalanches, les feux de forêt, les inondations, les sécheresses, les éruptions volcaniques, les épidémies, etc., étaient des catastrophes qui défiaient l’humanité. C’est notre capacité à façonner notre environnement par le travail afin de maîtriser ces forces élémentaires qui nous définit en tant qu’êtres humains. Cependant, nous vivons dans une société en déclin dans laquelle les forces ayant le plus d’influence sur le destin de l’humanité sont hors de notre contrôle. Que peut-il y avoir de plus terrifiant ?

« La société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées »

Cette citation du Manifeste du Parti communiste résume le carrefour où se trouve l’humanité. Alors que le capitalisme a développé les moyens de production à un niveau permettant d’offrir une vie agréable pour tous et nous a donné les moyens de surmonter presque n’importe quel obstacle naturel, nous sommes (pour le moment) empêtrés dans une situation où les phases de croissance et de récession des marchés boursiers déterminent le destin de milliards de personnes. La seule manière de surmonter cette contradiction passe par la transformation révolutionnaire de la société avec la classe ouvrière organisée aux commandes, contrôlant rationnellement et démocratiquement les formidables forces créées par l’humanité.

Cela donnera lieu à un épanouissement de la science, de la technique et de la culture à une échelle inimaginable, nous donnant les moyens de bâtir une société libérée des angoisses, des insécurités et des horreurs qui mutilent psychologiquement des millions de gens. Une société dans laquelle nous serions libérés des forces aveugles qui affectent nos vies aboutirait vraisemblablement au déclin d’un genre cinématographique qui sera probablement perçu comme caractéristique de la société de classes dans son ensemble, et plus spécifiquement de la phase terminale du déclin du capitalisme.

Dans Squid Game, une série télévisée de Hwang Dong-Hyuk, des Coréens criblés de dettes participent à une compétition macabre : 30 millions d’euros sont en jeu, mais tous ceux qui perdent sont physiquement éliminés.

Il n’est pas étonnant que cette série soit un énorme succès mondial (plus de 100 millions de visionnages, à ce jour) : elle expose brillamment, sous une forme allégorique, la réalité brutale du capitalisme.

La compétition consiste en une succession de jeux. Les organisateurs créent les conditions d’une rivalité sanglante entre participants. La nourriture est insuffisante, la violence tolérée, la trahison récompensée. Les divisions fondées sur la race, le sexe ou l’âge minent les solidarités qui s’ébauchent. On pense aux mots de Marx : « là où le besoin est généralisé, tout le vieux fatras renaît », c’est-à-dire les violences, les discriminations et les oppressions.

Alors qu’on leur offre la liberté de retourner à leur vie habituelle, les participants sont confrontés à l’inéluctable et sinistre réalité de leur existence. Comme le dit l’un des personnages, la vie est « tout aussi horrible ici qu’en dehors ». Cette liberté qui leur est offerte est à l’image de la démocratie bourgeoise : pour les travailleurs, elle n’est qu’une illusion.

Des hommes armés et masqués détiennent le monopole de la violence « légitime ». Ils exécutent tous ceux qui enfreignent les règles ou échouent. C’est une allusion évidente à l’appareil d’Etat bourgeois – en Corée du Sud comme ailleurs. De manière générale, toute la série est constituée d’allusions métaphoriques à la réalité du capitalisme. Comme le dit le réalisateur Hwang Dong-Hyuk : « Je voulais écrire une histoire qui soit une allégorie ou une fable sur la société capitaliste moderne, quelque chose qui dépeigne une compétition extrême, un peu comme l’extrême compétition de la vie. » De ce point de vue, c’est une réussite indiscutable.

De l’autre côté de l’écran

Squid Game fait partie de la récente vague du réalisme social coréen, avec des films comme The Host et Parasite, qui mettent également à nu l’exploitation de classe en Corée du Sud. De fait, la réalité du « Squid Game » n’est pas très éloignée des conditions matérielles épouvantables auxquels sont confrontés les travailleurs sud-coréens, dans la vie réelle.

