Art & Litterature

L’été dernier, Le Monde et Télérama soulignaient que, depuis quelques années, un nouveau souffle de vitalité traverse le petit univers de la poésie. Dans les librairies, les recueils (classiques ou non) se vendent mieux : + 42 % entre 2019 et 2022. En 2023, cette tendance s’est confirmée : + 22 % entre janvier et mai. Certes, la poésie représente toujours moins de 1 % des ventes, mais le rebond est indiscutable. « Les maisons d’édition indépendantes et spécialisées dans le genre se multiplient – Seghers, Bruno Doucey, Le Castor astral… – et avec elles les velléités d’écrire », explique Télérama.

C’est encore plus évident sur les réseaux sociaux. Le hashtag « Poetry » a été vu 75 milliards de fois sur TikTok. Sur Instagram, les « instapoets » sont légion. Certains, comme la poétesse Rupi Kaur, sont suivis par des millions de personnes. C’est donc la jeunesse qui est à l’origine de ce nouvel élan poétique. En témoigne aussi le succès croissant des diverses formes de « scènes ouvertes », dans des bars, où l’on vient boire des mots autant que des verres.

L’essence de la poésie

Pour tenter d’expliquer ce phénomène, il faut d’abord souligner que la poésie n’est pas réductible aux « grands classiques » que l’enseignement scolaire, trop souvent, jette sur la table des lycéens en exigeant d’eux qu’ils écrivent un « commentaire de texte » en trois parties bien articulées.

C’est entendu : Verlaine, Hugo, Baudelaire et Rimbaud, pour ne citer que ces géants du XIXe siècle français, étaient des poètes de génie. Mais une approche scolaire, intimidante, est le meilleur moyen de ne pas les comprendre – et, dès lors, de passer à côté de ce qui fait l’essence de la poésie, laquelle déborde largement des rayons qui lui sont consacrés dans les librairies.

Pour comprendre ce qu’est la poésie, fondamentalement, on peut partir de ce qu’en disait le philosophe allemand Hegel (1770-1831). Dans sa classification des différentes formes d’art, il rangeait sous le concept de « poésie » tout ce que nous appelons aujourd’hui « littérature » – y compris, donc, le théâtre et le roman. Bien sûr, la littérature et l’art en général ont beaucoup évolué depuis Hegel ; sa classification n’est plus adéquate à notre époque. Mais il faut en saisir la signification profonde. Ce qui distingue la poésie – au sens hégélien – de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et de la musique, c’est que son « support matériel » est la parole humaine. « La poésie est, par sa nature même, essentiellement parlée », insistait Hegel

Cette caractérisation de la poésie n’est pas aussi banale qu’il y paraît à première vue. En effet, la parole poétique n’est pas n’importe quelle parole. Elle est cette parole qui s’élève au-dessus des fonctions purement instrumentales – ou logiques – du langage. Elle se libère des injonctions du quotidien, des soucis de communication immédiate et de transparence logique, pour donner libre cours aux trésors de musique et d’images qui sommeillent au fond du langage (et de chacun d’entre nous).

A propos des images, Hegel explique : la poésie « met sous nos yeux non l’essence abstraite des objets, mais leur réalité concrète ». Il poursuit : « Au point de vue de la pensée logique ordinaire, à l’audition ou à la lecture, je comprends immédiatement le sens des mots sans l’avoir présent à l’imagination, c’est-à-dire sans son image. Par exemple, si l’on prononce ces mots : "le soleil" ou "ce matin", je conçois parfaitement ce qu’on me dit, mais le soleil ou le matin ne sont pas figurés. Si, au contraire, je lis chez [Homère] : "Lorsque se leva l’aurore aux doigts de rose", c’est en réalité la chose même qui est exprimée ; mais l’expression poétique donne quelque chose de plus, car elle ajoute à la compréhension une intuition de l’objet compris ; ou plutôt elle éloigne la compréhension purement abstraite, et met à la place une forme réelle et déterminée. »

Comme le montre l’exemple choisi par Hegel, ce « quelque chose de plus » est produit par l’image poétique – car aucune aurore, dans le monde réel, n’a de doigts de rose !

L’autre ressort central de la poésie, c’est la musicalité de la parole. De nouveau, citons Hegel : « Les lettres ne sont que des signes du langage parlé. En les regardant, nous n’avons pas besoin d’entendre les sons eux-mêmes ; nous comprenons ce que nous lisons à la seule inspection des mots. Il n’y a que le lecteur peu exercé qui soit obligé de prononcer les sons pour comprendre le sens des mots. Or, ce qui est ici l’effet d’un défaut d’exercice est précisément le beau dans la poésie ».

Les grands poètes se distinguent par leur capacité à combiner la musique et les images, à jouer sur leurs correspondances – c’est-à-dire à fusionner la forme et le fond en un tout harmonieux, original, puissant, ce que précisément ne fait pas notre langage « fonctionnel » du quotidien.

Révolte et poésie

Ainsi, contrairement à un préjugé courant (et entretenu par le snobisme officiel), la poésie, telle que nous l’avons caractérisée, n’a pas cessé d’être vivante et foisonnante aux XXe et XXIe siècles. Elle a constamment parcouru le roman et le théâtre, à des degrés divers, mais aussi la chanson, et notamment le rap, dont l’intention poétique est revendiquée par certains artistes. Conformément à l’idée générale de Hegel, la poésie s’exprime dans une grande pluralité de genres artistiques, et elle peut évidemment s’accompagner de musique sans cesser, pour autant, d’être elle-même.

C’est sous cet angle que nous devons analyser le regain d’intérêt pour la poésie « pure », ces dernières années. Par « pure », nous voulons dire : qui repose sur la seule parole, sans chant et sans accompagnement musical. A cet égard, le « slam » est une forme intermédiaire entre le rap et la poésie réduite à son essence. Ce mouvement de dépouillement de l’expression poétique est très significatif. En effet, pour écrire et dire de la poésie, il n’est pas besoin de savoir chanter ou jouer de la musique. Comme le soulignait déjà Hegel, « le poète doit seulement être doué d’une riche imagination créatrice ». Autrement dit, il « suffit » d’avoir quelque chose à dire qui nous brûle les lèvres, qu’on veut faire entendre et qu’on veut élever à la dignité, à la beauté d’une parole qui marque, frappe et trouve son public.

Or précisément, la jeunesse actuelle a quelque chose à dire – contre l’exploitation, les oppressions, la misère qui jonche les rues, la destruction de l’environnement, le cynisme et l’hypocrisie qui suintent des classes dirigeantes, des grands médias, de toute parole officielle. Une révolte contenue, mais puissante, est à l’origine de la soif de poésie qui se manifeste aujourd’hui non seulement chez ceux qui l’écrivent et la disent, mais aussi chez ceux, encore plus nombreux, qui la lisent ou viennent l’écouter autour de quelques verres. Par exemple, dans Les moutons, la poète performeuse Yas écrit : « Ne laissez pas s’infiltrer tout signe de liberté / Obligez la population à passer à l’inaction / Cassez le moral des moutons / Qu’ils soient tondus rasés et bien blasés / Que les troupeaux ne s’éloignent pas de l’eau / Qu’on puisse les noyer en cas d’idéaux ».

Le lien entre la crise du capitalisme et la vitalité croissante de la poésie est souligné par Olivier Barbarant, qui préside la « commission poésie » du Centre national du livre (CNL) : « les temps de catastrophe suscitent une soif de sens et de poésie. Notre succès actuel dit quelque chose de la dureté de l’époque. »

La poésie n’est pas réductible à un discours politique : un bon poème et un bon mot d’ordre obéissent à des exigences très différentes. Ceci dit, la plupart des jeunes qui s’intéressent à la poésie y cherchent autre chose, de nos jours, qu’une virtuosité purement formelle. Ils veulent une poésie qui, d’une façon ou d’une autre, fut-ce avec humour et légèreté, dise le désastre du monde actuel, sa violence, son absurdité, mais aussi l’aspiration à un monde meilleur, plus juste et plus humain.

En juin dernier, dans Télérama, Julia Vergely écrivait que « si le monde va mal et semble courir inéluctablement vers sa perte, la poésie, elle, se porte comme un charme. » Les deux choses sont évidemment liées. Ceci dit, le monde ne court pas « inéluctablement » vers sa « perte » : il court vers une série de crises révolutionnaires dont l’issue tranchera le sort de l’humanité. L’engouement actuel pour la poésie en est un symptôme avant-coureur, parmi bien d’autres.

Armés dune compréhension marxiste de la société et de la connaissance du potentiel énorme dun monde meilleur, les marxistes voient le capitalisme pour ce quil est – une horreur.

Attention : cet article contient de nombreux spoilers.


Dans un article sur la Première Guerre mondiale, Lénine fait la remarque que « la société capitaliste est, et a toujours été, une horreur sans fin ». Évoquant la genèse du capitalisme dans son œuvre classique Le Capital, Marx note qu’à son arrivée dans l’histoire « le capital vient au monde suintant le sang et la saleté par tous ses pores ». Dans le même livre, il déclare que, « le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage ». Au même chapitre, il compare l’appétit des capitalistes pour le surplus de travail « à la faim d’un loup-garou ».

Armés dune compréhension marxiste de la société et de la connaissance du potentiel énorme dun monde meilleur, Marx et Lénine voyaient le capitalisme pour ce quil est : une horreur. Leurs comparaisons entre le vieux folklore et les contes victoriens sur les vampires, loups-garous et croque-mitaines avec les crimes, les injustices et l’énorme gaspillage du capitalisme ne sont pas surprenants – c’est un sentiment inconsciemment partagé par des millions de personnes et qui se reflète dans la popularité du genre horrifique depuis les tout débuts du cinéma.

Indépendamment des intentions derrière la production de ces films, ils ont inévitablement eu tendance à agir comme un miroir reflétant les inquiétudes et les craintes de leur époque. Ainsi, les films qui ont le plus touché les téléspectateurs étaient invariablement ceux qui paraissaient les plus familiers et en phase avec le quotidien, peu importe le degré de fantastique apporté en surface à l’histoire. En conséquence, il n’est pas accidentel que l’on puisse retracer les événements caractéristiques de la longue agonie du capitalisme au siècle dernier à travers les films d’épouvante les plus populaires.

L’horreur qui devait en finir avec toutes les horreurs

Les premiers studios de cinéma produisaient déjà des films d’horreur, mais ce n’est que suite aux conséquences de la Première Guerre mondiale que le public a vraiment adhéré au genre. La Première Guerre mondiale a représenté un tournant historique dans le développement du capitalisme. Alors que celui-ci avait développé les moyens de production à des niveaux inimaginables pour la société pré-capitaliste, il avait commencé à atteindre ses limites au début du XXe siècle. Les puissances impérialistes avaient épuisé leurs marchés nationaux et en cherchaient désespérément de nouveaux à exploiter. Les grandes puissances comme la Grande-Bretagne et la France s’étaient déjà en grande partie partagé le monde colonial, ne laissant comme seule option au capitalisme allemand que d’attaquer ses voisins continentaux.

Ainsi débuta « la guerre qui devait en finir avec toutes les guerres », une horreur bien réelle qui a impacté profondément le développement ultérieur de l’humanité. Le capitalisme venait de prouver au monde entier qu’il n’était plus un système ascendant, mais un système de crise ayant menacé d’entraîner toute l’humanité dans sa chute. La guerre a mené à la destruction de pans entiers de l’Europe, à la mort de plus de 16 millions de personnes, dont presque la moitié étaient des civils, et a laissé des millions de soldats psychologiquement et physiquement meurtris.

En Russie, la guerre prend fin suite à la victoire de la révolution prolétarienne menée par le Parti bolchevique. En Allemagne, la révolution de 1918, bien que mettant un coup d’arrêt à la guerre, a finalement échoué dans son objectif historique d’établir un gouvernement ouvrier, qui aurait pu jeter les bases de la construction d’une nouvelle société et sauver la Révolution russe de l’isolement. Les années qui suivirent en Allemagne connurent un boom dans la production de films, notamment dans le genre horrifique.

Les emblématiques films expressionnistes allemands Le Cabinet du docteur Caligari (1920) et Nosferatu (1922) ont capté le sentiment de malaise et d’insécurité de l’Allemagne d’après-guerre. L’Allemagne était alors secouée par des bouleversements révolutionnaires suivis de revers contre-révolutionnaires auxquels s’ajoutaient des crises économiques. Entre le vampire effrayant qui tue les gens dans leur sommeil (Nosferatu) et le somnambule manipulé par un docteur fou pour commettre des meurtres (le Cabinet du docteur Caligari), ces films ont mis en exergue le sentiment de beaucoup de travailleurs allemands d’avoir été dupés et menés à l’abattoir par la classe dirigeante allemande – ainsi que par leurs propres dirigeants du parti social-démocrate.

133dafc1394ad818345cbec702a9b266 w250 h169Les dommages physiques et psychologiques provoqués par la guerre sur ceux qui y ont participé furent également illustrés par l’artiste Otto Dix, qui a publié une collection de 50 gravures intitulées Der Krieg (La Guerre). Ayant directement vu les cruautés de la guerre, de nombreux soldats se réadaptaient difficilement à une vie « normale » à leur retour du front. Cela s’est exprimé dans un certain nombre de films d’épouvante se concentrant sur des monstres luttant avec leurs propres démons intérieurs. Au cours de la seule année 1920, deux adaptations de Docteur Jekyll et M. Hyde ont ainsi été produites aux Etats-Unis, et une version intitulée Le Crime du docteur Warren, réalisée par F.W. Murnau (réalisateur de Nosferatu), a été adaptée en Allemagne.

Cette décennie a également produit d’autres films mettant en scène des personnages physiquement défigurés et psychologiquement torturés comme le Bossu de Notre Dame (1923) et le Fantôme de l’Opéra (1925), tous deux interprétés par Lon Chaney, une des premières stars des films d’horreur.

La grande Dépression

Le krach boursier du 24 octobre 1929 a entraîné le capitalisme mondial dans la plus profonde crise de son histoire. Les souffrances qui en ont résulté ont touché des millions de travailleurs, généralisant un sentiment de cynisme et entraînant une profonde remise en question de la société. Aux Etats-Unis, Hollywood a joué un rôle important dans la tentative de maintenir la confiance envers la société capitaliste. William Hays, président de l’Association des Producteurs et Distributeurs de films Américain (MPPDA) a ainsi déclaré : « aucun média n’a contribué plus grandement que le cinéma au maintien du moral national au cours d’une période marquée par les révolutions, les émeutes et l’instabilité politique à travers le monde ». Mais l’engouement de l’époque pour les films d’horreur illustrait bien l’humeur morose caractéristique de la psychologie américaine antérieure à la riposte de la classe ouvrière du milieu des années 30. Cela a permis au genre horrifique de s’imposer sur le marché, donnant lieu à la production de nombreuses suites, motivées par la rentabilité financière du genre.

99903967f9e6737c64dd605d09f15b2f w250 h316Beaucoup de films des années 1930 s’inscrivirent ainsi dans la continuité des films des années 1920. Le Loup-garou de Londres (1935) s’est inspiré de Docteur Jekyll et M. Hyde, et Dracula (1931) rappelle Nosferatu. Même Les Morts-vivants (1932), le premier film de zombies notable était à bien des égards un écho du Cabinet du docteur Caligari. Il est intéressant de souligner que Bela Lugosi, la star de Dracula et des Morts-vivants, a fait ses débuts en Hongrie où il a participé à la Révolution de 1919. À cause de son radicalisme, il a été forcé de fuir pendant la contre-révolution et s’est frayé un chemin à Hollywood où il a lancé sa carrière comme monstre durant les années 1930 et 1940, aux côtés de Boris Karloff.

Frankenstein (1931), avec pour vedette Karloff, et L’Île du docteur Moreau (1932), ayant pour vedette Lugosi, se concentrent quant à eux sur l’horreur engendrée par l’humanité elle-même. Librement inspiré du grand classique de Mary Shelley, Frankenstein met en scène l’histoire d’un monstre ramené à la vie par un savant fou, abandonné et rejeté par un monde dont il cherchait à être accepté. A sa sortie, le chômage aux Etats-Unis avait presque doublé en un an. A cela, l’arrivée de nombreux travailleurs immigrés à la recherche d’un gagne-pain est venue renforcer le sentiment déjà répandu de rejet et d’isolement. Dans L’île du docteur Moreau, une adaptation du roman éponyme de H.G. Wells, le docteur Moreau cherche à transformer des animaux en humains, mais parvient seulement au résultat inabouti de chimères mi-humaines, mi-animales. A l’image de l’insécurité vécue par la classe ouvrière pendant la moitié de cette décennie, les créatures du docteur Moreau éprouvent la complexité émotionnelle et cognitive des humains, mais sont traitées comme des rats de laboratoire. Le film finit avec la mort du docteur Moreau par la main de ses créations tourmentées.

Un autre film, Les chasses du Comte Zaroff (1932), exprime de façon encore plus manifeste les antagonismes de classe de l’époque. Le film dresse le portrait d’un aristocrate russe qui s’adonne pour son plaisir à la chasse à l’homme. Le film se termine sur une scène bouleversante où le comte se fait dévorer par ses propres chiens tandis que les protagonistes parviennent à s’enfuir.

En 1934, la classe ouvrière américaine regagnait en énergie et en confiance. Trois grèves générales (Oakland, en Californie, Minneapolis, dans le Minnesota, et Toledo, dans l’Ohio) marquèrent le début d’une nouvelle période caractérisée par la renaissance de la classe ouvrière, ce qui se manifesta au Congrès des Organisations du secteur de l’Industrie. L’état d’esprit morose et résigné fit place à une humeur contestataire et combative. Ces changements peuvent expliquer le virage commercial pris par Hollywood concernant le genre horrifique et le travestissement de ce dernier, virage qui perdura pendant les décennies suivantes.

La Fiancée de Frankenstein (1935), le Fils de Frankenstein (1939), le Fantôme de Frankenstein (1942), Frankenstein rencontre le Loup-garou (1943) et la Maison de Frankenstein (1944) incarnent ainsi ce qui devient finalement une marque de fabrique du genre horrifique : suites, remakes et dérivés de mauvaise qualité. D’autres films comme le Mystère de la maison Norman (1939) et Des Zombies à Broadway (1945) introduisirent la comédie dans le genre à une époque où le monde faisait à nouveau l’expérience d’horreurs et d’atrocités bien réelles avec la Seconde Guerre mondiale.

L’horreur à l’âge du nucléaire

Dans la continuité du détournement du genre et de la politique commerciale des années 1940, de nombreux films d’épouvante des années 1950 se sont tournés vers la science-fiction, traitant notamment de la peur d’une contamination radioactive, de monstres préhistoriques, d’expériences scientifiques désastreuses et d’envahisseurs de l’espace.

34566afc234e5f63300afd342473c84b w250 h167Ainsi, Godzilla (1954), produit au Japon, reflète l’impact psychologique consécutif au largage de la bombe atomique et aux bombardements intensifs de nombreuses villes japonaises. Le monstre préhistorique Godzilla, ressuscité par des essais nucléaires dans le Pacifique, va semer le chaos, se déchaînant dans Tokyo. L’idée qu’une ville entière puisse être détruite en une seule nuit n’est sans doute nulle part ailleurs aussi vivement comprise qu’au Japon – le film a d’ailleurs été produit moins d’une décennie après les bombardements criminels d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ont rasé les deux villes et oblitéré presque un quart de million de personnes. Surfant sur les craintes de la guerre nucléaire, le film fut un succès international et donna lieu à une série de suites et de productions similaires de films de « gros monstres » tels que Des monstres attaquent la ville ! (1954) et Tarentula ! (1955).

La Chose d’un Autre Monde (1951) fut l’un des premiers films à traiter des envahisseurs étrangers, un thème qui se popularisa avec l’accentuation de la course à l’espace. Par la suite, Le Blob (1958) met en scène une créature extraterrestre perturbant la vie d’une ville typique de banlieue des années 1950, puis finissant par l’engloutir.

Dans l’Invasion des profanateurs de sépultures (1956), ce sont des spores de plantes extraterrestres qui s’abattent sur une ville de banlieue américaine pour y créer des clones humains dépourvus d’émotions. Ce film a été interprété par certains courants politiques de droite comme la représentation de la conformité sans âme qui aurait existé sous l’Union soviétique stalinienne, mais beaucoup à gauche y ont plutôt vu la dénonciation de cette même conformité à l’œuvre sous l’ère McCarthy aux Etats-Unis.

Lhorreur surnaturelle

A l’apogée du boom économique d’après-guerre, dans les années 1960, le genre horrifique prit un tournant vers le surnaturel. Beaucoup de films commencèrent à traiter de fantômes, de sorcières, de cultes sataniques et de possessions démoniaques. Dans les Etats-Unis du milieu des années 1960, la ferveur religieuse était à son paroxysme. La croyance en Dieu y était utilisée à des fins de propagande pour différencier le pays d’une Union soviétique « impie ».

c102378f845a80b753e67b4db4351657 w250 h161Anticipant les mouvements de jeunesse de la fin des années 1960, beaucoup de films commencent également à mettre en avant le conflit intergénérationnel, thème qui a persisté depuis. Psychose (1960) en incarne peut-être la quintessence. Le film commence comme un thriller typique de Hitchcock avec une femme volant une grande somme d’argent à son employeur et se dirigeant vers la Californie. En chemin, elle rencontre Norman, le jeune gardien sensible, mais maladroit du Bates Motel, dont la mère – dont on apprendra à la fin qu’elle est morte plusieurs années auparavant et ne vit qu’exclusivement dans l’esprit de Norman – est abusive et extrêmement jalouse de quiconque pourrait détourner son fils d’elle.

De son côté, La Maison du Diable (1963) met en scène une jeune femme rejoignant, suite au décès de sa mère lié à une longue maladie, une équipe d’enquêteurs paranormaux dans une vieille maison hantée. Faisant écho au personnage de Norman Bates, la jeune femme a docilement passé la majeure partie de sa vie à prendre soin de sa mère. 

Alfred Hitchcock s’est à nouveau essayé à l’horreur en 1963 avec Les Oiseaux. Le film établit une ambiance troublante par sa complète absence de musique. C’est aussi l’un des premiers qui traite d’événements inexplicables aux conséquences apocalyptiques pour le monde entier, par opposition à l’explicite thème du « monstre radioactif se déchaînant dans la ville » des années 1950.

L’idée du petit groupe se barricadant dans une maison pour faire face aux horreurs extérieures, mise en scène dans Les Oiseaux, a certainement été une source d’inspiration pour le classique La Nuit des Morts-vivants (1968) de George Romero. Beaucoup de thèmes sont abordés dans ce dernier film qui met en évidence la polarisation politique de l’époque. Tel un clin d’œil à la campagne pour les droits civiques, le protagoniste principal, Ben, est un homme noir, fort et déterminé, souvent en opposition avec Harry, symbole de l’homme blanc patriarcal, sur la façon de se défendre contre les zombies. Le film a été produit seulement quelques mois après l’assassinat de Martin Luther King et la mort du personnage de Ben – tué par la police qui l’a pris pour un zombie – semble lui rendre hommage.

Parallèlement aux protestations contre la guerre du Vietnam et au mouvement pour les droits civiques, le mouvement pour les droits des femmes soulevait des enjeux comme le droit à disposer de son corps ou la question des violences domestiques – thèmes qui ont été traités dans un certain nombre de films au cours des décennies suivantes. Ainsi, Rosemary’s baby (1968) traite d’une jeune femme au foyer fécondée par le biais d’un rituel satanique organisé par ses voisins afin de porter la progéniture de Satan. Elle traverse cette grossesse aliénante, terrifiée, soumise aux caprices d’étrangers et torturée par la douleur et la maladie. Le film a pour spécificité de pousser le public à s’identifier à la détresse du protagoniste féminin.

Dans la même veine, Carrie (1976) met en scène le quotidien d’une adolescente marginale et solitaire harcelée par ses camarades de classe et maltraitée par sa mère, chrétienne fondamentaliste. Elle découvrira plus tard qu’elle a des pouvoirs télékinétiques et les utilisera pour se venger de ses persécuteurs. Ici encore le film pousse le public à s’identifier aux problèmes d’une adolescente.

9b4f4fff2ffeec6667f6c32e0e7ada40 w250 h167Parmi d’autres films notables des années 1970 on trouve La Malédiction (1976) qui raconte l’histoire d’un jeune garçon qui se révélera être l’Antéchrist et finira par être adopté par le Président des États-Unis, ou encore l’Exorciste (1973) qui parle d’une jeune fille possédée par un démon. Ce dernier film a d’ailleurs été soutenu par l’Université Fordham (une école Jésuite) car il confortait les enseignements superstitieux de l’Eglise. Ainsi, l’université a permis à la production de filmer sur le campus, d’utiliser un de leurs sous-sols, et un certain nombre de vrais prêtres ont joué dans le film.

La fin du boom d’après-guerre

En 1973, le boom de l’après-guerre atteignait ses limites, débouchant sur deux années de récession qui touchèrent le monde entier. Aux Etats-Unis, cela se caractérisa par le retour d’un fort taux de chômage, d’une stagflation et de la suppression d’acquis obtenus par le mouvement ouvrier pendant la période d’après-guerre.

Cette récession s’est ressentie dans un certain nombre de films au cours des années 1970, particulièrement dans l’Armée des morts (1978) de George Romero, dans lequel quatre personnes se réfugient dans un centre commercial abandonné où tout ce dont ils ont besoin est à leur portée. A l’époque, les centres commerciaux étaient un phénomène nouveau, reflétant la nouvelle dépendance du capitalisme au crédit et au consumérisme, indispensable au maintien artificiel de l’économie.

fd92af2071921762b7369a81ccb216b0 w250 h188En 1974, Tobe Hooper réalisait Massacre à la Tronçonneuse et introduisait de nombreuses idées qui seront reprises par les slasher des années 1980. Le film – qui, comme Psychose quelques années avant, a été inspiré par le tueur en série Ed Gein – se concentre sur un groupe de jeunes hippies de la ville visitant le Texas rural. Parmi eux se trouve le petit frère du personnage principal – Franklin – qui est en fauteuil roulant et est considéré par les autres personnages comme un fardeau. Le personnage de Franklin a été interprété par beaucoup comme symbolisant les soldats mutilés revenant de la guerre du Vietnam.

Sur leur route, ils rencontrent un inquiétant auto-stoppeur qui leur explique la supériorité de la méthode d’abattage des vaches avec une masse plutôt qu’avec les machines qui lui ont volé son travail. Il se révélera plus tard être membre d’une famille de sadiques qui ont vraisemblablement tous travaillé dans l’abattoir voisin. Les uns après les autres, tous trouveront une mort horrible à l’exception de « la survivante », un schéma qui deviendra caractéristique de beaucoup de films d’horreur des années 80.

Tobe Hooper poursuivit dans sa lancée avec Poltergeist (1982), qui met en scène la vie quotidienne d’une famille de banlieue brutalement interrompue par l’enlèvement de leur jeune fille par un poltergeist hantant leur maison. La cause de ces phénomènes est révélée plus tard : l’avide promoteur immobilier pour lequel travaille le père – stéréotype du yuppie – a bâti le quartier sur un cimetière, retirant les pierres tombales, mais y laissant les cercueils.

De son côté, Les Dents de la mer de Steven Spielberg (1975) nous parle d’un chef de police nouvellement arrivé sur l’île fictive d’Amity Beach aux prises avec un grand requin blanc ayant tué de nombreux habitants. Les rapports tendus entre les personnages tel que Hooper, riche biologiste indépendant, spécialiste des requins, et Quint, un chasseur de requin bagarreur, soulignent les tensions entre les classes de l’époque.

Enfin, Shining (1980) de Stanley Kubrick, autre adaptation d’un roman de Stephen King brille par son intemporalité. Le film montre une famille ayant déménagé dans un hôtel hanté où le père, Jack, projette d’écrire un roman. Lorsque d’inexplicables spectres viennent hanter la famille, le souvenir des violences domestiques et de l’alcoolisme du père refont surface. Ce film est vu par certains comme étant une allégorie du génocide des Indiens d’Amérique par les colons européens. Des références à la construction de l’hôtel pendant des attaques d’Amérindiens, le choix des vêtements de la mère et la réplique – « le fardeau de l’homme blanc » – semble indiquer cette possibilité, particulièrement crédible si l’on prend en compte le perfectionnisme réputé de Stanley Kubrick.

