Philosophie

Le développement de la crise organique du capitalisme a un énorme impact sur la conscience politique de toutes les classes sociales. Cet impact, bien sûr, n’est pas homogène, même au sein de chaque classe. Différentes couches du salariat évoluent à des rythmes divers et suivant diverses trajectoires. On peut en dire autant de la petite bourgeoisie.

A cet égard, il faut prendre la mesure d’un fait extrêmement important : le retour en force des idées « communistes » dans une fraction significative – et croissante – de la jeunesse. Plusieurs enquêtes d’opinion ont souligné l’ampleur et le caractère international de ce phénomène. L’une d’entre elles, publiée au Canada en février 2023, rapporte que 13 % des Canadiens, 20 % des Américains, 20 % des Australiens et 29 % des Britanniques âgés de 18 à 34 ans considèrent « le communisme » comme « le meilleur système économique ». En France, une enquête Ifop datant d’avril 2023 rapporte que 29 % des moins de 35 ans considèrent le communisme comme « une idée d’avenir ».

Bien sûr, la grande majorité des jeunes concernés n’ont pas une conception très claire du communisme, d’un point de vue théorique. C’est le contraire qui serait étonnant. D’une part, ce phénomène est d’abord le résultat d’un profond rejet du capitalisme, et non d’une solide adhésion aux idées du marxisme. D’autre part, en France comme ailleurs, les dirigeants des grandes organisations traditionnelles du mouvement ouvrier n’aident pas cette jeunesse à s’orienter vers le marxisme, car eux-mêmes ont de longue date abandonné ces idées et renoncé à l’objectif de renverser le système capitaliste.

C’est cette situation concrète qui explique, en France, le relatif succès d’auteurs tels que Bernard Friot et Frédéric Lordon, qui se réclament du communisme. Face à l’indigence théorique des dirigeants réformistes, Mélenchon compris, les idées « communistes » de Lordon et Friot peuvent sembler à la fois plus profondes et plus radicales. Tous deux comptent de nombreux lecteurs parmi les jeunes et les travailleurs qui recherchent des fondements théoriques à la lutte pour en finir avec le capitalisme.

Cependant, loin de fournir de tels fondements théoriques, Friot et Lordon nourrissent la confusion, chacun à sa manière. Nous avons consacré un article à la manière de Friot ; nous en avons aussi publiquement débattu avec lui. Dans les pages qui suivent, notre critique portera uniquement sur les idées de Lordon.

Il n’est pas nécessaire de bien connaître l’œuvre de Lordon pour comprendre ce qui va suivre. Ses idées y sont exposées d’une façon telle que le lecteur puisse saisir clairement la différence entre son « communisme » et le nôtre. Ses principales erreurs théoriques sont l’occasion d’expliquer les idées du marxisme sur toute une série de questions fondamentales. L’œuvre de Lordon s’y prête bien, car elle aborde de nombreux sujets et, ce faisant, ne cesse de se confronter à ce que lui-même appelle le « marxisme orthodoxe ». Cela tombe bien : notre marxisme est « orthodoxe », au sens où nous défendons les idées fondamentales de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, que nous citerons régulièrement.

La trajectoire de Frédéric Lordon

Commençons par quelques remarques sur la trajectoire de Lordon, ces vingt dernières années. Son orientation politique est assez claire : vers la gauche. Lors de ses premiers écrits (jusqu’en 2009), c’est le « keynésianisme de gauche » et son programme politique, ouvertement réformiste, qui dominaient. Depuis 2009, ses travaux et interventions publiques s’organisent toujours plus autour d’une thèse simple et claire : il faut en finir avec le système capitaliste et le remplacer par une organisation communiste de la société.[1] C’est surtout cette position générale, et non les développements néo-keynésiens de ses premiers ouvrages, qui rencontre un écho dans une partie de la jeunesse radicalisée.

Comme Lordon le souligne lui-même, son évolution est une conséquence de la crise organique du capitalisme et de ses ravages en tous genres. L’intelligentsia est un milieu social très sensible aux tensions qui se développent dans les profondeurs de la société. Elle joue à cet égard un rôle de baromètre. C’est vrai des deux côtés de la lutte des classes, comme en témoigne par exemple l’évolution d’un Michel Onfray vers des positions de plus en plus réactionnaires. Les trajectoires de Lordon et d’Onfray sont à l’image du processus de polarisation politique – vers la gauche et vers la droite – qui s’est nettement accéléré depuis la crise mondiale de 2008, en France comme ailleurs.

Par ailleurs, Lordon intervient régulièrement sur le terrain politique. En 2016, déjà, il était l’un des orateurs marquants des « Nuits debout ». Il fait entendre sa voix à l’occasion de chaque grande lutte sociale et commente régulièrement l’actualité politique sur son blog. En 2017 comme en 2022, il a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. En décembre 2022, il a pris la parole lors du Congrès de Révolution permanente. Et ainsi de suite.

D’un point de vue politique général, ce sont donc ces deux éléments – la position « communiste », l’intervention dans les luttes politiques et sociales – qui marquent le plus nettement la trajectoire de Lordon. Il en va autrement de sa trajectoire théorique, dès lors qu’on l’analyse dans son détail. Non pas qu’il ait viré à droite, sur ce plan ; mais nous verrons que son « communisme » n’est pas moins confus que les idées du « keynésianisme de gauche ».

Communisme et philosophie

Dans l’immédiat, soulignons que l’évolution théorique de Lordon se caractérise d’abord par son déplacement de la science économique vers la philosophie. A ses analyses économiques détaillées a succédé une théorie bien plus générale, qui développe ses fondations philosophiques et s’efforce d’en tirer toutes les conséquences, notamment politiques. Cette démarche tranche nettement avec celle de l’écrasante majorité des économistes bourgeois, qui assoient leur « science » sur quelques abstractions philosophiques dont eux-mêmes n’ont pas vraiment conscience et dont ils se contrefichent royalement, d’ailleurs, car leur objectif réel n’est pas de nature théorique ou scientifique : ils cherchent seulement à justifier et défendre le système capitaliste.

D’un point de vue marxiste, il est tout à fait correct de placer la philosophie au cœur d’une théorie qui se réclame du communisme. Le marxisme lui-même est d’abord une philosophie : le matérialisme dialectique. Sans cette philosophie, Marx n’aurait pas développé sa conception de l’histoire (le matérialisme historique) et sa théorie économique (Le Capital). Sans cette philosophie, il n’y aurait ni perspectives, ni programme, ni tactique marxistes. Nous sommes donc d’accord avec Lordon sur ce point : sans une solide philosophie, il ne peut y avoir de théorie communiste digne de ce nom, et pas davantage de politique communiste sérieuse. Notre première divergence avec lui, qui pèsera lourd sur toutes les autres, émerge dès l’étape suivante, lorsqu’il s’agit de déterminer la philosophie en question. Lordon ne s’appuie pas, comme nous, sur la philosophie marxiste, mais sur les idées d’un philosophe du XVIIe siècle : Baruch Spinoza (1632-1677).

Lordon n’est pas le premier à tenter de lier étroitement le communisme à la philosophie de Spinoza. Dans les années 1960 et 1970, en France, Louis Althusser s’est engagé dans cette voie et y a trouvé de nombreux disciples. Il prétendait que Marx avait radicalement rompu avec la philosophie dialectique de Hegel – et que le marxisme trouvait un meilleur ancrage philosophique chez Spinoza. C’était absurde, à notre avis, mais soulignons ici la façon dont Lordon prolonge cette démarche. A la différence d’Althusser, il ne s’en prend pas directement à Hegel, qu’il ignore (dans tous les sens du terme, semble-t-il). Le rapport de Marx à Hegel n’est pas son affaire. Il branche directement Marx sur Spinoza. Et ce faisant, Lordon mobilise Spinoza contre Marx, ou du moins contre un certain nombre d’idées fondamentales de Marx.

L’étonnant résultat, c’est donc un « communisme » fondé sur Spinoza (qui n’était pas communiste), dont la philosophie est mobilisée par Lordon contre des idées fondamentales du communisme marxiste. Lordon n’hésite pas à écrire, par exemple : « c’est encore Spinoza qui nous donne peut-être la définition du communisme véritable »[2]. Le « peut-être » est ici de pure forme, car Lordon ne cesse d’affirmer que c’est Spinoza, et lui seul, qui peut nous mettre sur la voie d’un communisme possible et souhaitable.

En s’appuyant essentiellement – et massivement – sur Spinoza, Lordon ne s’embarrasse pas d’une réflexion sur la position de ce philosophe dans l’histoire de la philosophie, ni a fortiori sur la façon dont la théorie communiste est liée à cette histoire. A notre connaissance, il ne pose jamais cette question.

A l’inverse, le marxisme est conscient de sa propre position dans l’histoire de la philosophie. Comme l’écrivait Lénine : « le marxisme n’a rien qui ressemble à du “sectarisme” dans le sens d’une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. »[3] En ce qui concerne la philosophie, les deux plus éminents prédécesseurs directs de Marx sont Hegel (pour la dialectique) et Feuerbach (pour le matérialisme).

A leur tour, les idées de Hegel et Feuerbach n’ont pas surgi « à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle ». L’œuvre de Feuerbach est, dans une large mesure, une réponse à Hegel, lequel considérait sa propre philosophie comme un prolongement de celles de Kant, Fichte et Schelling. Mieux encore : Hegel comprenait sa philosophie comme le prolongement de toute l’histoire de la philosophie. Il a montré que chaque grande étape de cette histoire, chacun de ses véritables progrès, s’appuie sur l’étape précédente pour la « dépasser », c’est-à-dire la nier tout en conservant – ou, disons, en intégrant – ce qu’elle comportait de juste.

A cet égard, quelle est la position de Spinoza sur « la grande route du développement de la civilisation universelle » ? C’est un géant du XVIIe siècle. S’appuyant sur le rationalisme de Descartes, il le dépasse d’au moins une tête. L’Ethique est l’un des sommets de toute l’histoire de la philosophie. A bien des égards, c’est une contribution majeure au courant matérialiste. Oui, mais Spinoza reste un philosophe de son temps, qui a été « dépassé » – au sens hégélien du terme – par les progrès ultérieurs de la philosophie. Deux siècles séparent Spinoza et Marx. Et quels siècles ! L’empirisme anglais (dont celui de John Locke), l’idéalisme allemand (de Leibniz à Hegel) et le matérialisme français du XVIIIe siècle, pour ne citer que ces trois grands moments de l’histoire de la philosophie, ont « dépassé » la philosophie de Spinoza, chacun à leurs manières.

Prenons l’exemple de Hegel. Il tenait le spinozisme en très haute estime, mais soulignait à la fois sa force et sa faiblesse. La force de Spinoza, expliquait Hegel, c’est son monisme, c’est-à-dire sa conception de la nature comme « substance » unique dont « l’étendue » et « la pensée » ne sont que deux attributs – alors que le dualisme de Descartes, son prédécesseur immédiat, en faisait deux substances distinctes. Le monisme de Spinoza lui permettait notamment de dépasser les apories cartésiennes sur le problème classique de « l’union de l’âme et du corps ». Mais la faiblesse de Spinoza, poursuivait Hegel, c’est l’absence de négativité interne à sa conception de la substance, qui dès lors ne s’engage pas dans le mouvement historique de sa propre négation.

Il n’y a pas de véritable historicité, au sens hégélien, de la substance spinoziste : il y a seulement des lois universelles de la nature, un système universel de causes et d’effets qui se déploie à l’infini, de toute éternité, et ne cesse de décomposer et recomposer les éléments finis de l’univers (les « modes »). Conformément à la meilleure philosophie de son temps, qui était dominée par les modèles des mathématiques et d’une physique mécaniste, Spinoza ne s’est pas élevé – et à l’époque, ne pouvait pas s’élever – jusqu’à une conception pleinement dialectique du monde, capable de saisir plus profondément les contradictions qui travaillent et transforment en permanence la « substance » elle-même, et notamment l’histoire de l’humanité.[4] Hegel conclue : Spinoza n’a pas vu que « l’Absolu est non seulement Substance, mais aussi Sujet », c’est-à-dire engagé dans une histoire et un progrès marqués par toute une série de négations internes.[5]

De ce point de vue, le spinozisme est dépassé par la philosophie de Hegel, qui est à la fois moniste et dialectique. Puis Marx dépasse Hegel – non pour en revenir au spinozisme, mais pour renverser la dialectique hégélienne et la remettre « sur les pieds », c’est-à-dire sur les bases d’un monisme matérialiste. En un sens très général, on pourrait donc dire que Marx réalise une synthèse de la dialectique hégélienne et du matérialisme spinoziste, à condition de comprendre que cette synthèse dépasse les deux philosophes, mais aussi que Spinoza est loin d’être la seule source d’inspiration du matérialisme marxiste. Dans la tradition matérialiste, Spinoza a été dépassé, sur bien des points, par les matérialistes français du XVIIIe siècle (eux-mêmes influencés par l’empirisme anglais) et par la philosophie de Ludwig Feuerbach (1804-1872) en Allemagne.

Cette histoire complexe, que nous résumons à grands traits, mériterait de bien plus longs développements.[6] Mais notre intention est surtout de souligner que du point de vue des fondations philosophiques d’une théorie communiste, il est très aventureux de partir de Spinoza – et a fortiori d’y rester. C’est encore plus aventureux si l’on tient compte du progrès supplémentaire et décisif que la conception marxiste de l’histoire de la philosophie accomplit par rapport à celle de Hegel. Marx démontre que l’histoire de la philosophie n’obéit pas seulement à un mouvement interne à la philosophie, mais s’enracine dans l’histoire des rapports matériels entre les hommes. En l’occurrence, la philosophie de Spinoza n’était pas seulement limitée par l’état de la philosophie et de la science de son temps ; elle était aussi façonnée – et en ce sens, limitée – par les conditions matérielles et sociales de son temps.

Spinoza était l’un des grands esprits d’une époque marquée par les premiers assauts de la bourgeoisie contre le vieil ordre féodal. Sa confiance dans les vertus et les progrès de la science, son rationalisme radical, son libéralisme politique et son rejet de tous les obscurantismes religieux étaient conformes aux aspirations des couches les plus progressistes de la bourgeoisie montante – bien avant que cette classe ne devienne complètement réactionnaire. Philosophe d’une bourgeoisie en pleine ascension, Spinoza ne pouvait anticiper ni l’antagonisme entre cette classe et le salariat moderne, ni a fortiori la possibilité du communisme moderne. Il ne faut pas trop en demander à un penseur – même génial – du XVIIe siècle.

Une « erreur anthropologique » de Marx ?

Les critiques que Lordon adresse à Marx, via Spinoza, portent sur des éléments centraux de la théorie marxiste. Par exemple, Lordon rejette catégoriquement la perspective marxiste d’une dissolution des classes sociales, mais aussi d’une extinction de l’Etat, d’une fusion générale des nations et d’une liquidation des échanges marchands (et donc de la monnaie). Le « communisme » que Lordon appelle de ses vœux ne pourrait pas se passer de tous ces éléments caractéristiques du… capitalisme.

Nous aborderons cette question plus loin et dans le détail. Dans l’immédiat, il nous faut répondre à la critique la plus générale que Lordon adresse à Marx, dont les autres découlent plus ou moins directement. Cette critique porte sur ce qu’il appelle l’« anthropologie » de Marx : sa conception de l’homme. Par exemple, dans Capitalisme, désir et servitude (2010), Lordon écrit : « L’extinction du politique par la dissolution définitive des classes et de leur conflit, le dépassement de tous les antagonismes par le triomphe du prolétariat (…) sont des fantasmagories post-politiques, peut-être l’erreur anthropologique la plus profonde de Marx, celle qui consiste à rêver une éradication définitive de la violence quand il n’est pas d’autre horizon que d’en rechercher les mises en forme les moins destructrices ».[7]

D’où vient la « fantasmagorie » marxiste d’une société sans classe (et donc sans Etat, etc.) ? D’une conception erronée de la « nature humaine », affirme Lordon. Par exemple, dans En travail (2021) : « Toute la question de la violence et des institutions (…) remonte à des prémisses anthropologiques relativement à la “nature humaine”. Est-elle bonne ou mauvaise ? C’est la question toujours posée comme préjudicielle et comme ligne de partage des eaux : à ceux qui répondent “mauvaise”, l’enfermement dans les théories hobbesiennes du Léviathan ; à ceux qui répondent “bonne”, la promesse » – intenable, estime Lordon – « d’une société fraternelle ».[8] Non sans quelques contorsions, Lordon range Marx dans la deuxième catégorie : la possibilité d’un communisme sans classes, sans Etat, etc., serait un mirage suscité par la prémisse erronée d’une « bonne » nature humaine – ou a minima par une conception qui ne tient pas compte de l’irréductible ambivalence de la nature humaine.