Depuis plus d’une décennie, la Corée du Sud connaît un déclin constant du niveau de l’emploi. Cette tendance a été exacerbée par la pandémie du Covid-19. En 2020, le taux de chômage a atteint son plus haut niveau depuis 1997. Chez les jeunes, il s’élève à 9,5 %. Les jeunes Coréens ont pris l’habitude d’appeler leur pays « la Corée de l’enfer ». Mais la situation n’est pas moins difficile pour les retraités coréens : 43 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté.

Dans la série, c’est le surendettement qui pousse des Coréens ordinaires à participer au « Squid Game ». Dans le monde réel, l’endettement des ménages sud-coréens bat des records. Le ratio dettes/revenus s’élève à 191 %, en moyenne. Au total, la dette des ménages atteint le chiffre astronomique de 1540 milliards de dollars.

Sans dévoiler davantage le scénario de la série, disons que Hwang Dong-Hyuk y fait aussi figurer des représentants de l’impérialisme américain – sous une forme allégorique, bien sûr. Or dans le monde réel, les Etats-Unis continuent d’utiliser la classe ouvrière coréenne comme un pion dans leurs jeux impérialistes.

La force du nombre

Malgré la double oppression que subissent les travailleurs coréens (sous les bottes de la bourgeoisie nationale et de l’impérialisme américain), leurs traditions militantes sont très fortes. En 2015, la Corée du Sud a connu trois grèves générales. A l’appel de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), des dizaines de milliers de travailleurs sont descendus dans les rues pour protester contre la politique réactionnaire du gouvernement dirigé par Park Geun-Hye.

En réponse, le gouvernement a brutalement réprimé ce mouvement. Des dirigeants syndicaux ont même été arrêtés. Les lois réactionnaires contestées ont été adoptées (avec des modifications mineures), mais la classe ouvrière coréenne a tiré d’importantes leçons de cette phase de luttes massives.

Le 20 octobre dernier, la KCTU a organisé une nouvelle grève générale. Pour promouvoir la grève, la Confédération syndicale a créé une publicité – dans le style de Squid Game – intitulée « General Strike Game ».

Squid Game n’est pas exempt des défauts que l’on retrouve dans de nombreuses séries Netflix (ou autres) : clichés en tous genres, longueurs inutiles, sentimentalisme trop appuyé, éléments du scénario qu’on voit venir de loin, etc. Mais ces défauts passent au deuxième plan face à la puissance allégorique de l’histoire. Les souffrances de Seong Gi-Hun, le principal protagoniste, symbolisent celles de millions de Coréens – et, au-delà, des milliards d’exploités et d’opprimés à travers le monde. A cet égard, le message central de la série est sans ambiguïté : ils n’ont rien à gagner sous le capitalisme. 

L’art ne plane pas au-dessus de la lutte des classes. Il reflète souvent cette lutte – plus ou moins directement – et peut même y jouer un rôle actif. A toute époque, la production artistique plonge ses racines dans les rapports économiques et sociaux.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Quel est l’impact du capitalisme – et de sa profonde crise – sur la vie artistique et culturelle ? Quel rôle peuvent jouer les artistes dans la lutte pour un monde débarrassé de toute exploitation et de toute oppression ?

Le mercredi 26 août sortait le blockbuster américain Tenet, dont le succès cristallise les espoirs de sauver une industrie mise à mal par le Covid-19, et laissée de côté par le gouvernement. Pourtant, même si le film est un succès en salles, le futur du cinéma reste incertain.

Une crise mondiale

Les temps sont durs pour l’industrie du cinéma. Violemment touché par le Covid-19, le cinéma français, pourtant florissant et lucratif était en chute libre cet été. La raison ? Tout d’abord les restrictions dans les salles, pour respecter les distanciations sociales, mais surtout un manque de gros films américains, dont les sorties – indéfiniment repoussées – ont privé les salles de millions de spectateurs potentiels, faisant chuter la fréquentation des salles de 70 %. Pour être viable, la fréquentation aurait dû être quatre fois plus importante. De nombreux cinémas indépendants, dont le célèbre Grand Rex, ont même préféré fermer leurs portes pendant le mois d’août pour éviter de trop grandes pertes.