L’horrifique à l’italienne

La période de l’après-guerre a également vu l’émergence du genre horrifique en Italie, où une situation politique agitée a caractérisé près d’une décennie de période prérévolutionnaire. Des producteurs comme Mario Bava et Dario Argento ont réalisé des films représentatifs du genre giallo, mêlant des meurtres mystérieux à des éléments souvent surnaturels. D’autres ont produit des films encore plus ouvertement politiques. Le plus remarquable est sûrement Salò ou les 120 jours de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini, qui met en scène les abus horribles et les tortures commis à l’encontre de jeunes enfants de paysans sous l’occupation nazie de la république de Salò à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En 1980, l’Italien Ruggero Deodato réalise Cannibal Holocaust, que l’on peut interpréter comme une critique de l’impérialisme. Le film raconte l’histoire d’une équipe de tournage documentaire de New York partie filmer les conflits entre des tribus cannibales en Amazonie. On apprendra par la suite que la guerre a été sciemment provoquée par l’équipe de tournage qui a brutalement assassiné un membre d’une des tribus pour provoquer le conflit. En raison de fausses rumeurs affirmant que le film mettait en scène de vrais meurtres, Deodato a par la suite été arrêté et jugé pour production de snuff movies.

Le genre Slasher

Aux Etats-Unis, la fin des années 1970 et le début des années 80 ont connu un essor du genre slasher, s’inscrivant dans la continuité des giallo italiens et de films américains précurseurs comme Psychose et Massacre à la Tronçonneuse.

9752d92af93718c3e480619a2198b9a8 w250 h379Halloween de John Carpenter (1978), Vendredi 13 de Sean S. Cunningham (1980), Les Griffes de la nuit de Wes Craven (1984) et même Alien (1979) ou Terminator (1984) sont les meilleurs représentants du genre. Chacun de ces films inclut le schéma type de « la survivante » dans lequel seul le dernier protagoniste restant – de sexe féminin – finit par avoir le tueur.

La plupart de ces films mettent également en scène le stéréotype de jeunes adultes abattus par un tueur solitaire, souvent masqué, en raison de leur consommation d’alcool, de drogue ou pour avoir eu des relations sexuelles prénuptiales. Beaucoup ont souligné un possible « agenda conservateur » derrière la production de ces films. Néanmoins, ceux-ci peuvent tout autant être compris – dans la continuité du conflit intergénérationnel abordé précédemment – comme ayant été réalisés afin d’attirer les jeunes adultes subissant la pression de leurs parents autoritaires dans l’Amérique de Ronald Reagan.

Evil Dead (1981) de Sam Raimi peut être considéré comme une inversion du genre slasher, avec un homme comme protagoniste principal luttant contre ses amis – pour la plupart des femmes – qui se retrouvent, les uns après les autres, possédés par une force démoniaque. C’est également l’un des premiers films à introduire le schéma type de « la cabane dans les bois ».

Un film singulier du début des années 1990, Candyman (1992), traite quant à lui d’un jeune qui étudie une légende urbaine populaire dans les logements sociaux de Chicago – le Candyman, une personne lynchée par une foule raciste et dont l’esprit se maintiendrait en vie si on prononce trois fois son nom en se regardant dans un miroir. Le film trace une distinction claire entre les conditions de vie de l’étudiant – qui vit dans un appartement luxueux au sein d’un vieil immeuble en rénovation – et celles des personnes qui habitent dans les logements sociaux de Cabrini-Green où la pauvreté et le crime sont omniprésents.

Le reste des années 1980 jusque dans les années 90 a été caractérisé par une série de suites, reflétant la réticence croissante d’Hollywood à investir dans de nouvelles idées. La seule bonne exception à la règle est La Chose (1982) de John Carpenter, remake du film La chose d’un autre monde de 1951. Le remake diverge de l’original dans le fait que l’alien ne prend pas la forme d’un seul monstre, mais qu’il peut se transformer, suivant sa volonté, pour ressembler à n’importe quel membre de l’équipage d’une base de recherche en Antarctique. L’isolement et la paranoïa qui déchirent les personnages sont peut-être l’aspect le plus terrifiant du film en plus de ses sordides effets spéciaux.

db841f3bc2b263a6afbc0092cd91a4ff w250 h178La période apporta également des classiques mélangeant les genres horrifiques tels qu’entre autres Génération perdue (1987), Ghostbusters (1984) et Fantômes contre fantômes (1996). Invasion Los Angeles (1988), également réalisé par John Carpenter, a été intentionnellement pensé comme une critique du consumérisme et du conservatisme de l’ère Reagan. Le film est célèbre pour une scène de combat extrêmement longue entre Keith David et le défunt Roddy Piper, dont le personnage essaye de convaincre son ami que le monde est dirigé par des aliens qui peuvent seulement être vus en utilisant des lunettes de soleil spéciales.

73491d5c0855e4bd17267165df51407e w250 h141En 1996, le maître de l’horreur, Wes Craven revient avec Scream, un slasher autoréférentiel où les meurtres se déclinent suivant de nombreux schémas présents dans de précédents slasher. En 2006, Derrière le masque de Leslie Vernon pousse l’auto-référence au genre encore plus loin. Le film met en scène un tueur suivi par une équipe de tournage documentaire dans un monde où les tueurs comme Freddy Krueger, Jason Voorhees et Michael Myers sont réels et devenus des célébrités. Cette idée a été exploitée à un degré encore plus élevé dans l’exceptionnel La Cabane dans les bois (2012), qui utilise intelligemment les codes dominants du genre horrifique.

Les années 2000 ont continué à produire des films extrêmement commerciaux, le plus souvent dérivés de films d’épouvante antérieurs. Cependant, quelques innovations dans le genre valent la peine d’être mentionnées telles que 28 Jours plus tard (2002) qui relance la popularité des films de zombies, lesquels domineront le genre horrifique et apocalyptique de ces dernières années.

Saw (2004) et ses suites successives – sans doute inspiré de Seven (1997) – développent l’idée d’un tueur qui place ses victimes dans des situations effroyables, leur offrant le choix de tuer ou d’être tuées, ou de subir d’horribles sévices pour survivre, ce qui n’est pas sans rappeler la morale du capitalisme : manger ou être mangé !

Autre film, Hostel (2005) raconte l’histoire de deux amis qui voyagent en Europe de l’Est post-soviétique et vont atterrir dans un cachot dans lequel de riches hommes d’affaires payent pour torturer et mutiler des gens pour leur divertissement. Pontypool (2008) met en scène de façon sinistre un cas inexplicable d’hystérie collective, rappelant une épidémie de zombies, vécu du point de vue d’une station de radio dans la campagne canadienne.

Ces dernières années, il semblerait que l’on assiste au retour de bons films d’horreur, comme en témoignent des films tels que Morse (2008), The House of the Devil (2009), The Innkeepers (2011), Sinister (2012), It Follows (2014), Mister Babadook (2014) et d’autres. Il reste à voir quels seront les films à suivre qui caractériseront la décennie à venir.

L’horreur que nous devons surmonter

Le genre horrifique fait maintenant partie du folklore moderne. Dans la société pré-capitaliste, les récits mythologiques de fantômes, spectres, démons et dieux – bons comme mauvais – servaient à expliquer des phénomènes naturels incompréhensibles pour l’époque et que l’humanité ne pouvait maîtriser.

Les avalanches, les feux de forêt, les inondations, les sécheresses, les éruptions volcaniques, les épidémies, etc., étaient des catastrophes qui défiaient l’humanité. C’est notre capacité à façonner notre environnement par le travail afin de maîtriser ces forces élémentaires qui nous définit en tant qu’êtres humains. Cependant, nous vivons dans une société en déclin dans laquelle les forces ayant le plus d’influence sur le destin de l’humanité sont hors de notre contrôle. Que peut-il y avoir de plus terrifiant ?

« La société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées »

Cette citation du Manifeste du Parti communiste résume le carrefour où se trouve l’humanité. Alors que le capitalisme a développé les moyens de production à un niveau permettant d’offrir une vie agréable pour tous et nous a donné les moyens de surmonter presque n’importe quel obstacle naturel, nous sommes (pour le moment) empêtrés dans une situation où les phases de croissance et de récession des marchés boursiers déterminent le destin de milliards de personnes. La seule manière de surmonter cette contradiction passe par la transformation révolutionnaire de la société avec la classe ouvrière organisée aux commandes, contrôlant rationnellement et démocratiquement les formidables forces créées par l’humanité.

Cela donnera lieu à un épanouissement de la science, de la technique et de la culture à une échelle inimaginable, nous donnant les moyens de bâtir une société libérée des angoisses, des insécurités et des horreurs qui mutilent psychologiquement des millions de gens. Une société dans laquelle nous serions libérés des forces aveugles qui affectent nos vies aboutirait vraisemblablement au déclin d’un genre cinématographique qui sera probablement perçu comme caractéristique de la société de classes dans son ensemble, et plus spécifiquement de la phase terminale du déclin du capitalisme.

Dans Squid Game, une série télévisée de Hwang Dong-Hyuk, des Coréens criblés de dettes participent à une compétition macabre : 30 millions d’euros sont en jeu, mais tous ceux qui perdent sont physiquement éliminés.

Il n’est pas étonnant que cette série soit un énorme succès mondial (plus de 100 millions de visionnages, à ce jour) : elle expose brillamment, sous une forme allégorique, la réalité brutale du capitalisme.

La compétition consiste en une succession de jeux. Les organisateurs créent les conditions d’une rivalité sanglante entre participants. La nourriture est insuffisante, la violence tolérée, la trahison récompensée. Les divisions fondées sur la race, le sexe ou l’âge minent les solidarités qui s’ébauchent. On pense aux mots de Marx : « là où le besoin est généralisé, tout le vieux fatras renaît », c’est-à-dire les violences, les discriminations et les oppressions.

Alors qu’on leur offre la liberté de retourner à leur vie habituelle, les participants sont confrontés à l’inéluctable et sinistre réalité de leur existence. Comme le dit l’un des personnages, la vie est « tout aussi horrible ici qu’en dehors ». Cette liberté qui leur est offerte est à l’image de la démocratie bourgeoise : pour les travailleurs, elle n’est qu’une illusion.

Des hommes armés et masqués détiennent le monopole de la violence « légitime ». Ils exécutent tous ceux qui enfreignent les règles ou échouent. C’est une allusion évidente à l’appareil d’Etat bourgeois – en Corée du Sud comme ailleurs. De manière générale, toute la série est constituée d’allusions métaphoriques à la réalité du capitalisme. Comme le dit le réalisateur Hwang Dong-Hyuk : « Je voulais écrire une histoire qui soit une allégorie ou une fable sur la société capitaliste moderne, quelque chose qui dépeigne une compétition extrême, un peu comme l’extrême compétition de la vie. » De ce point de vue, c’est une réussite indiscutable.

De l’autre côté de l’écran

Squid Game fait partie de la récente vague du réalisme social coréen, avec des films comme The Host et Parasite, qui mettent également à nu l’exploitation de classe en Corée du Sud. De fait, la réalité du « Squid Game » n’est pas très éloignée des conditions matérielles épouvantables auxquels sont confrontés les travailleurs sud-coréens, dans la vie réelle.

Depuis plus d’une décennie, la Corée du Sud connaît un déclin constant du niveau de l’emploi. Cette tendance a été exacerbée par la pandémie du Covid-19. En 2020, le taux de chômage a atteint son plus haut niveau depuis 1997. Chez les jeunes, il s’élève à 9,5 %. Les jeunes Coréens ont pris l’habitude d’appeler leur pays « la Corée de l’enfer ». Mais la situation n’est pas moins difficile pour les retraités coréens : 43 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté.

Dans la série, c’est le surendettement qui pousse des Coréens ordinaires à participer au « Squid Game ». Dans le monde réel, l’endettement des ménages sud-coréens bat des records. Le ratio dettes/revenus s’élève à 191 %, en moyenne. Au total, la dette des ménages atteint le chiffre astronomique de 1540 milliards de dollars.

Sans dévoiler davantage le scénario de la série, disons que Hwang Dong-Hyuk y fait aussi figurer des représentants de l’impérialisme américain – sous une forme allégorique, bien sûr. Or dans le monde réel, les Etats-Unis continuent d’utiliser la classe ouvrière coréenne comme un pion dans leurs jeux impérialistes.

La force du nombre

Malgré la double oppression que subissent les travailleurs coréens (sous les bottes de la bourgeoisie nationale et de l’impérialisme américain), leurs traditions militantes sont très fortes. En 2015, la Corée du Sud a connu trois grèves générales. A l’appel de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), des dizaines de milliers de travailleurs sont descendus dans les rues pour protester contre la politique réactionnaire du gouvernement dirigé par Park Geun-Hye.

En réponse, le gouvernement a brutalement réprimé ce mouvement. Des dirigeants syndicaux ont même été arrêtés. Les lois réactionnaires contestées ont été adoptées (avec des modifications mineures), mais la classe ouvrière coréenne a tiré d’importantes leçons de cette phase de luttes massives.

Le 20 octobre dernier, la KCTU a organisé une nouvelle grève générale. Pour promouvoir la grève, la Confédération syndicale a créé une publicité – dans le style de Squid Game – intitulée « General Strike Game ».

Squid Game n’est pas exempt des défauts que l’on retrouve dans de nombreuses séries Netflix (ou autres) : clichés en tous genres, longueurs inutiles, sentimentalisme trop appuyé, éléments du scénario qu’on voit venir de loin, etc. Mais ces défauts passent au deuxième plan face à la puissance allégorique de l’histoire. Les souffrances de Seong Gi-Hun, le principal protagoniste, symbolisent celles de millions de Coréens – et, au-delà, des milliards d’exploités et d’opprimés à travers le monde. A cet égard, le message central de la série est sans ambiguïté : ils n’ont rien à gagner sous le capitalisme. 

L’art ne plane pas au-dessus de la lutte des classes. Il reflète souvent cette lutte – plus ou moins directement – et peut même y jouer un rôle actif. A toute époque, la production artistique plonge ses racines dans les rapports économiques et sociaux.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Quel est l’impact du capitalisme – et de sa profonde crise – sur la vie artistique et culturelle ? Quel rôle peuvent jouer les artistes dans la lutte pour un monde débarrassé de toute exploitation et de toute oppression ?

« Beethoven fut l’ami et le contemporain de la Révolution française, et lui demeura fidèle même à l’époque de la dictature jacobine, lorsque des humanistes aux nerfs fragiles, du type de Schiller, lui tournaient le dos et préféraient détruire des tyrans sur des scènes de théâtres, au moyen d’épées en carton. Beethoven, ce génie plébéien, méprisait fièrement les empereurs, les princes et autres magnats – et c’est le Beethoven que nous aimons pour son optimisme inébranlable, sa tristesse virile, le pathos inspiré de sa lutte et cette volonté d’acier qui lui permettait de saisir le destin à la gorge. » Igor Stravinsky.

S’il est un compositeur qui mérite le qualificatif de révolutionnaire, c’est Beethoven. Le mot « révolution » vient, historiquement, des découvertes de Copernic, qui a prouvé que la terre tourne [du latin « revolvere ». Ndt] autour du soleil, et qui a ainsi bouleversé notre vision de l’univers et de la place que nous y occupons. De même, Beethoven a sans doute accompli la plus importante révolution dans le domaine de la musique moderne. Son œuvre, très riche, comprend – entre autres – neuf symphonies, cinq concertos pour piano, un concerto pour violon, des quatuors à cordes, des sonates pour piano, deux messes, des mélodies et un opéra. Il a transformé la façon de composer et d’écouter de la musique. Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’en repousser les limites.

Après Beethoven, il n’était plus possible d’en revenir aux temps où la musique était considérée comme un somnifère à l’usage des riches, qui s’assoupissaient sur une symphonie avant de rentrer paisiblement chez eux. Après Beethoven, on ne rentre pas chez soi en fredonnant quelques airs plaisants. Ce n’est pas une musique qui apaise. Elle choque et trouble. Elle pousse à ressentir et à penser.

Les premières années

Comparant la France et l’Allemagne, Marx soulignait qu’à l’époque où la France accomplissait des révolutions, l’Allemagne en faisait un objet de spéculation théorique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’idéalisme philosophique prospérait, en Allemagne. En Angleterre, la bourgeoisie réalisait une grande révolution dans le domaine de la production. De l’autre côté de la Manche, les Français faisaient une révolution tout aussi grandiose dans le domaine politique. En Allemagne, où les rapports sociaux étaient en retard sur ceux de la France et de l’Angleterre, il n’y eut de révolution que dans le domaine philosophique. Kant, Fichte, Schelling et Hegel discutaient de la nature du monde et des idées – pendant que d’autres peuples s’attelaient à révolutionner effectivement le monde et l’esprit des hommes.

Le mouvement Sturm und Drang – « Tempête et Passion » – était un phénomène typiquement allemand. Goethe était influencé par la philosophie idéaliste allemande, en particulier par Kant. Ici, on détecte les échos de la révolution française – mais ce sont de lointains échos, strictement confinés au monde abstrait de la poésie, de la musique et de la philosophie. Reste que le mouvement Sturm und Drangreflétait la nature révolutionnaire de cette fin de XVIIIe siècle. C’était une époque d’énorme effervescence intellectuelle. Par leurs assauts contre l’idéologie de l’Ancien Régime, les philosophes français avaient anticipé les événements révolutionnaires de 1789. Comme l’écrivait Engels dans sonAnti-Duhring : « Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l’Etat, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l’existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. Ce fut le temps, où, comme le dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large que la réalité en contradiction avec ces principes fut inversée en fait de fond en comble. »

L’impact de cette effervescence pré-révolutionnaire se fit sentir bien au-delà des frontières de la France : en Allemagne, en Angleterre et même en Russie. En littérature, les vieilles formes classiques étaient graduellement dissoutes. Cette évolution se refléta dans la poésie de Wolfgang Goethe – le plus grand poète que l’Allemagne ait produit. Faust, son plus beau chef d’œuvre, est saturé d’esprit dialectique. Méphistophélès y incarne l’esprit vivant de la négation qui pénètre toute chose. Cette tendance révolutionnaire trouve un écho dans les dernières œuvres de Mozart, et notamment dans sonDon Giovanni, dont le chœur passionné clame : « Vive la liberté ! ». Mais c’est seulement avec Beethoven que l’esprit de la révolution française trouve son authentique expression musicale.

Ludwig van Beethoven est né à Bonn, en Allemagne, le 17 décembre 1770. Son père, Johann, était un musicien d’origine flamande employé à la cour de l’Archevêque-électeur. Toutes les sources le décrivent comme un être sévère, brutal et alcoolique. La mère de Ludwig, Maria Magdalena, souffrit le martyre avec résignation. L’enfance de Beethoven ne fut pas heureuse. Cela explique sans doute son caractère introverti, maussade – et son esprit rebelle.

L’éducation du jeune Ludwig fut au mieux médiocre. Il quitta l’école à l’âge de 11 ans. La première personne à détecter son énorme potentiel fut l’organiste de la cour, Gottlob Neffe, qui l’initia aux œuvres de Bach.

Ayant remarqué le talent précoce de son fils, Johann tenta d’en faire un enfant prodige – un nouveau Mozart. Mais Johann fut rapidement déçu. Ludwig n’était pas le jeune Mozart. Bizarrement, il n’avait pas d’inclination naturelle pour la musique. Il fallait le pousser. Son père l’envoya chez plusieurs professeurs pour le forcer à développer ses talents musicaux.

Beethoven à Vienne

A cette époque, Bonn, capitale de l’Electorat de Cologne, était une ville provinciale endormie. Pour évoluer, le jeune Beethoven devait aller étudier à Vienne, en Autriche. La famille n’était pas riche, mais Beethoven parvint à s’y rendre une première fois en 1787. Il y rencontra Mozart, auquel il fit une forte impression. Plus tard, Haydn fut l’un de ses professeurs. Mais il dut rapidement revenir à Bonn, où sa mère était gravement malade. Elle mourut peu après. Ce fut la première d’une longue série de tragédies familiales et personnelles qui, toute sa vie, accablèrent Beethoven. En 1792, l’année où Louis XVI fut décapité, Beethoven retourna à Vienne, où il vécut jusqu’à sa mort.

Les portraits de l’époque nous montrent un jeune homme ombrageux dont l’expression indique une tension interne et une nature passionnée. Il n’était pas bel homme : une large tête, un nez romain, un visage épais à la peau grêlée, des cheveux touffus qui semblaient ne jamais être peignés. Du fait de son teint sombre, on l’appelait « l’Espagnol ». Petit, trapu et maladroit, il avait des manières plébéiennes.

Ce rebelle né, mal fagoté et d’humeur revêche n’avait aucun des raffinements à la mode dans l’ambiance aristocratique et fastidieuse de Vienne. Comme tous les autres compositeurs de l’époque, Beethoven vivait des commissions et subventions de mécènes. Mais il ne leur appartenait pas. A la différence de Haydn, il n’était pas un courtisan. Ce que l’aristocratie viennoise pensait de cet homme étrange ne nous est pas connu. Mais la grandeur de sa musique lui assurait des commissions – et donc de quoi vivre.

Beethoven ne devait pas du tout se sentir à son aise. Il méprisait les conventions et l’orthodoxie. Il ne prêtait pas la moindre attention à son apparence et à son entourage. Beethoven vivait et respirait pour sa musique. Il était indifférent au confort matériel. Sa vie, chaotique, était celle d’un Bohémien. Son logement, toujours en désordre, était d’une saleté repoussante. Des bouts de nourriture traînaient ici et là – et même ses pots de chambre n’étaient pas régulièrement vidés.

Son attitude à l’égard des princes et des nobles qui le payaient a été saisie dans un tableau célèbre. On y voit le compositeur, sur une promenade, aux côtés du poète Goethe, de l’Archiduchesse Rodolphe et de l’Empereur. Mais alors que Goethe ôte son chapeau et s’écarte respectueusement sur le passage du couple royal, Beethoven l’ignore complètement et poursuit son chemin. Suffoquant dans l’atmosphère bourgeoise de Vienne, il écrivit ce commentaire désespéré : « Tant que les Autrichiens auront leur bière brune et leurs petites saucisses, ils ne se révolteront jamais ». [1]

Une époque révolutionnaire

Le monde dans lequel Beethoven a grandi était en plein bouleversement. C’était un monde de guerres, de révolutions et de contre-révolutions – tout comme le nôtre, aujourd’hui. En 1776, les colons américains sont parvenus à conquérir leur liberté dans une révolution qui prit la forme d’une guerre de libération nationale contre la Grande-Bretagne. C’était le premier acte d’un grand drame historique.

La Révolution américaine proclamait les idéaux de la liberté individuelle, qui venaient des Lumières françaises. Quelques années plus tard, les idées des Droits de l’Homme revenaient en France d’une façon encore plus explosive. La prise de la Bastille, en juillet 1789, marquait un tournant de l’histoire mondiale.

Dans sa phase ascendante, la Révolution française balaya tout le bric-à-brac accumulé du féodalisme. Elle dressa sur ses jambes une nation toute entière et affronta les monarchies d’Europe avec courage et détermination. L’esprit libérateur de la révolution se répandait rapidement à travers l’Europe. De telles époques exigent de nouvelles formes et de nouveaux modes d’expression artistiques. La musique de Beethoven répondait pleinement à cette exigence. Elle exprime mieux que toute autre l’esprit de son époque.

En janvier 1793, les Jacobins décapitèrent Louis XVI. Une vague de panique submergea toutes les cours d’Europe. L’hostilité à l’égard de la France révolutionnaire s’accentua considérablement. Nombre de « libéraux » qui, dans un premier temps, avaient salué la révolution avec enthousiasme, s’en détournaient et ralliaient le chœur de la réaction. Partout, les partisans de la révolution faisaient l’objet de suspicion et de persécution.

C’était une époque orageuse. Les armées révolutionnaires de la jeune République française repoussaient les armées monarchistes et féodales d’Europe – et passaient à la contre-attaque. Depuis le début, le jeune Beethoven était un ardent admirateur de la révolution française. Il était atterré par le fait que l’Autriche dirigeait la coalition réactionnaire contre la France. La capitale de l’Empire était saturée d’une ambiance de terreur et de suspicions. Les espions à la solde du régime pullulaient. La censure écrasait la liberté d’expression. Mais ce qui ne pouvait pas se dire par des mots pouvait s’exprimer dans de la grande musique.

Son apprentissage auprès d’Haydn ne se passait pas très bien. Il développait déjà des idées originales qui ne plaisaient pas beaucoup à ce vieil homme fermement accroché au style aristocratique. C’était un choc entre le nouveau et l’ancien. Cependant, Beethoven se faisait une réputation, comme pianiste. Son style était violent – tout comme l’époque. On dit qu’il frappait si fort sur le piano qu’il en brisait des cordes. Il commençait à être reconnu comme un compositeur original. Il prit Vienne d’assaut. Il avait du succès.

La vie joue parfois aux hommes et aux femmes les tours les plus cruels. En 1796, Beethoven contracta une maladie – probablement un type de méningite – qui affecta son ouïe. Il avait 28 ans et, déjà, une belle renommée. En 1800, il ressentit les premiers symptômes de la surdité. Même s’il ne fut complètement sourd qu’à la fin de sa vie, l’inéluctable déclin de son ouïe fut une terrible torture. Il sombra dans la dépression et songea même à se suicider. A ce propos, il écrivait que sa musique seule le maintenait en vie. L’expérience de cette souffrance aiguë, et la lutte pour la dépasser, a imprégné sa musique d’un esprit profondément humain.

Sa vie personnelle ne fut jamais heureuse. Il avait pour habitude de tomber amoureux des filles (et des femmes) de ses riches mécènes. Cela se terminait toujours mal – et par un nouvel accès dépressif. Après l’une des ces épreuves, il écrivit : « C’est l’art et seulement lui qui m’a retenu ! Il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé. »

Au début de l’année 1801, il connut une sévère crise personnelle. D’après le Testament de Heiligenstadt(une lettre à ses frères), il était au bord du suicide. Mais après s’être arraché à cette phase dépressive, Beethoven se jeta avec une vigueur renouvelée dans le travail de création musicale. Un homme plus faible que lui aurait été détruit. Mais Beethoven a transformé sa surdité – un handicap grave, chez tout homme, mais une catastrophe chez un compositeur – en un avantage. Son oreille interne lui fournissait tout ce dont il avait besoin pour composer de la grande musique. L’année même de sa crise la plus dévastatrice (1802), il composa sa magnifique symphonie Héroïque.

La dialectique de la sonate

La dynamique de la musique de Beethoven était entièrement nouvelle. Avant lui, les compositeurs écrivaient des parties calmes et des parties vigoureuses ; mais les deux étaient complètement séparées. Chez Beethoven, au contraire, on passe rapidement d’une forme à l’autre. Cette musique contient une tension interne, une contradiction qui demande d’être urgemment résolue. C’est la musique de la lutte.

La forme sonate est une façon d’élaborer et de structurer la matière musicale. Elle repose sur une conception dynamique de la musique. Elle est par essence dialectique. A la fin du XVIIIe siècle, la forme sonate dominait la musique classique. Elle fut développée et consolidée par Haydn et Mozart, bien que son apparition les précéda. Mais dans les compositions du XVIIIe siècle, on ne trouve que le potentiel de la forme sonate – et non son véritable contenu.

C’est en partie – mais en partie seulement – une question de technique. La forme que Beethoven utilisait n’était pas nouvelle. Mais sa façon de l’utiliser l’était. La forme sonate commence par un premier mouvement rapide, suivi par un second mouvement plus lent, puis un troisième mouvement d’un caractère plus enjoué (à l’origine un menuet, plus tard un scherzo, qui signifie littéralement « plaisanterie ») et qui se termine, comme le début, par un mouvement rapide.