Aux rêveries marxistes comme à « l’enfermement dans les théories hobbesiennes du Léviathan »[9], Lordon oppose ce qu’il appelle une « anthropologie spinoziste des passions », qui ne tomberait dans aucune des deux erreurs anthropologiques.

Le fait est que Spinoza rejetait l’idée d’une « nature humaine » – ou d’une « essence » de l’homme – qui serait bonne ou mauvaise, altruiste ou égoïste, et ainsi de suite. C’est l’un des aspects les plus révolutionnaires de sa philosophie. Il soulignait que l’homme n’est, pour l’homme, ni un « Dieu », ni un « loup » ; il est l’un et l’autre successivement – et plus ou moins selon les circonstances. Dès lors, explique Lordon, « la seule question intéressante (…) est de savoir dans quelles conditions il est plus l’un que l’autre. Et puis de penser aux conditions qui favorisent le bon terme de l’alternative – et d’une alternative dont il faut reconnaître qu’elle ne pourra jamais être entièrement dissoute. »[10] C’est donc à l’impossibilité de dissoudre entièrement cette ambivalence « anthropologique » que répond, d’après Lordon, l’impossibilité des autres dissolutions : celles des classes sociales, de l’Etat, du marché et des nations.

Trois siècles et demi après la publication de l’Ethique, la conception spinoziste de la « nature humaine », qui se déploie en une remarquable théorie des passions, n’a pas perdu sa vigueur et sa beauté. Mais il n’est pas sérieux de la mobiliser contre la conception marxiste de la nature humaine, car en réalité Marx aussi rejetait fermement l’idée d’une nature humaine constituée d’un ensemble de caractéristiques psychiques ou morales qui se manifesteraient, d’une façon ou d’une autre, indépendamment des circonstances objectives. En rangeant Marx, grosso modo, dans la catégorie des théoriciens d’une « bonne » nature humaine, Lordon lui attribue des idées qu’il n’a jamais formulées et qui, à vrai dire, sont radicalement contraires à toute sa philosophie.

Dans son rejet du concept traditionnel de nature humaine (ou d’« essence » de l’homme), Marx va beaucoup plus loin que Spinoza. Dans la sixième de ses Thèses sur Feuerbach, il écrit : « l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Or ces rapports sociaux ne cessent pas d’évoluer. Projetée sur le plan social et engagée dans un mouvement de transformation permanent, « l’essence de l’homme » perd toute rigidité et toute stabilité. Le concept d’« essence de l’homme » devient même superflu, et si le jeune Marx l’aborde dans ses thèses sur Feuerbach (pour critiquer ses abstractions), il disparaîtra de son œuvre, par la suite, car il ne sert plus à rien dans l’analyse positive de « l’ensemble des rapports sociaux » et de ce qui détermine leur évolution. Autrement dit, non seulement Marx ne commet pas d’« erreur anthropologique », mais il écarte les considérations « anthropologiques » – au sens que Lordon attribue à ce terme – au profit d’une science de l’histoire : le matérialisme historique.

La science de l’histoire

A ce stade, il nous faut exposer brièvement les idées centrales du matérialisme historique, la conception marxiste de l’histoire, car nous en aurons souvent besoin dans la suite de cet article.

La découverte majeure de Marx dans ce domaine peut se formuler ainsi : en dernière instance, le facteur le plus déterminant de l’évolution de « l’ensemble des rapports sociaux » est le développement des forces productives, c’est-à-dire de la productivité du travail humain. Dans la préface à sa Contribution à la critique de l’économie politique, Marx formule cette idée dans les termes suivants : « dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. »

Par exemple, c’est le développement des forces productives, en dernière analyse, qui a bouleversé les rapports de production « primitifs » et fait surgir des classes sociales au Moyen-Orient il y a quelque 10 000 ans. C’est aussi le développement rapide des forces productives, à partir de la Renaissance, qui a préparé la destruction des rapports de production féodaux et de l’ensemble de la superstructure correspondante (l’Ancien régime), au profit de rapports de production et d’une superstructure capitalistes (les Etats-nations modernes). On ne peut rien comprendre aux révolutions bourgeoises – comme celle de 1789-94, en France – si l’on ne comprend pas cela. Enfin, c’est l’extraordinaire développement des forces productives, sous le capitalisme, qui a créé les conditions objectives, matérielles, d’une société dans laquelle la satisfaction des besoins élémentaires de toute l’humanité pourrait parfaitement se passer de l’exploitation de classe, et donc des classes elles-mêmes. Ce remplacement des rapports de production capitalistes par des rapports de production communistes suppose que les travailleurs prennent le pouvoir, exproprient la grande bourgeoisie et engagent la transformation socialiste de la société. A défaut, les forces productives continueront d’étouffer dans les limites des rapports de production bourgeois, et la crise organique du capitalisme plongera « l’ensemble des rapports sociaux » dans une barbarie toujours plus effroyable.

La révolution socialiste et le développement d’une société communiste n’ont rien d’automatique ; ils ne découlent pas mécaniquement – loin s’en faut – du développement des forces productives. Si c’était le cas, le communisme aurait triomphé de longue date, car cela fait plus d’un siècle que les forces productives se heurtent violemment aux rapports de production capitalistes. Le renversement du capitalisme pose des problèmes complexes qui se ramènent tous, au fond, à la construction et à la politique du parti révolutionnaire dont la classe ouvrière a besoin pour prendre le pouvoir.

Nous reviendrons plus loin sur la question fondamentale du parti révolutionnaire. Pour le moment, il suffit de souligner ceci : le marxisme ne fonde pas la possibilité d’une société sans classe sur une analyse – à la Lordon – des processus « passionnels » à l’échelle individuelle ou collective ; il fonde cette possibilité sur une analyse matérialiste de l’interaction entre le développement des forces productives et l’évolution des rapports de production entre les hommes. Comme l’écrivait Marx dans la suite du texte déjà cité : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

Lordon connaît-il ces idées élémentaires du matérialisme historique ? On le suppose. Mais nulle part il ne les réfute directement. Dans En travail, il les écarte d’une formule lapidaire : « On est revenu des prétentions de faire du matérialisme historique une science de l’histoire. »[11] Si le matérialisme historique n’est pas une science de l’histoire, comme le voulait Marx, qu’est-ce donc ? Une bonne « éducation intellectuelle », répond Lordon, avant de passer aux choses sérieuses à ses yeux : le développement d’une « anthropologie des passions » spinoziste, et même d’un « structuralisme des passions » non moins spinoziste.[12]

Tout ceci est d’une très grande légèreté, mais a sa logique. Pour substituer son « structuralisme des passions » au matérialisme historique, Lordon est conduit à nier le caractère scientifique de la conception marxiste de l’histoire, car celle-ci, comme science, n’est pas du tout fondée sur une analyse des passions individuelles ou collectives. Non que les passions jouent un rôle négligeable dans l’histoire. Il est bien évident que les passions humaines – au sens le plus général de ce terme : joie, tristesse, espoir, crainte, etc.  – sont sans cesse à l’œuvre dans la vie sociale et politique. Par ailleurs, comme le soulignait déjà Hegel, « rien de grand dans le monde ne s’est accompli sans passion ». Les révolutions, en particulier, sont des événements saturés de passions. Oui, mais la science de l’histoire marxiste démontre que les causes et les effets des passions collectives qui « font événement », comme les révolutions, ne peuvent être compris que sur la base d’une analyse matérialiste de la situation politique et sociale, laquelle est elle-même subordonnée, en dernière analyse, à la situation économique et à l’état des forces productives.

Insistons sur un point fondamental : contrairement à un préjugé courant chez ceux qui nient la scientificité du matérialisme historique, ce dernier ne réduit pas toute la vie sociale à ses fondements économiques. Ceux-ci ne sont déterminants qu’en dernière analyse. Engels écrivait à ce propos : « Le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. »[13]

D’une part, les évolutions de la superstructure réagissent sur la base économique. Par exemple, la guerre en Ukraine a eu de sévères répercussions économiques à l’échelle mondiale. Elle a notamment alimenté la crise inflationniste engagée dès l’automne 2021. En retour, ces répercussions économiques ont accentué la crise sociale et politique dans de nombreux pays. On pourrait donner des dizaines d’autres exemples de la façon dont la vie politique, militaire et sociale impacte les bases économiques de la société, qui en retour impacte à nouveau la superstructure. De manière générale, n’oublions pas qu’une révolution socialiste victorieuse, c’est-à-dire la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, sera un fait politique dont les répercussions économiques seront considérables : expropriation de la grande bourgeoisie, nationalisation et centralisation des grands leviers de l’économie, planification démocratique de la production – d’abord au plan national, puis au plan international. La révolution socialiste est précisément le moment d’une soudaine et puissante subordination de la base économique à un processus social et politique.

D’autre part, il y a une relative indépendance des processus qui relèvent de la superstructure. Sans jamais être totalement coupées de leurs bases économiques, les luttes politiques, syndicales et idéologiques interagissent sans cesse et directement les unes sur les autres. Par exemple, la crise révolutionnaire de Mai 68 est indissociable, en dernière analyse, de la situation économique de millions de travailleurs soumis à une exploitation brutale, à des salaires de misère et de longues heures de travail. Mais d’autres facteurs – dont le caractère bonapartiste du régime gaulliste – ont joué un rôle important dans son déclenchement. Par ailleurs, cette révolution manquée a eu de profondes répercussions sur le rapport de force interne à la gauche française : elle a miné l’autorité du PCF, dont les dirigeants ont refusé de prendre le pouvoir au moment où la puissante grève générale de Mai 68 ouvrait la possibilité de renverser le capitalisme français.

Bref, il y a toute une dialectique complexe entre les facteurs économiques, sociaux, politiques et idéologiques. Il serait ridicule de chercher à « tout expliquer » par le niveau de développement des forces productives et l’évolution corrélative des rapports de production. Et cependant, dès qu’on perd de vue ce fil conducteur, on renonce à la science de l’histoire pour faire autre chose, par exemple d’édifiantes analyses morales et psychologiques, ou encore un « structuralisme des passions », c’est-à-dire autant de choses privées de toute valeur scientifique – mais aussi, dès lors, de toute valeur pratique et révolutionnaire, car la théorie marxiste est « un guide pour l’action », comme l’expliquait son fondateur. Or malgré notre admiration pour la philosophie de Spinoza, nous ne sommes pas disposés à renoncer à ce guide.

Le « marxisme » de Lordon

Sans l’amorce d’une argumentation, Lordon récuse la scientificité du matérialisme historique, mais ne renonce pas pour autant à fonder lui-même une nouvelle « science sociale », grâce à son « structuralisme des passions ». Il admet cependant que pour constituer une telle science, au XXIe siècle, la philosophie de Spinoza est un peu courte. Il écrit : « On ne saurait sans absurdité demander à une philosophie du XVIIe siècle de livrer à elle seule une science sociale tout armée. »[14]

C’est le moins qu’on puisse dire. D’une part, aucune philosophie – celle de Marx pas plus que celle de Spinoza – ne peut « livrer à elle seule une science sociale tout armée ». Les trois livres du Capital, par exemple, n’étaient pas contenus dans les idées du matérialisme dialectique. Marx a dû mobiliser ces idées – et cette méthode – dans un travail titanesque de recherches en économie. D’autre part, la philosophie de Spinoza a été « dépassée » tant de fois et de tant de façons, au cours des siècles suivants, qu’elle n’est plus à même de jouer un rôle significatif dans le développement des sciences sociales.

On sait que Lordon rejette cette dernière affirmation. Selon lui, Spinoza est la clé philosophique de la nouvelle « science sociale ». Et dès lors, il résout très simplement (sur le papier) le problème du rôle spécifique de cette philosophie dans la constitution de la nouvelle science : il suffit de la « combiner » avec « les meilleurs acquis des sciences sociales », et notamment les travaux de « Marx, Bourdieu, Durkheim et Mauss ».[15]

On trouve la même idée au début de Capitalisme, désir et servitude. Lordon y présente son projet théorique dans la « proposition » suivante : « combiner un structuralisme des rapports et une anthropologie des passions. Marx et Spinoza ».[16] Un peu plus loin, il écrit : « Le paradoxe temporel [est] que si Marx est postérieur à Spinoza, ça n’en est pas moins Spinoza qui pourrait maintenant nous aider à compléter Marx ». Nous avons dit plus haut ce que nous pensions de ce « paradoxe temporel », que Lordon signale sans le discuter. Au passage, remarquons qu’il ne s’agit plus ici de seulement « combiner » Marx et Spinoza : il s’agit de « compléter » Marx par Spinoza. Encore plus loin dans le même ouvrage, Lordon finit par écrire que Spinoza « modifie » Marx[17]. Toute la question est de savoir à quel type de « marxisme » on a affaire au terme d’une telle opération – qui, remarquons-le, rejette la science de l’histoire marxiste tout en liant le nom de Marx aux « meilleurs acquis » des sciences sociales !

En fait, dès la formulation générale de sa « proposition » théorique, Lordon commence à défigurer le marxisme en l’assimilant à un « structuralisme des rapports ». On ne trouve cette formule abstraite ni chez Marx, ni chez Engels, Lénine ou Trotsky. Mais c’est justement d’une telle abstraction dont Lordon a besoin pour « combiner » le « structuralisme des rapports » et « l’anthropologie des passions » en une synthèse plus élevée : le « structuralisme des passions ». En son abstraction même, le « structuralisme des rapports » délivre Lordon des contraintes méthodologiques du matérialisme historique, qui oblige à tenir compte de la dynamique concrète des rapports de production – c’est-à-dire de la base de tout ordre social. Une fois débarrassée d’une telle exigence, l’analyse « structuraliste » peut papillonner à loisir dans l’édifice social et y dégager toutes sortes de « rapports structurels ». A ce tarif, même les passions humaines, telles que Spinoza les décrit, peuvent être rangées dans la catégorie des « rapports structurels » – et c’est ce que fait Lordon, précisément, avec son « structuralisme des passions ».

Au point où nous en sommes, le « marxisme » de Lordon – tel que Spinoza le « complète » et le « modifie » – est déjà amputé de la philosophie de Marx et de sa science de l’histoire. Or il se trouve que Lordon rejette aussi la base de la théorie économique de Marx : sa théorie de la valeur.[18] Autrement dit, aucune des « trois parties constitutives du marxisme », selon la formule de Lénine, n’entre dans la nouvelle « science sociale » spinoziste que Lordon se propose de fonder : ni le matérialisme dialectique, ni le matérialisme historique, ni le Capital.

Qu’est-ce qu’un tel « marxisme », privé de tous ses éléments constitutifs, peut apporter à la « science sociale » spinoziste ? C’est assez évident : Lordon a besoin d’éléments extérieurs au spinozisme pour fournir des matériaux concrets, au XXIe siècle, à des élaborations qui n’en demeurent pas moins spinozistes. C’est ici que Marx est convoqué, car il fournit beaucoup de matériaux concrets, et même d’excellents.

Cependant, Marx fournit aussi et surtout une théorie globale, cohérente, qui « dépasse » de plusieurs têtes celle de Spinoza. Comment faire en sorte que la théorie cohérente de Marx ne vienne pas ruiner l’édifice de la « nouvelle science sociale » ? C’est simple : il suffit de briser cette cohérence, de convoquer séparément divers aspects de la théorie marxiste, d’en rejeter certains, d’en « accepter » d’autres – en les défigurant, au passage – et de réorganiser le tout à la sauce spinoziste. Moyennant quoi Lordon peut être satisfait : d’un côté, il a donné un peu de chair à sa « science sociale » spinoziste, grâce à Marx ; mais de l’autre, le spinozisme est intact, dans sa cohérence propre, et peut même se prévaloir de cette cohérence contre un marxisme décomposé et défiguré. Pourquoi se gêner ? C’est la méthode typiquement académique, éclectique, « marxienne », qui dès lors n’a aucune difficulté à ménager aussi une place à Bourdieu, Durkheim, Mauss et quelques autres du même acabit, car elle n’accorde aucune importance aux divergences irréductibles entre ces auteurs et le marxisme.