Des entreprises liées au milieu du cinéma ferment aussi tout simplement leurs portes, comme Ymagis, entreprise spécialisée dans le traitement du son et de l’image pour les salles de cinéma, placée en redressement judiciaire, laissant dans le flou l’avenir de ses 250 salariés français. Le système de financement du cinéma français est lui aussi mis en danger par cette crise. Il est en effet majoritairement financé par un pourcentage sur les billets de cinéma, et se trouve fragilisé par une coupe de 350 millions d’euros ces dernières années.

La concurrence du streaming légal

Cette crise ne concerne pas que le marché français, elle est mondiale. Partout dans le monde, le cinéma en salle s’écroule – à cause de la crise du Covid-19 – mais aussi de la féroce et compétitive concurrence des sites de streaming. En effet, pendant le confinement, les sites de streaming avec abonnements, tels que Netflix et Amazon Prime, ont vu leurs chiffres d’affaires exploser. Netflix a par exemple vu son chiffre d’affaires augmenter de 28 %, du jamais vu.

Cette situation intéresse évidemment les grands studios, qui, motivés par le profit décident de court-circuiter l’industrie du cinéma en salle. En France, on a ainsi pu constater la vente des droits de diffusion de grands films européens directement à Amazon Prime (Pinocchio ou encore Brutus vs César), au grand dam des exploitants. La multinationale Disney, véritable mastodonte du divertissement mondial, a préféré diffuser directement son très attendu Mulan sur sa propre plateforme Disney + à un prix défiant toute concurrence (22 € à l’achat en Europe, mais gratuit en France, alors qu'une sortie au cinéma en famille coûte bien plus cher).

Cette logique est déjà suivie par le studio Universal, qui proposera ses films aux Etats-Unis sur les plateformes de vidéo à la demande seulement 17 jours après leur sortie en salle – à des prix toujours plus compétitifs. Pour les grands studios, la logique est simple, passer par les services de streaming est beaucoup plus profitable. Les studios deviennent détenteur de tout le développement du film, de leur production à leur diffusion.

Les cas de Mulan et d’Universal deviendront sûrement un exemple à suivre pour les autres grands studios, qui leur permettront de maximiser leurs profits en monopolisant toute la chaîne de diffusion sans se préoccuper d’intermédiaires. Cette logique risque d’être assassine pour les petites structures. En effet, paradoxalement dans le système du cinéma français, les films américains à gros budget sont de véritables moteurs pour le marché du cinéma. L’argent engendré par les gros blockbusters est réinjecté dans le système permettant de financer des salles arts et essais ou encore des films à petits budgets. Sans les films américains, la diversité culturelle et artistique que génèrent ces petites structures risque tout simplement de disparaître. Le capitalisme n’a jamais été tendre avec le monde de la culture, et plus particulièrement lorsqu’il est en crise.

La culture n’a d’intérêt pour les capitalistes que lorsqu’elle est profitable, et les mots de la nouvelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, ne contredisent pas cette affirmation. Cette dernière a en effet affirmé qu’elle n’irait pas « pleurnicher » pour « réclamer des sous » pour soutenir la culture. De son côté, Jean Castex a annoncé le 26 août un plan de relance de 2 milliards d’euros pour la culture en général alors que le manque à gagner pour le secteur serait plutôt d’environ 22,5 milliards. Face à cette incapacité du système capitaliste à sauver la culture, il est intéressant de se pencher sur le cas d’une industrie du cinéma nationalisée, l’industrie du cinéma soviétique après la révolution d’octobre.