Fondamentalement, la forme sonate repose sur la ligne de développement suivante : A-B-A. Elle revient au début, mais à un niveau supérieur. C’est un concept purement dialectique : mouvement à travers la contradiction, négation de la négation. C’est une sorte de syllogisme musical : exposition-développement-récapitulation (« réexposition »). En d’autres termes : thèse, antithèse, synthèse.

On trouve ce développement dans chacun des mouvements. Mais il y a aussi un développement d’ensemble, dans lequel des thèmes conflictuels finissent par se réconcilier. Dans le coda final, on revient à la tonalité initiale, ce qui crée une impression d’apothéose triomphale.

A la fin du XVIIIe siècle, le développement de la forme sonate était déjà très avancé. Avec les symphonies de Mozart et Haydn, elle avait atteint un très haut niveau. En ce sens, on pourrait dire que les symphonies de Beethoven ne sont qu’un prolongement de cette tradition. Mais en réalité, cette identité formelle cache une différence fondamentale.

A l’origine, la forme de la sonate dominait son contenu réel. Les compositeurs du XVIIIe siècle étaient surtout attachés à respecter les principes formels (bien que Mozart fasse exception). Mais avec Beethoven, le vrai contenu de la forme sonate finit par émerger. Ses symphonies expriment à merveille le processus de lutte et de développement à travers des contradictions. Ici, nous avons un des exemples les plus sublimes d’unité de la forme et du fond. C’est le secret de tout grand art. De tels sommets ont rarement été atteints dans l’histoire de la musique.

Conflit intérieur

Les symphonies de Beethoven marquent une rupture fondamentale avec le passé. Si la forme s’y rattache, en surface, le contenu et l’esprit de la musique est radicalement différent. Chez Beethoven (et les Romantiques qui l’ont suivi), ce n’est plus la forme en elle-même qui importe le plus, la symétrie formelle et l’équilibre interne – mais le contenu, le fond. De fait, l’équilibre est très souvent brisé, chez Beethoven. Il y a de nombreuses dissonances, qui expriment un conflit intérieur.

En 1800, Beethoven écrivit sa première symphonie, qui avait toujours ses racines dans la terre de Haydn. C’est une œuvre ensoleillée, où ne figurent pas encore le conflit et la lutte qui caractériseront sa musique. Elle ne laisse pas entrevoir ce qui va venir. La sonate pour piano Pathétique (opus 13) est radicalement différente. Elle ne ressemble pas aux sonates pour piano de Haydn et Mozart. Beethoven était influencé par la théorie de Schiller sur l’art tragique, qu’il considérait comme une lutte contre la souffrance.

Le message est clairement exprimé dans le premier mouvement de la Pathétique, qui s’ouvre sur des notes dissonantes. Ces accords mystérieux laissent bientôt place à un passage agité qui suggère la résistance à la souffrance (écouter). Le conflit intérieur joue un rôle clé dans la musique de Beethoven, ce qui marque une rupture qualitative avec la musique du XVIIIe siècle. C’est la voix d’une nouvelle époque : une voix puissante qui demande à être entendue.

La question se pose : comment expliquer cette différence frappante ? Il est facile et rapide de répondre que cette évolution musicale est le produit d’un esprit génial. C’est d’ailleurs correct, en un sens. Beethoven était probablement le plus grand musicien de tous les temps. Mais cela ne nous mène pas très loin. En effet, pourquoi ce langage musical entièrement nouveau a émergé à cette époque, précisément, et non un siècle plus tôt ? Pourquoi Mozart, Haydn ou Bach ne l’ont pas inventé ?

L’univers musical de Beethoven ne flatte pas l’oreille. On ne le siffle pas en tapotant du pied. C’est une musique accidentée, une explosion musicale, une révolution musicale qui traduit l’esprit de l’époque. Il n’y a pas seulement la variété, mais également le conflit. Beethoven utilise fréquemment la directionsforzando – qui signifie « attaque ». C’est une musique violente, pleine de mouvements, de soubresauts et de contradictions.

Avec Beethoven, la forme sonate passe à un niveau qualitativement supérieur. D’une simple forme, il en fait une expression à la fois puissante et intime de ses sentiments les plus profonds. Dans certaines de ses compositions pour piano, il écrivait : « sonata, quasi una fantasia », ce qui indique qu’il recherchait une liberté d’expression absolue. La dimension de la sonate est puissamment élargie, comparée à sa forme classique. Les tempi sont plus flexibles, et changent même de place. Par-dessus tout, le finalen’est pas une simple récapitulation, mais le développement réel et la culmination de tout ce qui précède.

Dans les symphonies de Beethoven, la forme sonate atteint un degré de puissance et de sublimité inédit. L’énergie virile de ses troisième et cinquième symphonies l’illustre parfaitement. Ce n’est pas de la musique pour distraire. Elle est faite pour émouvoir, choquer, pousser à l’action. C’est la voix de la révolte.

Ce n’est pas un hasard. Cette révolution musicale était l’écho d’une autre révolution – la Révolution française. L’esprit de la révolution imprègne chacune de ses notes. Il est impossible de comprendre Beethoven en dehors de ce contexte.

Beethoven balaya toutes les conventions musicales, exactement comme la Révolution française nettoya les écuries d’Augias du féodalisme. C’était un nouveau type de musique, qui ouvrait de nombreuses voies aux compositeurs du futur, exactement comme la révolution française ouvrit la voie à une nouvelle société démocratique. Les racines de cette révolution musicale plongent en dehors de la musique elle-même : dans la société et l’histoire.

La symphonie Héroïque

La composition de sa troisième symphonie (Héroïque) fut un tournant dans la vie de Beethoven – et dans l’évolution de la musique moderne. Ses première et deuxième symphonies ne se distinguaient pas fondamentalement de l’univers de Mozart ou Haydn. Mais dès les premières notes de L’Héroïque, on entre dans un monde entièrement différent. Cette symphonie a d’ailleurs un arrière-plan politique bien connu.

Beethoven était un musicien, non un politicien. Sa connaissance des événements, en France, était nécessairement confuse et incomplète. Mais il avait un infaillible instinct révolutionnaire qui le menait toujours, au final, à tirer des conclusions correctes. Il avait entendu parler de l’ascension d’un jeune officier de l’armée révolutionnaire : Bonaparte. Comme tant d’autres, il pensait que Napoléon était le continuateur de la révolution et le défenseur des droits de l’homme. En conséquence, il avait décidé de lui dédier sa nouvelle symphonie.

C’était une erreur – mais elle était assez compréhensible. C’est la même erreur que tant de gens ont commise lorsqu’ils ont supposé que Staline était le véritable héritier de Lénine – et donc des idéaux de la révolution d’Octobre. Mais peu à peu, il apparut clairement à Beethoven que son héros s’éloignait des idéaux de la révolution et consolidait un régime qui singeait les pires caractéristiques de l’Ancien régime.

En 1799, le coup d’Etat de Bonaparte mettait un terme définitif à la période d’ascension révolutionnaire. En août 1802, il s’assura le poste de Consul à vie, avec les pouvoirs de nommer son successeur. Un Sénat obséquieux lui demanda de réintroduire le principe du pouvoir héréditaire « pour défendre la liberté publique et maintenir l’égalité ». Ainsi, au nom de la « liberté » et de « l’égalité », le peuple français était invité à placer sa tête dans un nœud coulant.

Il en va toujours ainsi avec les usurpateurs, dans l’histoire. L’empereur Auguste avait maintenu les formes extérieures de la République Romaine, et rendait hypocritement hommage au Sénat, en public, tout en violant la constitution républicaine. Peu après, son successeur Caligula fit carrément de son cheval un sénateur, ce qui constituait une évaluation réaliste de la situation.

Staline, le dirigeant de la contre-révolution politique en Russie, se proclama lui aussi le fidèle disciple de Lénine – et, dans le même temps, foulait au pied les traditions du léninisme. Graduellement, les normes soviétiques de la démocratie et de l’égalitarisme prolétariens furent remplacées par le règne de l’inégalité et de la bureaucratie totalitaire. Dans l’armée, tous les vieux grades et privilèges abolis par la révolution d’Octobre ont été rétablis. Plus tard, Staline a même redécouvert les vertus de l’Eglise Orthodoxe, comme fidèle servante de son régime. Ce faisant, Staline suivait un chemin déjà emprunté par Napoléon Bonaparte, le fossoyeur de la Révolution Française.

Pour donner à sa dictature une forme de respectabilité, Napoléon se mit à copier tous les apparats de l’Ancien régime : les titres aristocratiques, les splendides uniformes, les grades – et la religion, bien sûr. La révolution française avait pratiquement éliminé l’Eglise Catholique. La masse du peuple – à l’exception de régions telles que la Vendée – haïssait l’Eglise, qu’elle identifiait à l’oppression de l’Ancien Régime, à juste titre. Or Napoléon s’efforça de gagner le soutien de l’Eglise et signa le Concordat avec le Pape.

Beethoven suivait l’évolution de la situation en France avec une inquiétude croissante. En 1802, déjà, Beethoven commença à changer d’opinion au sujet de Napoléon. Dans une lettre à un ami, il écrivait avec indignation : « Depuis que Napoléon a signé le Concordat avec le Pape, tout tend à retomber dans les vieilles ornières.»

Mais le pire était à venir. Le 18 mai 1804, Napoléon devint Empereur des Français. Le couronnement eut lieu à la cathédrale Notre Dame, le 2 décembre. A l’instant où le Pape déversa de l’eau bénite sur la tête de l’usurpateur, il ne resta plus une trace de la constitution républicaine. Au lieu de l’austère simplicité républicaine, les splendeurs ostentatoires de la vieille monarchie réapparurent et bafouaient la mémoire de la Révolution, à laquelle tant d’hommes et femmes courageux avaient sacrifié leur vie.

Lorsque Beethoven apprit la nouvelle, il fut hors de lui. Sur le manuscrit de sa troisième symphonie, il biffa rageusement la dédicace à Napoléon. Le manuscrit existe toujours : Beethoven avait raturé la page avec une telle violence qu’il la troua. Puis il dédia sa symphonie « à la mémoire d’un grand homme » : la symphonie Héroïque était née.

Elle fit sensation. Jusqu’alors, une symphonie était censée durer une demi-heure tout au plus. Or,L’Héroïque s’étalait sur près d’une heure. Et cette œuvre avait un message ; elle avait quelque chose à dire. Les dissonances et la violence du premier mouvement sont clairement un appel à la lutte. Et la dédicace originelle suffit à prouver qu’il s’agit d’une lutte révolutionnaire.

Trotsky remarquait que les révolutions sont volubiles. La révolution française s’est illustrée par son éloquence. Elle avait ses authentiques orateurs de masse : Danton, Saint-Just, Robespierre – et même Mirabeau, avant eux. Lorsque ces hommes parlaient, ils ne s’adressaient pas seulement à l’audience : ils parlaient à la postérité, à l’histoire. D’où la rhétorique particulière de leurs discours. Ils ne parlaient pas : ils déclamaient. Ils commençaient leurs discours par une phrase frappante, qui posait immédiatement un thème central qu’ils développaient ensuite de différentes manières, avant de ressurgir à la fin.

Il en va de même avec la symphonie Héroïque. Elle ne parle pas – elle déclame. Le premier mouvement de cette symphonie s’ouvre sur deux notes dissonantes qui font penser à un homme frappant sur une table pour exiger l’attention du public – exactement comme un orateur dans une assemblée révolutionnaire. Puis Beethoven se lance dans une sorte de charge de cavalerie, une formidable poussée que scandent des pics de conflits et de luttes, interrompus par des moments de profonde fatigue, avant que ne reprenne la marche en avant triomphale (écouter). Dans ce premier mouvement, nous sommes au cœur de la révolution elle-même, avec tous ses flux et reflux, ses victoires et ses défaites, ses triomphes et ses détresses. C’est la Révolution Française en musique.

Le second mouvement est une marche funèbre en la mémoire d’un héros. C’est aussi massif et solide que le granit. Le mouvement lent et triste de la marche est interrompu par un passage qui rappelle la gloire et les triomphes d’un homme qui a donné sa vie à la révolution. Le passage central élève un édifice sonore massif qui crée un sentiment de détresse insoutenable, avant de revenir et de conclure sur le thème central de la marche funèbre. C’est l’un des plus grands moments de la musique de Beethoven – et de la musique en général.

Le dernier mouvement est d’un esprit totalement différent. La symphonie se termine sur une note de grand optimisme. Après tant de défaites, de revers et de désillusions, Beethoven nous dit : « Oui, mes amis, nous avons subi une grave perte, mais nous devons tourner la page et écrire un nouveau chapitre. L’esprit humain est assez fort pour s’élever au-dessus de toutes les défaites et poursuivre la lutte. Et il nous faut apprendre à rire de l’adversité ! »

La révolution musicale de Beethoven ne fut pas comprise par nombre de ses contemporains. Beaucoup trouvaient son œuvre bizarre, farfelue, voire insensée. Elle perturbait les confortables rêveries des philistins. Elle forçait à réfléchir à sa signification. Le public n’était pas bercé par des mélodies faciles et agréables ; il était confronté à des thèmes pleins de signification – à des idées traduites en musique. Cette formidable innovation fut la base de toute la musique romantique. Elle culmina dans les leitmotivs des grands drames de Wagner. Beethoven fut le point de départ de tous les développements ultérieurs.

Bien sûr, Beethoven n’était pas avare en grands moments lyriques, comme par exemple dans la Sixième symphonie (Pastorale), ou encore dans le troisième mouvement de la Neuvième. Même dans les luttes les plus intenses, il y a des moments d’accalmie. Mais ceux-ci ne durent jamais longtemps, et ne sont que le prélude à de nouvelles phases de lutte. Telle est la véritable signification des mouvements lents, chez Beethoven. Ce sont des passages sublimes – mais qui n’ont pas de signification indépendante de la lutte.

Les thèmes de Beethoven signifient quelque chose. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une superficielle musique à programme. L’œuvre qui se rapproche le plus d’un programme descriptif est la Sixième symphonie, laPastorale, dont chaque mouvement est préfacé par une note annonçant un état d’esprit ou un décor particuliers (« Eveil d’impressions agréables en arrivant à la campagne » ; « Scène au bord du ruisseau » ; « Joyeuse assemblée de paysans », etc.). Mais c’est une exception, chez Beethoven. Pour le reste, la signification de ses thèmes est plus abstraite et générale. Ce qu’ils suggèrent n’en est pas moins clair.

La Cinquième symphonie

Une flamme révolutionnaire anime chaque mesure des symphonies de Beethoven, en particulier la Cinquième. Ses premières mesures, qui sont très connues, ont été comparées au Destin frappant à la porte. Ces coups de marteau constituent peut-être l’ouverture la plus saisissante de l’histoire de la musique (écouter). Le chef d’orchestre Nikolaus Harnancourt, dont les enregistrements des symphonies de Beethoven sont une grande réussite, disait de la Cinquième : « Ce n’est pas de la musique ; c’est de l’agitation politique. Il nous dit : ce monde n’est pas bon. Changeons-le ! Allons-y ! » Un autre chef d’orchestre et musicologue célèbre, John Elliot Gardener, a découvert que les principaux thèmes de cette symphonie reposent sur des chants révolutionnaires français.

C’est la première symphonie qui réalise de façon systématique une progression de la tonalité mineure à la tonalité majeure. Bien que cette transition ait déjà été accomplie, avant Beethoven, l’irrésistible progression du mineur au majeur, son développement dialectique, dans la Cinquième, n’a pas de précédent. Comme la révolution elle-même, la lutte qui s’y déroule passe par toute une série de phases : l’offensive monumentale qui balaye tout sur son passage, les moments d’indécision et de désespoir – et l’apogée finale et triomphale.

Le message central de la Cinquième est la lutte contre l’adversité. Comme nous l’avons dit, les racines de cette symphonie plongent profondément dans la Révolution française. Cependant, son message ne dépend de cette association. Il peut être communiqué à différentes personnes, dans différentes circonstances. Mais le message est toujours le même : il faut se battre et ne jamais se rendre ! A la fin, nous sommes sûrs de vaincre !

Du vivant de Beethoven, les Allemands qui écoutaient cette symphonie y puisaient l’inspiration pour se battre contre les Français qui occupaient leur terre natale. Pendant la deuxième guerre mondiale, les premières mesures étaient utilisées pour mobiliser les Français contre les occupants allemands. Ainsi, la grande musique traverse les siècles et continue de nous émouvoir longtemps après l’époque de sa création, qui se perd dans les brumes du temps.

Egmont

Le seul opéra de Beethoven, Fidelio, s’intitula d’abord Leonora. Une femme en était la figure centrale. Leonora fut écrit en 1805, lorsque l’armée française, victorieuse, est entrée dans Vienne. Lors de la première représentation, le public était essentiellement composé d’officiers français et de leurs femmes. Comme l’Héroïque, cet opéra avait des tonalités clairement révolutionnaires, en particulier le célèbre chœur des prisonniers. Les prisonniers politiques qui émergent lentement de l’obscurité de leur donjon chantent un chœur émouvant : « Oh quelle joie de respirer l’air frais… » C’est une véritable ode à la liberté – qui est un leitmotiv du travail et de la pensée de Beethoven.

De même, la musique de scène Egmont, dont le sujet se rattache à la révolte des Pays-Bas contre l’oppression de l’Espagne, contient un message révolutionnaire explicite. L’Egmont historique était un noble flamand du XVIe siècle. Les Pays-Bas languissaient alors sous la botte du despotisme espagnol. Soldat doué et courageux, Egmont se battait du côté espagnol dans les guerres de Charles Quint, et fut même nommé gouverneur de Flandre par les Espagnols. Mais en dépit de ses services à la Couronne d’Espagne, il fut soupçonné de duplicité et décapité le 5 juin 1568, à Bruxelles.

Beethoven a connu l’histoire d’Edmont à travers la tragédie du même nom que Goethe avait écrite, en 1788, un an avant la Révolution française. L’homme dont la statue trône à Bruxelles y est présenté comme un héros de la guerre de libération nationale des Pays-Bas contre l’Espagne. Beethoven met en musique la pièce de Goethe. Il voyait dans Egmont un symbole de la lutte révolutionnaire contre toutes les tyrannies – quelqu’en soit le lieu et l’époque. En plaçant l’action de son Egmont au XVIe siècle, Beethoven pouvait échapper à l’accusation de subversion. Mais ce chef d’œuvre était bel et bien subversif.

Aujourd’hui, seule l’ouverture d’Egmont est bien connue (écouter). C’est dommage, car le reste de l’œuvre contient d’autres passages magnifiques. Le discours final d’Egmont, qui marche calmement vers la mort, dénonce la tyrannie et appelle courageusement le peuple à se révolter – et à mourir, si nécessaire – pour la cause de la liberté. Puis la Symphonie de la Victoire termine l’œuvre sur un feu d’artifice musical. Mais comment une tragédie peut-elle se terminer sur une telle note ? Comment peut-on parler de victoire lorsque le dirigeant d’une révolte est exécuté ? Ce détail résume à lui seul le tempérament de Beethoven. Nous avons affaire à un incorrigible optimiste, un homme qui refuse d’admettre la défaite, qui a une confiance sans limite en l’humanité. Dans cette musique magnifique, il nous dit : qu’importe le nombre de défaites, le nombre de héros qui périssent, le nombre de fois où nous sommes jetés à terre – nous nous relèverons toujours ! On ne pourra jamais nous vaincre, on ne pourra vaincre nos cœurs et nos esprits ! Cette musique exprime l’esprit immortel de la révolution.

La traversée du désert

L’optimisme révolutionnaire de Beethoven allait être soumis à rude épreuve. Bien que Napoléon eût restauré tous les apparats de l’Ancien Régime, la France napoléonienne n’en inspirait pas moins de peur et de haine à l’Europe monarchiste. Les couronnes d’Europe redoutaient la révolution même sous la forme dégénérée du Bonapartisme – exactement comme sera crainte et détestée, plus tard, la caricature stalinienne et bureaucratique de la révolution d’Octobre. Tous conspiraient contre la France, l’attaquaient, tentaient par tous les moyens de l’étouffer.

L’avancée des armées napoléoniennes, sur tous les fronts, donnait à cette peur et cette hostilité un contenu concret. Emmenés par l’Angleterre et ses réserves d’or illimitées, les régimes monarchistes jetaient toutes leurs forces contre la menace française. Cette période convulsive faite de guerres, de conquêtes et de luttes de libération nationale se prolongea pendant plus de dix ans, avec des flux et des reflux. Après avoir conquis pratiquement toute l’Europe continentale, la Grande Armée de Napoléon subit une grave défaite, en 1812, dans les déserts glacés de Russie. Affaibli par ce revers, Napoléon fut finalement battu à Waterloo par les forces anglo-prussiennes, en 1815.

L’année 1815 fut marquée par deux désastres, pour Beethoven – un sur l’arène mondiale, l’autre dans sa vie privée : la défaite de la France à Waterloo et la mort de son frère bien-aimé, Kasper. Profondément affecté par ce décès, Beethoven insista pour obtenir la garde du fils de Karl et se charger de son éducation. Cela provoqua un long et douloureux conflit avec la mère de l’enfant.

La contre-révolution monarchiste l’emportait sur toute la ligne. Le Congrès de Vienne (1814-15) remit les Bourbons sur le trône, en France. Metternich et le Tsar de Russie lancèrent une véritable croisade pour renverser les régimes progressistes, partout. Les révolutionnaires, les libéraux et les progressistes étaient pourchassés, emprisonnés, exécutés. On imposa une idéologie réactionnaire fondée sur la religion et la monarchie. Les monarchies d’Autriche et de Prusse dominaient l’Europe, appuyées par les baïonnettes de la Russie tsariste.

Il est vrai que dans des pays comme l’Allemagne, la guerre contre la France avait des éléments de guerre de libération nationale. Mais son issue était entièrement réactionnaire. C’est particulièrement clair dans le cas de l’Espagne. La domination étrangère y fut renversée par un mouvement national dont la principale composante était « la masse obscure » – la paysannerie opprimée, illettrée et manipulée par un clergé fanatique et réactionnaire. Sous le règne de Ferdinand VII, la réaction dominait en Espagne. La constitution libérale y fut balayée.

Les magnifiques peintures torturées de Goya, à la fin de sa vie, reflètent l’essence de cette période turbulente. Les peintures et les gravures de Goya sont un reflet vivant de son époque. Comme la musique de Beethoven, elles sont plus que de l’art. Ce sont des déclarations politiques, des protestations enflammées contre la réaction et l’obscurantisme. Comme pour souligner cette protestation, Goya quitta l’Espagne et le régime répressif du traître Ferdinand VII, son ancien protecteur. Goya n’était pas le seul à détester le monarque espagnol. Beethoven refusa de lui envoyer ses œuvres.

En 1814, alors que s’ouvrait le Congrès de Vienne, Beethoven était au sommet de sa carrière. Mais sa créativité fut affectée par la vague de réaction qui balayait l’Europe et enterrait les espoirs de toute une génération. En 1812, lorsque l’armée de Napoléon fut arrêtée aux portes de Moscou, Beethoven travaillait sur la Septième et la Huitième Symphonie. Puis, après 1815, silence. Il faudra attendre près d’une décennie avant qu’il n’écrive une nouvelle symphonie – la dernière et la plus grandiose.

Les années 1815-1820 virent un déclin brutal de la production musicale de Beethoven, comparée à l’énorme productivité de la période précédente. En cinq ans, il ne composa que six œuvres majeures, dont le cycle de lieder – des poèmes chantés – An die ferne Geliebte (« A la bien-aimée lointaine »), les dernières sonates pour piano et violoncelle, la 28e sonate pour piano et la magnifique sonateHammerklavier, une œuvre pleine de dissonance et de contradictions – à l’image, sans doute, de la vie personnelle du compositeur.

Il était alors complètement sourd. On lit des histoires poignantes sur sa lutte pour entendre quelque chose de ses propres compositions. Elles avaient un caractère toujours plus contemplatif et introverti. Le mouvement lent de la sonate Hammerklavier, par exemple, est ouvertement tragique, et reflète un sentiment de résignation (écouter). La surdité de Beethoven le condamnait à une affreuse solitude, qu’aggravaient de fréquentes périodes de difficultés matérielles. Il devenait toujours plus maussade et soupçonneux, ce qui renforçait encore son isolement.

Après la mort de son frère, il développa une obsession vis-à-vis de son neveu Karl, dont il voulait absolument assurer l’éducation. Il utilisa ses relations pour obtenir la charge de l’enfant, et refusa toute visite à sa mère. Manquant d’expérience dans ce domaine, le compositeur traita l’enfant avec une sévérité et une rigidité excessives. En conséquence, Karl fit une tentative de suicide – un coup terrible, pour Beethoven. Les choses s’arrangèrent, par la suite, mais cette affaire n’apporta que souffrances à tout le monde.

Quelle était la raison de cette étrange obsession ? Malgré sa nature passionnée, Beethoven n’avait pas réussi à former une relation satisfaisante avec une femme. Il n’avait pas d’enfants. Il concentrait toutes ses émotions dans sa musique. L’humanité en bénéficiera éternellement, mais cela laissait un vide dans la vie personnelle de l’artiste. Plus tout jeune homme, sourd, esseulé et redoutant le naufrage de tous ses espoirs, il cherchait désespérément à combler ce vide, dans son âme.

Frustré dans la sphère politique, Beethoven se jeta dans ce qu’il imaginait être cette vie de famille qu’il n’avait jamais eue. Les révolutionnaires connaissent bien ce genre de situation. Alors qu’aux époques d’ascension révolutionnaire, les problèmes personnels et familiaux semblent n’avoir aucune importance, ils en acquièrent beaucoup plus dans les périodes de réaction, au point que certains militants abandonnent la lutte pour chercher refuge dans le cocon familial.

Il est vrai que cette affaire ne nous montre pas Beethoven sous son meilleur jour, et des esprits superficiels ont tenté de l’utiliser pour salir le nom de Beethoven. Mais comme le faisait remarquer Hegel, nul n’est un héros pour son valet, qui connaît tous les défauts, toutes les excentricités et tous les vices de son maître. Le valet peut critiquer ces défauts. Mais son champ de vision ne va pas au-delà de ces détails triviaux – ce qui explique pourquoi il ne sera jamais qu’un valet, et non un grand homme. Malgré tous ses défauts, Beethoven était l’un des plus grands hommes que l’histoire ait connus.

Isolement

Malgré tout, malgré cette longue période de réaction, Beethoven ne perdit jamais sa foi en l’avenir de l’humanité et la révolution. C’est devenu un lieu commun, aujourd’hui, que d’évoquer son grand humanisme. C’est exact, mais cela ne va pas assez loin. On ne peut placer Beethoven sur le même plan que des pacifistes et des vieilles dames bienveillantes qui consacrent un peu de leur temps à de « nobles causes ». Autrement dit, on ne peut placer un géant sur le même plan qu’un pygmée.

L’idéal de Beethoven n’était pas un vague humanisme qui souhaite que le monde soit meilleur – mais qui est incapable de s’élever au-dessus des complaintes impuissantes et des bonnes intentions pieuses. Beethoven n’était pas un humaniste bourgeois mais un militant républicain et un ardent défenseur de la Révolution Française. Il refusait de se soumettre à la réaction ambiante ou au statu quo. Il conserva cet esprit révolutionnaire jusqu’au bout. Cette détermination d’acier lui permit de supporter sans fléchir toutes les épreuves de la vie.

Il passa les neuf dernières années de sa vie dans la plus complète surdité. Il perdit ses plus chers amis, un par un. Désespérément seul, Beethoven en était réduit à communiquer par écrit. Il négligeait complètement son apparence, au point de ressembler à un clochard. Et pourtant, même dans ces circonstances tragiques, il travaillait à ses plus grands chefs d’œuvres.

Comme Goya dans sa période noire, il ne travaillait plus pour le public, mais pour lui-même. Il exprimait ses pensées les plus intimes. La musique de ses dernières années est le produit de la maturité. C’est une musique très profonde, qui transcende le romantisme et montre la voie vers notre monde torturé.