Salariat et « enrôlement »

Du point de vue de notre marxisme « orthodoxe », avec ses trois parties constitutives et sa cohérence globale, la façon dont Lordon « modifie » Marx, via Spinoza, fait surgir à chaque pas toutes sortes d’erreurs majeures dans l’analyse du capitalisme, de la lutte des classes, des perspectives politiques et du programme communiste.

Commençons par la question des classes sociales et de leur lutte. Comme chacun le sait, Marx a développé sur ce thème quelques idées assez remarquables. A l’inverse, on ne trouve chez Spinoza ni une théorie de la lutte des classes, ni même le concept moderne de classe sociale. Au XVIIe siècle, la lutte des classes qui faisait rage en Europe, et tout près de Spinoza lui-même, n’a trouvé dans son œuvre qu’une expression très déformée, dans les termes d’une théorie des conflits passionnels entre les hommes. Par exemple, dans son Traité politique, il écrivait : « En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque sentiment de haine, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux. Comme maintenant les hommes sont très sujets par nature à ces sentiments, ils sont aussi par nature ennemis les uns des autres (…) ».[19] Derrière ces formules se devine le fracas de la lutte des classes, mais elle n’est pas comprise et théorisée comme telle : elle est réduite au jeu des passions humaines. Même la conception spinoziste des « séditions », ces mouvements de masse qui peuvent renverser un pouvoir « indigne », reste très éloignée d’une théorie de la lutte des classes fondée sur les rapports de production.

Il serait évidemment absurde de le reprocher à Spinoza. Une théorie des classes sociales et de leur lutte ne pouvait commencer à émerger que dans les conditions économiques, politiques et intellectuelles du début du XIXe siècle, après cette énorme explosion de la lutte des classes que fut la Révolution française. Mais ce qui n’est pas moins absurde, c’est de corriger la théorie marxiste des classes sociales – qui en est la version la plus aboutie, la plus scientifique – en s’appuyant sur la théorie spinoziste des passions humaines. Or c’est précisément ce que fait Lordon. Voyons comment il s’y prend.

Au tout début de Capitalisme, désir et servitude, Lordon annonce qu’il va s’employer à expliquer le fait suivant : « certains hommes, on les appelle des patrons, “peuvent” en amener beaucoup d’autres [les salariés] à entrer dans leur désir et à s’activer pour eux ». Lordon ajoute aussitôt : « Ce pouvoir, très étrange si on y pense, leur appartient-il vraiment ? Depuis Marx on sait bien que non : il est l’effet d’une certaine configuration des structures sociales – celle du rapport salarial comme double séparation des travailleurs d’avec les moyens et les produits de la production ».[20] En clair, les travailleurs ne possédant rien d’autre que leur force de travail, ils sont contraints, pour vivre, de la vendre à ceux qui possèdent les moyens de production : les capitalistes. Le rapport salarial est donc un rapport de production. Abstraction faite de la formulation confuse de Lordon, nous sommes bien en terrain marxiste.

Hélas, nous n’y restons pas longtemps, car les concepts spinozistes – « désir », « affect », « puissance d’agir », etc. – veillent au grain et s’activent, eux aussi. Quelques pages plus loin, le rapport salarial fait l’objet d’une nouvelle définition : « Le rapport salarial est l’ensemble des données structurelles (celles de la double séparation) et des codifications juridiques qui rendent possible à certains individus d’en impliquer d’autres dans la réalisation de leur propre entreprise. Il est un rapport d’enrôlement. Faire entrer des puissances d’agir tierces dans la poursuite de son désir industriel à soi, voilà l’essence du rapport salarial. »[21]

Non, telle n’est pas l’essence du rapport salarial. L’« enrôlement » est une idée très générale qui, comme telle, peut convenir aussi bien aux rapports de production pré-capitalistes. Par exemple, les serfs qui travaillaient la terre de leur seigneur n’étaient-ils pas « enrôlés », eux aussi ? Est-ce qu’ils n’« entraient » pas, comme « puissances d’agir », dans le « désir » de leur seigneur, d’une certaine manière ? De même, les esclaves de l’Antiquité n’étaient-ils pas « impliqués », eux aussi, dans la « réalisation de l’entreprise » de leurs maîtres ? En termes marxistes, les travaux de l’esclave antique, du serf féodal et du salarié moderne dégagent tous un surplus qui est approprié respectivement par le maître, le seigneur et le capitaliste, mais les modalités comme le résultat de cette exploitation sont très différents, dans les trois cas. Par exemple, seul le salarié produit ce surplus sous la forme d’une plus-value, qui est caractéristique des rapports de production capitalistes. Mais cela n’arrête pas Lordon, car il assume le caractère très général de sa nouvelle définition du rapport salarial. Il l’écrit lui-même : l’« enrôlement » est « la catégorie la plus générale, dont le salariat [capitaliste] n’est qu’un cas » particulier.[22] Parmi les autres cas, Lordon cite l’enrôlement au profit du « chef de guerre », du « croisé » et du « souverain ».

Le problème saute aux yeux : le rapport salarial a perdu sa spécificité, son « essence » propre. Il n’est plus un rapport d’exploitation spécifique correspondant à des rapports de production (et donc de propriété) bien déterminés ; il devient un cas particulier d’un autre phénomène très général et très vague, « l’enrôlement », dont « l’essence » se confond désormais avec celle du cas particulier. Résultat : l’analyse du rapport salarial est placée sur le terrain des diverses modalités « affectives » de « l’enrôlement », que Lordon définit aussi comme une « capture » des « puissances d’agir » (des salariés) par un « désir-maître » (du capitaliste). Bref, Lordon peut donner congé au marxisme et déployer son analyse du rapport salarial dans un registre essentiellement passionnel.

La théorie des « trois phases »

Sur de telles bases, il nous explique quelles sont les trois grandes phases historiques de l’enrôlement salarial, qui sont autant de « régimes passionnels » du capitalisme : 1) l’enrôlement sur la base des seules « passions tristes » : la « peur de la misère » et toutes les peurs qui découlent de la nécessité vitale de se nourrir, se loger, etc. ; 2) l’enrôlement « fordien », qui ne s’appuie plus seulement sur ces « passions tristes », mais aussi et surtout sur les « passions joyeuses » de la « consommation de masse », sur fond de croissance économique ; 3) l’enrôlement « néolibéral », qui ajoute enfin les « passions joyeuses » de la « vocation » professionnelle et de la « réalisation de soi » au travail.

Lordon affirme en outre que les deuxième et troisième phases marquent des consolidations du rapport d’enrôlement, et donc du système capitaliste lui-même, car les salariés s’activent mieux et plus docilement sous l’emprise de « passions joyeuses » que sous celle de « passions tristes ». A partir de la phase « fordienne », explique Lordon, les passions joyeuses figurent au premier plan de l’enrôlement salarial. A tout le moins, « le capitalisme contemporain nous donne à voir un paysage passionnel très enrichi et bien plus contrasté que celui du temps de Marx », qui était le temps du « choc frontal des monolithiques “capital” et “travail” ».[23]

Les notions de passions tristes et de passions joyeuses jouent un rôle central dans la philosophie de Spinoza. Encore une fois, sa théorie des passions est admirable à bien des égards. A-t-elle été « dépassée » – toujours au sens hégélien de ce terme – depuis le XVIIe siècle ? Sans aucun doute, mais peu importe ici, car ce n’est pas sur ce terrain que nous critiquerons la théorie des trois phases, ou « régimes passionnels », de l’enrôlement salarial. Si cette théorie est erronée, abstraite et artificielle, la faute n’en revient pas à Spinoza, mais uniquement à Lordon.

Dans La société des affects, au milieu d’un développement sur « la production néolibérale d’affects joyeux », il écrit que « le capitalisme néolibéral par ailleurs maltraite d’autres parties du salariat à des degrés qui font immanquablement revenir en mémoire la sauvagerie de ses origines ».[24] Remarque importante ! Mais Lordon se contente de la verser au compte d’un « paysage passionnel » nettement plus « enrichi » et « contrasté » qu’à l’époque de Marx. Autrement dit, il y a certes toujours des salariés très maltraités, mais il y a aussi des salariés « joyeux ». Problème : il se pourrait bien que les « autres parties du salariat », celles qui sont maltraitées, constituent une forte majorité, moyennant quoi « la production néolibérale d’affects joyeux » serait très minoritaire dans le monde du travail. Une chose est sûre : un très grand nombre de salariés auraient bien du mal à se reconnaître dans l’idée que leur travail constitue une « vocation » et une « réalisation de soi ». La plupart s’efforcent de trouver du sens et un intérêt à leur travail, mais ils sont loin d’y parvenir toujours, et n’y parviennent qu’à des degrés très variables.

Le problème est encore plus évident avec la deuxième phase, la « fordienne », qui mobilise les « passions joyeuses » de la « consommation de masse ». Il serait assez facile de démontrer que depuis l’avènement du « fordisme », au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une très large fraction du salariat a toujours été exclue de la « consommation de masse ». Aujourd’hui encore, de très nombreux travailleurs sont à découvert entre le 20 et le 30 du mois – et d’autres, aussi très nombreux, n’évitent le découvert qu’en limitant leur consommation au strict minimum vital. Certes, à la différence des travailleurs du temps de Marx, la plupart ont un frigidaire. Mais ils ont beaucoup de mal à le remplir.

Considérons l’ensemble de la période couverte par l’analyse de Lordon. Il est indiscutable que dans les pays capitalistes les plus développés, les conditions de vie et de travail des salariés se sont globalement et sensiblement améliorées depuis l’époque de Marx. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les textes de Marx et Engels sur l’effroyable situation de la classe ouvrière britannique au milieu du XIXsiècle. Mais on ne doit pas en rester à ce niveau de généralité. Si pratiquement plus personne, en Grande-Bretagne comme en France, ne travaille 70 à 90 heures par semaine dans les conditions infernales du XIXe siècle, cela ne signifie pas que l’ensemble du salariat – ni même sa majorité – baigne désormais dans les passions joyeuses de la « consommation de masse » et de la « réalisation de soi ». Indépendamment des concepts spinozistes, l’erreur centrale de Lordon réside ici dans le fait de négliger la situation réelle de la masse du salariat pour se concentrer sur la petite minorité qui, par ses revenus et ses conditions de travail, en constitue la couche supérieure. Or confondre la classe ouvrière et son sommet est une erreur politique très sérieuse, d’un point de vue communiste.

Pour comprendre les conséquences de cette erreur, nous devons abandonner le registre passionnel et nous tourner vers l’analyse marxiste, qui a très vite repéré le fait suivant : la petite minorité des salariés « privilégiés », qui s’élèvent bien au-dessus des conditions de vie moyennes des travailleurs, constituent une couche sociale très importante du point de vue de la stabilité du système capitaliste. Cette « aristocratie ouvrière », selon la formule de Marx (donc avant la phase « fordienne »), constitue la base sociale du réformisme, qui limite aux seules réformes les aspirations et les activités de la classe ouvrière. Comme l’écrivait Léon Trotsky : « Le réformisme est le courant qui est né dans les couches supérieures privilégiées du prolétariat et reflète leurs intérêts. Dans certains pays particulièrement, l’aristocratie ouvrière et la bureaucratie ouvrière forment une couche très importante et très puissante, avec une mentalité qui est dans la plupart des cas petite-bourgeoise en vertu des conditions mêmes de leur existence et de leur mode de pensée (…). Les sommets de ces éléments atteignent le pouvoir suprême et le bien être par le canal parlementaire bourgeois. »[25] C’est évidemment dans les pays capitalistes les plus riches, comme la France, que cette couche est la plus importante et la plus puissante, et c’est notamment à travers elle que les idées réformistes se diffusent dans le reste du mouvement ouvrier.[26]

L’influence idéologique et politique de cette couche sociale est d’autant plus forte lors des phases de nette expansion du système capitaliste, lorsque la classe dirigeante est en mesure de faire des concessions non seulement à l’aristocratie ouvrière, mais aussi – dans une moindre mesure – à des couches plus larges de travailleurs. C’est un fait bien connu des marxistes, car souligné maintes fois par Lénine, que l’expansion du capitalisme au cours des quatre décennies précédant la Première Guerre mondiale a constitué la base matérielle du réformisme dont étaient gangrénés les sommets de la IIe Internationale, l’Internationale socialiste. De même, l’expansion du capitalisme au cours des Trente Glorieuses, après la Seconde Guerre mondiale, constituait la base matérielle du développement et de la consolidation des tendances réformistes qui dominaient le mouvement ouvrier à l’époque. La crise mondiale des années 70 a provoqué une crise du réformisme et la cristallisation de tendances politiques massives qui s’orientaient vers le marxisme, mais les dirigeants socialistes et « communistes » (staliniens) sont parvenus à contenir cette poussée révolutionnaire, si bien que le réformisme a pu de nouveau se stabiliser et se renforcer lors de la phase d’expansion économique (modérée) des années 80, 90 et 2000 – jusqu’à la crise de 2008. La récession mondiale de 2008 a ouvert une nouvelle époque de contradictions explosives entre les sommets de l’aristocratie ouvrière (les bureaucraties réformistes) et la masse des travailleurs. Elle est d’ailleurs loin d’être terminée et offrira aux travailleurs plusieurs opportunités de prendre le pouvoir.

Telles sont les grandes étapes que l’on peut repérer, depuis l’époque de Marx, dans l’évolution du rapport entre la masse des salariés et l’aristocratie ouvrière, en lien avec les grandes phases d’expansion et de crise du système capitaliste. Pour être plus précis, il faudrait rentrer dans le détail de chaque phase – et expliquer aussi que ces processus ont suivi des voies sensiblement différentes dans les pays dominés par l’impérialisme. Mais ce que nous venons de rappeler échappe déjà totalement à Lordon, qui s’embourbe dans les abstractions de ses trois phases. La conséquence politique de cette erreur est très sérieuse : Lordon couvre d’un voile « passionnel » les contradictions politiques entre l’aristocratie ouvrière et la masse des salariés, alors que la tâche des communistes consiste au contraire à les mettre en lumière et les attiser, dans le cadre d’une lutte contre le réformisme et pour le programme de la révolution socialiste.

Le poids social du salariat et ses conséquences politiques

Non seulement Lordon passe à côté de la différenciation politique entre la masse des salariés et l’aristocratie ouvrière, mais il néglige totalement un aspect majeur de l’évolution du salariat depuis l’époque de Marx : son énorme développement quantitatif. Depuis Marx, et conformément à ses propres anticipations, le poids social du salariat n’a pas cessé de croître au détriment de la petite bourgeoisie, et en particulier de la petite paysannerie. En France, par exemple, la petite paysannerie constituait une majorité de la population active à l’époque du Manifeste du Parti communiste (1848). Aujourd’hui, elle en constitue moins de 2 % ; le salariat moderne (la classe ouvrière) en constitue plus de 90 %. Voilà un fait très important du point de vue du rapport de forces entre les classes. Mais ce fait échappe à Lordon car il n’a rien de « passionnel » : c’est une conséquence des lois du développement des rapports de production capitalistes, dont la compréhension se passe très bien d’une analyse des passions tristes ou joyeuses des travailleurs.

L’énorme développement quantitatif du salariat, depuis l’époque de Marx, a eu pour effet de simplifier la composition de classe de la société. La société se divise de plus en plus en deux classes fondamentales : la classe ouvrière et la bourgeoisie. Certes, la petite bourgeoisie n’a pas disparu : le capitalisme sécrète en permanence des petits propriétaires (commerçants, artisans, TPE, etc.), auxquels s’ajoutent les professions libérales (avocats, médecins, etc.). Et encore une fois, les sommets du salariat penchent politiquement du côté de la bourgeoisie. Mais le développement quantitatif du salariat signifie qu’en termes de conditions de vie et de travail, l’ensemble de la population active est beaucoup plus homogène aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque de Marx ou même avant la Deuxième Guerre mondiale.