Pour un cinéma nationalisé

La période ayant suivi la révolution d’octobre 1917 fut une période riche et enivrante pour le cinéma. Nationalisé en 1919, il permit à des génies comme Eisenstein ou encore Dziga Vertov de pouvoir tourner des chefs d’œuvre, qui changèrent pour toujours la façon dont on pensait et faisait du cinéma. Grâce à la nationalisation et en dépit des conditions matérielles désastreuses et de l’invasion de 21 armées étrangères, le nombre de films produits en URSS tripla en quelques années. L’Etat se chargea aussi d’implanter le cinéma dans les campagnes, alors économiquement reculées. Les films d’avant-garde et révolutionnaires y ont rencontré un grand succès. On peut estimer, par exemple, que Le cuirassé Potemkine a été vu par plus de 2,1 millions de spectateurs, un succès énorme pour l’époque. Un cinéma populaire, révolutionnaire et accessible au plus grand nombre. Autant d’avancées historiques qui seront étouffées par le régime stalinien.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, les premiers résultats financiers de Tenet ont été dévoilés. Distribué en grande pompe à travers tout l’hexagone, le blockbuster de Christopher Nolan à une allure messianique pour l’ensemble de l’industrie du cinéma, et a réalisé un solide démarrage – près d’un million d’entrées en une semaine, ce qui en fait le meilleur lancement de 2020 : il a ainsi attiré 40% des spectateurs d’une semaine. Il a aussi fait un bon démarrage en Amérique du Nord, en dégageant 146 millions de dollars de recettes. Mais ce succès doit cependant être relativisé, car il faut arriver à plus de 500 millions de dollars pour le rentabiliser. Warner Bros a rappelé qu’aucune conclusion ne peut être tirée au vu de la situation actuelle.

Malgré ces chiffres, une chose est sûre, nous ne pouvons pas laisser l’avenir du cinéma aux mains des capitalistes, qui ne font que le sacrifier pour accroître encore davantage leurs profits. Pour en sauver sa diversité, son accessibilité, il n’y a qu’une seule solution : la nationalisation. Ainsi, le cinéma pourra rester un art innovant et populaire, car, comme disait Lénine : « de tous les arts, le cinéma est le plus important ».

Le confinement peut être une chance pour élargir son horizon cinématographique. Nous vous proposons donc une sélection de films aussi bien politiques que divertissants pour passer le temps durant ce confinement :

Sorry to Bother You – Boots Riley (2018)

Passé relativement inaperçu en France, le film de Boots Riley est peut-être l’un des films politiques les plus audacieux et décapants de ces dernières années. Boots Riley, leader du groupe de rap The Coup et militant se revendiquant communiste, nous raconte ici l’histoire de Cassius Green, télémarketeur sans le sou découvrant une méthode magique pour gagner beaucoup d’argent dans un univers où la gronde sociale se fait de plus en plus entendre. Nous restons évasifs sur le synopsis pour garder l’effet de surprise, essentiel dans cette charge géniale contre le système capitaliste.

La Bataille d’Alger – Gillo Pontecorvo (1966)

Le film de Gillo Pontecorvo est l’un des piliers du cinéma des années 60. Avec un casting composé uniquement de non-professionnels (à l’exception de Jean Martin), le film est une œuvre de fiction quasi-documentaire sur la fameuse bataille d’Alger qui eut lieu en 1957, et plus particulièrement sur la lutte pour le contrôle du quartier de la Casbah. Censuré en France au cinéma jusqu’au début des années 70 et à la télévision jusqu’en 2004, ce film a fait couler beaucoup d’encre et a déclenché de nombreuses controverses. Reste que c’est sûrement le plus grand film jamais réalisé sur la guerre d’Algérie. Une vraie claque à découvrir ou à redécouvrir.

Snowpiercer – Bong Joon-Hoo (2013)

Bong Joon-Hoo a reçu l’année dernière une pluie de récompenses et de louanges pour son chef-d’œuvre, Parasite. Mais sa filmographie ne se résume pas qu’à Parasite et regorge d’excellents films aussi variés que politiquement passionnants, comme l’excellent Snowpiercer. Adapté d’une bande-dessinée française de Jacques Lob et Jean Marc Rochette, le film raconte le destin des derniers rescapés de l’humanité confinés dans un train roulant à toute vitesse à travers le monde. A la queue, les pauvres sont entassés et brutalisés, tandis qu’à l’avant les riches vivent une vie luxueuse. Cet ordre est bouleversé le jour où Curtis, jeune homme de la queue du train, décide de mener une révolution pour renverser cette nouvelle bourgeoisie. Virtuose, impressionnant, inventif et politique, Snowpiercer est l’un des meilleurs films de science-fiction de ces dix dernières années, alliant parfaitement le grand spectacle et la réflexion politique.