A cette époque, la musique de Beethoven n’était pas du tout à la mode. Elle allait contre l’esprit du temps. En période de réaction, le public ne demande pas de profondes idées. De même, plus tard, après la défaite de la Commune de Paris, les opérettes frivoles d’Offenbach faisaient fureur. La bourgeoisie parisienne voulait oublier la tempête révolutionnaire – et boire du champagne en se régalant des pitreries de chœurs féminins. Les airs joyeux mais superficiels d’Offenbach reflétaient parfaitement cet état d’esprit.

C’est à cette époque que Beethoven composa la Missa Solemnis, la Grande Fugue et les derniers Quatuors à corde (1824-26). Cette musique était très en avance sur son temps. Elle plongeait très profondément dans l’âme humaine. Elle était si extraordinairement originale que nombre des contemporains de Beethoven le croyaient devenu fou. Il n’y prêta pas la moindre attention. Il se moquait de l’opinion publique et ne faisait jamais mystère de ses propres jugements. C’était dangereux. Seul son statut de compositeur célèbre le préserva de la prison.

N’oublions pas que l’Autriche, à l’époque, était un des principaux centres de la réaction en Europe. Comme la vie politique, la vie culturelle suffoquait. La police secrète de l’Empereur veillait à chaque coin de rue. La censure traquait toute activité potentiellement subversive. Dans ce contexte, les respectables bourgeois viennois ne voulaient pas écouter de la musique appelant à la lutte pour un monde meilleur. Ils préféraient se chatouiller l’oreille avec les opéras comiques de Rossini – un compositeur à la mode. La magnifique Missa Solemnis de Beethoven n’eut aucun succès.

Les tourments du compositeur se reflétèrent dans l’étrange composition connue sous le nom de Grande Fugue. C’est une musique profondément personnelle qui en dit long sur l’état d’esprit de Beethoven, à l’époque (écouter). C’est un monde de conflits, de contradictions irrésolues et de dissonances. Ce n’est pas ce que le public voulait entendre.

La Neuvième symphonie

Beethoven avait longtemps songé à composer une symphonie chorale. Il puisa le texte dans l’Ode à la Joie de Schiller, qu’il connaissait depuis 1792. En fait, Schiller avait originellement pensé écrire une Ode à la Liberté (Freiheit). Mais face aux énormes pressions des forces réactionnaires, il opta pour le mot « joie » (Freude). Cependant, pour Beethoven et sa génération, le message était clair. C’était une Ode à la Liberté.

L’esquisse de la neuvième symphonie remonte à 1816, un an après la bataille de Waterloo. Elle fut achevée sept ans plus tard, en 1822-24. La Société Philharmonique de Berlin proposait 50 livres pour deux symphonies. Beethoven n’en écrivit qu’une seule – mais qui valait mieux que deux parmi toutes les symphonies jamais écrites.

La neuvième symphonie n’a toujours rien perdu de sa capacité à émouvoir et inspirer. Cette œuvre, qui a été appelée La Marseillaise de l’Humanité, a été jouée pour la première fois à Vienne, le 7 mai 1824. Au milieu de la réaction générale, cette musique exprimait la voix de l’optimisme révolutionnaire. C’est la voix d’un homme qui refuse d’admettre la défaite et qui reste ferme face à l’adversité.

Le premier mouvement émerge lentement d’une nébuleuse sonore, si indistincte qu’elle semble sortir de l’obscurité, comme le chaos originel qui était supposé précéder la Création (écouter). Il semble qu’un homme nous dit : « Oui, nous avons traversé la nuit noire, où tout espoir semblait perdu. Mais l’esprit humain est capable de surgir triomphalement de la plus grande obscurité. »

S’ensuit une extraordinaire dynamique musicale, chargée de contradictions, mais dont l’avancée est inexorable. C’est comme le premier mouvement de la Cinquième, mais à une échelle beaucoup plus vaste. Comme la Cinquième, c’est une musique violente – une violence révolutionnaire qui ne tolère aucune opposition et balaye tout sur son passage. Cette musique exprime une lutte qui surmonte les obstacles les plus redoutables – jusqu’au triomphe final.

Jamais on n’avait entendu pareille musique. Elle contenait quelque chose d’entièrement nouveau et révolutionnaire. Il est impossible, aujourd’hui, de comprendre l’impact qu’elle a pu avoir sur le public. Le message du dernier mouvement – le mouvement choral – est sans ambiguïté : « Tous les hommes devraient être des frères ! » C’est l’ultime message de Beethoven à l’humanité. C’est un message d’espoir – et de défiance.

Vieux, négligé et complètement sourd, Beethoven dirigea la première représentation. Il était incapable de suivre correctement le tempo. Il agitait encore ses bras lorsque l’orchestre avait cessé de jouer. Lorsque la dernière note s’éteignit, il n’entendit pas le tonnerre d’applaudissements qui accueillit son œuvre. Pendant quelques secondes, il demeura face à l’orchestre. Puis la contralto Karoline Unger le prit doucement par les épaules et le tourna face au public – qui lui donna pas moins de cinq ovations.

Ce fut un tel tumulte que la police viennoise – toujours à l’affût de manifestations potentiellement dangereuses – intervint pour y mettre un terme. Après tout, même pour l’Empereur lui-même, on ne donnait pas plus de trois ovations. Tout cet enthousiasme n’allait-il pas être considéré comme une offense à Sa Majesté ? La réaction instinctive de la police était correcte. Il y a effectivement quelque chose de profondément subversif, dans la Neuvième, et ce de la première à la dernière mesure.

La Neuvième symphonie fut un succès, mais elle n’apporta pas beaucoup d’argent. Beethoven avait des problèmes financiers et sa santé se détériorait. Il contracta une pneumonie et dut être opéré. En vain. Il connut quatre mois d’une terrible agonie.

Beethoven mourut à Vienne le 27 mars 1827, à l’âge de 56 ans. Goya mourut la même année, sourd, lui aussi. 25 000 personnes participèrent aux funérailles du musicien – ce qui montre à quel point son génie a été reconnu, de son vivant. Mais même aujourd’hui, il demeure plus vivant que jamais. On sent que cet homme est tout entier dans sa musique. On pense l’avoir connu et l’avoir aimé depuis toujours.

La grandeur de la musique de Beethoven consiste en ceci que l’individu y fusionne avec l’universel. Cette musique suggère constamment la lutte pour balayer les obstacles et s’élever à un niveau supérieur. Elle était révolutionnaire car dans sa déchirante intensité, elle dévoilait des aspects de la condition humaine qu’aucune musique n’avait jusqu’alors exprimés. C’était la vérité exprimée en musique.

Post-scriptum

La Neuvième symphonie fut le dernier mot de Beethoven – un défi lancé aux forces de la réaction, qui, après la défaite des armées françaises, en 1815, semblaient triomphantes. Cette victoire de la réaction avait provoqué une vague de découragement et de défaitisme qui étouffait les espoirs de ceux qui avaient cherché le salut du côté de la Révolution française. De nombreux ex-révolutionnaires sombraient dans le désespoir, et plus d’un passaient dans le camp de l’ennemi. Notre génération a connu une situation très similaire, après la chute de l’Union Soviétique.

L’Europe semblait prostrée sous la coupe de la réaction royaliste. Qui pouvait faire face à l’union des forces monarchiques d’Europe, avec le tsar de Russie derrière chaque trône – et des espions policiers à chaque coin de rue ? Le despotisme et l’obscurantisme religieux écrasaient tout. Partout régnait un silence de tombe. Et pourtant, au milieu de cette terrible désolation, un homme courageux a lancé un message d’espoir. Lui-même n’a jamais entendu ce message – sauf dans sa tête, où il est né.

La défaite de la France et la restauration des Bourbons ne pouvaient empêcher ni l’ascension du capitalisme et de la bourgeoisie, ni de nouvelles irruptions révolutionnaires : 1830, 1848 et 1871. Le mode de production qui avait triomphé en Grande-Bretagne pénétrait tous les pays européens. L’industrie, les chemins de fer et les bateaux à vapeur étaient les forces motrices d’une transformation universelle et irrésistible.

Les idées de la Révolution française – la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme – continuaient de passionner la nouvelle génération. Mais elles se remplissaient de plus en plus d’un nouveau contenu de classe. L’ascension du capitalisme s’accompagnait d’un développement de l’industrie et de la classe ouvrière, qui étaient porteurs d’une nouvelle idée et d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité : le socialisme.

Les œuvres de Beethoven furent le point de départ d’une nouvelle école musicale, le Romantisme, qui était inextricablement lié à la révolution. En avril 1849, dans le feu de la révolution allemande, le jeune compositeur Richard Wagner dirigea la Neuvième symphonie, à Dresde. L’anarchiste russe Bakounine – dont les idées influencèrent le jeune Wagner – assista au concert. Enthousiasmé, Bakounine déclara à Wagner que s’il fallait sauver quelque chose des ruines du vieux monde, ce serait cette symphonie.

Tout juste 90 ans après la mort de Beethoven, la classe ouvrière russe renversait le Tsar Nicolas II. La révolution d’Octobre 1917 joua un rôle semblable à la Révolution française. Elle inspira des générations d’hommes et de femmes qui aspiraient à un monde nouveau et meilleur. Il est vrai que dans le contexte d’une effroyable arriération économique et culturelle, la révolution russe dégénéra en une monstrueuse caricature de socialisme, que Trotsky caractérisa comme du bonapartisme prolétarien. Et de même que la dictature de Napoléon mina la révolution française et prépara la restauration des Bourbons, de même la dictature de la bureaucratie stalinienne a préparé la restauration du capitalisme en Russie.

Aujourd’hui, dans un monde dominé par les forces triomphantes de la réaction, nous faisons face à une situation semblable à celle que connut Beethoven et la génération d’après 1815. Comme à l’époque, beaucoup de révolutionnaires ont renoncé à la lutte. Nous ne rallierons pas le camp des cyniques et des sceptiques. Nous préférons suivre l’exemple de Ludwig van Beethoven. Nous continuerons de proclamer l’inéluctabilité de la révolution socialiste. Et l’histoire nous donnera raison.

Ceux qui avaient annoncé la fin de l’histoire ont été démentis à de nombreuses reprises. L’histoire ne s’arrête pas si facilement ! Trois ans à peine après la mort de Beethoven, les Bourbons français étaient renversés par la révolution de juillet 1830. Il y eut ensuite la vague révolutionnaire de 1848-49, qui traversa l’Europe. Puis il y eut la Commune de Paris, la première authentique révolution ouvrière de l’histoire, qui ouvrit la voie à la révolution bolchevique de 1917.

Aussi ne voyons-nous aucune raison d’être pessimistes. La crise actuelle confirme l’impasse historique du capitalisme. Loin de marquer la « fin de l’histoire », la chute du stalinisme n’aura été que le prélude au renversement du capitalisme dans un pays après l’autre. Une nouvelle vague révolutionnaire d’une ampleur inédite est à l’ordre du jour.

Le déclin du capitalisme ne s’exprime pas seulement sur les plans économique et politique. L’impasse de ce système se reflète à la fois dans une stagnation des forces productives et dans une stagnation générale de la culture. Mais comme toujours dans l’histoire, de nouvelles forces luttent, sous la surface, pour voir le jour. Ces forces ont besoin d’une voix, d’une idée, d’une bannière à laquelle se rallier pour combattre. Cela viendra, et pas seulement sous la forme de programmes politiques. Ce mouvement s’exprimera dans les domaines de l’art, de la musique, de la poésie, de la littérature, du théâtre et du cinéma. Car Beethoven et Goya nous ont montré, il y a longtemps, que l’art peut être une arme révolutionnaire.

Comme les grands révolutionnaires français – Robespierre, Danton, Marat et Saint-Just –, Beethoven était persuadé qu’il travaillait pour la postérité. Il arrivait souvent que des musiciens se plaignent à Beethoven de la difficulté de sa musique. Il répondait : « Ne vous en faites pas, c’est de la musique pour le futur. » On peut dire la même chose des idées du socialisme. Elles représentent l’avenir, alors que les idées discréditées de la bourgeoisie représentent le passé. A ceux qui trouvent que c’est difficile à comprendre, nous répondons : ne vous en faites pas, l’avenir montrera qui a raison !

Lorsque les hommes et les femmes du futur se tourneront vers l’histoire des révolutions et des tentatives répétées pour créer une société authentiquement humaine, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, ils se souviendront de l’homme qui, grâce à une musique qu’il ne pouvait pas entendre, luttait pour un monde meilleur qu’il n’a jamais vu. Ils revivront les grandes luttes du passé et comprendront la musique de Beethoven, ce langage universel du combat pour un monde d’hommes et de femmes libres.


[1] Beethoven se trompait. Vingt ans après sa mort, la jeunesse et la classe ouvrière viennoises se sont soulevées, lors de la révolution de 1848.

Cet article a été écrit en 2006, à l’occasion du centenaire de la naissance de Dimitri Chostakovitch.


Introduction

Chostakovitch est né à Saint-Pétersbourg le 25 septembre 1906 et s’est éteint à Moscou le 9 août 1975. Il a donc vécu la révolution d’Octobre, la guerre civile, deux guerres mondiales – et les horreurs du stalinisme, qui ont changé le cours de sa vie, de même qu’elles ont changé le destin de l’URSS en ruinant les espoirs soulevés par la révolution bolchevique. De tels événements appelaient une musique d’une envergure comparable ; ils ont trouvé un écho dans les puissantes symphonies de Chostakovitch.

Les artistes ne peuvent se tenir à l’écart de la vie, même ceux qui le souhaitent. Il est clair que Chostakovitch ne le souhaitait pas. Sous les apparences d’un être timide, clignant des yeux derrière d’épaisses lunettes, c’était une personnalité très courageuse et résistante, un homme déterminé à faire entendre sa voix – et qui a pris d’énormes risques pour y parvenir.

Malgré toutes les tentatives de dénigrer ou de travestir ses véritables idées et intentions, l’histoire retiendra qu’il fut l’un des plus grands compositeurs – si ce n’est le plus grand – du XXe siècle, une figure héroïque et tragique qui offre à la postérité un témoignage authentique et émouvant sur l’époque au cours de laquelle il a vécu, créé et lutté.

Chostakovitch était un enfant de la Révolution ; son œuvre en est indissociable. Quoi que des commentateurs réactionnaires et malhonnêtes aient pu en dire, il est toute sa vie resté fidèle aux idéaux d’Octobre et du socialisme. Mais il détestait Staline et la bureaucratie, ce qu’il paya très cher. Sa vie fut pleine de tragédies personnelles – mais aussi de plus vastes tragédies infligées à son peuple, le peuple d’Union Soviétique.

La musique de Chostakovitch exprime toutes les souffrances de sa terre natale. Aussi semble-t-elle parfois « difficile ». C’est particulièrement le cas de ses trois dernières symphonies, écrites à la fin de sa vie, lorsqu’il était de plus en plus obsédé par l’idée de la mort. Mais même alors, sa musique n’était pas pessimiste ; elle était plutôt tragique et profondément humaine.

Je suis bien conscient du fait que le présent article ne rend pas justice au génie de Chostakovitch et n’aborde que superficiellement certaines dimensions de l’homme. Comme marxiste, je ne me suis intéressé aux événements de sa vie que dans la mesure où ils touchaient à la relation complexe entre le compositeur et le sort tragique de la révolution d’Octobre. J’évoque uniquement les éléments de sa vie privée qui entrent dans cette équation contradictoire.

Je ne me réfère qu’en passant à la controverse suscitée par l’« autobiographie » de Chostakovitch écrite par son ancien élève Solomon Volkov, publiée dans les années 70 sous le titre Témoignage. C’est un livre incontournable pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports du compositeur aux terribles événements que traversa l’URSS sous Staline. Cependant, le sujet du livre n’étant plus là pour en témoigner, on ne saura jamais si ce que rapporte Volkov est toujours exact.

Après avoir lu attentivement ce livre et d’autres documents, je pense que Chostakovitch en a effectivement dicté une bonne partie à Volkov, mais que celui-ci y a rajouté des éléments et, notamment, a parfois interprété les opinions du compositeur d’une façon qui ne coïncide pas avec son véritable point de vue.

Il y a ici deux problèmes. Premièrement, Chostakovitch ne se livrait pas facilement. Il était timide et réservé. Les coups sévères qu’il a reçus tout au long de sa vie – et les menaces qui planaient sur sa propre existence – lui ont d’ailleurs dicté une attitude prudente et circonspecte. Cela explique ses propos souvent énigmatiques sur ses œuvres. Quand on lui demandait ce qu’elles signifiaient, il haussait les épaules et répondait quelque chose comme : « devinez… »

L’autre problème, plus sérieux, c’est la campagne incessante visant à discréditer les idées du socialisme et à « prouver » que la révolution russe était une gigantesque aberration, une erreur historique dont rien de bon n’est sorti. C’est complètement faux. Malgré toutes les horreurs du stalinisme, la révolution d’Octobre a prouvé, dans la pratique, la supériorité d’une économie nationalisée et planifiée. Elle a prouvé que l’économie d’un immense pays pouvait se développer sans propriétaires terriens, sans banquiers et sans capitalistes. Comme l’écrivait Léon Trotsky, elle a prouvé la supériorité du socialisme, non dans le langage du Capital de Marx, mais dans celui du ciment, de l’acier, du charbon et de l’électricité.

L’URSS a également accompli de grandes choses dans les domaines des sciences, de l’art et de la culture. Il est vrai que la bureaucratie contre-révolutionnaire et corrompue a porté des coups terribles à la culture soviétique – et que cette même bureaucratie a miné, puis finalement détruit l’économie planifiée et restauré le capitalisme. Les anciens dirigeants du PCUS, qui à l’époque se réclamaient du « socialisme » et du « communisme », chantent désormais les vertus de l’économie de marché. Et ils ont de bonnes raisons de les chanter, puisqu’ils ont eux-mêmes pillé l’Etat et se sont transformés en propriétaires privés des grandes entreprises russes.

Aujourd’hui, le chœur de la contre-révolution capitaliste compte dans ses rangs la grande majorité des scribes professionnels qui courbaient l’échine devant Brejnev et attaquaient Chostakovitch pour son opposition au régime stalinien. Et en occident, l’offensive idéologique sans précédent contre le socialisme et la révolution d’Octobre proclame la nullité de la culture soviétique, tout comme elle affirme que l’URSS n’a jamais rien accompli de valable dans les domaines de l’économie, de la science et de la technologie.

Bien qu’il contienne quantité d’informations précieuses, le livre de Volkov tombe dans l’erreur grossière qui consiste à attribuer à Chostakovitch (au moins implicitement) des idées anti-soviétiques et anti-communistes. Autrement dit, Volkov assimile son rejet du stalinisme à un rejet du socialisme et de la révolution d’Octobre en général. C’est incorrect. Chostakovitch était convaincu de l’énorme potentiel culturel de la révolution d’Octobre, qu’il défendait de tout son cœur, comme le faisaient les meilleurs intellectuels de sa génération.

Mais pire encore est la position des critiques du livre de Volkov qui présentent Chostakovitch comme un valet de la bureaucratie stalinienne, un opportuniste lâche et à peine plus estimable qu’un agent du KGB. Ces messieurs-dames ne peuvent pas admettre que l’URSS a produit de grands compositeurs, écrivains ou scientifiques, de même qu’ils ne peuvent reconnaitre les énormes succès de son économie planifiée.

Ce qu’ils ne peuvent expliquer, c’est comment une nation qui, en 1917, était encore plus arriérée que le Pakistan actuel, est parvenu à se hisser rapidement au rang de deuxième puissance mondiale ; comment elle a, presque seule, vaincu les armées de l’Allemagne nazie, qui s’appuyaient sur toutes les ressources de l’Europe ; et enfin comment elle s’est reconstruite après avoir perdu dans la guerre 27 millions d’hommes, soit davantage que l’ensemble de tous les autres pays belligérants.

Et qu’est-ce que les admirateurs du capitalisme ont à dire de la Russie actuelle ? La restauration du capitalisme n’a rien apporté de positif aux peuples de l’ex-URSS. Comme Trotsky l’avait anticipé, elle s’est accompagnée d’un effondrement sans précédent des forces productives et de la culture. Dans les domaines de la science et de l’art, les conséquences en ont été catastrophiques.

Il faut mettre un terme à la tentative d’instrumentaliser Chostakovitch au profit de la contre-révolution capitaliste. Le présent article s’efforce de le montrer tel qu’il était : un grand artiste soviétique qui utilisait la musique pour exprimer les événements tragiques et passionnants de son époque, un homme du peuple qui croyait en la possibilité d’un monde meilleur sous le socialisme, qui détestait l’injustice et les inégalités, un produit de la révolution d’Octobre qui haïssait dans le stalinisme une perversion et une trahison des idées authentiques de Lénine.

D’un point de vue strictement musical, je m’en tiendrai ici uniquement, ou presque, aux symphonies de Chostakovitch. Non que je déprécie le reste. Les premiers concertos pour violon et violoncelle, le quintette, les quatuors à cordes, la musique pour piano et les chants sont autant d’œuvres géniales. Mais d’une part il faudrait un livre, et non un article, pour embrasser toute son œuvre. D’autre part, Chostakovitch est d’abord et surtout connu, internationalement, comme symphoniste.

Je crois que quiconque écoute attentivement ces symphonies peut ressentir ce que c’était que de vivre les événements terribles et passionnants auxquels le peuple soviétique fut confronté entre 1917 et 1970. Connaître et aimer ces œuvres magnifiques est une expérience très émouvante et enrichissante.


« Je suis un compositeur soviétique – et je vois notre époque comme quelque chose d’héroïque. »

« Je considère comme perdu tout artiste qui s’isole du monde. »

Né à Saint-Pétersbourg, Chostakovitch était le second de onze enfants. Du côté de son père, sa famille était d’origine polonaise (le nom propre originel était Szostakowicz). Son grand-père paternel, Boleslaw Szostakowicz, a participé à l’insurrection polonaise de 1863 contre la domination russe, ce qui lui valut d’être condamné à l’exil à vie en Sibérie. Ces faits ont probablement eu un impact sur l’esprit du jeune Chostakovitch qui, sans être un militant politique, a toujours détesté la tyrannie et éprouvé une profonde sympathie pour les souffrances des victimes de l’oppression.

Politiquement, sa famille était libérale, et certains de ses membres ont participé au mouvement clandestin contre le tsarisme au tout début du XXe siècle. L’un de ses oncles était un bolchevik. Un an avant sa naissance, la révolution de 1905 était noyée dans le sang. Ce n’est pas un hasard si l’une de ses plus belles symphonies, la Onzième, se base sur cette page tragique de l’histoire révolutionnaire russe, et si elle reprend de vieux chants révolutionnaires russes, y compris ceux chantés par les prisonniers politiques et les exilés en Sibérie.

Les vicissitudes de sa vie furent intimement liées à celles qui suivirent la révolution d’Octobre. Celle-ci mit un terme à mille ans d’oppression tsariste. Elle éveilla les masses à la vie politique et passionna toute une génération. Aujourd’hui que l’apostasie et le cynisme sont à la mode, que l’idée même de construire un monde meilleur suscite des sourires sarcastiques chez les pharisiens et les intellectuels stipendiés, il est difficile d’imaginer l’esprit de libération qu’a provoqué la révolution russe. Les mots qui le traduisent le mieux sont peut-être ceux du jeune poète Wordsworth célébrant la Révolution française :

« Bliss ‘twas in that dawn to be alive,
But to be young were very heaven ! »

[C’était un bonheur en cette aurore d’être vivant
Mais être jeune était le paradis même.]

Les idéaux démocratiques et socialistes d’Octobre ne passionnaient pas seulement les masses exploitées et opprimées, mais aussi les meilleurs artistes et intellectuels, qui étaient irrésistiblement attirés par la cause de la révolution. Même s’ils ne comprenaient pas les idées du marxisme, des poètes talentueux tels qu’Alexander Blok et Serguei Essénine sympathisaient profondément avec la révolution. Parmi les compositeurs, Rachmaninov et Stravinsky restèrent à l’étranger, très hostiles à la révolution, mais d’autres, comme Glazounov, servirent le peuple russe au prix de grandes difficultés matérielles. Le plus grand chanteur lyrique russe de tous les temps, Fédor Chaliapine, se faisait souvent payer en œufs et en farine.

Un autre grand compositeur russe, Sergueï Prokofiev, partit à l’étranger. Plus tard, il raconta comment Anatoli Lounacharsky, le Commissaire du peuple à la Culture et l’Education, l’avait encouragé à rester : « Vous êtes un révolutionnaire en musique comme nous le sommes dans la vie. Nous devrions travailler ensemble. Mais si vous voulez partir en Amérique, je n’y ferai pas obstacle. » Prokofiev partit pour les Etats-Unis en mai 1918. Nul ne l’en empêcha. Quel contraste avec la situation sous Staline et Brejnev ! Prokofiev revint en Russie lorsque Staline était au pouvoir ; il le paya très cher.

Les années de révolution et de guerre civile étaient des années de faim et de terribles souffrances matérielles. Lorsque la survie et la recherche du pain quotidien deviennent la priorité, les préoccupations artistiques et culturelles sont reléguées au second plan. Malgré cela, une nouvelle génération de jeunes artistes soviétiques se formait, cherchant des réponses créatives aux défis que posait la révolution. Certains suivaient des voies radicales et novatrices qui correspondaient bien à l’ambiance iconoclaste de ces années révolutionnaires.

Lounacharsky n’avait pas peur de s’appuyer sur cette nouvelle génération d’artistes. Compte tenu de l’hostilité de la majorité des vieux intellectuels privilégiés, il n’avait d’ailleurs pas trop le choix. Arthur Lourié, le compositeur futuriste, fut nommé à la tête du tout nouveau département de musique du Commissariat du peuple à la Culture et l’Education. Il avait 25 ans. Plus tard, il a écrit au sujet de ces années : « Il n’y avait pas de pain, mais l’art trouvait sa place. Jamais je n’ai vu comme alors des gens qui non seulement écoutaient, mais dévoraient la musique avec une ferveur tremblante. »

Les talents musicaux de Chostakovitch se manifestèrent dès son plus jeune âge. A neuf ans, il commença à étudier le piano. En 1919, il entra dans le célèbre Conservatoire de Petrograd, que dirigeait Glazounov. Bien que sur le plan musical ce dernier fût un conservateur se rattachant au XIXe siècle et à l’esprit de Tchaïkovski, il aida le jeune Chostakovitch, qui par la suite parla toujours de lui avec la plus grande chaleur.

Chostakovitch était l’un des représentants d’une nouvelle tendance musicale qui reflétait l’esprit révolutionnaire de l’époque. Il marchait dans les pas de Prokofiev et Stravinsky. Ceux-ci s’émancipaient du romantisme du XIXe siècle et composaient une musique souvent imprégnée d’une violence en phase avec le caractère de l’époque, par exemple Le Sacre du Printemps de Stravinsky, qui déclencha un esclandre lors de sa première représentation à Paris, ou encore la Suite Scythe de Prokofiev. Ces dissonances choquaient et rebutaient de nombreux mélomanes. Or ce n’était qu’un pâle reflet de la violence et de la barbarie que le XXe siècle préparait à l’humanité.

Les années 1920, en Union Soviétique, étaient une période excitante. La lave de la révolution ne s’était pas encore refroidie ; elle n’avait pas encore pris la forme de cette croute de conservatisme qu’était la bureaucratie stalinienne. Une jeune génération d’écrivains, d’artistes et de compositeurs était née du tourbillon de la révolution d’Octobre. Très peu disposaient d’un bagage idéologique solide, mais ils gravitaient instinctivement vers la révolution et le bolchevisme, qui d’une certaine manière correspondaient à leur propre rébellion, leur rejet des vieux schémas et leur aspiration à de nouvelles formes d’expression artistique. Ils étaient des « compagnons de route », pour reprendre la formule inventée par Trotsky (l’un des rares dirigeants bolcheviks qui s’intéressait de près aux nouvelles écoles artistiques, auxquelles il consacra un livre billant, Littérature et révolution).