De ce point de vue, l’idée que « le capitalisme contemporain nous donne à voir un paysage passionnel très enrichi et bien plus contrasté que celui du temps de Marx » est une abstraction colossale et une erreur de même taille. Dans la France des années 30, diverses catégories du salariat – notamment les enseignants et les employés des banques – regardaient souvent de très haut le reste de la classe ouvrière. Aujourd’hui, ces catégories du salariat se syndiquent, manifestent et font grève, comme les autres. Mieux encore : sous l’effet de l’écrasante domination du salariat dans la population active, une fraction des professions libérales reprend à son compte les méthodes de lutte de la classe ouvrière. Des médecins et des avocats, par exemple, font grève et manifestent. Enfin, rappelons que dans les années 30 les universités étaient des bastions du fascisme ; aujourd’hui, les fascistes sont archi-minoritaires parmi les étudiants, qui se mobilisent très régulièrement aux côtés des travailleurs. Autrement dit, jamais le salariat n’a été aussi puissant, objectivement.

Cette évolution du rapport de forces entre les classes – au profit du salariat – a des implications politiques majeures. La masse de la petite bourgeoisie constituait la base sociale des contre-révolutions bonapartiste et fasciste. La fonte de cette base sociale, le développement corrélatif du salariat et son influence croissante sur ce qui reste des « classes moyennes » compliquent beaucoup la possibilité, pour la bourgeoisie, de s’orienter vers un régime bonapartiste, sans même parler d’un régime fasciste. A ce stade, toute tentative de s’engager dans une voie résolument bonapartiste – celle d’une dictature militaro-policière – provoquerait des mobilisations de masse explosives qui menaceraient le pouvoir et les privilèges de la bourgeoisie. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler qu’en 2021 l’article 24 de la Loi Sécurité Globale, qui prévoyait d’interdire aux manifestants de filmer des policiers, a provoqué des manifestations d’une telle envergure que le pouvoir a très vite fait marche arrière.

Pour défendre sa domination, la classe dirigeante est plus que jamais dépendante de la complicité des bureaucraties des grandes organisations du mouvement ouvrier (partis et syndicats), que cette complicité prenne la forme de gouvernements « de gauche » menant une politique pro-capitaliste (Mitterrand, Jospin, Hollande) ou d’une « opposition » syndicale contrôlant et canalisant la colère sociale – par exemple dans de vaines « journées d’action » (Thibault, Martinez, Binet, sans parler des dirigeants des autres syndicats).

Cela ne signifie pas qu’un régime bonapartiste est désormais exclu, en France. Mais seule une série de défaites majeures du mouvement ouvrier ouvrirait la possibilité d’un tel régime. Précisons au passage que les défaites de ces quinze dernières années, comme celle du mouvement de 2023 contre la réforme des retraites, n’étaient pas des défaites majeures : ce furent seulement des séances d’échauffement, pour ainsi dire, au regard des explosions sociales qui se préparent.

Dans la mesure où Lordon néglige l’analyse concrète du rapport de forces entre les classes, il passe totalement à côté de ces éléments de perspectives. Celles qu’il développe sont très différentes. A travers l’épais brouillard de son « structuralisme des passions », il croit distinguer l’inéluctable avancée de la Bête immonde, à court terme. Dans la dernière partie d’En travail, intitulée « Perspectives politiques », il dit craindre qu’en France « la fascisation ne soit en marche et que nous ayons passé le point où plus rien ne pourra l’arrêter ».[27] Quelques lignes plus loin, après une référence au « nazisme », il affirme carrément : « Je nous vois entrer dans les ténèbres avec la crainte qu’il n’y ait plus rien à faire, que tout soit désormais voué à s’engrener cumulativement pour le pire. Et je crains également que, de ces ténèbres, on ne sorte que d’une seule façon : en les ayant traversées tout entières, en étant allé jusqu’au bout de la jouissance (j’emploie le mot au sens psychanalytique bien sûr), en ayant plongé jusqu’au point d’écœurement. Alors, saoulé de ses propres horreurs, le corps social se réveille ».

Dans le monde réel, la victoire du fascisme en France – c’est-à-dire la destruction de toutes les organisations du mouvement ouvrier – ne provoquerait pas le « réveil » du « corps social », mais plutôt l’atomisation de la masse des travailleurs. Loin d’être « réveillée », elle serait assommée pour toute une période. Mais n’insistons pas sur cette erreur de Lordon, car en réalité par « fascisation » il n’entend pas l’écrasement des travailleurs sous la botte du fascisme, mais la progression des idées de l’extrême droite dans l’appareil d’Etat, les grands médias et l’ensemble du « corps social ».[28]

Il est indiscutable que ces idées ont progressé dans certaines couches de la société, depuis la crise mondiale de 2008. Mais face à ce phénomène, l’analyse « passionnelle » de Lordon glisse de l’abstraction vers l’erreur, une fois de plus. « Jouissance », « écœurement », « horreur », « réveil » d’un corps social « saoulé » : tous ces termes sont parfaitement creux lorsqu’il s’agit d’élaborer des perspectives politiques et sociales. Le « corps social » est sans doute travaillé pas des passions, peut-être même par des « jouissances » lacaniennes, mais il est d’abord et surtout constitué par des classes sociales aux intérêts matériels inconciliables et dont la lutte va se développer dans les années à venir. Le processus de polarisation politique – vers la droite et vers la gauche – va se poursuivre et s’intensifier. Mais Lordon, lui, ne voit que la polarisation vers la droite, sous la forme d’une propagation fatale des « affects » d’extrême droite dans toutes les couches sociales, y compris dans la masse des travailleurs, et ce jusqu’au salutaire « écœurement » qui sonnera l’heure du « réveil ».

Ceci étant dit, il y a un élément de vérité dans la confusion cauchemardesque de Lordon – à savoir l’idée qu’un mouvement vers la droite (les « ténèbres ») peut précéder un mouvement vers la gauche (suite au « réveil »). En effet, la polarisation politique croissante n’est pas un processus strictement linéaire et symétrique. Dans sa dynamique concrète, il se traduit notamment par de larges oscillations d’une fraction significative de l’électorat, en particulier dans les classes moyennes – mais pas seulement : une partie non négligeable de la classe ouvrière hésite entre la France insoumise, l’abstention et le Rassemblement National. Ce dernier en profite d’autant plus que l’extrême modération des dirigeants officiels de la gauche politique et syndicale (FI comprise) suscite un profond scepticisme dans la masse des exploités et des opprimés. Cependant, même un très net déplacement vers la droite, sous la forme d’un gouvernement dirigé par le RN, ne marquerait pas l’avènement d’un régime bonapartiste ou fasciste. Un tel gouvernement mènerait fondamentalement la même politique réactionnaire que celle du gouvernement Macron : celle dont la bourgeoisie française a besoin et que rejette la grande majorité de la population. En conséquence, ce mouvement vers la droite ne serait que le prélude à un puissant mouvement vers la gauche.

On peut faire crédit à Lordon d’avoir une vague intuition de ce processus. Mais sa méthode erronée l’empêche de développer une perspective concrète. Non seulement il passe à côté de la dynamique de classe qui est à l’œuvre, mais il ne comprend rien à l’un des éléments centraux de cette dynamique : le rôle des directions politiques et syndicales des travailleurs. Il écrit : « la question qui se pose en tout cas est de savoir pour quelle raison c’est (presque) toujours l’extrême droite qui profite du délabrement capitaliste. » Nous l’avons dit : cette affirmation est erronée dans la mesure où elle ignore que la polarisation se développe aussi vers la gauche. Mais voici par ailleurs comment Lordon répond à sa propre question : « Il me semble que la réponse est à chercher dans le fait que l’extrême droite constitue une proposition politique intrinsèquement violente », de sorte qu’elle « offre un réceptacle, un vase d’expansion à tous [les] affects » – « humiliations », « ressentiments », « maltraitances » – que vivent des millions de personnes. Une « proposition politique violente » : tel serait l’« avantage concurrentiel » de l’extrême droite sur la gauche !

Lordon atteint ici des sommets de confusion. Non : l’« avantage concurrentiel » du RN sur la FI et le reste de la gauche, de nos jours, ne réside pas dans la « proposition politique violente » que représentent Marine Le Pen et sa clique. Cet « avantage concurrentiel » réside bien plutôt dans la modération et la confusion lamentables qui règnent au sommet des grandes organisations de gauche. Ce qui leur manque, ce n’est pas une « proposition violente » ; c’est le minimum de radicalité politique et programmatique qui permettrait de cristalliser – sur la gauche de l’échiquier politique – l’énorme quantité de colère et de frustrations qui s’accumulent, depuis de nombreuses années, dans la masse des exploités et des opprimés. Ceux-ci ne sont pas aveuglément et spontanément attirés par la « proposition violente » de l’extrême droite ; une partie d’entre eux – et une partie seulement – sont tentés par la « radicalité » démagogique du RN parce que « la gauche » n’est pas suffisamment radicale. Et aussi parce qu’à la différence de Mélenchon, du PS, des Verts et du PCF, le parti de Marine Le Pen n’a jamais été au pouvoir – et donc, à la différence de ces derniers, n’a jamais déçu les aspirations de la masse des travailleurs. Les deux facteurs se combinent, d’ailleurs : l’actuelle modération de la gauche officielle fait écho aux trahisons passées de ses dirigeants.

Prenons un autre exemple : celui de l’actuel gouvernement d’extrême droite en Italie. Pourquoi le parti archi-réactionnaire de Giorgia Meloni a remporté les élections législatives de septembre 2022 ? Est-ce parce que les masses italiennes ont répondu positivement à la « proposition violente » de Meloni ? Non. Celle-ci a profité de l’absence d’une alternative de gauche : au cours des deux dernières décennies, les partis de gauche italiens se sont effondrés à force de compromissions et de trahisons. En outre, à la différence de tous les autres partis en lice, celui de Meloni n’avait jamais été au pouvoir. Au passage, remarquons qu’une fois élue à la tête du pays, la dirigeante de Fratelli d’Italia a rangé ses portraits de Mussolini et engagé une politique bourgeoise « classique », c’est-à-dire conforme aux exigences de l’Union Européenne, qui tient fermement les cordons de la bourse italienne. Le rapport de force réel entre les classes, en Italie, ne permet pas à Meloni et consorts de s’orienter vers un régime bonapartiste, ni a fortiori vers un régime fasciste. Ce qui se prépare en Italie, c’est un puissant virage à gauche sous la forme d’une explosion de la lutte de classes – qui trouvera nécessairement une expression politique de masse, tôt ou tard.

La direction révolutionnaire

Nous venons de voir que Lordon ne prend pas la mesure du rôle fondamental – et négatif – des dirigeants réformistes sur la dynamique politique générale. A présent, nous allons voir qu’il ne saisit pas davantage le rôle décisif – et positif – que doit jouer le parti révolutionnaire dans le renversement du système capitaliste.

Sur la question du parti, il se déclare « néo-léniniste ». Avant d’y regarder de plus près, commençons par exposer brièvement le point de vue du marxisme et du léninisme « orthodoxes » : le nôtre.

L’évolution du rapport de forces au profit du salariat signifie que les conditions objectives du renversement du capitalisme sont plus favorables que jamais, de nos jours. Cependant, le développement du poids social du salariat ne pouvait pas mécaniquement transférer le pouvoir entre les mains des travailleurs, sans qu’ils aient même songé à le prendre. Le renversement du capitalisme, qui suppose d’arracher le pouvoir à la bourgeoisie, sera un acte conscient et organisé impliquant la masse du salariat. Or ce dernier n’est pas politiquement homogène ; il est constitué de différentes couches dont la conscience politique évolue à différents rythmes. Lors des périodes « normales », non révolutionnaires, seule une petite minorité du salariat – son avant-garde –  développe une conscience révolutionnaire. Le rôle de cette avant-garde est précisément d’influencer la masse des travailleurs, de l’orienter vers la révolution socialiste. Comme l’écrivait Trotsky : « Ce qui fait la force de cette minorité, c’est que plus elle agit avec fermeté, résolution et assurance, plus elle trouve de soutien dans la masse ouvrière innombrable demeurée en arrière. »[29] Cependant, pour être en mesure de jouer ce rôle dirigeant, l’avant-garde doit être organisée sur la base d’un programme scientifique et d’une discipline de fer. Autrement dit, elle doit former un parti révolutionnaire.

Ce facteur subjectif – le parti révolutionnaire – est absolument décisif. Pour le comprendre, il suffit d’étudier sérieusement les nombreuses révolutions ouvrières qui ont échoué faute d’un tel parti : la révolution allemande de 1918-23, les grèves générales de Juin 36 et Mai 68 en France, la révolution espagnole de 1931-38, la révolution chilienne de 1970-73, les révolutions arabes de 2011, et tant d’autres. Le problème central auquel est confrontée la classe ouvrière mondiale, de nos jours, c’est précisément l’absence du facteur subjectif, du parti révolutionnaire. Dans son Programme de transition (1938), Léon Trotsky écrivait : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». Près de neuf décennies plus tard, cette idée est toujours d’une brûlante actualité. Les communistes qui en prennent la mesure comprennent par là même que la tâche la plus urgente est la construction d’une puissante Internationale révolutionnaire.

Qu’en pense Frédéric Lordon ? Dans un texte intitulé Pour un néo-léninisme, il cite favorablement la formule du Programme de transition sur « la crise de la direction révolutionnaire ». Mais la « direction révolutionnaire » que Lordon appelle de ses vœux n’est pas celle dont Trotsky soulignait la crise, c’est-à-dire l’absence. Ce n’est pas une puissante Internationale marxiste, communiste, constituée de partis de type bolchevique. Non, car cela, explique Lordon, c’est du léninisme « orthodoxe » ; c’est « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom » ; et ce serait aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag ». Or « personne n’a envie que ça recommence, personne n’a envie de réessayer ça ».

Nous reviendrons un peu plus loin sur « ça », qui réunit des choses très différentes et même radicalement opposées. Mais suivons jusqu’au bout le raisonnement de Lordon. Si « ça » n’est pas souhaitable, en quoi doit consister la « direction révolutionnaire » dont Lordon souligne « l’urgence vitale », eu égard à la crise environnementale ? En une « proposition », et plus précisément en une « proposition politique puissante, c’est-à-dire générale et articulée, capable de faire pièce à la proposition capitaliste ». Bref, en une proposition « communiste ».

Pour l’hypothèse, admettons que cette « proposition » soit assimilable au programme des marxistes, c’est-à-dire à un ensemble articulé de revendications qui orientent les travailleurs vers la conquête du pouvoir. Resterait la question : comment faire en sorte que ce programme passe dans la réalité ? Lordon est bien conscient du fait qu’il ne suffit pas de formuler une « proposition » pour qu’elle soit mise en œuvre, surtout lorsqu’on propose rien moins que le renversement du système capitaliste. Pour qu’elle ait une chance de passer dans la réalité économique, sociale et politique, cette « proposition » doit prendre acte d’un « impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate », explique Lordon. Autrement dit, elle doit s’incarner dans ce qu’il appelle une « forme organisationnelle », dont la fonction sera précisément de passer de la « proposition » à sa réalisation effective.

Ici, les marxistes disent : cette « forme organisationnelle », c’est précisément le parti révolutionnaire, le parti d’avant-garde léniniste, centralisé, discipliné – en un mot : bolchevique. Mais c’est là, bien sûr, que Lordon n’est pas d’accord, car il précise immédiatement qu’il faut s’en tenir à une « forme organisationnelle minimale », c’est-à-dire suffisamment « minimale » pour que la « direction comme ligne stratégique coordonnée » ne dégénère pas en « direction comme commandement, c’est-à-dire comme séparation, et pour finir comme confiscation » – comprenez : le goulag, les procès de Moscou et autres crimes du stalinisme. Reste la question suivante : en quoi doit consister, concrètement, « cette forme minimale » ? La réponse de Lordon est extrêmement minimale, elle aussi : « Je m’empresse de dire qu’à ce sujet je n’ai pas la première idée. »

Résumons son argumentation. La « direction révolutionnaire » doit consister en une « proposition » qui sera mise en œuvre par une « forme organisationnelle minimale » dont tout ce que Lordon peut nous dire, c’est qu’il ne sait rien nous en dire. C’est l’application inattendue, dans le domaine de la direction révolutionnaire, de la célèbre formule de Socrate : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » !

Nous avons suivi Lordon jusque dans l’impasse d’une ignorance proclamée. A présent, faisons marche arrière et revenons à son erreur théorique centrale sur la question de la direction révolutionnaire. Cette erreur nous est familière, car les anarchistes (notamment) la partagent avec Lordon : elle consiste à voir dans la « forme organisationnelle » bolchevique, qui n’est certes pas « minimale », l’une des causes majeures des crimes du stalinisme, voire leur cause centrale. Chez Lordon, cette erreur s’enracine dans sa conception spinoziste des « institutions » politiques, ces inévitables « captures » toujours susceptibles de dégénérer en « commandement, c’est-à-dire [en] séparation, et pour finir [en] confiscation ». Ainsi, la « confiscation » stalinienne aurait été le prolongement, après la révolution d’Octobre 1917, du « commandement » et de la « séparation » bolcheviques, cette « direction des dirigeants ». L’insurrection d’Octobre elle-même relevait de la « séparation » – et peut-être même, déjà, de la « confiscation ». Ce qui est sûr, c’est que « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom », mais aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag » sont rangés par Lordon dans la même catégorie générale : la mauvaise direction, à laquelle Lordon oppose la bonne direction, la direction « minimale », quitte à n’avoir pas la « première idée » de ce qu’elle doit être, concrètement.

Bolchevisme contre stalinisme

Ecartant tout ce qu’il considère comme des manifestations de la « direction » comme « commandement », « séparation » et « confiscation », Lordon ajoute en passant : « Depuis le trotskisme des années 1950, toutes ces choses ont été méditées longuement et profondément. » Il ne précise pas à quel « trotskisme des années 1950 » – plus de dix ans après la mort de Trotsky – il fait référence. Or à cette époque le mouvement trotskyste international sombrait dans une profonde crise. De nombreux dirigeants « trotskystes » disaient beaucoup de bêtises, y compris sur le stalinisme.[30] Par ailleurs, s’il est un trotskyste qui a « longuement et profondément » analysé le bolchevisme, la révolution d’Octobre, mais aussi « la Tchéka, Cronstadt, les procès de Moscou et le goulag », c’est Léon Trotsky lui-même. Ses écrits sur ces questions constituent une référence beaucoup plus sûre qu’on ne sait quel « trotskisme des années 1950 ».

En 1937, dans un long article intitulé Bolchevisme contre stalinisme, Trotsky écrivait : « Dans le bolchevisme, le marxisme a trouvé son expression historique la plus grandiose. C’est sous le drapeau du bolchevisme que fut remportée la première victoire du prolétariat et fondé le premier Etat ouvrier. Aucune force n’effacera plus ces faits de l’histoire. Mais comme la révolution d’Octobre a conduit au stade présent, au triomphe de la bureaucratie, avec son système d’oppression, de spoliation et de falsifications (…), de nombreux esprits formalistes et superficiels inclinent à la conclusion sommaire qu’il est impossible de lutter contre le stalinisme sans renoncer au bolchevisme. » C’est à ce genre de « conclusion sommaire » qu’aboutit Lordon. S’il range le « léninisme » – c’est-à-dire le bolchevisme – dans la même catégorie générale que le stalinisme, c’est parce qu’il ne comprend ni ce qui les oppose radicalement, ni le processus historique ayant permis au second de supplanter le premier.

Avant que la bureaucratie stalinienne n’étouffe le parti bolchevik, dans la deuxième moitié des années 1920, son régime interne était aux antipodes de ce qu’évoquent les concepts de « séparation » et de « confiscation ». De la base au sommet, ce parti vibrait d’une intense vie démocratique. Trotsky écrivait à ce propos : « La libre critique et la lutte des idées formaient le contenu intangible de la démocratie du parti. La doctrine actuelle [stalinienne], qui proclame l’incompatibilité du bolchevisme avec l’existence de fractions, est en désaccord avec les faits. C’est un mythe de la décadence. L’histoire du bolchevisme est en réalité celle de la lutte des fractions. Et comment une organisation authentiquement révolutionnaire qui se donne pour but de retourner le monde et rassemble sous son enseigne des négateurs, des révoltés et des combattants de toute témérité, pourrait-elle vivre et croître sans conflits idéologiques, sans groupements, sans formations fractionnelles temporaires ? La clairvoyance de la direction du parti réussit maintes fois à atténuer et abréger les luttes fractionnelles, mais elle ne put faire davantage. Le comité central s’appuyait sur cette base effervescente ; il y puisait la hardiesse de décider et d’ordonner ».[31]

Cette citation de Trotsky souligne concrètement le rapport dialectique entre les deux éléments sur lesquels doit reposer le « centralisme démocratique », c’est-à-dire le régime interne d’un parti révolutionnaire. Le comité central (« la direction des dirigeants », dirait Lordon) pouvait d’autant mieux « ordonner » (ou « commander », dirait le même) que la base du parti pouvait librement critiquer le comité central – et ne s’en privait pas. Les deux termes de la formule générale du centralisme démocratique – « liberté de discussion maximale ; unité d’action maximale » – sont indissociables. Sans liberté de discussion, l’unité d’action est factice ; sans unité d’action, il ne s’agit plus d’un parti révolutionnaire, mais d’un club de discussion. L’autorité politique de la direction doit découler de la justesse de ses vues, de sa capacité à en convaincre la base, mais aussi de son aptitude à reconnaître et corriger à temps ses propres erreurs. C’est tout le contraire d’un régime interne de type stalinien, dans lequel une bureaucratie impose au parti une ligne sans discussion démocratique, en menaçant de sanctions disciplinaires (au mieux) quiconque remet en cause son infaillibilité auto-proclamée. Dans ce cas, oui, on peut dire qu’il y a « confiscation » du parti par sa bureaucratie dirigeante, en un sens. Mais le léninisme réel, deux décennies durant, était tout le contraire d’une telle confiscation.

La direction d’un parti léniniste « ordonne » (ou « commande », si l’on veut) parce qu’il ne s’agit pas d’un club de discussion anarchiste, mais d’une organisation révolutionnaire dont l’objectif fondamental – le renversement du capitalisme – requiert la discipline et l’unité maximales de ses membres. Sans cela, le parti ne peut pas gagner la masse des travailleurs à son programme. Lordon, lui, plaide pour une « forme organisationnelle minimale ». On a vu qu’il admettait ne pas savoir être plus précis, mais peu importe, car on peut affirmer sans l’ombre d’un doute qu’un tel minimalisme organisationnel, dans la Russie de 1917, aurait abouti à la défaite et l’écrasement de la révolution. Sans l’unité du parti bolchevik aux moments décisifs – unité jamais totale, mais très large –, il n’aurait pas pu conquérir le pouvoir. Une fois le parti unifié sur une ligne correcte, au terme des vifs débats remportés par Lénine à la Conférence d’avril, les bolcheviks étaient en ordre de bataille pour, les mois suivants, gagner la majorité dans les soviets et, dès lors, mettre l’insurrection à l’ordre du jour. Quant à l’insurrection elle-même, son organisation exigeait évidemment un maximum d’unité dans le parti qui la dirigeait ! Et bien sûr, c’est le comité central du parti qui a « ordonné » sa mise en œuvre.

Précisons cependant que la Conférence d’avril n’a pas mis fin à l’opposition de droite qui se manifestait au sommet du parti. A chacune des grandes étapes de la révolution, Lénine s’est appuyé sur la base, contre les tendances droitières, pour garantir l’unité d’action du parti sur une ligne correcte, révolutionnaire. Par exemple, dès la fin du mois de septembre 1917, il a exercé d’énormes pressions sur le comité central pour vaincre l’influence des dirigeants bolcheviks, dont Zinoviev et Kamenev, qui s’opposaient à la nécessité de mettre l’insurrection à l’ordre du jour. En ce sens, on pourrait dire que la « direction des dirigeants » a pris la forme, dans une certaine mesure, d’une direction du dirigeant le plus influent. Mais ce rôle décisif de Lénine ne marquait ni une « séparation », ni une « confiscation ». Au contraire : ses idées et sa détermination sans faille étaient la plus haute expression des aspirations révolutionnaires des masses exploitées et opprimées de Russie.

Lordon veut « que le léninisme soit compris aujourd’hui autrement que comme ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom. » Autrement dit, ce n’est pas seulement le parti bolchevik, mais aussi – et en conséquence – l’insurrection d’Octobre elle-même qui aurait marqué une « séparation », prélude à la « confiscation ». Les anarchistes ne disent pas autre chose, au fond. On fera donc à Lordon la même réponse qu’aux anarchistes : la révolution d’Octobre fut très démocratique car elle s’appuyait sur la volonté des masses révolutionnaires. Au seuil d’Octobre, le parti bolchevik était devenu majoritaire dans les soviets des grandes villes du pays. Il était majoritaire au Deuxième Congrès panrusse des soviets, les 25 et 26 octobre, qui a coïncidé avec l’insurrection à Petrograd. Or les soviets (« conseils ») étaient les organes démocratiques de la révolution – et des organes mille fois plus démocratiques que le plus démocratique des parlements bourgeois, comme le soulignait Lénine. Non seulement les soviets s’enracinaient dans les usines et les casernes, mais leur composition politique était régulièrement renouvelée par les ouvriers et les soldats du rang, de sorte qu’ils reflétaient bien – et en tout cas mille fois mieux qu’un parlement bourgeois – l’humeur et la volonté des masses. Il faut n’avoir rien compris à la révolution russe de 1917 pour parler d’Octobre comme d’une « séparation » entre les masses et le bolchevisme.

Venons-en à la Tchéka, que mentionne Lordon. Le rôle de cette police politique, créée en décembre 1917, était de lutter contre les différentes formes de sabotage, de complot et de violence contre-révolutionnaires qui se sont manifestées dès le lendemain d’Octobre. Ceux qui condamnent la création de la Tchéka doivent aussi, en toute logique, condamner la création de l’Armée rouge, qui luttait contre les mêmes forces réactionnaires à une échelle beaucoup plus vaste. Mais personne n’a jamais tenté d’expliquer comment le régime bolchevique aurait pu se passer de l’Armée rouge au cours de la guerre civile qui, pendant trois ans, l’a opposé aux « armées blanches » et à 21 armées étrangères. Si le parti de Lénine, soucieux de « forme organisationnelle minimale », avait d’emblée renoncé à armer la révolution face aux assauts nullement minimaux de la contre-révolution, le régime bolchevik n’aurait pas fêté son premier mois.

En évoquant la Tchéka dans une liste comprenant aussi les « goulags » et les « procès de Moscou », Lordon assimile cette police politique à ce qu’elle est devenue – en particulier sous le nom de Guépéou – entre les mains de la bureaucratie stalinienne. Mais la Tchéka des toutes premières années du régime bolchevik se distinguait de la Guépéou des années 30 comme la révolution d’Octobre se distingue de la contre-révolution stalinienne. En 1936, Trotsky écrivait à ce propos : « Le glaive de la dictature, qui frappait auparavant les partisans de la restauration bourgeoise, s’abat maintenant sur ceux qui s’insurgent contre la bureaucratie. Il frappe l’avant-garde prolétarienne et non les ennemis de classe du prolétariat. En relation avec la modification capitale de ses fonctions, la police politique, composée naguère des bolcheviks les plus dévoués, les plus disposés au sacrifice, devient l’élément le plus gangréné de la bureaucratie. »[32] Autrement dit, pour comprendre l’évolution de la Tchéka, il faut comprendre l’ensemble du processus de dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. Trotsky a soumis ce processus à une analyse marxiste détaillée – dont Lordon, hélas, ne semble pas avoir la « première idée ».

Dans son analyse de la contre-révolution stalinienne, Trotsky insiste sur les bases matérielles, économiques, du bureaucratisme. Dans La révolution trahie, il souligne sans cesse que le problème résidait, en dernière analyse, dans le retard considérable de l’URSS en termes de « productivité du travail », malgré des taux de croissance très élevés atteints grâce à la planification de l’industrie. Résumant le processus en une image, il écrit : « L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommations et la lutte de tous contre tous qui en résulte. Lorsqu’il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent y venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. » Au passage, l’agent ne manque pas de se servir – et de servir ses chefs – en premier.

Ravagée par la Première Guerre mondiale et la guerre civile de 1918-1921[33], la Russie soviétique – qui héritait aussi de la barbarie tsariste – était beaucoup trop pauvre pour que la démocratie ouvrière s’y maintienne sans l’aide économique et politique d’autres Etats ouvriers. Lénine et Trotsky expliquaient que le développement international de la révolution était une condition incontournable de l’évolution « normale », saine, d’un régime socialiste en Russie. Entre octobre 1917 et sa mort, en janvier 1924, Lénine a répété des dizaines de fois que le sort de la Révolution russe serait tranché sur l’arène internationale. C’est l’échec des révolutions ouvrières en Europe et en Chine, dans les années 1920, qui a condamné la Russie soviétique à l’isolement et, dès lors, à la déformation bureaucratique de son Etat. L’une des expressions idéologiques les plus flagrantes de cette déformation fut justement la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays » proclamée à l’automne 1924, en contradiction totale avec les idées fondamentales du marxisme révolutionnaire.

Telle est, résumée en quelques lignes, l’analyse que Trotsky développe de façon très concrète et détaillée dans de nombreux livres et articles. Nous avons cité plusieurs fois son chef-d’œuvre sur cette question : La révolution trahie. Ceux qui prendront la peine de le lire y constateront deux choses.

Premièrement, dans son analyse scientifique de la genèse et de la nature du stalinisme, Trotsky n’a pas eu besoin d’un « structuralisme des passions » ou d’une quelconque théorie de ce type. Il a simplement – mais brillamment – appliqué la méthode matérialiste et dialectique à son objet d’étude : l’évolution des rapports économiques, politiques et sociaux en Russie soviétique entre la révolution d’Octobre 1917 et le milieu des année 1930.

Deuxièmement, Trotsky démontre que le stalinisme n’était pas le prolongement ou le développement de « ce qui s’est fait en Russie, en 1917, à l’initiative de Lénine et sous son nom », comme l’écrit Lordon. Au contraire : le stalinisme en était la négation radicale. Comme Trotsky l’écrivait dans Bolchevisme contre stalinisme, en 1937 : « Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd’hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D’autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau, l’apparence pour la réalité. (…) L’épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait pris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l’incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment peut-on ne pas voir cela ? »

Au point où nous en sommes, on se demande pourquoi Lordon se réclame du « léninisme », fut-il « néo ». Réponse : il est « néo-léniniste » dans la mesure où, selon lui, « le léninisme consiste en 1) une visée, 2) une visée macroscopique, 3) un impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate. » Autrement dit, le « léninisme » : 1) avance un programme, contrairement aux partisans du « mouvement pour le mouvement » (ce qui est indiscutable) ; 2) n’est pas un localisme anarchiste de type « zadiste » (ce qui est évident) ; 3) n’est pas un « spontanéisme » rejetant toute forme d’organisation politique (exact). Bref, enfonçant d’un seul élan trois portes ouvertes, Lordon nous informe que le léninisme n’est pas un anarchisme. Hélas, cette évidence ne suffit pas à caractériser précisément le léninisme dans la mesure où, par exemple, le réformisme social-démocrate non plus n’est pas un anarchisme. Suivant les critères très larges avancés par Lordon, même un Manuel Valls – qui a un « programme » et n’est ni « zadiste », ni spontanéiste – serait « néo-léniniste », bien malgré lui.

Enfin, soulignons que Lordon a beau opposer son « néo-léninisme » à l’anarchisme, il n’en recycle pas moins des préjugés anarchistes lorsqu’il s’agit de critiquer le léninisme « orthodoxe », comme nous l’avons vu plus haut. C’est que, de manière générale, l’œuvre de Lordon est un dialogue critique avec les anarchistes qui se déploie sur la base d’un certain nombre de préjugés communs (petit-bourgeois). Le résultat est une sorte d’« anarcho-léninisme » fondé sur la philosophie de Spinoza. Décidément, nous préférons le léninisme « orthodoxe ».