Le jeune Karl Marx – Raoul Peck (2016)

Qu’il est difficile de faire des biopics historiques qui ne sentent pas la poussière – et qu’il est délicat, dans le système actuel de production, d’en faire un sur des personnalités révolutionnaires ! C’est un défi que Raoul Peck a relevé avec brio. Le réalisateur nous propose de découvrir les jeunes années de Karl Marx, de sa rencontre avec Friedrich Engels jusqu’à la publication du Manifeste du Parti communiste. Un film passionnant tant pour ses indications sur la vie du jeune Marx que pour le souffle épique qui le traverse. A voir absolument !

Us – Jordan Peele (2019)

Après le génial Get Out, Jordan Peele réitère avec un nouveau film d’horreur politique. Le pitch est simple : le séjour d’une famille bourgeoise dans leur maison de vacances tourne au cauchemar lorsqu’ils se font attaquer par leur doppelgänger. Derrière le film d’horreur réussi et réellement effrayant se cache une allégorie acerbe de la société américaine, plus particulièrement des rapports entre les classes. On nous montre la polarisation extrême de la société américaine en parlant frontalement des délaissés que le capitalisme a créés et de leur vengeance. Lupita Nyong’o nous offre aussi l’une des meilleures performances d’actrice de l’année dernière.

Le Cuirassé Potemkine – Serguei Eisenstein (1925)

Le Cuirassé Potemkine est l’un des plus grands films de tous les temps. Il est surtout une représentation des immenses sauts qualitatifs que l’art peut connaître lors des périodes révolutionnaires. Dans la ferveur artistique ayant suivi la révolution d’Octobre 1917, Eisenstein révolutionna le montage, en faisant suivre deux images à la suite pour créer une idée nouvelle, une technique fortement inspirée de son étude de la dialectique marxiste. Cette nouvelle façon de monter, qui révolutionna le cinéma, est constamment utilisée dans le cinéma moderne. Eisenstein décida aussi de laisser de côté le principe du personnage principal, préférant mettre en avant les masses et les anonymes qui les composent. Toutes ces innovations sont donc réunies dans l’immense Cuirassé Potemkine. A sa sortie, le film fut évidemment censuré dans toute l’Europe de peur qu’il inspire la classe ouvrière. Son âge ne lui a pas fait perdre sa puissance révolutionnaire, loin de là : Le Cuirassé Potemkine est le cinéma politique à son meilleur et doit être vu par tous !

Le 17e Championnat du monde d’athlétisme s’est déroulé du 27 septembre au 6 octobre à Doha, la capitale du Qatar. Cet événement international, qui voit s’affronter les meilleurs athlètes de nombreuses disciplines, s’est tenu dans une atmosphère étouffante – et de surcroît, absurde.

Des conditions dantesques

Le thermomètre a tutoyé les 40 °C. Les conditions étaient donc extrêmes pour une activité physique de haute intensité. Les défenseurs de l’événement (qui ne sont pas très nombreux) s’empressent de rectifier : « le Khalifa international Stadium est climatisé ! » En effet, pour éviter que ce stade grandiose ne se transforme en fournaise, il bénéficie de plus 3000 bouches d’aération.

Bien sûr, les épreuves qui se sont tenues à l’extérieur du stade ont eu lieu sous un soleil de plomb. C’était le cas du marathon et des épreuves de marche (20 km et 50 km). Le champion du monde de l’épreuve sur 50 km, Yoan Diniz, a déclaré : « Je suis clairement dépité. Je ne vais pas mentir : je suis arrivé ici en très grande forme, mais il y a plein de choses qui m’interpellent. Tout le monde va prendre le départ, mais j’ai l’impression que les athlètes du hors stade (marathon et marche) sont pris pour des cons ».