Les poètes acméistes Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova, le symboliste Alexander Blok, Bogdanov et d’autres représentants de la « Proletkult » : tous participaient aux débats sur l’art et la littérature. L’écrivain Boris Piliak cherchait de nouvelles formes romanesques. L’architecte, peintre et sculpteur Vladimir Tatline fit d’audacieuses innovations dans le domaine de l’architecture constructiviste. Il dessina notamment les célèbres plans d’un monument pour l’Internationale Communiste, qui n’a jamais été réalisé.

En musique, le représentant le plus extrême de la nouvelle tendance « prolétarienne » était Mossolov, dont l’évocation impressionnante de la vie à l’usine, dans Zavod (« La fonderie d’acier »), remporta un certain succès. On pourrait discuter de la valeur artistique de cette musique, mais elle a indéniablement de la vigueur et de la sincérité. Elle représentait une tentative honnête de donner une voix nouvelle à la musique soviétique.

A l’époque, il était exclu que le Parti ou l’Etat dise aux artistes ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils ne pouvaient pas écrire ou composer. Bien sûr, le Parti n’était pas indifférent aux tendances artistiques et s’engageait dans une polémique vivante, caractérisant certains courants comme bourgeois ou petit-bourgeois. Mais c’était un dialogue amical et constructif – et non, comme plus tard sous Staline, le monologue bureaucratique d’un Etat tout-puissant, avec à sa tête le « Père des Peuples », dictant aux hommes et aux femmes non seulement comment ils doivent agir, mais aussi comment ils doivent penser et sentir.

 

Les premières symphonies

La symphonie n°1 de Chostakovitch, écrite pour le diplôme du Conservatoire, est sa première grande réussite. Jouée en 1926, son succès a rendu son auteur célèbre dès l’âge de 19 ans. On y repère l’influence de Scriabine et Mahler, mais elle possède tout de même son propre langage musical.

C’est la symphonie d’un jeune homme plein d’assurance qui commence un voyage excitant. Elle fait penser au début d’un poème de jeunesse de Vladimir Maïakovski, Le nuage en pantalon :

« Votre pensée,
qui rêvasse sur votre cervelle ramollie,
tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse,
je m’en vais l’agacer
d’une loque de mon cœur sanguinolent
et me repaître à vous persifler, insolent et caustique
.

Mon âme n’a pas pris un seul cheveu blanc,
et il n’y a en elle aucune tendresse sénile !
En fracassant le monde par le bourdon de ma voix,
je m’avance, beau gosse, mes vingt-deux ans en prime. »

Certains critiques bourgeois qui, quinze ans après la chute du stalinisme, mènent toujours la Guerre froide, attribuent à Chostakovitch une attitude hostile à l’égard de la révolution bolchevique. Cela ne repose sur rien. Le jeune Chostakovitch n’était pas un militant politique, mais il est évident qu’il sympathisait de toute son âme avec la révolution d’Octobre. Sa musique le reflète. En 1927, il écrivit sa Deuxième symphonie, qu’il sous-titra : A Octobre. Puis sa Troisième symphonie fut dédiée au 1er mai, la journée internationale des travailleurs.

La Deuxième symphonie fut écrite pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Jeune et idéaliste, le compositeur ne cherchait pas à s’attirer les bonnes grâces des autorités soviétiques. S’il écrivait sur ce thème, c’est parce qu’il y croyait passionnément. Cette symphonie reprend un poème d’Alexandre Bezymenski sur Lénine. Introduit par une sirène d’usine, il se termine par les mots : « Octobre, la Commune, Lénine ».

A l’exception de la Première symphonie, magistrale, il me semble que ces premières œuvres contiennent beaucoup de choses immatures et maladroites. La Troisième symphonie, jouée pour la première fois à Leningrad en 1930, était dans l’ensemble un travail novateur. Mais c’est un bric-à-brac assez incohérent d’idées qui ne forment pas un tout satisfaisant. Le jeune compositeur cherchait toujours sa voie et son style. Et c’est le droit le plus sacré d’un jeune écrivain ou compositeur que de mal écrire, parfois. La jeunesse n’apprend à vivre qu’à travers des essais et des erreurs – et c’est encore plus vrai quand il s’agit d’écrire ou de composer. Aucun grand artiste n’a trouvé un livre de recettes lui permettant de réaliser des chefs-d’œuvre.

Chostakovitch écrivit également – et magnifiquement – de la musique de ballet (L’âge d’orLe boulon) et de cinéma (La Nouvelle Babylone). C’était le début d’une longue association entre le compositeur et le cinéma. Ces premières œuvres sont toutes expérimentales, modernistes, très en phase avec l’esprit de leur époque. On y sent l’influence de Prokofiev, mais aussi de Stravinsky, Hindemith et Krenek. Il n’était pas encore question, à l’époque, de condamner la musique « difficile », les expérimentations et les inspirations étrangères du jeune compositeur.

Mais à la fin des années 20, tout le climat politique et culturel de l’URSS commençait à changer. La défaite de la révolution socialiste en Europe – trahie par les chefs socio-démocrates – condamnait la révolution russe à l’isolement, sur fond d’effroyable arriération économique. L’enthousiasme révolutionnaire des premières années cédait le pas à la fatigue et l’apathie. Après la mort de Lénine en 1924, la bureaucratie soviétique, dirigée par Staline, gagnait sans cesse en assurance. Une nouvelle caste de carriéristes investissait les positions clés dans le parti et l’appareil d’Etat. La défaite et l’exclusion de « l’Opposition de gauche », lors du 15e congrès du PCUS (1927), officialisèrent la contre-révolution politique qui plaçait le pouvoir entre les mains de Staline et de sa fraction.

 

La réaction stalinienne

En 1930, Vladimir Maïakovski, le poète soviétique le plus célèbre, se suicidait. C’était l’acte de protestation d’un poète révolutionnaire contre la réaction qui se répandait comme un poison dans la société soviétique, paralysant toute initiative, écrasant tout élément de démocratie ouvrière et bridant la liberté artistique. Maïakovski ne pouvait pas s’adapter au stalinisme.

En 1936, à l’âge de 36 ans, Chostakovitch était connu comme l’auteur de deux opéras, trois ballets et de nombreuses œuvres pour le théâtre et le cinéma. Une symphonie purement orchestrale avait également été jouée – ainsi qu’un quatuor à cordes. Mais après cette ascension fulgurante, le compositeur se trouvait de plus en plus désespérément – et dangereusement – en rupture avec l’ambiance de l’époque. Il avait déjà commencé à travailler sur sa Quatrième symphonie, aux sonorités sombres et menaçantes. Mais les événements l’obligèrent à abandonner ce projet. La symphonie fut rangée dans un tiroir et ne fut jouée pour la première fois que trois décennies plus tard.

En 1927, Chostakovitch se lança dans l’écriture d’un opéra. Cette forme typiquement bourgeoise devint l’objet de ses expérimentations fertiles. Il composa Le Nez, d’après la célèbre nouvelle éponyme du grand romancier russe Gogol. Les connotations anti-bureaucratiques de cette nouvelle sont évidentes. Elle raconte comment un bureaucrate, un beau matin, découvre qu’il n’a plus de nez. Il le cherche alors partout et finit par le trouver – dans les vêtements d’un supérieur hiérarchique. A la fin, le nez réapparaît mystérieusement sur le visage du bureaucrate. Ainsi se termine la nouvelle de Gogol. Mais dans son opéra, Chostakovitch rajoute un épilogue dans lequel le bureaucrate dit : « Ce n’était qu’un cauchemar, mais la réalité est pire encore ».

Lors d’un débat sur cet opéra, on demanda à Chostakovitch s’il pensait qu’il serait compris. Il répondit :« A en juger par l’audience d’aujourd’hui, oui : il y avait beaucoup d’applaudissements et ni huées, ni sifflements. » Il ajouta que c’était un opéra contre la bureaucratie et que comme artiste soviétique, il écrivait sa musique pour les travailleurs et les paysans. « Tout le monde pense à son propre nez, alors qu’on devrait penser à la cause commune ». Cette interview est reproduite dans un film soviétique intéressant sur Chostakovitch, Sonate pour alto.

Ceci valut au jeune compositeur ses premiers problèmes avec les autorités soviétiques. A cette époque, un artiste soviétique ne pouvait déjà plus impunément ridiculiser la nouvelle caste bureaucratique. Sous Lénine et Trotsky, le parti bolchevik encourageait la liberté artistique. Des écrivains ouvertement contre-révolutionnaires pouvaient être censurés, mais c’était l’exception, non la règle. En outre, cela se faisait sur des bases politiques, et non artistiques. N’oublions pas que le pays se relevait à peine d’une terrible guerre civile. Mais jamais il ne serait venu à l’esprit de Lénine ou Trotsky d’imposer un contrôle étatique de l’art et de la littérature. Ils se contentaient de polémiquer contre telle ou telle tendance artistique.

Il en était tout autrement sous Staline. Après avoir supprimé toute opposition au sein du parti communiste (alors que le parti bolchevik avait toujours connu une vie interne très libre et très riche, même lors des années les plus difficiles), Staline commença à instaurer un contrôle bureaucratique des œuvres d’art, dont il se méfiait énormément. La création de l’Association Russe des Musiciens Prolétariens (RAMP) – à laquelle succèdera l’Union des Compositeurs Soviétiques, en 1932 – était une tentative d’exercer sur les musiciens le type de contrôle auxquels les écrivains étaient soumis à travers une association semblable (la RAPP). En 1929, l’opéra de Chostakovitch fut qualifié de « formaliste » par la RAMP. Les critiques de la presse étaient féroces. Mais ce n’était rien à côté de l’offensive idéologique qui n’allait pas tarder à s’abattre sur le musicien.

 

Lady Macbeth du district de Mtsenk

L’occasion de la disgrâce fut donnée par son opéra : Lady Macbeth du district de Mtsenk. Basé sur un roman de l’écrivain russe du XIXe siècle Nikolaï Leskov, il fut joué au théâtre Maly de Leningrad en janvier 1934. Ce fut immédiatement un immense succès, aussi bien auprès du grand public que parmi les « officiels » – du moins dans un premier temps. Cet opéra fut encensé comme « le résultat du succès général de la construction du socialisme et de la politique correcte du parti » ; il ne pouvait avoir été écrit « que par un compositeur soviétique élevé dans la meilleure tradition de la culture soviétique », et ainsi de suite. Mais les nuages commençaient déjà à se former.

L’année même de la représentation de Lady Macbeth, des événements tragiques se préparaient en Union Soviétique. Staline était sorti vainqueur de la lutte fractionnelle interne au parti. Mais comme tout usurpateur, il ne se sentait pas en sécurité. Il voyait des ennemis partout, à commencer par le secrétaire du parti de Leningrad, Sergueï Kirov. En 1934, Staline organisa l’assassinat de Kirov, avant d’en accuser un « Centre Zinovieviste-Trotskyste » inexistant. Cet assassinat fut le coup d’envoi d’une vague de répression massive au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes – y compris des partisans loyaux de Staline – furent arrêtées, accusées de « trotskysme » et envoyées séance tenante en prison ou dans des camps de travail.

Une atmosphère de terreur se répandait comme un cauchemar dans toute la société soviétique. Mais à ce stade, Staline avançait encore avec précaution. Il ne se sentait pas encore assez confiant pour exécuter les « vieux bolcheviks » Kamenev et Zinoviev. Ces derniers confessèrent une fois de plus des crimes qu’ils n’avaient pas commis et se couvrirent publiquement d’infamie lors de « procès » montés de toutes pièces. En récompense, ils eurent la vie sauve – en prison. Mais pas pour longtemps. En 1936, la consolidation de la caste bureaucratique exigea des méthodes nouvelles et plus sévères. De nouveaux « procès » furent organisés, au cours desquels non seulement Zinoviev et Kamenev, mais toute la vieille garde léniniste, furent physiquement liquidés.

1936 fut une année fatidique pour Chostakovitch et pour le peuple d’URSS. Lady Macbeth était représentée au théâtre Bolchoï de Moscou. Il eut été difficile de choisir pire moment. L’année avait commencé par des attaques contre Chostakovitch dans les pages de la Pravda, à l’initiative de Staline lui-même. Puis, un soir, le « Père des Peuples » en personne assista à une représentation de l’opéra, mais quitta le théâtre avant la fin. Un article fut alors publié dans la Pravda, intitulé : Le chaos remplace la musique, qui condamnait le « formalisme » de Lady Macbeth. « Tout est grossier, primitif et vulgaire », affirmait l’auteur de l’article ; « la musique cancane et grogne ». Il est très probable que Staline ait écrit cet article. Dans le climat de l’époque, cela équivalait à une condamnation aux travaux forcés, voire pire.

Les critiques de Staline n’étaient que partiellement d’ordre esthétique. Il est vrai que ses goûts artistiques, comme ceux de la bureaucratie qu’il représentait, étaient très primitifs, philistins et conservateurs. La réaction bureaucratique contre le tourbillon de la révolution d’Octobre s’exprimait dans une aversion à l’égard de l’expérimentation et de l’innovation en art, en musique et en littérature. Ici, le mauvais goût n’est pas une caractéristique personnelle, mais le reflet de tendances sociales, de changements politiques et d’intérêts de caste.

Mais ce n’était pas seulement son modernisme que Staline reprochait à cette musique. Au cours de l’histoire des sociétés de classes, l’oppression des femmes par les hommes a constitué une base solide pour la famille, qui elle-même était une base solide pour l’Etat, c’est-à-dire pour l’oppression organisée d’une classe (ou d’une caste) par une autre. La révolution d’Octobre a inscrit l’émancipation des femmes sur sa bannière – et a tenu sa promesse. Mais dans ce domaine comme dans les autres, la contre-révolution bureaucratique se solda par la liquidation des conquêtes politiques d’Octobre. La luxure, l’adultère et le meurtre n’étaient pas des thèmes du goût de l’appareil stalinien, qui prêchait une morale « nouvelle » et « socialiste » – en réalité, conservatrice et bourgeoise – s’appuyant sur la famille.

Le personnage principal de Lady Macbeth, Katerina Izmailova, est piégé dans un mariage sans amour avec un commerçant, qu’elle assassine. L’opéra la présente sous un jour sympathique, comme une victime des circonstances. Mais il y avait plus grave encore. La police et les autorités sont présentées sous un jour très défavorable. Les policiers tyrannisent Katerina, se livrant aux extorsions et au chantage (exactement comme dans la Russie actuelle). Pire que tout : un groupe de prisonniers enchaînés apparait sur la scène, traversant les steppes interminables de la Russie, en route vers l’exil sibérien. En 1936, les staliniens ne souhaitaient pas que ce genre de scènes soit représenté.

Chostakovitch tenta de défendre son opéra – et de se défendre : « Ce que je comprends de Lady Macbeth, c’est que les crimes de Katerina Izmailova sont une protestation contre l’atmosphère étouffante et lugubre du milieu de commerçants du siècle dernier, dans lequel elle vit. » Mais précisément, la mentalité et la morale des milieux bureaucratiques de la Russie stalinienne n’en étaient pas très éloignées. Le bureaucrate stalinien typique de l’époque était aussi grossier, ignorant et provincial que le marchand moyen des romans de Leskov. Staline lui-même partageait la mentalité, la morale et les goûts de ce milieu. Les racines psychologiques de la contre-révolution politique stalinienne plongeaient dans une réaction petite-bourgeoise contre la révolution d’Octobre.

 

« Ennemi du peuple »

La liquidation de la démocratie léniniste se doublait nécessairement de l’imposition de normes totalitaires à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. La première victime du régime stalinien fut la liberté artistique. La bureaucratie exigeait l’obéissance et le conformisme ; elle abhorrait l’originalité et les libres débats sur l’art. En outre, dans un régime totalitaire où les débats politiques et la critique sont étouffés, où toute opposition s’expose aux lourdes persécutions de l’appareil d’Etat, l’art, la littérature et la musique peuvent jouer le rôle d’une opposition souterraine. La critique de la bureaucratie prend alors la forme d’un langage crypté que les gens habitués à lire entre les lignes peuvent comprendre. L’Union des Compositeurs Soviétiques avait justement été créée pour contrôler les compositeurs et les transformer en d’obéissants serviteurs de la bureaucratie.

Immédiatement après la publication de l’article dans la Pravda, Chostakovitch commença à en ressentir les effets. Les officiels de l’Union des Compositeurs condamnèrent non seulement Lady Macbeth, mais aussi d’autres œuvres telles que Le Nez et Le Clair Ruisseau. La rémunération de ses œuvres se mit à fondre et ses revenus furent amputés des trois quarts. Lorsque, rarement, ses œuvres étaient jouées en public, l’affiche le présentait ainsi : « Dimitri Chostakovitch – Ennemi du Peuple ». La Quatrième symphonie fut répétée, mais il était hors de question, dans un tel climat, qu’elle soit jouée publiquement. Elle ne le fut qu’en 1961.

Chostakovitch courrait de grands dangers. Sa première condamnation publique avait coïncidé avec le début de la Grande Terreur, au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes disparurent dans les Goulags. De nombreux amis et parents du compositeur furent emprisonnés ou assassinés. En 1937-38, les purges parvinrent à leur sanglant apogée. Vsevolod Meyerhold, le célèbre directeur de théâtre soviétique avec lequel Chostakovitch avait travaillé, fut envoyé dans un camp, puis assassiné en 1940. D’autres écrivains et artistes soviétiques furent victimes des purges, dont Isaac Babel, l’auteur de La Cavalerie Rouge, le poète Ossip Mandelstam et bien d’autres figures moins connues. Mossolov, le compositeur de La fonderie d’acier, fut également emprisonné.

Les purges gagnèrent les hautes sphères de l’Armée Rouge. Parmi les victimes figurait le Maréchal Toukhatchevski, un héros de la guerre civile et un génie militaire. Comme il avait sympathisé avec Chostakovitch, ce fut pour ce dernier un moment d’extrême danger. Dès lors, il marcha sur une corde suspendue au-dessus de l’abîme. Il prit pour habitude d’emporter avec lui une valise contenant le minimum nécessaire dans l’éventualité d’une arrestation, qu’il attendait d’une minute à l’autre.

 

La Cinquième symphonie

La réponse de Chostakovitch aux attaques qu’il subissait fut la Cinquième symphonie, dont le style musical est plus conservateur, moins moderniste, que ses œuvres précédentes. Toujours est-il que c’est une œuvre géniale. Elle connut un succès immédiat et demeure l’une de ses compositions les plus populaires. Elle fit taire les critiques – provisoirement. On dit que Chostakovitch la présenta comme « la réponse d’un artiste soviétique à une juste critique ». C’est un mensonge. Jamais il n’a prononcé ces mots, qui ont été inventés par un lèche-botte et un gratte-papier stalinien quelconque. Cette œuvre noble marquait clairement un tournant dans le style musical du compositeur, mais pas le moindre recul en termes de qualité artistique. Et malgré le triomphalisme apparent de son finale, cette symphonie a un caractère profondément tragique.

C’était une période particulièrement sombre dans l’histoire de l’Union Soviétique. Staline parlait de la « vie heureuse » des Soviétiques – pendant que la folie de la collectivisation forcée provoquait une famine qui emporta quelque 10 millions de vies. Staline violait systématiquement chaque principe du léninisme et de la démocratie soviétique, mais dans le même temps caractérisait la Constitution de 1936 comme « la plus démocratique au monde ». Toute la situation se prêtait à la plus mordante des ironies.

Dans le domaine de l’art, la victoire de la bureaucratie stalinienne trouva son expression dans la soi-disant théorie du « réalisme socialiste ». En réalité, l’« art » en question n’était ni réaliste, ni socialiste, mais éminemment conformiste et conservateur. Il était d’une superficialité et d’une simplicité qui comblaient d’aise l’étroitesse d’esprit de la bureaucratie, d’autant plus qu’il peignait en rose la vie soviétique. Staline lui-même aimait regarder des films, dans la salle de projection du Kremlin, et tout particulièrement ceux qui montraient des paysans joyeux et bien nourris dans des fermes collectives – pendant qu’une terrible famine accablait les campagnes.

En général, les œuvres « réalistes et socialistes » avaient à peu près la même valeur artistique que la moyenne de nos emballages de boites de corn flakes. Aujourd’hui, ces images béates et confortables de travailleurs heureux et de paysans souriant au milieu d’immenses champs de blé ne suscitent plus aucun intérêt, si ce n’est de la curiosité et du sarcasme. Mais cela servait les objectifs de la bureaucratie, qui considérait l’art comme un département parmi d’autres de son appareil de propagande.

Comment le « réalisme socialiste » s’appliquait-il à la musique ? Les autorités ne condamnaient pas l’expression de contradictions dans la musique (après tout, le Père des Peuples expliquait – contre Marx et Lénine – que les progrès du communisme entrainaient une intensification de la lutte des classes). Mais elles exigeaient, par contre, que ces contradictions se résolvent de façon satisfaisante dans le dernier mouvement de l’œuvre. De même, tous les films et romans devaient se terminer sur un happy end. Le fait que, dans la vie réelle, toutes les fins n’étaient pas heureuses – et que sous Staline beaucoup de gens finissaient mal – ne gênait pas le moins du monde les censeurs bureaucratiques de l’Union des Compositeurs.

La Cinquième symphonie n’est pas une célébration de la « vie heureuse ». Elle est saturée d’intenses et tragiques souffrances – et non seulement celles, profondément intimes, du compositeur lui-même, mais aussi celles du peuple soviétique. Le premier mouvement fait penser à un homme traversant un paysage stérile et désolé comme la surface de la lune. Mais c’est dans le sublime mouvement lent (« Largo ») que le souffle tragique de l’œuvre devient pratiquement insoutenable. Seul le dernier mouvement donne l’impression d’un happy end. Mais il est ironique. Il a aussi peu de rapport avec le reste de la symphonie que n’en avaient les discours de Staline sur la « vie heureuse » avec la vie réelle de la grande majorité des citoyens soviétiques.

Cela fut compris par de nombreux contemporains de Chostakovitch. Le célèbre chef d’orchestre Kurt Sanderling, qui fut l’assistant de Mravinsky entre 1941 et 1960, disait : « Pour tous ceux qui, comme moi, travaillaient avec Chostakovitch, il n’a jamais été difficile d’interpréter ses œuvres et de saisir leur double signification. La Cinquième symphonie fut la première œuvre contemporaine à laquelle je fus confronté en URSS – et je me disais : "oui, c’est exactement ça, c’est bien notre vie ici"… Nous comprenions bien ce que signifiait le soi-disant "triomphe" final. Et ce n’était pas le triomphe des puissants, des hommes de pouvoir. »

Le contraste entre les proclamations officielles et la vie réelle du peuple était la plus monumentale des ironies. Cela se reflétait dans la musique de Chostakovitch. Lui-même dit un jour du finale de la Cinquième : « c’est comme si quelqu’un nous frappe la tête en criant : "Réjouissez-vous ! Réjouissez-vous !" ». Autrement dit, c’est plein d’ironie et d’ambivalence, des traits qui devinrent caractéristiques de la musique de Chostakovitch, et en particulier de ses symphonies.

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, il se préparait à écrire une vaste « Symphonie Lénine » avec des chœurs – comme la Neuvième de Beethoven – chantant le poème épique de Maïakovsky, Lénine. Chostakovitch écrivit même à un journal soviétique qu’il avait commencé « un travail d’une responsabilité immense : exprimer dans de la musique les images immortelles de Lénine ». Mais la symphonie ne fut jamais écrite. D’après les critiques anti-communistes, c’est dû à l’hostilité que Lénine inspirait à Chostakovitch. C’est faux. Il était très hostile à Staline et à sa politique. Mais il restait fidèle aux idéaux du socialisme et de la révolution d’Octobre.

Absolument rien ne suggère que Chostakovitch identifiait Staline et Lénine, à la façon des historiens bourgeois actuels qui cherchent à discréditer les bolcheviks en les liant aux crimes de Staline. Ces falsificateurs de l’histoire « oublient » un petit détail : pour consolider son régime bureaucratique, Staline a dû détruire le parti de Lénine et exterminer pratiquement tous ses dirigeants. Si Chostakovitch n’a jamais écrit sa « Symphonie Lénine », c’est sans doute parce que le contraste entre les idées de Lénine et la sordide réalité du stalinisme était trop grand, le souvenir des purges anti-bolcheviks trop récent et douloureux. Chostakovitch était un homme de principe ; l’hypocrisie lui était complètement étrangère.

Dans la Cinquième symphonie, comme on l’a vu, Chostakovitch a résolu le problème en écrivant une œuvre tragique couronnée d’une fin « triomphale » très équivoque. Et on peut dire qu’à partir de la Cinquième – celle-ci comprise –, toutes ses symphonies contiennent un élément de critique à l’égard du régime stalinien. Lorsqu’en novembre 1939 la Sixième symphonie a été jouée – en même temps que la magnifique cantate Alexander Nevsky, de Prokofiev –, le public fut déçu. Nulle trace de Lénine dans cette œuvre.

La Sixième symphonie est une œuvre étrange, aussi bien par sa forme que par son contenu. Elle commence par un mouvement long et tragique ; le compositeur semble y fixer l’enfer. Le deuxième mouvement est plus court, mystérieux et plein de connotations sinistres et menaçantes. On ne peut pas dire que les contradictions initiales y soient résolues ; elles sont au contraire plus flagrantes que dans toutes ses autres œuvres. La caractéristique majeure de ces mouvements, c’est un sarcasme cinglant – l’une des principales armes de Chostakovitch. Il n’y a pas un atome de « repentance » ou de concessions au « réalisme soviétique » ; c’est un acte de défiance massif. Ce n’est pas du tout ce que les autorités avaient en tête lorsqu’elles évoquaient, au sujet de la Cinquième, « une réponse de l’artiste à une juste critique ».

Mais au même moment, des événements colossaux se préparaient, sur la scène internationale, qui refoulèrent ces questions au second plan.

 

La Seconde Guerre mondiale

Après le cauchemar des purges, le peuple soviétique se préparait à affronter de nouvelles et plus grandes souffrances. La criminelle politique stalinienne de la « troisième période », avec sa théorie du « social-fascisme », déboucha sur la victoire d’Hitler en Allemagne, qui constituait un danger mortel pour l’URSS. Plus tard, la trahison de la révolution espagnole leva le dernier obstacle sur la voie d’une guerre en Europe. La tentative d’éviter un affrontement avec l’Allemagne nazie par la signature du pacte germano-soviétique fit faillite en 1941, lorsque les armées d’Hitler envahirent l’URSS, infligeant de lourdes pertes à une Armée Rouge complètement prise au dépourvu. Lorsque Staline fut informé de l’offensive allemande, il refusa d’y croire, dans un premier temps, et ordonna à l’Armée Rouge de ne pas riposter. En conséquence, de nombreux avions soviétiques furent détruits au sol. Des millions de soldats de l’Armée Rouge furent capturés – sans avoir ouvert le feu – et envoyés dans des camps de la mort allemands.

L’un des épisodes les plus impressionnants de cette guerre fut le siège de Leningrad. Courageusement, Chostakovitch resta dans la ville, où beaucoup de gens mouraient de faim, de froid et sous le feu des bombes allemandes. Il aurait pu quitter la ville, mais choisit de partager le sort du peuple de Leningrad. Il écrivait alors la symphonie qui lui assura une renommée internationale, la Septième, intituléeLeningrad. Il écrivit les trois premiers mouvements dans sa ville natale assiégée – dont il ne fut évacué, à contrecœur, que sur ordre de Moscou.

Certains « esprits » prétendent que Chostakovitch n’aurait pas été mécontent d’une victoire des armées allemandes. Voilà à quelles conclusions délirantes mène le fanatisme anti-communiste ! C’est une insulte à la mémoire d’un homme qui, toute sa vie, a défendu des idées progressistes et fut un patriote soviétique convaincu, malgré sa haine du stalinisme et de la bureaucratie. Dès qu’il apprit la nouvelle de l’offensive allemande contre l’URSS, il se porta volontaire dans les forces armées, mais n’y fut pas retenu du fait de ses problèmes de vue. Mais il participa à l’effort de guerre et s’engagea même dans une brigade de pompiers.