Idéalisme philosophique

Notre critique a pris comme point de départ la philosophie de Lordon. Puis, progressant de l’abstrait vers le concret, nous avons critiqué sa conception de l’histoire, son « structuralisme des passions », sa théorie des trois phases de « l’enrôlement salarial », ses perspectives politiques pour la France et, enfin, sa conception « néo-léniniste » de la direction révolutionnaire. A chaque étape, nous avons souligné les divergences radicales entre les idées de Lordon et celles du marxisme. Il est clair que les bases théoriques de son « communisme » ne sont pas marxistes.

Avant d’aborder la conception que Lordon se fait de la société communiste, il nous faut revenir brièvement sur les racines théoriques les plus profondes de nos divergences : leurs racines philosophiques. La suite de notre critique y gagnera en clarté.

En rejetant le matérialisme historique au profit d’un « structuralisme des passions », Lordon tombe fatalement dans une forme d’idéalisme philosophique. Il néglige constamment les bases matérielles de la vie sociale et de l’histoire, à savoir l’évolution des forces productives et des rapports de production, qui sous le capitalisme sont des rapports de classe. Lordon range tout cela dans la catégorie générale de « structure » et réduit celle-ci au rang d’« affect commun », de passion collective. Il affirme qu’« un rapport social, une structure, une institution ne sont pas autre chose qu’un affect commun ».[34] Or en réalité les « structures » fondamentales dégagées par Marx sont bel et bien autre chose que des « affects communs ». Par exemple, ce qui distingue les rapports de production féodaux et les rapports de production capitalistes, ce sont d’abord différents niveaux de productivité du travail humain. Comme l’écrivait Marx dans Misère de la philosophie (1846) : « Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. » Comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, c’est sur cette base matérielle que s’édifie toute une superstructure politique, idéologique et même, admettons, passionnelle. Il est impossible de comprendre la dynamique propre de cette superstructure, et a fortiori d’en prévoir les évolutions, si l’on ne tient pas compte des modifications à l’œuvre dans sa base matérielle.

Cette idée centrale du matérialisme historique échappe complètement à Lordon. En réduisant les « structures » matérielles au statut d’« affects », il ne peut plus rien comprendre à la dynamique fondamentale des processus historiques. Par exemple, il ne voit pas que la dégénérescence stalinienne du régime issu d’Octobre 1917 fut déterminée, en dernière analyse, par l’arriération et l’isolement économiques de la Russie soviétique. Trotsky a étudié dans le détail l’impact de cette arriération et de cet isolement à tous les niveaux de la superstructure, mais aussi les effets en retour de cette superstructure sur la base économique, c’est-à-dire des zigzags de la politique économique de la bureaucratie : inflation, crise agricole, corruption et faux frais en tous genres, médiocre qualité de la production, aggravation de l’isolement international de la Russie, etc. Lordon, lui, nous raconte les mésaventures de « l’affect commun » en Russie : « commandement », « séparation », « confiscation ». De même, au lieu d’une analyse concrète de l’évolution du salariat et de la lutte des classes au cours des deux derniers siècles, en lien avec les évolutions majeures de la base économique, il nous livre sa théorie abstraite et arbitraire des « trois phases » passionnelles de « l’enrôlement salarial ». Quant à ses perspectives politiques pour la France, elles reposent sur les vagues intuitions d’un impressionnisme « passionnel », là où il faut une analyse concrète du rapport de force réel entre les classes et du développement de leur lutte, sur fond de crise organique du capitalisme. De manière générale, au lieu d’analyser concrètement la vie sociale en tenant compte des interactions de la base économique et de la superstructure, mais aussi des processus internes à la superstructure, Lordon puise dans l’Ethique de Spinoza les couleurs passionnelles dont il a besoin et en recouvre si bien la réalité vivante, réelle, que celle-ci disparaît complètement du tableau.

On pourrait nous objecter que la philosophie de Spinoza, dont se réclame Lordon, mérite une place de choix dans l’histoire du courant matérialiste. C’est indiscutable : Spinoza s’opposait fermement au dualisme cartésien, qui faisait de la pensée une substance distincte et indépendante de la matière. L’auteur de l’Ethique a développé avec une profondeur remarquable – pour le XVIIe siècle – le thème de l’unité du corps et de l’esprit. Cependant, sa philosophie n’était pas strictement matérialiste, car Spinoza refusait d’accorder à la matière une primauté sur la pensée. Mais surtout, sa philosophie politique ne pouvait pas être matérialiste dans la mesure où il la fondait largement sur sa théorie des passions – et ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement. La philosophie politique de Spinoza était fatalement idéaliste, car il soupçonnait à peine les fondements matériels des passions collectives qui se manifestent dans la vie politique et sociale. C’est seulement deux siècles plus tard que furent réunies les conditions économiques, politiques et intellectuelles d’une authentique conception matérialiste de l’histoire : celle que formulèrent Marx et Engels. Dans la mesure où Lordon l’écarte d’un revers de main (comme non-scientifique) et s’en tient à la philosophie de Spinoza, il ne s’élève pas au-dessus d’une conception platement idéaliste de l’histoire.

Hegel étudiait les rapports dynamiques, contradictoires, d’un grand nombre de « déterminations » – économiques, juridiques, politiques, religieuses, etc. – pour tenter d’en saisir le mouvement d’ensemble. Dans la mesure où il réduisait ce mouvement à celui de l’Idée absolue, son système grandiose s’est soldé par un « colossal avortement », comme l’écrivait Engels. Mais son entreprise ne fut pas vaine, car Marx a extrait ce qu’il appelait le « noyau rationnel » de la philosophie hégélienne – sa méthode dialectique – et l’a développé sur des bases matérialistes. Le marxisme analyse les interactions dialectiques, c’est-à-dire contradictoires et dynamiques, entre le développement des forces productives, l’évolution des rapports de production et toutes les dimensions de la superstructure, à commencer par les formes syndicales, politiques et idéologiques de la lutte des classes.

A l’inverse, non seulement Lordon n’est pas matérialiste, mais son idéalisme est très étroit, formaliste, unilatéral : il réduit la dynamique des processus historiques à une seule dimension, celle des « affects ». Ses interprétations de la Commune de Paris, de la Révolution culturelle en Chine et d’autres événements, petits ou grands, tournent toujours autour d’un axe passionnel. Il ouvre toutes les boites de l’Histoire avec une seule et même clé. Et chaque fois la boite s’ouvre, en effet, mais il en sort uniquement les abstractions que Lordon y a lui-même introduites – sans d’ailleurs s’en rendre compte, comme un magicien qui se laisserait prendre à ses propres tours.

La transition du capitalisme au communisme

L’idéalisme de Lordon a des conséquences fatales sur sa conception de la société communiste. Pour en prendre la mesure, commençons par résumer la théorie marxiste de la transition du capitalisme au communisme.

Marx expliquait que, sous le communisme, les classes sociales, l’Etat, le marché et les frontières nationales auront disparu. Débarrassée de la propriété privée des moyens de production et de la course aux profits, l’humanité finira par être suffisamment riche et cultivée pour se développer sans le recours de l’exploitation, des inégalités, de la matraque, du fétiche monétaire, des douanes et des passeports.

Cependant, il est évident que l’avènement d’un tel ordre social ne pourra pas être décrété au lendemain de la révolution socialiste : il sera précédé d’une phase de transition – la phase socialiste – au cours de laquelle devront être développées les conditions matérielles et culturelles du communisme. La liquidation définitive des « stigmates de l’ancienne société », selon la formule de Marx[35], sera le résultat d’un processus à la fois économique, politique et culturel.

Quels seront les ressorts fondamentaux de cette phase de transition ? Pour répondre concrètement à cette question, il faut d’abord poser le problème à l’échelle internationale, car le capitalisme ne sera pas renversé en même temps dans tous les pays. La révolution socialiste sera marquée par toute une période d’embrasement de la lutte des classes aux quatre coins du globe. Pendant que dans un, puis dans plusieurs pays, les travailleurs ayant pris le pouvoir s’engageront dans la voie d’une planification démocratique de l’économie et, ce faisant, commenceront – mais commenceront seulement – à liquider les « stigmates de l’ancienne société », les classes ouvrières d’autres pays en seront toujours à préparer l’assaut contre leurs propres bourgeoisies. Chaque nouvelle victoire des travailleurs consolidera l’ensemble des régimes socialistes et minera les régimes bourgeois encore en place. Il est bien sûr impossible de prévoir le rythme et l’enchaînement précis de ce processus titanesque, qui connaîtra sans doute des flux et des reflux. Ce qui est certain, c’est que l’avènement du communisme supposera la victoire de la classe ouvrière à l’échelle mondiale. Le marxisme rejette catégoriquement la possibilité que s’établisse un ordre social communiste – dans quelque région du monde que ce soit – tant que le système capitaliste n’aura pas été éliminé de toute la surface du globe.

Compte tenu de cette perspective internationale (la seule qui soit concrète), les ressorts les plus fondamentaux de la transition du capitalisme au communisme sont parfaitement identifiés et le lecteur les connaît : il s’agit de la croissance des forces productives, c’est-à-dire de la productivité du travail humain, obtenue grâce à la collectivisation et à la planification de l’économie. Marx, Engels, Lénine et Trotsky l’ont souligné d’innombrables fois. Par exemple, dans L’Etat et la révolution, Lénine écrivait que la révolution socialiste « rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine. »

Depuis que ces lignes furent écrites, en septembre 1917, la « technique moderne » a énormément progressé. Mais au lieu de déployer tout son potentiel productif, elle est entièrement subordonnée à la course aux profits et au militarisme impérialiste, qui l’étouffent, l’entravent et la dévoient. L’expropriation des capitalistes permettra de s’appuyer sur les merveilles de la science et la technologie modernes pour élever systématiquement le bien-être matériel et le niveau culturel des masses, baisser le temps de travail hebdomadaire, libérer les femmes de l’esclavage domestique, éliminer les bases matérielles du racisme et de toutes les formes d’oppression. Encore une fois, le rythme de ce processus dépendra du cours de la lutte des classes à l’échelle internationale : il ne faut jamais perdre cela de vue. Mais une chose est sûre : le succès de la révolution socialiste mondiale ouvrira la perspective d’une élévation indéfinie des conditions de vie matérielles et culturelles des masses – élévation qui, à un certain stade, liquidera complètement tous les « stigmates de l’ancienne société » fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

La dissolution des classes sociales ne découlera pas automatiquement de l’expropriation des grands capitalistes. La classe ouvrière au pouvoir n’aura pas intérêt – économiquement et politiquement – à exproprier brutalement la petite propriété, c’est-à-dire la petite bourgeoisie. Au contraire : dans un pays aussi riche que la France, par exemple, les travailleurs au pouvoir auront les moyens de traiter beaucoup mieux la petite bourgeoisie que ne le fait aujourd’hui la grande bourgeoisie, dont les banques et les monopoles écrasent les petits paysans, artisans et commerçants. Ceci dit, comme classe sociale, la petite bourgeoisie n’en sera pas moins vouée à disparaître. Les succès de l’économie planifiée et l’élévation du niveau de vie de la masse des travailleurs mineront les bases matérielles et psychologiques de la petite propriété, qui reculera sans cesse au profit du secteur nationalisé. En conséquence, les anciennes classes dirigeantes perdront tout espoir de reprendre le pouvoir en mobilisant la petite bourgeoisie contre le gouvernement ouvrier. Quant aux travailleurs, n’étant plus exploités et n’exploitant personne, ils perdront de plus en plus leurs caractères de classe : la société finira par n’être composée que de producteurs habitués à rechercher collectivement, au profit de tous, les voies d’une élévation constante de la technique, du confort et de la culture. Pour les générations nées dans de telles conditions, l’ancienne division de la société en classes – avec toutes ses marques physiques et psychologiques – ne sera plus qu’un objet d’étude et d’étonnement.

Le développement constant des forces productives, sur la base d’une économie planifiée, entraînera la dissolution graduelle non seulement des classes sociales, mais aussi du système monétaire et de toute forme de marché. Comme l’écrivait Trotsky : « La base matérielle du communisme doit consister en un développement de la puissance économique de l’homme tel que le travail productif, cessant d’être une charge et une peine, n’ait besoin d’aucun aiguillon, et la répartition – comme aujourd’hui dans une famille aisée et une pension “convenable” – d’autre contrôle que ceux de l’éducation, de l’habitude et de l’opinion publique ».[36] Autrement dit, sous le communisme, la production et la répartition des biens de consommation seront libérés des mécanismes du marché et de la médiation monétaire. Comme l’écrivait Marx : « lorsque toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance (…), la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” »[37]

Cependant, Trotsky soulignait – en plein accord avec Marx – que « la société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise ; l’héritage matériel et culturel du passé est insuffisant. A ses débuts, l’Etat ouvrier ne peut encore ni permettre à chacun de travailler “selon ses capacités”, en d’autres termes, tant qu’il pourra et voudra, ni récompenser chacun “selon ses besoins”, indépendamment du travail fourni. L’intérêt de l’accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c’est-à-dire à la répartition de biens d’après la quantité et la qualité du travail individuel. »[38]

L’argent ne cessera que graduellement de jouer ce rôle de mesure et d’aiguillon du travail individuel – jusqu’à ce qu’il ne soit plus du tout nécessaire de contrôler le rapport entre la contribution de chaque producteur à la richesse sociale et ce qu’il y puise pour sa consommation personnelle. Concrètement, un nombre toujours plus grand de biens de consommation deviendront gratuits, jusqu’à ce que la gratuité générale expédie le fétiche monétaire dans les musées d’histoire. Quant au temps de travail fourni par chacun, il cessera d’être contrôlé sans que, pour autant, l’humanité ne sombre dans la passivité. Lorsque l’activité productive aura complètement cessé « d’être une charge et une peine », elle se sera transformée en un besoin vital de contribuer aux progrès techniques, scientifiques et culturels de l’humanité.

L’extinction graduelle de l’Etat ouvrier, ou son dépérissement, aura la même cause fondamentale. Là encore, citons La révolution trahie, de Trotsky : « Les deux problèmes de l’Etat et de l’argent ont plusieurs aspects communs parce qu’ils se réduisent tous les deux, en fin de compte, au problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail. La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l’héritage de la société divisée en classes qui ne peut déterminer les rapports entre les hommes qu’à l’aide de fétiches religieux ou laïcs, et qu’en mettant ces fétiches sous la protection du plus redoutable d’entre eux, l’Etat – un grand couteau entre les dents. »

L’essence de l’Etat (de tout Etat), ce sont des détachements d’hommes en armes qui défendent des rapports de production (et donc de classe) donnés. La révolution socialiste brisera l’Etat bourgeois et lui substituera un Etat ouvrier, dont le rôle sera d’abord de défendre le pouvoir de la nouvelle classe dirigeante contre les assauts de l’ancienne. Nous l’avons dit plus haut : sans un Etat ouvrier et ses hommes en armes, le régime bolchevik n’aurait pas tenu un mois. Mais comme l’a aussi montré l’expérience de l’Union soviétique, le rôle de l’Etat ouvrier n’est pas seulement de vaincre la résistance armée des anciennes classes dirigeantes. Il doit aussi garantir – « un grand couteau entre les dents » – que l’allocation des ressources, l’organisation du travail et sa rémunération stimulent au mieux le développement des forces productives, jusqu’à ce que ce développement et l’élévation du niveau culturel des masses rendent superflu le contrôle étatique lui-même. Autrement dit, l’Etat ouvrier doit travailler à sa propre disparition.