Comme si cela ne suffisait pas, les organisateurs ont poussé l’absurdité – et le cynisme – jusqu’à profiter de l’occasion pour faire des expériences sur la résistance des athlètes aux fortes chaleurs. Yoan Diniz expliquait : « On est plus pris pour des cobayes. On nous a envoyé un questionnaire pour voir notre comportement par rapport à la chaleur et l’humidité. On peut aussi prendre une capsule pour voir notre réaction au niveau de la thermorégulation de notre corps. »

Marathon féminin DohaLe marathon féminin s’est tenu par 42 °C ressentis. Le taux d’humidité était de 71 %. Sur les 68 athlètes engagées au départ, 28 ont dû abandonner ou être arrêtées sur décision médicale. Nombre d’entre elles ont quitté la course sur des brancards ou dans des fauteuils roulants. Or ce triste résultat était parfaitement prévisible.

Pour éviter un tel fiasco, d’autres options auraient pu être envisagées, par exemple privilégier le mois de novembre, où la température oscille entre 21 °C et 30 °C, à Doha. Mais les agendas sportifs et les droits TV entraient en contradiction avec le bon sens le plus élémentaire. Les instances internationales soumettent le sport aux logiques financières. « Le sport a été oublié », déplorait le directeur technique national de l’athlétisme français, Patrice Gergès.

La politique sportive du Qatar

Le Qatar n’en est pas à son premier coup d’essai dans le domaine sportif. En 2011, l’émir du Qatar – alors proche de Sarkozy – rachetait le PSG pour y « investir » des sommes faramineuses. En 2015, le Championnat du monde de handball s’est déroulé au Qatar. L’équipe du Qatar était d’ailleurs composée de mercenaires achetés dans d’autres pays. Même un certain nombre de « supporters » étaient payés pour assister aux matchs ! Enfin, la Coupe du monde de football de 2022 se déroulera au Qatar, dans des stades climatisés et extrêmement énergivores.

Pourquoi les dirigeants qataris développent-ils – jusqu’à l’absurde – cette soi-disant « politique sportive » ? Et pourquoi les instances internationales du sport jouent-elles le jeu ?

Nasser Al-KhelaifiLa bourgeoisie qatarie, dont la puissance repose sur l’industrie pétrolière, cherche à diversifier ses sources de profits. Elle veut notamment développer le secteur du tourisme. Le sport est un moyen d’attirer les touristes (riches) et de donner « une bonne image » à ce régime ultra-réactionnaire. Cela pousse l’Emir à faire tout et n’importe quoi pour obtenir des événements sportifs internationaux. Les dirigeants qataris sont accusés d’avoir corrompu les instances de la FIFA et de l’IAAF (fédération internationale d’athlétisme). En mai 2019, Nasser al-Khelaïfi, l’actuel président du PSG, a été mis en examen pour « corruption active ».

Au passage, les infrastructures sportives sont construites dans des conditions dramatiques pour les travailleurs (la plupart étaient d’origine étrangère). En 2018, six ex-employés indiens et népalais de Vinci portaient plainte contre ce groupe français de BTP et contre sa filiale qatarie, pour « travail forcé » sur les chantiers de la Coupe du monde 2022. Les ouvriers de ces chantiers travaillaient entre 66 et 77 heures par semaine. Entre 2012 et 2017, près de 3000 ouvriers sont morts sur les chantiers, souvent d’une crise cardiaque. Le tout dans le silence complaisant des institutions sportives internationales...

Quelle alternative au « sport business » ?

Le Championnat du monde d’athlétisme nous montre, une fois de plus, où mène la collusion entre le sport et la course aux profits capitalistes. Les grandes compétitions sportives se transforment en des événements où le jeu est dépassé par ses enjeux, celui de satisfaire les intérêts de la classe dominante, tant au niveau économique qu’au niveau de « l’image positive » engendrée par l’organisation d’événements sportifs. Les instances sportives internationales sont devenues la caisse de résonance des intérêts d’une minorité de privilégiés.

Il est nécessaire de délivrer le sport des logiques et des pressions de la course au profit, avec tous les vices que cela engendre. Il faut investir massivement dans les services publics pour construire des infrastructures utiles à la pratique sportive et aux loisirs du plus grand nombre. Pour développer la pratique physique des plus jeunes, il est indispensable de soutenir les clubs amateurs, les associations et le sport en milieu scolaire. En bref, il faut mettre la pratique sportive au service de la grande majorité de la population.