Quiconque regarde les images de Chostakovitch dénonçant l’agression nazie (on les voit dans le filmSonate pour alto) ne peut douter de la haine que lui inspirait le nazisme et de sa détermination à défendre sa patrie contre la barbarie hitlérienne. C’est la signification centrale de son extraordinaire Septième symphonie. Il y exprime ses sentiments profonds sur la guerre. Il disait : « La musique surgissait de moi. Je ne pouvais la retenir. » C’est une expression émouvante des souffrances et de l’héroïsme du peuple de Leningrad et de toute l’Union Soviétique.

Le premier mouvement comprend un célèbre passage dans lequel un thème martial est répété en boucle et de plus en plus fort, un peu à la façon du Boléro de Ravel. Ce thème est censé représenter la progression de l’armée nazie ; assez banal, il exprime le vide spirituel du fascisme. Le puissant dernier mouvement est dominé par une lutte acharnée au terme de laquelle l’esprit humain triomphe de la tyrannie et de la barbarie.

Son succès fut immédiat, non seulement en URSS, mais à l’échelle internationale (elle fut dirigée aux Etats-Unis par le grand Arturo Toscanini). Elle devint le symbole de la résistance héroïque du peuple soviétique contre la barbarie nazie. Mais pour Chostakovitch, c’était plus encore que cela. Il intitula le dernier mouvement : « Victoire et vie magnifique à l’avenir ». Grâce aux efforts héroïques du peuple soviétique – fidèlement exprimés dans cette musique – et la supériorité de l’économie nationalisée et planifiée, l’URSS était bel et bien victorieuse. Par contre, les espoirs d’une vie meilleure furent rapidement anéantis.

 

L’après-guerre

Pendant la guerre, Staline fut obligé de desserrer son étau, au moins partiellement. Des officiers de l’Armée Rouge emprisonnés pendant les Purges furent libérés en toute hâte pour occuper des postes de commandement sur la ligne de front, où ils firent preuve d’un remarquable courage. Au fur et à mesure que l’Armée Rouge refoulait les forces nazies et avançait au cœur de l’Europe, un sentiment général d’optimisme se développait. Les gens espéraient que les choses iraient mieux après la guerre. Ces illusions furent de courte durée.

Au printemps 1943, Chostakovitch et sa famille déménagèrent à Moscou. L’Armée Rouge avançait alors sur tous les fronts. Staline attendait des compositeurs soviétiques qu’ils écrivent de la musique patriotique et héroïque. Mais la nouvelle symphonie de Chostakovitch, la Huitième, était très différente de la Septième. C’est une œuvre extrêmement sombre. Elle est comme un immense paysage dévasté par la guerre – et pas seulement par la guerre.

Le premier mouvement, très long, monte progressivement vers un paroxysme qui est comme un cri de douleur et de détresse inouï. Ce n’est pas ce que les autorités voulaient entendre. Certains disent que le scherzo, rapide et violent, est un portrait de Staline. C’est possible. Ce qui est sûr, c’est que cette symphonie était un défi aux autorités, qui l’ont bien compris. Elle fut interdite de représentation jusqu’en 1960. Mais la symphonie suivante, la Neuvième (1945), était un nouvel acte de défiance.

Staline et la bureaucratie s’attendaient à de la musique triomphale, un « hymne à la victoire ». Ils ont même suggéré à Chostakovitch de recourir à un vaste orchestre avec des chœurs. Au lieu de quoi Chostakovitch composa la plus courte de toutes ses symphonies : 25 minutes (la Septième et la Huitième durent plus d’une heure). La Neuvième symphonie est une œuvre pleine d’ironie, d’humour et même de trivialité. Le premier mouvement est comme un enfant espiègle se riant de l’autorité. Le mouvement lent est très anxieux. Les autres sont tour à tour sinistres, menaçants et diaboliques. Le dernier mouvement est comme un grand éclat de rire ; il semble dire : pourquoi je m’inquiète de toutes ces bêtises prétentieuses ? Le résultat était prévisible.

La répression était de nouveau à l’ordre du jour. Dans le domaine de l’art, Staline eut recours aux services du tristement célèbre Andreï Jdanov. Celui-ci lança une offensive brutale contre les artistes, les écrivains et les musiciens qui n’étaient pas complètement soumis au régime. Deux des plus éminents compositeurs soviétiques, Prokofiev et Chostakovitch, étaient visés. En 1948, Chostakovitch fut une nouvelle fois accusé de « formalisme ». Immédiatement, une armée de laquais, de compositeurs de troisième ordre et de médiocrités diverses se jeta sur les victimes des attaques de Jdanov, comme une horde de hyènes dépèce un animal sans défense et blessé.

Après les résolutions du Comité Central du Parti sur la musique « formaliste », le 10 février 1948, des réunions (dont certaines duraient plusieurs semaines), des rassemblements et des publications accablèrent tous les musiciens qui suivaient une ligne « anti-nationale et formaliste ». Chostakovitch devait se taire pendant qu’on le couvrait d’ordures. Il fut accusé d’avoir « un sens atrophié de la mélodie », d’écrire de la musique « dégoutante » et « casse-tête », de la « cacophonie », etc.

Le critique Afanassiev qualifia la Neuvième symphonie d’« œuvre sans esprit, sans forme, indigne de notre musique soviétique ». Le compositeur Zakharov (que tout le monde a oublié, depuis) reprochait à la musique de Chostakovitch de ne pas satisfaire aux besoins d’une musique patriotique appelant les masses à rapidement reconstruire le pays. Chostakovitch se défendait en expliquant que toutes ses œuvres cherchaient à exprimer les sentiments du peuple soviétique. Ce n’était pas la réponse qu’attendaient ses contempteurs. Le magazine Kultura I Zhizn’ accusa le compositeur d’être « incapable de refléter l’état d’esprit du peuple ». Mais l’objectif réel du « réalisme socialiste » n’était pas du tout d’exprimer les sentiments réels du peuple ; il s’agissait de répondre aux besoins de la caste bureaucratique. Le « problème » de la musique de Chostakovitch, c’est en réalité qu’elle exprimait trop bien l’état d’esprit et les sentiments des masses.

Chostakovitch fut chassé de son poste au Conservatoire de Moscou. La plupart de ses œuvres furent interdites. Il dut se repentir publiquement. Youri Lyubimov rapporte qu’à cette époque, « il attendait son arrestation sur le palier, près de l’ascenseur, de façon à ce que sa famille, au moins, ne soit pas dérangée. »Chostakovitch continua de composer de la musique de chambre, mais n’écrivit plus aucune symphonie jusqu’à la magnifique Dixième, composée en 1953, l’année de la mort de Staline.

Après les attaques de Jdanov, Chostakovitch fut obligé de se faire discret. Il travailla à des musiques de film, pour gagner sa vie, et à des œuvres « officielles » visant à assurer sa réhabilitation. Pendant quelques années, il remisa dans le tiroir ses compositions les plus sérieuses – dont certaines majeures, comme le premier concerto pour violon – en attendant des jours plus favorables.

Les pressions du régime sur la musique et les conditions de vie matérielles de Chostakovitch se relâchèrent partiellement en 1949, dans le but d’assurer sa participation à une délégation soviétique aux Etats-Unis. La Guerre Froide était déjà bien engagée et les autorités soviétiques voulaient prouver au monde entier la supériorité de l’URSS dans le domaine culturel. Si Chostakovitch était l’anti-soviétique virulent que certains dépeignent, il avait là une occasion en or de quitter l’URSS. Mais tout au long de sa vie, il n’a pas montré le moindre signe d’une volonté quelconque d’émigrer, ni d’ailleurs exprimé la moindre admiration pour le mode de vie capitaliste. Il s’intéressait beaucoup à la musique des compositeurs occidentaux tels que Britten et Hindemith, mais son intérêt pour l’Ouest n’allait pas au-delà de cette affinité bien naturelle pour le travail d’autres musiciens.

Des anti-communistes viscéraux attaquent Chostakovitch en soulignant qu’il fut obligé de faire des concessions au régime pour survivre et gagner son pain. En fait, ce qui a sauvé le compositeur de la prison (dont il ne serait pas revenu vivant, compte tenu de sa santé fragile), c’est le fait que Staline aimait sa musique de film. On l’a dit, le Père des Peuples adorait le cinéma – et tout particulièrement les films dans lesquels il jouait un rôle dirigeant, même quand ils n’avaient pas grand-chose à voir avec la vérité historique. Il fallait un grand compositeur pour écrire la musique de ces films ; Chostakovitch était le candidat idéal.

Il écrivit la musique de plusieurs films représentant Staline sous une lumière très flatteuse. Sa cantateLe chant des forêts évoque le « Grand Jardinier » Staline. Dans le film L’inoubliable année 1919, dont Chostakovitch écrivit la musique, Staline est le chef de l’Armée Rouge pendant la Guerre civile, poste qui dans la réalité fut occupé par Léon Trotsky. Nul doute que Chostakovitch travaillait sans enthousiasme et méprisait cette propagande grossière. Mais il n’avait pas le choix, s’il voulait vivre. Le caractère brutal de Staline – que Lénine évoque dans son Testament – s’exprimait dans la façon dont il traitait les familles de ceux qu’il considérait comme ses ennemis. Par exemple, la femme de Prokofiev fut envoyée en prison après les attaques de Jdanov.

Il faut garder à l’esprit que Chostakovitch n’était pas un militant politique, mais un compositeur, bien qu’il fût animé d’une profonde conscience sociale lui permettant d’exprimer brillamment, dans sa musique, tous les problèmes importants de son époque. Homme de tempérament timide et réservé, il fit preuve d’un courage et d’une intégrité exemplaires dans sa lutte contre le régime stalinien, tout en composant des œuvres qui atteignent les sommets de la création musicale au XXe siècle. Mais il y eut des moments où le poids de cette lutte solitaire était trop écrasant, l’obligeant à un repli tactique.

Des critiques anti-communistes reprochent à Chostakovitch d’avoir fait des concessions. C’est absurde et malveillant. Si un homme comme Rakovsky, ce vétéran du mouvement révolutionnaire doté d’une profonde compréhension du marxisme, si un tel homme a capitulé sous les pressions colossales de l’appareil stalinien, comment peut-on reprocher à Chostakovitch de ne pas avoir tenu tête ? Il a plié sous la pression, mais n’a jamais rompu. Il demeura fidèle à lui-même jusqu’à la fin de sa vie, en adversaire résolu du Stalinisme.

Est-ce à dire, comme l’affirment d’autres « critiques » aveuglés par leurs préjugés, que Chostakovitch était pro-capitaliste ? Il n’y a pas la moindre preuve de cela. Chostakovitch n’était ni un stalinien, ni un contre-révolutionnaire anti-soviétique du genre de Soljenitsyne. Il était un partisan loyal des idéaux socialistes de la révolution d’Octobre. Et il voyait la contradiction flagrante entre ces idéaux et la caricature bureaucratique du Stalinisme. La mort de Staline a ouvert la voie à la réhabilitation de Chostakovitch, mais cela n’a pas mis fin à sa lutte solitaire contre la bureaucratie.

En mai 1948, il commença secrètement à travailler à une cantate intitulée Rayok. C’était une mordante satire de « l’activisme musical » du Comité Central du PCUS. Elle demeura sous le boisseau jusqu’après la mort du compositeur, en 1975.

 

Son combat contre l’antisémitisme

L’antisémitisme a occupé une place importante dans la contre-révolution stalinienne. Comme au temps du tsarisme, l’antisémitisme était un moyen de détourner l’attention des masses de leurs plus pressants problèmes. Même si Staline a appuyé la création d’Israël dans le but d’affaiblir l’impérialisme britannique au Moyen-Orient, cela ne l’a pas empêché de recourir à l’antisémitisme pour couvrir une nouvelle purge, après la guerre. La campagne contre les « cosmopolites déracinés » (i.e : les Juifs) culmina dans le célèbre « Complot des blouses blanches ». Accusés de vouloir assassiner Staline, ses médecins personnels – qui étaient juifs – furent arrêtés et torturés jusqu’à ce qu’ils « confessent » des projets criminels. Leurs « aveux » furent utilisés pour impliquer d’autres personnes dans le prétendu complot, et ainsi de suite.

La révolution d’Octobre émancipa toutes les nationalités opprimées par le tsarisme – cette « prison des peuples », selon la formule de Lénine –, y compris les Juifs. A toutes fut accordée la plus complète égalité politique et sociale. Les vieilles restrictions humiliantes furent abrogées. Mais sous Staline, le vieux chauvinisme russe commença à réémerger – et avec lui toute la vieille bourbe antisémite. L’héritage de l’internationalisme prolétarien était trop récent pour que l’antisémitisme s’exprime ouvertement, mais il était toujours présent en arrière-plan. Et de temps à autre, la bureaucratie s’en servait pour distraire l’attention des masses.

Après la signature du pacte germano-soviétique, la bureaucratie russe s’efforça d’établir de bonnes relations avec le régime de Hitler. Suivant cette logique, des Juifs furent évincés des positions importantes qu’ils occupaient dans l’administration soviétique. Le ministre des Affaires étrangères Litvinov, qui était juif et identifié à la politique de rapprochement avec la France et la Grande-Bretagne, fut remplacé par le Russe Molotov. Ils sont allés jusqu’à ordonner que dans les camps de concentration russes les gardes n’utilisent plus l’insulte « fasciste » contre les prisonniers. Staline livra à Hitler des réfugiés antifascistes allemands.

Dans les mémoires de Chostakovitch écrites par Solomon Volkov, il est indiqué qu’à cette époque les œuvres de Wagner furent jouées – pour la première fois – au Bolchoï, à commencer par La Walkyrie. Le directeur du spectacle était Sergueï Eisenstein lui-même, qui invita un de ses collègues juifs à prendre part à la production de l’opéra. Ce dernier lui répondit : « Tu ne comprends donc pas ? Je ne peux pas participer à cette production parce que je suis juif ». Eisenstein n’y croyait pas. Et pourtant c’était vrai. L’opéra fut joué en présence de l’ambassadeur nazi – et sans Juifs.

Quelques années plus tard, Chostakovitch écrivit ses magnifiques et émouvantes Mélodies sur la poésie populaire juive. La critique Fay avance l’argument pervers selon lequel Chostakovitch, en écrivant de la musique populaire, cherchait à plaire aux autorités ! Or il aurait pu s’inspirer de toutes sortes de musiques populaires : russe, géorgienne, arménienne, ouzbek ou kalmouk. Mais il a spécifiquement choisi de la musique et des poèmes juifs sur la souffrance de ce peuple dans la Russie tsariste. Cependant, Chostakovitch garda ces mélodies cachées jusqu’à la mort de Staline.

Fay prétend que dans la mesure où Chostakovitch avait terminé le cycle de mélodies en octobre 1948, alors que la campagne antisémite n’a « vraiment commencé » (selon elle) qu’en décembre de la même année, cette œuvre ne peut pas être considérée comme une protestation contre l’antisémitisme. Or l’antisémitisme n’était pas une invention soudaine du Kremlin. Dès les années 20, dans la lutte contre Trotsky (qui était juif) et l’Opposition de gauche, Staline eut recours aux préjugés antisémites, faisant circuler l’idée que « les youpins sèment la pagaille au Comité Central ».

Chostakovitch s’intéressait beaucoup à la musique juive, qui intervient régulièrement dans son travail. Mais ce qui est intéressant, c’est le moment qu’il choisit pour écrire ses Mélodies. Un certain nombre d’amis très proches étaient visés par la campagne antisémite en cours. Le sujet l’affectait profondément et il s’en est saisi à plusieurs reprises – et notamment dans sa Treizième symphonie (Babi Yar), qui vise spécifiquement l’antisémitisme russe.

Dans les années 60, lorsqu’un nouvel accès d’antisémitisme se développait en URSS, le poète ukrainien Eugène Evtouchenko écrivit un poème de protestation, Babi Yar, qui relate toutes les atrocités que subirent les Juifs en Russie et en Ukraine au cours de l’histoire. Chostakovitch reprit ces vers dans sa Treizième symphonie, qui est une protestation directe contre le stalinisme et l’antisémitisme.

 

La mort de Staline

Le « Père des Peuples» finit par montrer tous les signes d’une paranoïa pathologique. Il nourrissait une méfiance morbide à l’égard de tout le monde, y compris ses plus proches collaborateurs. L’un d’eux, Nikita Khrouchtchev, expliqua plus tard qu’il suffisait que Staline dise à un dirigeant : « tu as le regard fuyant aujourd’hui », pour que ce dernier ait de bonnes raisons de s’inquiéter. Staline accusa son bras droit Kaganovitch d’être un espion britannique. La femme de Molotov, lui-même un laquais de Staline, fut envoyée dans un camp de travail.

En 1953, il devint évident que Staline et le chef de la police secrète, Beria, préparaient une nouvelle purge visant toute la couche dirigeante du parti et de l’appareil d’Etat. Cela aurait plongé l’URSS dans une crise profonde, alors que le pays était en conflit ouvert avec l’impérialisme américain et luttait pour se reconstruire après les dévastations d’une guerre qui emporta 27 millions de Soviétiques. Aussi la clique dirigeante prit-elle les dispositions nécessaires pour se protéger et éradiquer la source du danger, qui fut empoisonnée ou éliminée d’une autre manière par ses camarades.

C’est en cette même année 1953 que plusieurs œuvres de Chostakovitch longtemps gardées secrètes furent jouées pour la première fois. Le compositeur célébra la mort tant attendue de Staline à sa manière : musicalement. Sa Dixième symphonie comprend un certain nombre de citations et de codes musicaux, dont une référence à Elmira Nazirova, une étudiante dont il est tombé amoureux. Mais le plus important motif de la symphonie est fondé sur les notes DSCH, les lettres de son propre nom. On retrouve cette signature dans d’autres œuvres, par exemple le Huitième quatuor à cordes. Mais elle est tout particulièrement significative dans la Dixième symphonie.

C’est sans doute – avec la Cinquième – l’une des plus grandes symphonies de Chostakovitch. Le tempétueux deuxième mouvement est souvent présenté comme un portrait de Staline. A la fin de la symphonie, l’orchestre répète de nombreuses fois le motif DSCH, de façon triomphale. Et à la moitié du dernier mouvement, il cite le deuxième mouvement et le thème DSCH. C’est comme si Chostakovitch s’exclamait : le monstre Staline est mort – mais moi je suis toujours vivant, j’écris ma musique et je dis toujours la vérité ! C’est l’un des passages les plus passionnants et émouvants de toute son œuvre.

Dès le XXe congrès du PCUS, en 1956, Nikita Khrouchtchev a tenté d’engager des réformes – d’en haut – pour sortir le pays du marasme engendré par le contrôle et l’administration bureaucratiques de l’économie nationalisée et planifiée. Or comme Alexis de Tocqueville le soulignait déjà, le moment le plus dangereux, pour un régime despotique, c’est précisément lorsqu’il tente de se réformer. Quelques mois après le XXe congrès du PCUS et le discours « secret » de Khrouchtchev y dénonçant les crimes de Staline, les travailleurs hongrois se sont soulevés, les armes à la main, contre la domination russe et stalinienne. Malgré deux grèves générales et deux insurrections, avant et après l’intervention militaire russe, la révolution hongroise fut noyée dans le sang.

 

La Onzième symphonie

La Onzième symphonie est une œuvre épique. Elle dure plus d’une heure et requiert un très vaste orchestre. Chostakovitch l’écrivit en 1957, quelques mois après l’écrasement de la révolution hongroise. La date est très significative. L’année 1957 marquait le 40e anniversaire de la révolution de 1917. Et pourtant c’est la révolution écrasée de 1905, et non la victorieuse de 1917, que Chostakovitch choisit pour thème. Lorsqu’on lui posait la question, Chostakovitch niait tout lien avec la révolution hongroise. Mais cela n’a pas d’importance : le public n’avait pas besoin de demander.

Formellement, la symphonie a pour thème les événements du dimanche sanglant, le 9 janvier 1905, lorsque la police tsariste et des Cosaques ont ouvert le feu sur une manifestation pacifique d’ouvriers, faisant de nombreux morts. Toute l’œuvre est basée sur des chants révolutionnaires russes, dont certains remontent au XIXe siècle. Par exemple, le magnifique thème du mouvement lent est le vieux chant Souvenir Eternel, que l’on chantait sur la tombe des révolutionnaires.

Le premier mouvement est intitulé « La place du palais » et décrit avec une puissance extraordinaire l’extrême tension à la veille du dimanche sanglant. Il fait nuit ; la place est couverte de neige et balayée de vents glacials. C’est le symbole d’une société tyrannique qui, en apparence, semble complètement figée. Mais sous la surface, le mécontentement gronde. Le thème central est un vieux chant de prisonniers révolutionnaires du XIXe siècle, Ecoute ! (Slushai !), dont un passage dit : « Comme un acte de trahison, comme la conscience d’un tyran, la nuit est noire ».

Le thème d’Ecoute ! revient tout au long de l’œuvre. Le thème suivant, Le Prisonnier comprend ces mots : « Les murs des prisons sont épais ; les portes fermées par deux verrous en fer ». Dans la Russie tsariste – et dans la Russie stalinienne –, la société tout entière était comme une gigantesque prison. La nuit noire est la longue nuit du pouvoir despotique et arbitraire. L’atmosphère menaçante est renforcée par des appels à la trompette et des roulements de tambour qui font penser aux symphonies de Mahler. Tout cela crée une ambiance de tension insoutenable.

Le deuxième mouvement est intitulé Le neuf janvier. Le début fait penser à une plainte émergeant des profondeurs du peuple. Le premier thème, qui revient sans cesse, évoque la souffrance insoutenable des masses. C’est l’expression musicale de la pétition qui devait être remise au Tsar par les manifestants et qui commence ainsi : « O Tsar, notre Petit Père, regardez autour de vous ! Ne voyez-vous pas que les serviteurs du Tsar nous ont rendu la vie insupportable ? »

La scène du massacre est l’un des passages les plus violents de toute l’histoire de la musique. Le feu roulant d’une mitraillette est imité par les caisses claires, puis l’orchestre explose en un puissant vacarme. Et brusquement, silence complet. On en revient au thème sombre du premier mouvement. De nouveau, la place du palais est muette et glacée. La nuit est tombée. Mais à présent la neige est rouge de sang.

Le troisième mouvement est un Requiem pour les victimes, Souvenir éternel, basé sur le chant révolutionnaire que nous avons déjà évoqué. Lors de son acmé, le massacre du 9 janvier est rappelé, comme si le peuple jurait de venger ses camarades. Puis le mouvement retourne à la triste solennité de la marche funèbre.

Le dernier mouvement est intitulé : « Le tocsin ». C’est exactement cela : un appel aux armes. Il commence par le chant révolutionnaire Enragez, tyrans ! D’autres chants révolutionnaires sont cités, dont la célèbre Varsovienne polonaise. Plus tard, le thème d’Enragez, tyrans ! est répété, plus lentement, mais avec davantage de force et de détermination, comme une marche irrésistible. C’est le réveil de la révolution, qui culmine dans une explosion de colère, les cloches sonnant alors le tocsin de la révolte. Juste avant ce moment, une série de cinq notes est répétée avec insistance : ce sont les dernières notes du chant Enragez, tyrans !, qui dit : « Mort aux tyrans ! ». Le message de Chostakovitch au public russe, qui connaissait très bien ce chant, pouvait difficilement être plus clair.

Le fils de Chostakovitch, Maxime, s’en alarma. Il lui murmura à l’oreille : « papa, et s’ils te pendaient pour ça ? » Interviewée par Margarite Mazo dans le DSCH Journal 12, Irina Chostakovitch explique : « La Onzième symphonie a été écrite en 1957, à l’époque des événements [les conséquences du soulèvement hongrois de 1956]. Tout le monde comprenait la gravité de la situation. Il n’y a pas de référence directe aux événements de 1956 dans la symphonie, mais Chostakovitch les avait à l’esprit. »

 

Octobre et Babi Yar

Ecrite en 1959-61, la Douzième symphonie (Octobre) est censée être le prolongement de la Onzième. Or elle n’est pas entièrement convaincante. Elle est noble dans sa conception et ne manque pas de belles mélodies (Chostakovitch ne savait pas écrire de mauvaises symphonies). Cependant, il lui manque la flamme qui anime chaque mesure de la Onzième. Il est évident qu’à la différence de cette dernière, la Douzième n’a pas urgemment surgi du fond du cœur de l’artiste.

Comme la Onzième, les mouvements de la Douzième forment un « programme » ; chacun porte un titre :

1) Petrograd révolutionnaire
2) Lénine à Razliv
3) Le croiseur Aurore
4) L’aube de l’humanité

L’appel à l’action, à la fin de la Onzième, préparait le terrain à la Douzième, de même que la défaite de la révolution de 1905 préparait le terrain à la révolution victorieuse de 1917. Pourquoi, cependant, la Douzième est-elle un peu décevante, comparée à la Onzième ? C’est que Chostakovitch doutait de l’avènement d’un monde meilleur – d’une société authentiquement socialiste – au cours de sa vie. Malgré la dénonciation des crimes de Staline au XXe congrès du PCUS, la bureaucratie s’accrocha fermement au pouvoir. Les principes léninistes de la démocratie et de l’égalité soviétiques étaient moins que jamais appliqués. Comment le compositeur pouvait-il écrire sincèrement sur la « victoire finale du socialisme » alors qu’il n’y croyait pas lui-même ?

Chostakovitch ne se trompait pas. Le timide « dégel » engagé sous Krouchtchev fut brutalement interrompu en 1964 lorsque ce dernier fut renversé par Brejnev. Graduellement, la tendance aux concessions s’inversa – et la répression s’accrut.

Le compositeur reprit le thème de l’antisémitisme dans sa Treizième symphonie (Babi Yar). Elle est basée sur des poèmes d’Eugène Evtouchenko, dont le premier commémore un massacre des Juifs par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Babi Yar est le nom du lieu du massacre. Cela faisait partie de la politique d’extermination systématique des Juifs dans les territoires occupés, mais il ne fait aucun doute que des Ukrainiens (une minorité) collaborèrent avec les nazis et partageaient leur antisémitisme. Les staliniens étaient toujours réticents à reconnaitre ce fait. Après la première de la Symphonie, Evtouchenko fut contraint de modifier son poème pour y ajouter un vers disant que des Russes et des Ukrainiens sont morts à Babi Yar, en même temps que des Juifs.

Les couleurs de cette symphonie sont sombres ; le ton est amer et violent. Ce n’est pas une musique facile à écouter, mais elle est extraordinairement puissante. Elle commence par un son de cloche. Ce n’est pas le tocsin de la fin de la Onzième, qui appelle à l’action. C’est le son grave de funérailles. Puis le chœur et la basse chantent le poème d’Evtouchenko :

Non, Babi Yar n’a pas de monument.
Le bord du ravin, en dalle grossière.
L’effroi me prend.
J’ai l’âge en ce moment
Du peuple juif. Oui, je suis millénaire.
Il me semble soudain – 
L’Hébreu, c’est moi,
Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;
Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates
Du jour où j’agonisais sur la croix.
Et il me semble que je suis Dreyfus,
La populace
Me juge et s’offusque ;
Je suis embastillé et condamné,
Couvert de crachats 
Et de calomnies,
Les dames en dentelles me renient,
Me dardant leurs ombrelles sous le nez.
Et je suis ce gamin de Bialystok ;
Le sang ruisselle partout. Le pogrom.
Les ivrognes se déchaînent et se moquent,
Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.
D’un coup de botte on me jette à terre,
Et je supplie les bourreaux en vain –
Hurlant « Sauve la Russie, tue les Youpins ! »
Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère.