C’est précisément l’isolement de la Russie dans les conditions d’une effroyable arriération matérielle et culturelle qui a fait obstacle à l’extinction de l’Etat soviétique – et a engendré, au contraire, une monstrueuse bureaucratie privilégiée.[39] Le stalinisme n’a pas réfuté la théorie marxiste de l’Etat ; il l’a au contraire confirmée, bien que négativement : un Etat ouvrier ne peut pas s’éteindre sur fond de misère et de pénuries en tous genres. Seul le développement d’une société d’abondance peut faire en sorte que « l’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux [devienne] superflu dans un domaine après l’autre, et entre alors en sommeil », comme l’écrivait Engels, qui ajoutait cette excellente formule du communisme : « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production ».[40]

Enfin, concernant la disparition des frontières nationales sous le communisme, il faut rappeler cette thèse centrale du marxisme : sous le capitalisme, les deux obstacles majeurs au progrès social sont la propriété privée des grands moyens de production et la division du monde en Etats-nations. Le deuxième facteur n’est pas moins important que le premier. Les forces productives ont largement dépassé les frontières des Etats-nations bourgeois. Elles y étouffent. Il sera impossible de construire le communisme sans briser ces camisoles de force et planifier rationnellement, à l’échelle mondiale, la gestion des ressources en richesses naturelles et en capacités productives.

Cette nécessité économique sapera l’assise des anciens Etats-nations bourgeois et donnera une impulsion inédite à la circulation des techniques, des savoirs et des cultures. Cela ne signifie pas que les nations vont spontanément et rapidement disparaître. Dans la foulée de leur propre révolution socialiste, des nations opprimées de longue date auront sans doute à cœur de s’épanouir avant d’envisager leur fusion dans des entités plus larges. Cependant, l’abondance communiste éliminera définitivement les bases matérielles de toutes les formes de chauvinisme et de racisme. La fusion croissante des peuples, des savoirs et des traditions fera émerger une culture communiste mondiale dont les différenciations internes suivront d’autres lignes que les vieux particularismes nationaux. Une fédération mondiale des Etats socialistes ne sera qu’une étape dans la voie du communisme, qui ne connaîtra ni Etat, ni frontières. La mobilité géographique des populations n’y aura pas d’autres limites – toujours plus souples – que celles requises par la planification mondiale de l’économie et la gestion rationnelle des ressources naturelles.

Les objections de Lordon

Lordon rejette en bloc la théorie marxiste de la transition du capitalisme au communisme, que nous venons de résumer. Or ce n’est pas un point de détail du marxisme. Mais nous y sommes habitués, désormais : une fois « modifié » par Spinoza, via Lordon, il ne reste plus de Marx qu’une référence en « sciences sociales » vidée de son contenu scientifique.

Prenons les questions dans le même ordre que ci-dessus. A la perspective d’une dissolution complète des classes sociales, sous le communisme, Lordon oppose son « anthropologie » spinoziste, qui dans le domaine de l’histoire est surtout – nous l’avons vu – complètement idéaliste. Le passage suivant d’Imperium en est une bonne illustration : « Par-delà les différends simplement interpersonnels, la contrariété et la disconvenance s’organisent sur des bases collectives et sous des formes variables : conflictualité de classes, ou d’identités, ou de religions, etc., mais la divergence est toujours à l’œuvre, jamais prédominante sans doute – il n’y aurait que chaos –, mais jamais complètement réduite, prête à resurgir selon d’autres motifs. Or cette conflictualité, inhérente à la servitude passionnelle, rien, si ce n’est la vie sous la conduite de la raison, n’en viendra à bout, rien ne viendra la pacifier définitivement – la conflictualité, ou le mouvement perpétuel de l’histoire ».[41]

L’erreur idéaliste saute aux yeux : Lordon place sur le même plan – celui de la « contrariété » et de la « disconvenance » passionnelles – les conflits « de classes » et les conflits « d’identités, ou de religions, etc. » Autrement dit, il met sur le même plan la base matérielle des conflits « d’identités, ou de religions » et ces conflits eux-mêmes. Il ne voit pas que les conflits religieux, comme le racisme et le sexisme (entre autres), s’enracinent dans la structure de classe de la société – et que l’histoire des sociétés de classes, l’évolution des rapports de classes et de leur lutte, est indissociable de l’évolution des forces productives. En conséquence, il ne comprend pas davantage le rôle décisif de la croissance des forces productives dans la dissolution des classes sociales et dans les grandes transformations consécutives à la victoire de la révolution socialiste mondiale : la disparition graduelle des conflits « de religions » et « d’identités », mais aussi de l’Etat, du marché et des frontières.

Aveuglé par son idéalisme « passionnel », il est incapable d’anticiper l’ampleur des bouleversements que permettra la planification démocratique des forces productives, une fois la bourgeoisie expropriée. Aussi nous annonce-t-il gravement que « seule la vie sous la conduite de la raison » pourrait venir à bout des « conflictualités » – ce qui, précise-t-il, est inenvisageable à l’échelle de toute l’humanité ![42] A sa manière, Lordon confirme le lien organique et si souvent constaté entre l’idéalisme philosophique et le conservatisme politique. Il a beau se réclamer du communisme, sa pensée ne franchit pas les frontières de l’ordre établi.

Nous avons vu que la dissolution du système monétaire et de toute forme de marché, sous le communisme, pouvait se résumer dans la formule suivante : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Pour la rejeter, Lordon lui reproche d’être « la formule d’une harmonie sociale spontanée dont les péréquisits ne sont jamais discutés ».[43] Les bras nous en tomberaient si nous n’étions pas habitués à ce genre d’erreurs grossières. « Jamais discutés » ? Toute la théorie marxiste de la phase de transition socialiste « discute » – ou mieux : établit clairement – les « péréquisits » du communisme, qui se ramènent au final au « problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail » (Trotsky), qui augmentera sans cesse et au profit de tous grâce à la planification rationnelle et démocratique de l’économie. De nouveau, citons le célèbre passage de Marx sur cette question : « lorsque » – et seulement lorsque – « toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance (…), la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” » Cette société d’abondance ne sera pas « spontanée », dans la mesure même où elle reposera sur la plus radicale modification des rapports de production de toute l’histoire de l’humanité.

Pour rejeter la perspective d’une disparition de la monnaie, sous le communisme, Lordon rappelle que « la monnaie établit ce que les économistes nomment une contrainte budgétaire, c’est-à-dire la limitation du droit de tirage des individus sur la division du travail ».[44] En effet : tant que la société ne sera pas assez riche pour se passer de cette limitation, elle ne pourra pas non plus se passer d’un système monétaire. Mais le communisme, c’est précisément une société suffisamment riche et cultivée pour s’en passer. Le lecteur nous pardonnera de répéter encore cette idée fondamentale, mais Lordon ne la comprend manifestement pas et, dès lors, commet à chaque pas la même erreur.

Précisons tout de même qu’il n’ignore pas toujours la question des forces productives.[45] Mais lorsqu’il l’aborde, c’est en général pour affirmer que, sous le communisme, il faudra « en rabattre en cette matière, considérablement même », compte tenu de « l’état de la planète ».[46] Comprenez : pour sauver la planète, les forces productives devront décroître.

Dans Figures du communisme, publié en 2021, Lordon écrit : « Sortir du capitalisme, c’est perdre le “niveau de vie” du capitalisme. A un moment, on doit se rendre à un principe de conséquence. On ne pourra pas vouloir la fin du système qui nous promet le double désastre viral et environnemental, et la continuation de ses “bienfaits” matériels. C’est un lot : avec l’i-Phone 15, la voiture Google et la 7G viendront inséparablement la caniculisation du monde et les pestes. Il faut le dire, le répéter, jusqu’à ce que les choses soient parfaitement présentes à la conscience commune. » Conclusion : « Toute la question du communisme a donc pour préalable celle des renoncements matériels rationnellement consentis, et de leur ampleur. »[47]

Voilà un argument d’une autre nature que celui découlant de « l’anthropologie des passions » spinoziste. Mais il n’est pas plus solide. L’objection environnementale à la perspective marxiste d’un développement indéfini des forces productives repose sur une méconnaissance radicale des énormes avantages et des objectifs réels d’une planification démocratique de l’économie. Les travailleurs au pouvoir auront à cœur de produire tout autre chose que des i-Phone 15 et des voitures Google. Libérée de la course aux profits, la planification socialiste commencera par mobiliser pleinement les forces productives existantes dans le but d’éliminer toutes les formes de misère, de garantir à tous un bon logement, de bons transports publics, une santé et une éducation publiques de grande qualité. Mais il s’agira aussi, dans le même temps, d’investir massivement dans le développement de la science et de la technologie pour accroître sans cesse la productivité du travail. A terme, les gains de productivité permettront de généraliser la gratuité des biens de consommation courante. Or c’est ce même développement de la science et de la technologie – appliquées aux processus productifs d’une façon inédite, dans l’histoire – qui permettra à la fois d’élever le niveau de vie des masses et de sauvegarder l’environnement.

Par exemple, seule une économie planifiée saura mobiliser les gigantesques ressources humaines et matérielles requises pour développer massivement les énergies renouvelables. L’une des tâches fondamentales du socialisme et du communisme sera même de soigner, dans la mesure du possible, les profondes blessures infligées par le capitalisme à notre planète. De même, les travailleurs au pouvoir en finiront tout de suite avec la folie furieuse – mais très profitable au grand capital – de « l’obsolescence » plus ou moins « programmée », que le capitalisme a de facto généralisée à de nombreux secteurs de l’économie. Dès la phase de transition socialiste, les travailleurs s’efforceront de mobiliser tous les savoirs et toutes les compétences pour produire des biens toujours plus durables, recyclables et économes en énergie. La croissance des forces productives ne visera pas une augmentation indéfinie de la quantité de biens, ce qui serait absurde : personne n’aura besoin de six repas quotidiens et de posséder trois frigidaires. Il s’agira bien plutôt d’améliorer indéfiniment le processus de production lui-même (les économies de temps, d’énergie et de ressources), mais aussi la qualité du produit fini.

Ainsi, les marxistes rejettent catégoriquement les arguments soi-disant « scientifiques » qui se multiplient, depuis quelques années, pour « démontrer » que l’humanité a atteint une limite absolue au développement de la science et de la technologie, ou du moins à leur application aux processus productifs, de sorte que la seule issue raisonnable, pour sauver la planète, serait une régression « contrôlée » des forces productives. Or même s’il nous épargne les théories pseudo-scientifiques censées appuyer ce point de vue archi-réactionnaire, Lordon en rejoint la logique et les conclusions. Cela ne vaut pas mieux que ses arguments « passionnels » contre la conception marxiste du communisme.

Au fond, Lordon rejette l’idée même d’une planification socialiste embrassant l’ensemble des secteurs de l’économie. Chaque fois qu’il est question de planification, dans ses livres, il évoque le « Gosplan » soviétique et l’écarte aussitôt comme l’une de ces horreurs que « personne n’a envie de réessayer ». Il range le Gosplan – comme il a rangé la Tchéka – dans la même catégorie que le goulag et les procès de Moscou. Or cet organisme d’Etat chargé de la planification a été créé en 1921, c’est-à-dire bien avant la contre-révolution stalinienne.

Le monstre bureaucratique et corrompu qu’est devenu le Gosplan, sous Staline et ses successeurs, était radicalement différent de ce que défendait le programme originel du parti bolchevique. Les marxistes insistent sur la nécessité absolue d’une planification démocratique de l’économie, faute de quoi la collectivisation des moyens de production ne peut qu’engendrer toutes sortes de distorsions, de gaspillages et de corruptions. Par exemple, Trotsky expliquait en 1936 que « dans l’économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d’initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange. »[48] Et cependant, le même Trotsky, dans le même ouvrage, soulignait que malgré l’obstacle colossal du bureaucratisme stalinien, la spectaculaire croissance de l’économie soviétique avait démontré la supériorité de la planification sur l’économie de marché : « le socialisme a démontré son droit à la victoire non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité. »[49] Rien de tout cela n’est discuté par Lordon, qui se contente de vagues hypothèses sur la possibilité de combiner des éléments de planification avec des éléments de coopérativisme.

Dans ses objections à la perspective d’un dépérissement de l’Etat, Lordon en revient à ses fondamentaux spinozistes. De nouveau, les forces productives disparaissent complètement de l’équation. Le rapport entre leur développement et le dépérissement de l’Etat semble échapper complètement à Lordon – tout comme, d’ailleurs, la définition marxiste de l’Etat, à savoir : des détachements d’hommes en armes (et leurs appendices : prisons, etc.) qui défendent des rapports de production donnés.

L’Etat, écrit Lordon, est « un ensemble de fonctions collectives rendues effectives par l’autorité, c’est-à-dire la puissance, du collectif, dont elles sont investies. »[50] Or cela ne peut pas dépérir, explique-t-il, même sous le communisme.

Qu’une abstraction aussi colossale ne puisse pas dépérir, nous sommes prêts à l’admettre : même après trois siècles de communisme, il y aura toujours des « fonctions collectives » et tout ce qui s’ensuit. Engels n’a jamais suggéré que « l’administration des choses et la direction des opérations de production », à l’échelle mondiale, serait organisée comme une grande bataille de polochons. Cependant, Lordon devient beaucoup plus concret lorsqu’il affirme, quelques lignes plus loin, que seul un « pouvoir d’enforcement » – c’est-à-dire des détachements d’hommes en armes – garantira « l’effectivité des normes institutionnelles » requises par les « fonctions collectives ». Incapable de concevoir des « fonctions collectives » de grande échelle sans les détachements d’hommes en armes (police et armée) qui constituent l’essence de tout Etat, Lordon est ipso facto incapable de comprendre le processus de dépérissement de l’Etat ouvrier. Sa confusion est d’autant plus profonde qu’il rejette la perspective d’une société d’abondance, qui est la base économique de ce dépérissement. Résultat : même trois siècles après le renversement du capitalisme, Lordon nous dit qu’« il y aura un Etat, mais un Etat communiste », c’est-à-dire une aberration théorique, d’un point de vue marxiste.

Soyons encore plus précis : Lordon ne souhaite pas l’avènement d’un Etat « communiste » mondial, mais d’une multitude d’Etats « communistes » nationaux – car à l’échelle mondiale, explique-t-il, cela tournerait fatalement à la dictature totalitaire. Nous ne discuterons pas ici les arguments spinozistes (et kantiens) qu’il mobilise à l’appui de cette thèse, car l’essentiel est ailleurs, dans ce que Spinoza et Kant ne pouvaient pas voir, dans ce que Lordon ne voit toujours pas : dans la base matérielle de la dissolution des Etats-nations. Nous l’avons dit plus haut : le communisme ne pourra se développer que comme un système mondial ayant libéré les forces productives de leurs camisoles de force nationales. Telle sera la base matérielle de la fusion graduelle et générale des peuples, sous le communisme. Faute de le comprendre, Lordon s’en tient à ses ratiocinations idéalistes habituelles sur le thème des « convenances » et des « disconvenances passionnelles » – entre les peuples, en l’occurrence.

Le marxisme ne prétend pas que le communisme marquera la fin des « disconvenances » entre les hommes – la fin des contradictions, des tensions et des conflits. Au contraire : la libre participation de tous aux affaires qui intéressent l’ensemble de l’humanité, sur fond d’élévation constante du niveau culturel, donnera une gigantesque impulsion aux débats, aux désaccords et aux polémiques. Mais Lordon ne comprend pas que le communisme marquera la fin des « disconvenances » humiliantes, barbares et sanglantes des sociétés de classes.

A ce propos, Trotsky écrivait dans Littérature et révolution : « Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles, intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en “partis” sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la “concurrence” dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. (…) Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. »

De l’archange Gabriel à « Révolution permanente »

Nous n’avons pas abordé la question de l’adhésion de Lordon à un certain nombre d’idées de Bernard Friot, et notamment à sa proposition d’un « salaire à vie », que Lordon insiste pour renommer « garantie économique générale » (ce qui ne change strictement rien). Nous renvoyons le lecteur à notre article sur le système utopique et dogmatique de Friot, avec ses quatre niveaux de salaire (sous le « communisme » !), sa « caisse des salaires », ses « jurys de qualification » et sa « caisse d’investissements ». Comme celle de Lordon, la société « communiste » de Friot est accablée – sans espoir de rémission – de tous les « stigmates de l’ancienne société » bourgeoise : l’Etat, le marché, les inégalités, la monnaie et les frontières nationales. C’est un point d’accord majeur entre ces deux théoriciens prétendument communistes. Mais le véritable socle théorique de leur entente est ailleurs : dans leur philosophie idéaliste.