Mon peuple russe ! 
Je t’aime, je t’estime,
Mon peuple fraternel et amical,
Mais trop souvent des hommes aux mains sales
Firent de ton nom le bouclier du crime !
Mon peuple bon ! Puisses-tu vivre en paix,
Mais cela fut, sans que tu le récuses :
Les antisémites purent usurper
Ce nom pompeux :
« Union du Peuple Russe »...
Et il me semble :
Anne Franck, c’est moi ;
Transparente comme en avril les arbres,
J’aime. Qu’importent les mots à mon émoi :
J’ai seulement besoin qu’on se regarde.
Nous pouvons voir et sentir peu de choses –
Les ciels, les arbres, nous sont interdits :
Mais nous pouvons beaucoup, beaucoup – et j’ose
T’embrasser là, dans cet obscur réduit.
On vient, dis-tu ?
N’aie crainte, c’est seulement
Le printemps qui arrive à notre aide...
Viens, viens ici. Embrasse-moi doucement.
On brise la porte ?
Non, c’est la glace qui cède...
Au Babi Yar bruissent les arbres chenus ;
Ces arbres nous sont juges et témoins.
Le silence ici hurle.
Tête nue
Je sens
Mes cheveux grisonnent soudain.
Je suis moi-même
Silencieux hurlement
Pour les milliers tués à Babi Yar ;
Je suis moi-même
Chacun de ces enfants,
Je suis moi-même 
Chacun de ces vieillards.
Je n’oublierai rien de ma vie entière ;
Je veux que 
L’Internationale
Gronde
Lorsqu’on aura enfin porté en terre
Le dernier antisémite du monde !
Dans mon sang, il n’y a pas de goutte juive,
Mais les antisémites, d’une haine obtuse
Comme si j’étais un Juif, me poursuivent –
Et je suis donc un véritable Russe !

L’antisémitisme n’est pas le seul thème de la Treizième symphonie, qui est aussi une critique dévastatrice du système bureaucratique en général. L’un des mouvements décrit une queue de femmes soviétiques devant un magasin pauvrement achalandé. Il semble dire : « voilà comment s’est terminée la révolution d’Octobre : par des gens qui patientent, transis de froid, aliénés ». Un autre mouvement est intitulé « Peurs » et fait directement référence aux « coups de minuits » dont la crainte « n’est pas encore tout à fait morte ». Le mouvement intitulé « Une carrière » cite le dernier mouvement de la Douzième symphonie, « L’aube de l’humanité ». Mais la symphonie se termine comme elle a commencé – par des sons de cloche. C’est la cloche funéraire de la révolution d’Octobre.

Déjà sous pression, Krouchtchev demanda à Chostakovitch et Evtouchenko d’annuler la première de la symphonie, mais elle eut tout de même lieu. Cependant, après trois concerts, elle subit le même sort que la Quatrième et la Huitième. Un concert fut annulé « parce que le soliste est malade ». Evtouchenko dut amender son poème pour rappeler que le peuple soviétique avait combattu le fascisme. En 1964, Krouchtchev fut renversé et la situation empira.

 

Les dernières années

Les dernières œuvres de Chostakovitch sont imprégnées de l’idée de sa propre finitude. Sa santé commençait à se détériorer, mais il demeurait un gros fumeur et un amateur de Vodka. Dès 1958, une paralysie de la main droite l’obligea à renoncer au piano. En 1965, on lui diagnostiqua une polio. Il fit plusieurs crises cardiaques et des chutes sévères qui lui brisèrent les deux jambes. Il conserva cependant son humour et son ironie, comme le montre l’extrait suivant d’une de ses lettres : « A ce jour, 75 % de l’objectif est atteint : main droite cassée, jambe gauche cassée, jambe droite cassée. Il suffit que je me brise la main gauche et 100 % de mes extrémités seront hors service. »

Même là, il est évident qu’il se moquait des déclarations officielles, stupidement optimistes, de la bureaucratie sur « la réalisation complète des objectifs du Plan quinquennal ». Les années Brejnev furent rétrospectivement appelées « les années de stagnation ». A ce stade, la bureaucratie n’était plus seulement un obstacle relatif au développement des forces productives, mais un obstacle absolu. La corruption, l’incompétence, le gaspillage et le chaos inhérents au système bureaucratique minaient les avantages de l’économie nationalisée et planifiée. En contradiction complète avec les discours triomphants des dirigeants, les taux de croissance annuels étaient tombés de 6 % à la fin de l’ère Krouchtchev à près de 0 % dans les dernières années de l’ère Brejnev. Et au lieu d’une égalité croissante, il y avait un gouffre croissant entre le niveau de vie des masses et celui de la bureaucratie. La corruption endémique aggravait ces inégalités.

Les deux dernières symphonies sont pleines d’angoisse personnelle. La Quatorzième, écrite en 1969, est un cycle de chansons basé sur des poèmes dont le thème est la mort. Chostakovitch était alors gravement malade et de plus en plus pessimiste. Il était athée ; on ne trouve pas trace de consolation dans cette œuvre. Il écrivait : « Des gens qui se disaient mes amis voulaient que la fin amène une sorte de consolation – c’est-à-dire, l’idée que la mort n’est qu’un commencement. Mais ce n’est pas un commencement. C’est vraiment la fin. Après cela, il n’y a rien. Rien. »

Les textes des deux premières chansons sont du poète espagnol Lorca, qui fut assassiné par les fascistes au début de la Guerre Civile. La première chanson – De Profundis – commence par un thème étrange. La deuxième est une chanson traditionnelle allemande. Les autres poèmes sont d’Apollinaire, de poètes russes et du poète allemand Rilke. C’est une œuvre dont le langage musical est difficile. Elle utilise la technique dodécaphonique, à laquelle recourraient les compositeurs occidentaux tels que Schoenberg et Webern, mais qu’on entendait très rarement chez les compositions soviétiques.

La Quinzième symphonie (1971) est une œuvre encore plus déroutante, si c’est possible. Purement orchestrale, elle cite énigmatiquement à la fois Wagner, William Tell de Rossini et la Quatrième symphonie du compositeur lui-même. Quelles étaient les intentions de Chostakovitch ? C’est difficile à dire. Une ironie mordante la domine. Elle pose une question, mais n’apporte pas de réponse.

Quelle est la signification de ces dernières œuvres si mystérieuses ? Expriment-elles uniquement les angoisses du compositeur face à la maladie et la mort ? Interviewé par Volkov en janvier 1988, Maxime Chostakovitch fit cette remarque intéressante : « Cela arrangeait bien les critiques soviétiques d’expliquer que mon père écrivait de la musique tragique parce qu’il était malade. Or mon père exprimait, non sa maladie propre, mais celle d’une époque. » Les promesses d’un retour à Lénine et à la démocratie socialiste étaient autant de mensonges. La contradiction – si caractéristique du régime – entre la théorie et la pratique, entre les paroles et les actes, était insupportable à Chostakovitch.

Est-il mort désespéré ? C’est probable. A la différence de Beethoven, qu’il admirait tant et qui surmonta les moments de crise pour donner au monde la Neuvième Symphonie, Chostakovitch semble avoir perdu tout espoir. Ses derniers mots – la Quinzième symphonie – sont pleins de sarcasme. Ceci dit, n’oublions pas que Beethoven a connu, lui aussi, de longues périodes de dépression, au cours desquelles il composait très peu. En outre, l’époque de réaction triomphante qui s’ouvrit en 1815 était difficile, mais Beethoven n’a jamais été confronté à un monstrueux Etat totalitaire qui envoyait ses opposants au Goulag ou à l’hôpital psychiatrique.

Il faut aussi garder à l’esprit que Chostakovitch n’était pas un militant politique. Il ne bénéficiait pas d’une analyse scientifique de ce qui se passait en Union Soviétique. Il n’avait, pour l’aider, ni parti, ni organisation. A la fin, il était complètement seul. Il est mort d’un cancer des poumons le 9 août 1975. La nécrologie officielle ne parut dans la Pravda que trois jours plus tard, le temps que Brejnev et le Politburo l’approuvent, semble-t-il. La cantate satirique Rayok, qui ridiculisait la campagne « anti-formaliste » du régime, ne fut révélée qu’après sa mort. Même du fond de sa tombe, Chostakovitch donnait la migraine à la bureaucratie.

 

Post-mortem

En 1979, le livre de Solomon Volkov, Témoignage, qui se présente comme les mémoires de Chostakovitch dictées à l’un de ses anciens étudiants, était publié aux Etats-Unis. Il a été qualifié de falsification par des journalistes de droite – en particulier aux Etats-Unis – déterminés à classer le compositeur dans la catégorie des staliniens. Du même point de vue anti-communiste, d’autres critiques décrivent Chostakovitch, à l’inverse, comme un dissident réactionnaire du genre de Soljenitsyne.

Dans le New York Times du 9 mars 2000, le critique d’opéra Bernard Holland accusait Chostakovitch de lâcheté, le qualifiant de « personnalité médiocre » qui « courbait l’échine devant ses maîtres soviétiques. »Interviewée par Tamara Bernstein dans le National Post, le 15 mars 2000, Laurel Fay y qualifiait Chostakovitch de « mauviette ». Tel est le vocabulaire employé par ces « respectables » académiciens. Comme le disait Heinrich Heine : « Chaque mot est un pot de chambre – et qui n’est pas vide ».

Quelle est la raison d’une telle quantité de bile ? Cela n’a rien à voir avec la musique. C’est motivé par la haine de classe et un anti-communisme viscéral. Dans leurs confortables appartements new-yorkais, ces messieurs-dames prolongent la Guerre Froide – sans quitter leurs chaussons. Et on dit que l’art n’a rien à voir avec la politique ?

Un autre « respectable » intellectuel, Richard Taruskin, n’a pas hésité à voir dans l’opéra Lady Macbeth de Mtsensk une apologie du génocide stalinien en Ukraine. En interdisant l’opéra et en persécutant son auteur, Staline a donc fait preuve d’une très grande ingratitude ! En lisant de telles idioties, on se demande : si tels sont les intellectuels « respectables », à quoi peuvent bien ressembler les intellectuelspeu respectables ?

Les deux positions exposées ci-dessus partent du principe qu’on ne peut s’opposer au stalinisme que d’un point de vue pro-capitaliste. C’est complètement faux. Il est évident que Chostakovitch s’opposait à Staline et à la bureaucratie. Mais y a-t-il ne serait-ce qu’un début de preuve qu’il sympathisait avec le capitalisme ? Pas une seule. En fait, tout indique le contraire.

Krzysztof Meyer s’approche davantage de la vérité lorsqu’il écrit : « Chostakovitch n’était pas comme les communistes. Mais il faut tout de même rappeler que sa famille avait de longues traditions socialistes – et bien sûr, le communisme et le socialisme sont deux phénomènes différents. Le communisme soviétique était une tyrannie. » En fait, le socialisme et le communisme n’ont rien à voir avec le régime totalitaire et bureaucratique du stalinisme. Mais même si c’est d’une façon confuse, Meyer au moins affirme que l’opposition de Chostakovitch au régime ne signifiait nullement une opposition au socialisme.

Les Huitième, Septième et Treizième symphonies, comme Stenka Razin et les mélodies juives exprimaient clairement une opposition au régime de Staline. Mais Chostakovitch n’était ni un dissident pro-capitaliste du genre de Sakharov, ni un laquais du régime stalinien. C’était un homme honnête et progressiste qui a écrit de la grande musique et s’est efforcé, par ce médium, d’exprimer les joies et les peines du peuple soviétique.

 

Une musique avec un message

Après la mort de Chostakovitch, sa musique a fait l’objet d’une critique féroce et malveillante. Gérard McBurney décrit ses œuvres symphoniques comme « peu originales, vulgaires et de second rang ». Pierre Boulez a dit : « je considère Chostakovitch comme un Mahler de second, voire de troisième ordre. » Et depuis la chute de l’URSS, il est à la mode, chez les critiques russes, de hurler avec les loups. Filip Gershkovich a qualifié Chostakovitch de « plumitif en transe ». Et ainsi de suite.

« Peu originales ? » Mais quel musicien ne s’est pas inspiré d’autres compositeurs, d’une façon ou d’une autre ? Chostakovitch n’a jamais caché sa dette à l’égard de Mahler et de bien d’autres : Bach, Stravinsky, le jazz, la musique populaire, la musique folklorique juive et russe, etc. Mais la musique de Beethoven ne s’enracinait-elle pas dans celle de Mozart et de Haydn ? Bien sûr que si. Et est-ce qu’elle n’a pas évolué jusqu’à former quelque chose d’entièrement différent, d’irréductible ? Bien sûr que si. De même, comment nier que la musique symphonique de Chostakovitch, prenant son point de départ dans Mahler, a évolué et s’est développée en un style qui est immanquablement celui de Chostakovitch – et de personne d’autre ?

Chostakovitch n’était certainement pas un « plumitif ». Ce terme convient beaucoup mieux aux intellectuels prostitués russes qui, hier, rampaient devant la bureaucratie stalinienne, et, aujourd’hui, rampent devant leurs nouveaux maîtres, le capitalisme et les Etats-Unis. Pour cette nouvelle espèce de reptiles, Chostakovitch représente une cible tentante dans le domaine de la musique, comme Lénine et Trotsky dans le domaine de l’histoire. Il s’agit de calomnier la révolution d’Octobre, l’URSS, et de « prouver » que rien de bon n’en est jamais sorti. Et au final, l’objectif de tout cela est de persuader les nouvelles générations – en Russie comme en Occident – que le capitalisme est le meilleur des systèmes.

Quant à Pierre Boulez, qui fut jadis considéré comme un éminent représentant de l’avant-garde, on ne peut s’empêcher de se demander si la sévérité de son jugement n’est pas un tant soit peu influencée par un sentiment somme toute très humain : la jalousie. Car plus personne aujourd’hui n’écoute la musique prétendument avant-gardiste de compositeurs tels que Schoenberg, Webern et Pierre Boulez, qui s’est révélée une impasse. Le seul endroit où l’on peut encore écouter leur musique, c’est le cinéma, où elle fait d’excellentes bandes-son de films d’horreur. A l’inverse, le centenaire de Chostakovitch a montré que ses symphonies sont de plus en plus populaires, non parce qu’elles sont « peu originales, vulgaires et de second rang », mais parce que cette musique contient un message sur certains des événements les plus importants de notre époque.

Il y a peu, le Quatuor Borodine a joué l’intégralité des quatuors à cordes de Chostakovitch à West Cork, en Irlande. Les organisateurs annonçaient ainsi l’événement : « Ces quatuors racontent l’histoire poignante de la lutte d’un homme contre la tyrannie ; ils sont la voix d’un artiste qui a soutenu son peuple et parlé pour lui. Le premier, écrit en 1938, après son interrogatoire par le redoutable NKVD, n’est pas une œuvre juvénile. L’extraordinaire 15e quatuor, avec ses six adagios, a été écrit en 1974, à peine plus d’un an avant sa mort. Dans l’intervalle, 36 années, il a écrit une série de quatuors pleins de force interne, de la musique non seulement sur la souffrance, mais aussi sur la capacité à dépasser cette souffrance, une musique de purification, l’essence distillée d’une vie d’homme et d’un siècle terrible. »

La musique de Chostakovitch vivra tant que des hommes et des femmes aimeront la musique, car comme son idole, Beethoven, il avait quelque chose d’important à dire.

Alan Woods, le 16 décembre 2006

Cet article est composé d’extraits d’un long article d’Alan Woods publié sur In Defence of Marxism


La parution en anglais [et en français] du roman L’homme qui aimait les chiens, de l’auteur cubain Leonardo Padura, est un événement littéraire et politique majeur. Né à La Havane en 1955, Leonardo Padura est un romancier d’envergure, ainsi qu’un journaliste et un critique. Ses récits du détective Mario Conde ont été traduits dans de nombreuses langues et ont remporté des prix littéraires dans le monde entier.

Padura est surtout connu pour ses romans policiers. Mais L’homme qui aimait les chiens est d’un genre bien différent. Je pense qu’on peut le considérer comme un classique moderne. Il combine une recherche historique minutieuse et une créativité romanesque de plus haut rang.

Le titre intrigant du roman est le fruit d’un procédé littéraire au moyen duquel l’auteur relie les destinées des trois principaux personnages : l’écrivain cubain Ivàn, le grand révolutionnaire russe Léon Trotsky et son assassin Ramon Mercader. C’est ce dernier qui est « l’homme qui aimait les chiens ». Que cet attachement à la race canine ait vraiment existé ou pas est, bien sûr, sans importance pour le sujet central du livre. Dans la meilleure tradition du roman historique, Padura mélange les faits historiques à son imagination artistique.

Ramòn Mercader

L’histoire se concentre autour d’un personnage de fiction, Iván Cárdenas Maturell qui, dans sa jeunesse, était un écrivain cubain prometteur – jusqu’au jour où il est victime de la censure stalinienne, qui déclare une de ses œuvres contre-révolutionnaire. Sa carrière est alors bloquée par toute une clique d’opportunistes, de bureaucrates et de carriéristes. Il se voit contraint de gagner misérablement sa vie comme relecteur dans un magazine vétérinaire. Au début du roman, nous le rencontrons aux obsèques de sa femme. C’est un homme brisé, désillusionné, vivant dans une cabane délabrée et dont le seul réconfort est son animal de compagnie : son chien.

Alors qu’il médite sur la mort de sa femme, il commence à se pencher sur son passé et se remémore une étrange coïncidence. Un après-midi de l’année 1977, alors qu’il déambulait sur une plage, il rencontra un mystérieux étranger promenant ses deux lévriers barzoïs, race russe pratiquement inconnue sur l’île. Leur intérêt commun pour les chiens est le point de départ d’une conversation au cours de laquelle l’homme qui aimait les chiens se présente comme un vieil Espagnol se nommant Jaime Lòpez et vivant à La Havane.

Mais l’homme se révèle être en fait Ramòn Mercader, le stalinien catalan agent du GPU qui, sous les ordres personnels de Staline, a assassiné Léon Trotsky en 1940. Après avoir purgé une peine de vingt ans dans une prison mexicaine, Mercader fut relâché en 1960. Un an plus tard, en 1961, il s’installa à Moscou, où les chefs du parti le décorèrent comme « héros de l’Union soviétique ».

Toutefois, Mercader ne profita pas des fruits de son crime. La décoration dut même se faire en secret. Quelques années plus tôt, en effet, Khrouchtchev avait dénoncé Staline comme un criminel génocidaire. Condamné au silence jusqu’à la fin de ses jours, Mercader vécut dans l’ombre, à Moscou, sans pouvoir quitter le pays et sous la surveillance serrée du KGB. Il ne put partir pour La Havane que lorsqu’il fut atteint d’un cancer en phase terminale. Il y mourut en 1978 dans l’indifférence la plus totale.

Ce sont là des faits avérés. Mais autour de ces quelques événements, Padura tisse une toile complexe – mais convaincante – liant les faits à la fiction. L’écrivain passe si subtilement de l’un à l’autre que le lecteur oublie très vite qu’il utilise son imagination pour combler les lacunes. Au début, le propriétaire des lévriers barzoïs prétend être un ami de l’homme qui a assassiné Trotsky. Se pourrait-il qu’il soit lui-même l’infâme Mercader ? Jusqu’au bout, Ivàn et le lecteur sont maintenus dans le doute.

Un énorme travail de recherche

Du point de vue de la technique littéraire, Padura montre une grande habileté en reliant les événements de la vie d’Iván à Cuba, les premières années de Mercader en Espagne, puis en France, et enfin l’exil de Trotsky. Padura retrace très consciencieusement la vie de Trotsky pendant la révolution d’Octobre, la guerre civile (il était alors chef de l’Armée Rouge, qui remporta la victoire contre les 21 armées étrangères alliées contre la révolution russe), la lutte de l’Opposition de Gauche contre la bureaucratie stalinienne, puis les longues années d’exil en Turquie, en France, en Norvège et enfin au Mexique. La vie de Trotsky est bien documentée et la version de Padura suit les faits de très près.

Padura raconte toute l’histoire de la bataille de Trotsky contre Staline et le stalinisme, son exil de l’URSS et finalement son assassinat. Le roman repose sur un travail de recherches énorme. Mais il se développe sur plusieurs plans. Tout d’abord, il y a l’histoire d’Iván Cárdenas Maturell ; ensuite, la vie de Trotsky et de Mercader, la guerre civile espagnole, le fonctionnement sinistre de la GPU de Staline – et enfin le problème de la bureaucratie et l’impact du stalinisme à Cuba.

On est en droit de croire que le personnage de fiction Iván est basé sur les expériences réelles, soit de Padura lui-même, soit de gens qu’il a bien connus. Iván est vraiment la personnification de toute une génération de jeunes intellectuels cubains qui se sont donnés corps et âme à la Révolution, qui ont combattu, travaillé et fait des sacrifices pour assurer son succès, mais qui ont fini par être déçus et révoltés par le stalinisme, qui a transformé les idéaux de la Révolution en une caricature bureaucratique.

Ici, comme dans toute grande littérature, le particulier est fermement lié au général : la vie des individus est intimement attachée aux destinées de la Révolution – et de la contre-révolution. Ce ne sont pas les personnages en carton habituellement dépeints dans les fictions populaires, mais des femmes et des hommes qui respirent et sont bel et bien vivants. Et leurs vies, bien qu’individuelles, sont indissociables des grands processus historiques en cours – et ne peuvent pas être comprises indépendamment d’eux.

La révolution trahie

Lors d’une interview au journal Argentin Clarin, on demanda à Padura pourquoi il avait voulu raconter cette histoire. Il répondit qu’outre une certaine nostalgie, il essayait aussi de découvrir les causes de la dégénérescence de la révolution russe. En étudiant l’assassinat de Trotsky, il avait commencé à comprendre l’essence du stalinisme et son rôle contre-révolutionnaire : « Soudainement, je compris quelques-unes des causes qui amenèrent la perversion de l’utopie. Le rôle du Stalinisme, l’héritage qu’il représente : ce sont des choses terribles ».

Progressivement, une nouvelle génération arrive et cherche la vérité. C’est d’autant plus vrai à Cuba, où de grands sacrifices ont été faits pour la révolution socialiste et où tant de mal est arrivé à cause de l’influence du stalinisme. Le livre de Padura aidera sans l’ombre d’un doute beaucoup de gens à comprendre le passé et à se préparer à affronter l’avenir.

Dans son livre, Padura fait lire à Mercader La Révolution trahie, de Trotsky, pendant son séjour en prison. C’est là un bon exemple de la surprenante imagination de l’auteur. Mais c’est également une preuve que l’auteur a lu les œuvres de Trotsky et qu’il encourage les Cubains à faire de même. L’homme qui aimait les chiens a joué un rôle important dans la diffusion des idées de Trotsky à Cuba. Mon expérience récente m’a prouvé qu’il y avait, sur l’île, une curiosité et un intérêt grandissants pour ses œuvres.

La publication de ce livre a élevé la figure et le prestige de Padura jusqu’au rang des grands écrivains. C’est un rang tout à fait mérité. L’homme qui aimait les chiens est à la fois une œuvre littéraire brillante et une enquête historique impressionnante. Sa lecture est indispensable à tous ceux qui s’intéressent au socialisme et à la vérité historique.

« Quels que soient sa qualité, son niveau, sa finesse, sa capacité créatrice, son succès, le poète, pour la bourgeoisie, ne peut qu’être :
serviteur, 
bouffon, 
ou ennemi
 »

L’auteur de ces lignes, le poète salvadorien Roque Dalton (1935-1975), était un ardent défenseur de la classe ouvrière et, par conséquent, un farouche ennemi de la classe capitaliste.

L’oligarchie salvadorienne sut – avec l’aide des Etats-Unis – se hisser au rang d’avant-garde de la répression mondiale. Elle savait traiter ses ennemis « comme il se doit », et Roque Dalton en était un. Arrêté, jugé, incarcéré, torturé, puis finalement contraint à l’exil, il fut par deux fois condamné à mort. Mais par deux fois, il échappa à la sentence, dans des circonstances extraordinaires. La première fois, un coup d’Etat, la veille de la date prévue pour son exécution, lui permit d’être amnistié. La deuxième fois, un tremblement de terre fit s’effondrer les murs de sa prison, dont il s’échappa.

Auteur infatigable, Roque Dalton consacrait ses quelques moments de répit à la poésie. A la différence des vers de Pablo Neruda – qu’il admirait, cependant – son langage était celui du peuple. Les expressions populaires sont intimement liées à sa poésie. Un autre trait caractéristique de la poésie de Dalton est l’humour. Le recours au rire, à la dérision, aux jeux de mots, qu’il manipulait à merveille, l’a rendu très populaire : il passait pour « l’homme qui fait rire les pierres ».

Dalton adhère au Parti Communiste Salvadorien en 1957. Dans les années 70, celui qui « vint à la révolution par la voie de la poésie » rentre clandestinement au Salvador – il était en exil à Cuba – et rejoint la lutte armée dirigée par l’ERP (l’Armée Révolutionnaire du Peuple).

Les circonstances de sa mort le rendirent tragiquement célèbre. Sa chance intriguait ; ses désaccords avec la direction de l’EPR irritaient. Celle-ci l’accusa alors de tentative de sédition et d’intelligence avec la CIA. Il n’échappera pas à sa troisième condamnation à mort, en 1975.

Un de ses poèmes rend bien compte de l’atmosphère étouffante qui régnait à l’époque, dans le mouvement révolutionnaire salvadorien :

Toute critique de l’Union soviétique
ne peut être que le fait d’un anti-soviétique.

Toute critique de la Chine 
ne peut être que le fait d’un anti-Chinois.

Toute critique du Parti Communiste Salvadorien
ne peut être que le fait d’un agent de la CIA.

Toute autocritique équivaut à un suicide.

Plus tard, l’histoire prouva que Roque Dalton était innocent. Par contre, la direction de l’EPR abritait un homme qui allait ouvertement trahir la révolution : J. Villalobo, signataire des « accords de paix » de 1992, travaille aujourd’hui en Grande-Bretagne, où il fait profiter de son expérience de la guérilla aux services de contre-insurrection britanniques.

La guerre civile

La guerre civile, au Salvador, qui ne commença officiellement qu’en 1980, se « termina » en 1992. Elle fit – toujours officiellement – 70 000 morts.

Le Salvador connut d’abord une guerre de « haute intensité » : la première grande offensive du FMLN – le Front Farabundo Marti pour la Libération Nationale, qui rassemblait 5 grandes organisations armées – aurait pu renverser le gouvernement en quelques jours, si Washington n’avait pas eu ses intérêts à défendre. A coup d’hélicoptères, de fusils, de munitions, d’« instructeurs militaires », etc., l’impérialisme américain entreprit de sauver la « démocratie », et plongea le pays dans une longue guerre civile.

Puis suivit la guerre dite de « basse intensité ». L’idée est née d’un premier constat : envoyer des troupes de l’armée fédérale dans la sierra pour tenter d’y déloger les guérilleros, était synonyme de suicide. Kissinger formula donc la nouvelle stratégie dans les termes suivants : « si on ne peut pas tuer le poisson, on peut toujours lui retirer l’eau dans laquelle il nage ». La stratégie consistait donc à couper la guérilla de ses bases, en finançant de colossales campagnes de propagandes anti-communiste, en enrôlant de force la population dans l’armée fédérale, en finançant les groupes paramilitaires, ces fameux « escadrons de la mort » qui instauraient un climat de terreur pour briser l’engouement populaire à l’égard de la révolution.

Mais les millions et les millions de dollars qui affluaient dans les caisses de l’Etat salvadorien, l’équipement de pointe et les instructeurs « made in USA » dont disposait l’armée, la répression sanglante qui s’abattait sur la population, ne purent jamais venir à bout de l’incroyable volonté dont le peuple salvadorien faisait preuve, de son courage et de sa détermination.

Après douze années de guerre civile, l’oligarchie salvadorienne dut se résigner à s’asseoir à la table des négociations. Mais les accords qui furent signés ne touchaient pas aux structures économiques. Le pouvoir en place ne fut pas remis en cause, et le peu qui put être gagné ne fut jamais appliqué. Depuis la fin de la guerre, la situation n’a fait qu’empirer. La misère gagne de plus en plus de terrain, et le FMLN, dont les principaux dirigeants ont troqué le fusil du guérillero pour la voiture du député, s’est rallié au « jeu démocratique » – c’est-à-dire à la routine bureaucratique au service de l’oligarchie locale et de ses maîtres impérialistes.

Le peuple salvadorien a écrit les plus grandes pages de son histoire avec son propre sang, mais « les morts, comme l’écrivait Roque Dalton, sont de jour en jour plus indociles ». L’impasse du capitalisme conduira de nouveau le Salvador sur le chemin de la révolution, et les nouvelles générations construiront le socialisme en se souvenant de leurs ancêtres, qui sacrifièrent leur vie pour que l’humanité s’éveille enfin.

Pour finir, voici une traduction de deux poèmes de Roque Dalton :

La propriété privée, en fait,
plus qu’une propriété privée,
est une propriété qui prive.

Et la « libre entreprise » garde la Patrie sous emprise.

Sauvons la propriété
et libérons réellement l’entreprise
en les transformant en propriété et entreprise pour tous.

Pour tous ceux de la Patrie.

* *

Au nom de ceux qui lavent les vêtements des autres 
(et expulsent de la blancheur la crasse des autres)

Au nom de ceux qui gardent les enfants des autres
(et vendent leur force de travail
sous forme d’amour maternel et d’humiliation)

Au nom de ceux qui vivent dans la maison des autres 
(qui n’est pas un ventre accueillant, mais une tombe ou une prison)

Au nom de ceux qui mangent les croûtons des autres
(et encore les mâchent avec le sentiment de voler)

Au nom de ceux qui vivent dans un pays étranger
(les maisons et les usines et les commerces 
et les rues et les villes et les villages 
et les fleuves et les lacs et les volcans et les montagnes 
appartiennent toujours à d’autres
et pour cette raison il y a la police et la garde 
qui les protègent contre nous).

Au nom de ceux qui ne possèdent que
la faim l’exploitation les maladies 
la soif de justice et d’eau
persécution condamnation 
solitude abandon oppression mort

J’accuse la propriété privée
de nous priver de tout.

 

Qui produit la richesse et à qui profite vraiment sa production ? Dans une brochure écrite en 1907, le socialiste britannique John Wheatley décrit une cour de justice imaginaire où un magnat du charbon, un propriétaire terrien et d’autres protagonistes sont accusés « d’avoir conspiré contre un vieux mineur, Dick McGonnagle, et de l’avoir volé ».

Le pamphlet, "How the Miners are Robbed" (Comment on vole les mineurs), eut un impact considérable avant la Première Guerre mondiale. Son analyse de classe demeure valable pour les travailleurs d’aujourd’hui, qui continuent de se faire voler. Dans l’extrait qui suit, le juge interroge les témoins. La première personne à se présenter à la barre est le propriétaire de la houillère.


Le propriétaire de la houillère

Juge : Quel est votre nom ?

Sucker : Frederick Michael Thomas Andrew Sucker.

Juge : Vous avez beaucoup de noms !

Sucker : Je proteste !

Juge : Je ne vous ai pas demandé quelle est votre activité. Je désire savoir comment vous en êtes arrivé à posséder autant de noms.

Sucker : Je ne peux répondre à votre question, monsieur le juge.

Juge : Ah ! Voilà qui me parait suspect. Maintenant, voulez-vous bien nous dire quel est le montant de votre fortune ?

Sucker (avec fierté) : Un million de livres sterling.

Juge : Vous devez être un homme extrêmement compétent. Comment êtes vous parvenu à posséder une telle fortune ?

Sucker : Je l’ai faite, monsieur le juge.

Juge : Ah ! Vous vous reconnaissez donc coupable d’avoir fabriqué de la fausse monnaie ?

Sucker (indigné) : Certainement pas !

Juge : Alors pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire par « faire fortune » ?

Sucker : Je l’ai gagnée en affaire, monsieur le juge.

Juge : Depuis combien de temps êtes-vous dans les affaires ?

Sucker : Vingt ans, monsieur le juge.

Juge : Vous devez être un travailleur très capable pour avoir gagné une somme aussi énorme en si peu de temps ?

Sucker (indigné) : Je ne travaille pas, monsieur le juge !

Juge : Ah ! Voilà qui est intéressant. Vous ne travaillez pas et, cependant, vous venez de nous dire qu’en vingt ans vous avez gagné un million de livres ?

Sucker : Je possède une houillère.

Juge : Qu’est-ce qu’une houillère ?

Sucker : C’est un puit d’une profondeur d’environ cent toises, ainsi que divers bâtiments et machines pour la production du charbon.

Juge : Avez-vous creusé le puit ?

Sucker : Non, monsieur. J’ai des hommes pour le faire.

Juge : Avez-vous fabriqué les machines et construit les bâtiments ?

Sucker : Non, monsieur. Je ne suis pas un ouvrier. J’ai des gens pour faire ce travail.

Juge : Voilà un cas extraordinaire. Vous dites que d’autres hommes ont construit les bâtiments, fabriqué les machines, creusé le puit, et cependant c’est vous qui possédez la houillère ? Les ouvriers n’en ont-ils pas une part ?

Sucker : Non, monsieur le juge. J’en suis le seul propriétaire.

Juge : J’avoue ne pas comprendre. Voulez-vous me dire que ces hommes ont fait une houillère en parfait état de marche, pour ensuite vous la remettre sans en garder ne serait-ce qu’une partie pour eux-mêmes ?

Sucker : C’est cela même.

Juge : Ils devaient être extrêmement riches et généreux, ou alors complètement fous ! Etaient-ils des hommes riches ?

Sucker : Mais non, monsieur le juge.

Juge : Avaient-ils d’autres houillères ?

Sucker : Pas une seule, monsieur. Il s’agissait de simples ouvriers.

Juge : Qu’entendez vous par de « simples ouvriers » ?

Sucker : Simplement des gens qui travaillent pour d’autres.

Juge : Voilà assurément des gens qui doivent être bien généreux ! N’ont-ils pas eux-mêmes besoin d’une houillère ?

Sucker : Certainement, monsieur le juge.

Juge : Et pourtant ils n’en possèdent aucune ?

Sucker : Non, monsieur, mais je les autorise à travailler dans la mienne.

Juge : Voilà qui est bien généreux de votre part, mais évidemment pas aussi généreux que le fait de vous avoir offert cette houillère. Vous pensiez peut-être ne pas avoir besoin de l’ensemble de cette houillère, puisque vous pouviez autoriser d’autres à s’en servir ?

Sucker : Vous ne comprenez pas, monsieur le juge. Je ne travaille pas dans ma houillère. Mais je permets aux ouvriers de le faire.

Juge : Ah, je vois ! Après que ces hommes vous aient offert cette houillère, vous ne lui avez pas trouvé d’utilité, et vous la leur avez rendu pour leur éviter d’en ériger une autre ?

Sucker : Non, non, monsieur le juge ! La houillère est toujours à moi. Mais eux, ils y travaillent.

Juge : Décidément, tout cela est très confus. Vous possédez un puit que vous n’avez pas creusé, une usine que vous n’avez ni fabriqué ni érigé. Vous ne travaillez pas dans cette houillère car vous ne voulez pas travailler. Ceux qui ne veulent pas travailler n’ont en général pas de houillère, et pourtant ces gens vous en ont donné une. Les avez-vous imploré de venir travaillez dans votre houillère, puisque vous n’en aviez pas l’utilité ?

Sucker : Pas du tout, monsieur le juge ! C’est au contraire eux qui m’implorent de bien vouloir les autoriser à travailler.

Juge : Mais pourquoi vous implorer de les laisser utiliser votre houillère ? Pourquoi n’en fabriquent-ils pas une pour eux-mêmes, comme ils l’ont fait pour vous ? Mais peut-être leur versez-vous quelque pension pour le fait de travailler dans votre houillère et de la garder en bon ordre ?

Sucker : Oui, bien sûr, monsieur le juge. Je les paie selon la quantité de charbon qu’ils produisent.

Juge : Bien. Voilà qui me semble juste. Alors je suppose que ces hommes vont rapidement devenir très riches ? Ils vont gagner la valeur du charbon qu’ils produisent, ainsi que la rente que vous leur offrez pour maintenir la houillère en bon état ?

Sucker : Ah non, monsieur le juge. Le charbon qu’ils produisent est à moi.

Juge : Comment ? Ils vous remettent le produit de leur travail ? N’ont-ils pas besoin de la valeur de ce charbon ?

Sucker : Certainement, monsieur. Mais c’est mon charbon, produit dans ma houillère.

Juge : Mon cher monsieur, vous m’amusez. Ces gens ont creusé le puit, mis la houillère en ordre de marche et extrait le charbon. Quel est votre rôle là-dedans ?

Sucker : Je leur ai accordé ma permission de faire ces choses, monsieur le juge.

Juge : Vous leur avez permis de creuser le puit, et ensuite vous avez pris le puit ; vous les avez autorisé à ériger l’usine, et ensuite vous avez pris l’usine ; vous leur avez permis d’extraire le charbon, et ensuite vous avez pris le charbon. Est-ce bien cela ?

Sucker : Oui, monsieur, mais je les paie pour faire ces choses.

Juge : Comment avez-vous de l’argent pour les payer, puisque vous ne travaillez pas ?

Sucker : J’ai hérité de 10 000 livres de mon père, j’en ai dépensé une partie, jusqu’à ce que les ouvriers commencent à produire du charbon.

Juge : Comment votre père a-t-il gagné cet argent ?

Sucker : De la même manière, monsieur le juge, tout comme j’ai pu convertir ces 10 000 livres en un million.

Juge : Comment avez-vous fait cela ?

Sucker : En revendant le charbon.

Juge : Est-ce que ces hommes vous emploient pour vendre le charbon ?

Sucker : Mais non, monsieur le juge. Le charbon est à moi.

Juge : Vraiment, votre affirmation semblait si impertinente que je ne l’avais pas prise au sérieux. Est-ce que vous payez ces mineurs avec la somme que vous recevez pour le charbon, moins votre salaire ?

Sucker : Non, monsieur. Je leur donne simplement le plus petit salaire pour lequel je peux trouver des hommes pour ce travail.

Juge : Je dois dire que tout ceci est déconcertant. Pourquoi ces gens ont-ils besoin de vous pour travailler ?

Sucker : Parce qu’ils ne peuvent travailler sans les machines, qui coûtent de l’argent. Nous, les hommes riches, avons de l’argent, et donc des machines, et ces gens doivent travailler ou mourir de faim. Ils sont bien obligés d’accepter nos conditions.

Juge : L’Etat dispose certainement de tout le capital nécessaire pour ouvrir des mines, pourquoi les gens auraient-ils besoin de faire affaire avec vous ?

Sucker : Très certainement monsieur, mais l’Etat est contrôlé par le parlement, qui est composé d’hommes comme moi. Ils ne sont pas assez fous pour faire du tort à eux-mêmes.

Juge : Je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir dans le monde des gens aussi stupides que ces travailleurs que vous décrivez. Quelle quantité de charbon un mineur produit-il en une journée ?

Sucker : Environ trois tonnes, monsieur le juge.

Juge : Et à quel prix vendez-vous ce charbon ?

Sucker : A 10 shillings par tonne, monsieur.

Juge : Maintenant, si vous pouviez être assez aimable pour nous dire combien le mineur gagne par jour pour les trois tonnes de charbon que vous revendez au prix de 30 shillings, nous devrions être en mesure de juger de la manière dont vous le traitez.

Sucker : Il reçoit cinq shillings, monsieur.

Juge : Etes-vous sérieux ?

Sucker : Oh oui, monsieur le juge.

Juge : Que devient le reste ?

Sucker : Une petite partie du reste va à l’entretien de la houillère et couvre la dépréciation des machines. Ensuite le duc en reçoit une bonne part sous forme de rentes et de « royalties ». Le reste constitue mon profit.

Juge : Que sont les rentes et les royalties ?

Sucker : Une somme réclamée par le duc en échange du droit à l’exploitation de ses terres.

Juge : Comment ? Bon, cela ne fait rien. J’interrogerais le duc prochainement. Est-ce ainsi que vous en êtes arrivé à posséder un million de livres et que ce vieil homme a sombré dans la pauvreté ? Vous avez vendu son charbon et retenu la majeure partie de son argent.

Votre père a volé le sien de la même manière. Grâce au fruit de ce vol, et au fait qu’il l’a laissé sans un sou, vous avez été en mesure de voler son fils. Si nous laissons cela continuer, votre fils serait encore plus riche que vous, et son fils serait aussi pauvre que son père l’était.

Par conséquent, la capacité de votre famille à réduire sa famille en esclavage pourrait croître avec chaque génération. Heureusement, ce procès va mettre un terme à votre système scandaleux. Vous pouvez maintenant disposer, pour que je puisse interroger d’autres accusés.

Une fois que le prisonnier Sucker a retrouvé sa place entre deux policiers sur le banc des accusés, un homme de forte corpulence et d’apparence rougeâtre, bien nourri et tiré à quatre épingles s’avance à la barre des témoins pour être interrogé. En réponse à la première question du magistrat, il se présente comme étant :

Le Duc d’Hamilton

Juge : Allons, allons, je vous ai demandé votre nom, pas votre activité !

Duc : C’est mon titre, monsieur le juge.

Juge : Votre titre sera peut-être un numéro, une fois que ce procès sera terminé ! Je dois vous avertir de ne pas jouer avec le tribunal. Quel est votre nom ?

Duc : Je n’utilise aucun nom.

Juge : Vous travaillez ?

Duc : Certainement pas.

Juge : Comment ? Vous aussi, vous êtes un paresseux ?

Duc : Non, monsieur. C’est que je n’ai pas besoin de travailler.

Juge : Comme tous les voleurs accomplis ! Pourquoi n’avez-vous pas besoin de travailler ?

Duc : Je suis un homme riche monsieur.

Juge : Comment avez-vous pu devenir riche, puisque vous ne travaillez pas, et puisque c’est le travail qui crée la richesse ?

Duc : Ma fortune est le fruit d’un héritage, monsieur le juge.

Juge : Votre père l’a-t-il gagné en travaillant ?

Duc : Non. Lui aussi était un homme riche.

Juge : Est-ce que votre grand-père, votre arrière grand-père, ou quelqu’un de votre famille a-t-il jamais travaillé ?

Duc : Non, monsieur.

Juge : Comment ont-ils acquis leur fortune ?

Duc : De la même manière que j’ai eu la mienne.

Juge : C’est-à-dire ?

Duc : En autorisant les gens à utiliser mes terres.

Juge : Comment avez-vous eu des terres ? Les avez-vous créées ?

Duc : Ah non, monsieur ! Je crois que Dieu les a créées.

Juge : Les a-t-il créées pour vos ancêtres ?

Duc : Je ne peux le dire, monsieur le juge.

Juge : Vous devez certainement savoir si Dieu les a créées spécialement pour vos ancêtres, ou si ces terres étaient là avant que vos ancêtres en prennent possession ?

Duc : Elles ont toujours été là, monsieur. Mes ancêtres en ont seulement pris possession à la fin du 13e siècle.

Juge : Quel droit avaient-ils de prendre possession de ces terres ?

Duc : Elles leur ont été données par Robert le Bruce.

Juge : Mais Bruce n’a pas crée ces terres, même si c’est lui qui les a données. Il n’avait aucun droit de le faire, et vous n’avez aucun droit moral ou légal dessus. Ne travaillez-vous pas sur ces terres ?

Duc : Non monsieur. J’ai déjà expliqué que je n’ai pas besoin de travailler. J’autorise des milliers d’autres personnes à le faire.

Juge : Pourquoi ne travaillent-ils pas sur leurs propres terres ?

Duc : Parce qu’ils n’en ont pas, monsieur le juge.

Juge : Comment ? Revendiquez-vous toutes les terres de la région ?

Duc : Oui, monsieur le juge.

Juge : Et la plupart de ces hommes utilisent vos terres ou meurent de faim ?

Duc : En effet, monsieur.

Juge : J’espère que vous n’agissez pas comme l’autre accusé, avec ses machines. Est-ce que votre permission se fait à la condition qu’ils vous remettent une partie de ce qu’ils produisent ?

Duc : Bien évidemment, monsieur.

Juge : Est-ce qu’ils le font ?

Duc : Certainement, monsieur. Ils doivent le faire ou mourir de faim.

Juge (à lui-même) : Je comprends maintenant la nécessité d’un enfer éternel. Au Duc : Quel part du charbon des mineurs réclamez vous ?

Duc : J’obtiens généralement, en « royalties » sur le travail de chaque homme, un tiers de son produit.

Juge : Cela signifie que lorsqu’un mineur produit trois tonnes de charbon il vous en donne une ?

Duc : Oui.

Juge : S’il y a 30 000 mineurs travaillant sur vos terres, chacun de ces hommes doit vous donner un tiers de ce qu’il produit ?

Duc : Oui, monsieur le juge.

Juge : Donc vous maintenez que quand 30 000 mineurs travaillent sur vos terres, vous récoltez la production de 10 000 d’entre eux ?

Duc : Oui, monsieur.

Juge : Et ces dix milles hommes doivent risquer leur vie dans les entrailles de la terre pendant que vous êtes peut-être en train de vous amuser quelque part ?

Duc : Oui, monsieur le juge.

Juge : Quelle sorte d’hommes sont-ils ?

Duc : Des hommes endurcis et intelligents, monsieur le juge.

Juge : Pourquoi ne prennent-ils pas possession de ces terres, en les nationalisant ? Ainsi vous ne pourriez plus les spolier du tiers de ce qu’ils produisent ?

Duc : Il n’en sera jamais ainsi, monsieur. Cela serait du socialisme. Ils préfèrent continuer à me payer des royalties.

Juge : Mais même tirer avantage de leur naïveté est un crime terrible. N’avez-vous pas honte d’agir ainsi ?

Duc : Certainement pas, monsieur. C’est autorisé par la loi.

Juge : Et qui écrit les lois ?

Duc : La classe à laquelle j’appartiens. Et elle n’a pas commis d’erreur, monsieur le juge.

Juge : Si tel est le cas, vous en commettez une en pensant que ce tribunal va juger votre classe avec les lois qu’elle a elle-même écrite. Qu’une communauté se laisse abuser par des individus tels que vous est quelque chose qui dépasse mon entendement. Veuillez prendre votre place sur le banc des accusés. Je vais maintenant entendre les plaignants.

Le premier plaignant est Monsieur Dick McGonnagle.

Les accusations du « vieux Dick »

Juge : Quel âge avez-vous, Dick ?

Dick : Cinquante-deux ans.

Juge : Mais vous en paraissez au moins quatre-vingt !

Dick : J’ai du travaillé très dur, monsieur le juge.

Juge : Combien de temps avez-vous travaillé à la mine ?

Dick : Quarante années.

Juge : Y avez-vous travaillé régulièrement ?

Dick : En moyenne cinq jours par semaine.

Juge : Combien de charbon avez-vous produit chaque jour ?

Dick : Près de trois tonnes, monsieur le juge.

Juge : Mon Dieu ! Vous devez être un homme très riche. En 40 ans vous devez avoir produit quelque chose comme 30 000 tonne ?

Dick : Je ne suis pas riche, monsieur le juge.

Juge : On m’a dit que ce charbon est vendu à 10 shillings la tonne ?

Dick : Je n’en sais rien.

Juge : Alors, je suppose que vous n’avez pas conscience que le prix du marché du charbon que vous avez produit serait de 15 000 livres ?

Dick : Je n’avais pas conscience de cela, monsieur le juge.

Juge : Quel salaire avez-vous reçu ?

Dick : En moyenne, 25 shillings par semaine.

Juge : Mon Dieu ! Cela signifie que vous vous êtes fait escroqué de près de 12 500 livres ! Que sont devenus ces 12 500 livres que vous vous êtes fait voler ?

Dick : Je ne sais pas.

La défense expliqua qu’il serait prouvé que les accusés s’étaient partagés la somme entre eux, allant même par la suite jusqu’à spolier le vieil homme de la maigre part qu’il avait reçu.

Juge : Etes-vous toujours employé à la mine ?

Dick : Oui, monsieur le juge.

Juge : Ne trouvez-vous pas quand même difficile d’allez à la mine ?

Dick : Oui. Je dois maintenant partir une demi-heure plus tôt qu’autrefois, car je dois reprendre mon souffle tous les cent mètres.

Juge : Comment rejoignez-vous la veine de charbon après être descendu dans la mine ?

Dick : Un jeune homme m’y conduit dans un wagon.

Juge : Il vous dépose là pour que vous récoltiez votre charbon ?

Dick : Oui.

Juge : Et quand vous l’avez récolté, ces hommes vous le volent ?

Dick : Oui, monsieur le juge.

Juge : Les autres travailleurs vous ont-ils volé, aussi ?

Dick : Cela m’est arrivé juste une fois, monsieur le juge. Un autre mineur s’est attribué une charrette de charbon que j’avais remplie. Il a été chassé de la mine. Mais le duc m’a volé une charrette sur trois depuis 40 ans, et je crois qu’il faudrait le chasser, lui aussi.

Après avoir entendu les témoignages d’un « socialiste » contre les prisonniers et d’un ecclésiastique pour les soutenir, le juge se leva pour donner son verdict. Il expliqua n’avoir eu aucune difficulté à reconnaître les prisonniers coupables.

Marcel Martinet est né le 22 août 1887, à Dijon. Il fait ses études à l’Ecole Normale Supérieure, rue d’Ulm, à Paris, où il fréquente des poètes et lit La Vie ouvrière, la revue des « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT, fondée par Pierre Monatte. Après ses études, il renonce à une carrière universitaire et s’engage dans l’activité politique. Lorsque les dirigeants de la CGT et de la SFIO se rallient à la guerre impérialiste, en août 1914, il fait partie des rares à s’y opposer et à défendre l’internationalisme révolutionnaire. C’est à cette époque qu’il rencontre Léon Trotsky, qui est alors exilé en France et cherche à établir des liens avec les internationalistes français.

Lors de la révolution russe de 1917, il soutient sans réserve les bolcheviks, puis il rejoint les « Comités pour l’adhésion à la IIIe Internationale » – qui déboucheront, lors du Congrès de Tours de la SFIO, en 1920, à la création du PCF. A partir de 1924, sa santé défaillante et son opposition à la bureaucratie stalinienne l’éloignent du PCF. Malade, isolé, il ne militera plus activement, mais ne renoncera jamais à ses idées. Il meurt le 18  février 1944, à l’âge de 56 ans.

Le poème Tu vas te battre, écrit en juillet 1914, est tiré du recueil Les Temps Maudits, qui circulait clandestinement pendant la guerre. Ce poème dénonce de manière poignante la tragédie du carnage impérialiste, qui a vu s’entretuer des travailleurs de différents pays pour le compte des capitalistes.


Tu vas te battre

Quittant
L’atelier, le bureau, le chantier, l’usine,

Quittant, paysan,
La charrue, soc en l’air, dans le sillon,
La moisson sur pied, les grappes sur les ceps,
Et les bœufs vers toi beuglant du fond du pré,

Employé, quittant les madames,
Leurs gants, leurs flacons, leurs jupons,
Leurs insolences, leurs belles façons,
Quittant ton si charmant sourire,

Mineur, quittant la mine
Où tu craches tes poumons
En noire salive,

Verrier, quittant la fournaise
Qui guettait tes yeux fous,
Et toi, soldat, quittant la caserne, soldat,
Et la cour bête où l’on paresse,
Et la vie bête où l’on apprend
À bien oublier son métier,
Quittant la rue des bastringues,
La cantine et les fillasses,
Tu vas te battre.

Tu vas te battre ?
Tu quittes ta livrée, tu quittes ta misère,
Tu quittes l’outil complice du maître ?
Tu vas te battre ?

Contre ce beau fils ton bourgeois
Qui vient te voir dans ton terrier,
Garçon de charrue, métayer,
Et qui te donne des conseils
En faisant à son rejeton
Un petit cours de charité ?
Contre le monsieur et la dame
Qui payait ton charmant sourire
De vendeur à cent francs par mois
En payant les robes soldées
Qu’on fabrique dans les mansardes ?

Contre l’actionnaire de mines
Et contre le patron verrier ?

Contre le jeune homme en smoking
Né pour insulter les garçons
Des cabinets particuliers
Et se saouler avec tes filles,
En buvant ton vin, vigneron,
Dans ton verre, ouvrier verrier ?

Contre ceux qui dans leurs casernes
Te dressèrent à protéger
Leurs peaux et leurs propriétés
Des maigres ombres de révolte
Que dans la mine ou l’atelier
Ou le chantier auraient tentées
Tes frères, tes frères, ouvrier ?

Pauvre, tu vas te battre ?
Contre les riches, contre les maîtres,
Contre ceux qui mangent ta part,
Contre ceux qui mangent ta vie,
Contre les bien nourris qui mangent
La part et la vie de tes fils,
Contre ceux qui ont des autos,
Et des larbins et des châteaux,
Des autos de leur boue éclaboussant ta blouse,
Des châteaux qu’à travers leurs grilles tu admires,
Des larbins ricanant devant ton bourgeron,
Tu vas te battre pour ton pain,
Pour ta pensée et pour ton cœur,
Pour tes petits, pour leur maman,
Contre ceux qui t’ont dépouillé
Et contre ceux qui t’ont raillé
Et contre ceux qui t’ont souillé
De leur pitié, de leur injure,
Pauvre courbé, pauvre déchu,
Pauvre insurgé, tu vas te battre
Contre ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Ce cœur de résigné et ce cœur de vaincu… ?

Pauvre, paysan, ouvrier,

Avec ceux qui t’ont fait une âme de misère,
Avec le riche, avec le maître,
Avec ceux qui t’ayant fusillé dans tes grèves
T’ont rationné ton salaire,

Pour ceux qui t’ont construit autour de leurs usines
Des temples et des assommoirs
Et qui ont fait pleurer devant le buffet vide
Ta femme et vos petits sans pain,

Pour que ceux qui t’ont fait une âme de misère
Restent seuls à vivre de toi
Et pour que leurs grands cœurs ne soient point assombris

Par les larmes de leur patrie,

Pour te bien enivrer de l’oubli de toi-même,
Pauvre, paysan, ouvrier,
Avec le riche, avec le maître,
Contre les dépouillés, contre les asservis,
Contre ton frère, contre toi-même,
Tu vas te battre, tu vas te battre !

Va donc !

Dans vos congrès vous vous serriez les mains,
Camarades. Un seul sang coulait dans un seul corps.
Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous étiez là ; le peuple entier des travailleurs
Était là ; le vieux monde oppresseur et barbare
Sentant déjà sur soi peser vos mains unies,
Frémissait, entendant obscurément monter
Sous ses iniquités et sous ses tyrannies
Les voix de la justice et de la liberté,
Hier.

Constructeurs de cités, âmes libres et fières,
Cœurs francs, vous étiez là, frères d’armes, debout,
Et confondus devant un ennemi commun,
Hier.

Et aujourd’hui ? Aujourd’hui comme hier

Berlin, Londres, Paris, Vienne, Moscou, Bruxelles,
Vous êtes là ; le peuple entier des travailleurs
Est là. Il est bien là, le peuple des esclaves,
Le peuple des hâbleurs et des frères parjures.

Ces mains que tu serrais,
Elles tiennent bien des fusils,
Des lances, des sabres,
Elles manœuvrent des canons,
Des obusiers, des mitrailleuses,
Contre toi ;
Et toi, toi aussi, tu as des mitrailleuses,
Toi aussi tu as un bon fusil,
Contre ton frère.

Travaille, travailleur.
Fondeur du Creusot, devant toi
Il y a un fondeur d’Essen,
Tue-le.
Mineur de Saxe, devant toi
Il y a un mineur de Lens,
Tue-le.
Docker du Havre, devant toi
Il y a un docker de Brême,
Tue et tue, tue-le, tuez-vous,
Travaille, travailleur.
Oh ! Regarde tes mains.

Ô pauvre, ouvrier, paysan,
Regarde tes lourdes mains noires,
De tous tes yeux, usés, rougis,
Regarde tes filles, leurs joues blêmes,
Regarde tes fils, leurs bras maigres,
Regarde leurs cœurs avilis,
Et ta vieille compagne, regarde son visage,
Celui de vos vingt ans,
Et son corps misérable et son âme flétrie,
Et ceci encor, devant toi,
Regarde la fosse commune,
Tes compagnons, tes père et mère…

Et maintenant, et maintenant,
Va te battre.

Le 30 juillet 1914