Chez Lordon, nous l’avons vu, le foyer de cet idéalisme est la théorie spinoziste des passions, à laquelle il fait subir de considérables extrapolations politiques, par-delà les siècles. Chez Friot, l’idéalisme philosophique prend une forme ouvertement religieuse. Dans En travail, qui est un dialogue entre Lordon et Friot, ce dernier nous explique pendant quatre pages comment ses idées « communistes » prolongent l’annonce de l’archange Gabriel à la Vierge Marie (concernant sa miraculeuse grossesse), les épîtres de saint Paul, le « Verbe qui se fait chair », la résurrection du Christ et quelques autres babioles de ce genre.[51] Tout ceci aurait dû mettre la puce à l’oreille de Lordon et le confronter à la question suivante : est-il possible de fonder une théorie communiste sérieuse et scientifique, au XXIe siècle, en l’appuyant sur des croyances religieuses vieilles de 2000 ans ? Mais non, Lordon, qui loue la puissance du « combo Spinoza-Friot », n’est pas refroidi par sa version complète : le « combo » Spinoza-Friot-Gabriel (l’archange). Entre camarades idéalistes règne un fraternel œcuménisme.

Pour conclure, il nous faut citer la courte intervention de Lordon, en décembre 2022, lors du congrès d’une organisation qui se réclame du marxisme : Révolution permanente. Lordon y développe l’idée qu’un « parti révolutionnaire » est « une organisation qui se propose de tout niquer méthodiquement » – c’est-à-dire, précise-t-il, d’en finir avec le système capitaliste. Abstraction faite du style, nous sommes d’accord. Mais la suite de son intervention est un naufrage en bonne et due forme. Il fixe au parti révolutionnaire la tâche de « fragiliser la bourgeoisie pour ainsi dire spirituellement » en lui mettant sous les yeux, nuit et jour, le désastre écologique auquel son système condamne l’humanité.

Il faut certes lutter contre la bourgeoisie, admet Lordon, mais cela ne suffit pas : « Le travail contre-hégémonique, par construction, vise aussi la bourgeoisie, au moins certaines de ses fractions. Un système de domination est d’autant plus fragile qu’une partie importante des dominants eux-mêmes n’y croient plus. Un ordre de domination est d’autant plus facile à renverser qu’il est devenu friable de l’intérieur. Or une partie de la bourgeoisie peut décrocher : celle qui comprendra que, dans ses intérêts matériels, il entre aussi ses intérêts de terrestre. Mais elle ne décrochera que si elle est conduite à voir, sans échappatoire possible, que ses intérêts matériels redéfinis ont maintenant pour ennemi le capitalisme. » Conclusion : « Lorsque la bourgeoisie – une partie de la bourgeoisie – aura été conduite en ce point où elle sera convaincue, sinon de rendre les armes, du moins de ne pas les prendre, et que, désorientée, elle ne saura plus que faire, à ce moment-là, notre heure viendra ».

Trotsky soulignait souvent qu’une erreur théorique trouve toujours son prolongement politique, tôt ou tard. La confusion théorique de Lordon trouve ici une expression politique assez remarquable et, à vrai dire, assez grotesque. En subordonnant le renversement du capitalisme aux dispositions « spirituelles » d’une « fraction » de la bourgeoisie, il ignore manifestement que celle-ci, comme le soulignait Marx, a pour seul mot d’ordre : « Après nous le déluge ! »

Lordon ne parle pas de quelques individus issus de la bourgeoisie et ralliant le combat révolutionnaire – comme ce fut le cas d’Engels, par exemple. Non : il table sur la possibilité qu’une « fraction » significative et décisive de la bourgeoisie se retourne, drapeau rouge en tête, contre le reste du patronat, parce qu’elle aura compris que « ses intérêts matériels redéfinis ont maintenant pour ennemi le capitalisme ». Et donc le « parti révolutionnaire », qui a pourtant déjà fort à faire auprès des travailleurs, devrait aussi se préoccuper d’accélérer la constitution de cette fraction bourgeoise dissidente – et ce d’autant plus urgemment que c’est elle, au final, qui sonnera l’heure de notre victoire !

En réalité, les choses se passeront tout autrement. C’est la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière qui ouvrira la possibilité de renverser le capitalisme, très indépendamment des dispositions « spirituelles » de la bourgeoisie. Et pour qu’une crise révolutionnaire se solde par une victoire des travailleurs, ils devront disposer d’un parti révolutionnaire suffisamment implanté, solide et clairvoyant. Ce parti imposera le pouvoir des travailleurs à la bourgeoisie, qui ne renoncera à « prendre les armes » que lorsqu’elle en aura perdu le contrôle. Et comme nous l’avons dit plus haut, la bourgeoisie n’acceptera son sort que lorsque les succès de la révolution mondiale et de la planification socialiste lui auront fait perdre tout espoir de reconquérir le pouvoir. Telle est la perspective marxiste, qui s’appuie sur l’expérience de toute l’histoire du mouvement ouvrier international – par opposition à la perspective idéaliste et petite-bourgeoise, qui n’a pas confiance dans le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, qui ne comprend rien au rôle du parti léniniste, et qui dès lors en est réduite à spéculer sur les « convictions » et les « désirs » d’une « fraction » de la bourgeoisie.

En publiant cette lamentable déclaration de Lordon sur leur site internet, sans y ajouter le moindre commentaire, les dirigeants de Révolution permanente ont confirmé l’une des caractéristiques les plus flagrantes de leur organisation : son éclectisme théorique. Dans le paragraphe introductif à l’intervention elle-même, ils écrivent simplement : « Vendredi dernier, de nombreuses personnalités militantes étaient présentes pour saluer la création d’une nouvelle organisation révolutionnaire en France. Parmi elles, Frédéric Lordon, philosophe, qui, par-delà nos désaccords, nous a fait l’honneur de sa présence. » C’est tout. Quelle est la nature de ces « désaccords » ? Ce n’est pas précisé. Et pour cause : cette organisation a une approche notoirement opportuniste à l’égard des différentes « personnalités » de l’intelligentsia « de gauche », à commencer par la cohorte bigarrée des universitaires « marxiens ». Les dirigeants de Révolution permanente n’ont pas voulu compromettre leurs bonnes relations avec Lordon – et la publicité que leur apporte sa notoriété – en publiant un commentaire désobligeant. Cette sorte de diplomatie, qui est complètement étrangère aux traditions marxistes, finit toujours dans le marasme de l’éclectisme théorique. A moins que l’éclectisme ne soit le point de départ de la diplomatie : dans le cas de Révolution permanente, on ne sait plus qui, de l’œuf ou de la poule, était là en premier.

Nous l’avons dit au début de cet article : le succès que rencontrent les écrits de Lordon est un symptôme de la polarisation politique croissante. Mais ce n’est pas une raison pour faire la moindre concession théorique à ses idées – comme aux idées de tous les autres intellectuels qui, sous prétexte de « rénover » le communisme, piétinent le marxisme. La classe ouvrière mondiale a besoin de partis révolutionnaires qui développent leur action sur la base d’une solide théorie scientifique : celle du marxisme « orthodoxe », qui a parfaitement résisté à l’épreuve du temps. C’est sur cette base que travaillent Révolution et la Tendance Marxiste Internationale. C’est aussi sur cette base – et elle seule – que les travailleurs du monde entier prendront le pouvoir et engageront l’humanité sur la voie du communisme.


[1] Les titres de ses deux derniers ouvrages, publiés en 2021, en portent la marque : Figures du communisme et En travail. Conversations sur le communisme. Dans ce dernier, qui est un dialogue avec Bernard Friot, Lordon situe en 2009 son tournant « communiste » et signale le rôle décisif, dans son évolution, de la crise mondiale de 2008.

[2] Lordon, Capitalisme, désir et servitude. p 195.

[3] Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme.

[4] Dans son Anti-Dühring, pourtant, Engels souligne que Descartes et Spinoza étaient de « brillants représentants » de la « pensée dialectique ». En effet, dans la mesure où les lois de la dialectique sont à l’œuvre à tous les niveaux de la réalité, elles ont trouvé une expression dans la pensée de ces deux génies malgré les limites mécanistes de leur pensée. Cependant, quelques paragraphes plus loin, Engels souligne que l’œuvre de Hegel est une étape décisive dans le développement de la philosophie dialectique. Hegel mobilise la dialectique – consciemment et systématiquement – contre les impasses du mécanisme.

[5] Chez Spinoza, la négation n’est jamais interne à l’essence des choses. Chez Hegel, à l’inverse, il est précisément dans l’essence des choses de se nier elles-mêmes, de se transformer en leur contraire. Le marxisme reprend cette brillante idée de Hegel. Par exemple, ce sont les lois du développement du capitalisme qui créent les deux prémisses fondamentales de son propre renversement : la grande industrie et la classe ouvrière.

[6] Le lecteur les trouvera dans L’histoire de la philosophie de notre camarade Alan Woods.

[7] Lordon, Capitalisme, désir et servitude. p. 199.

[8] Ibid. p. 57.

[9] Léviathan est le titre d’un ouvrage de Thomas Hobbes (1588-1679). Sa philosophie politique est souvent rattachée – d’une façon d’ailleurs contestable – à la célèbre formule : « L’homme est un loup pour l’homme ».

[10] Lordon, En travail. p. 58.

[11] Lordon, En travail. p. 57

[12] Le courant « structuraliste » fut très en vogue dans les années 1950 à 1970, en particulier en France. Cependant, il est difficile de le caractériser autrement que par cette tautologie : le « structuralisme » s’intéresse aux « structures » (d’une langue, de la psyché humaine, de l’histoire, etc.). Une chose est sûre : le dénominateur commun des historiens, anthropologues et sociologues « structuralistes » était leur rejet du marxisme.

[13] Lettre à Joseph Bloch, 21-22 septembre 1890.

[14] Lordon, La société des affects. p. 11.

[15] Ibid.

[16] Lordon, Capitalisme, désir et servitude.

[17] A la page 187 de l’édition La Fabrique.

[18] Il consacre tout un chapitre de La condition anarchique à tenter de réfuter la théorie marxiste de la valeur. Et bien sûr, c’est dans l’Ethique de Spinoza, près de deux siècles avant le Capital, qu’il trouve certains arguments contre le monument scientifique de Marx ! En fin de course, il se déclare d’accord avec la « théorie » de la valeur avancée par Bernard Friot, que nous avons déjà critiquée dans cet article. Nous n’y reviendrons pas ici.

[19] Spinoza, Traité politique, chapitre 2, paragraphe 14. Tous les développements politiques, dans cet ouvrage de Spinoza, sont étroitement liés à sa théorie des passions. Il y défend une longue série de mécanismes politiques et institutionnels qu’il rattache explicitement à la prise en compte de passions telles que l’envie, l’orgueil et la jalousie.

[20] Capitalisme, désir et servitude. p. 10.

[21] Ibid. p.19.

[22] Ibid. p.20.

[23] Capitalisme, désir et servitude. p. 11.

[24] La société des affects. p 251.

[25] Léon Trotsky, Qu’est-ce que le centrisme ? (1930)

[26] Bien sûr, la masse du salariat et l’aristocratie ouvrière ne constituent pas deux blocs étanches et homogènes. Outre l’aristocratie ouvrière (qui elle-même a sa base et son sommet), il y a toutes sortes de différenciations internes au salariat. Contrairement à ce que suggère Lordon, Marx n’a jamais prétendu que la classe ouvrière était « monolithique ». Diverses couches du salariat sont constituées par la diversité des secteurs économiques, des rémunérations, des degrés d’exploitation, des traditions de luttes régionales, etc. Mais l’ensemble constitue un tout organique en mouvement constant – et qui, sous l’impact de la crise du capitalisme, s’oriente nécessairement vers un « choc frontal » avec la bourgeoisie, c’est-à-dire vers une explosion révolutionnaire.

[27] En travail. p 261.

[28] Lordon est loin d’être le seul à confondre le fascisme avec la démagogie réactionnaire de l’extrême droite et les relais qu’elle trouve dans les grands médias, les syndicats de policiers, la droite soi-disant « modérée », etc. C’est une erreur classique chez les dirigeants de la gauche réformiste, à commencer par ceux de la FI, et même dans une partie de « l’extrême gauche ». Cette erreur découle à la fois d’une confusion théorique générale et d’un manque de confiance dans la classe ouvrière, les deux s’alimentant réciproquement.

[29] Lettre ouverte à Pierre Monatte (1920).

[30] Pour une analyse détaillée de la crise de la IVe Internationale après la Seconde Guerre mondiale, lire Le programme de l’Internationale, de Ted Grant.

[31] La révolution trahie. Editions de minuit. p 69.

[32] La révolution trahie, Editions de minuit. p 187.

[33] La répression des mutins de Cronstadt, en mars 1921, fut l’un des derniers épisodes de cette guerre civile. En le rangeant dans le même sac que les procès de Moscou et le goulag, Lordon commet la même « bourde » qu’à propos de la Tchéka : il confond la révolution avec la contre-révolution. Pour une analyse marxiste détaillée de la révolte de Cronstadt et de sa répression par le gouvernement bolchevik, lire l’excellent article de Trotsky : Beaucoup de tapage autour de Cronstadt.

[34] La société des affects. p.106

[35] Dans sa Critique du programme de Gotha (1875).

[36] La révolution trahie. p 38.

[37] Critique du programme de Gotha (1875).

[38] La révolution trahie. p 38.

[39] Dans les premières années qui ont suivi la révolution d’Octobre 1917, avant même l’émergence du stalinisme, le régime bolchevik a souvent été contraint, pour nourrir les villes, d’envoyer des hommes en armes réquisitionner la production des paysans – sans rien pouvoir leur donner en échange. Sur fond de quasi-famine permanente, ces réquisitions donnaient souvent lieu à des abus de la part de ceux qui étaient chargés de les mener. Lénine se plaignait incessamment de ne pas trouver de « gens honnêtes » dans un contexte où, précisément, la lutte pour la survie minait la discipline à tous les niveaux de la société. Les complaintes et exhortations de Lénine anticipaient la formation d’une caste de bureaucrates privilégiés et soucieux de légaliser leurs abus.

[40] Anti-Dühring, Editions sociales, p 317.

[41] Imperium. Structures et affects des corps politiques. p 337.

[42] Ibid. L’objectif d’une « vie sous la conduite de la raison » est une formule de Spinoza qui, en son temps, était très progressiste, dans la mesure où elle s’opposait à la domination des dogmes religieux.

[43] En travail. p 72.

[44] En travail. p 72 et 73.

[45] Il lui arrive même de formuler à ce sujet des idées justes. Aux pages 99 et 100 de Figures du communisme, par exemple, il établit un lien entre le stalinisme et le faible niveau de développement des forces productives dans la Russie de 1917. Le temps d’un paragraphe, il s’élève au-dessus de ses propres élucubrations passionnelles à propos du « léninisme ». Mais les petits bouts de vérités sur lesquels on tombe de temps à autre, au fil des pages, ne sont pas articulés en un point de vue marxiste cohérent – et sont contredits par tout le reste.

[46] En travail. p 81.

[47] Pages 97 et 98.

[48] La révolution trahie. p 183.

[49] Ibid. p 13.

[50] En travail. p 87.

[51] De la page 238 à la page 242.

Ce texte est la reprise d’un exposé que Jérôme Métellus, de Révolution, a réalisé le 9 mars dernier dans le cadre du Séminaire Hegel de l’Ecole normale supérieure de Paris.


Mon exposé portera sur le rapport entre les conceptions de l’histoire de Hegel et de Marx. C’est un thème qui a fait couler beaucoup d’encre. Même lorsqu’il est abordé d’un point de vue qui se veut académique, il est lourd d’implications politiques.

Cependant, je n’entrerai pas aujourd’hui dans les détails politiques de cette question. Je soulignerai seulement que la philosophie de l’histoire de Hegel a constitué – et constitue encore – un axe privilégié pour attaquer le marxisme.

Plusieurs stratégies sont possibles, en la matière.

Dissolution

On peut dissoudre Marx dans Hegel et, dès lors, critiquer Marx à travers une critique de Hegel – qui elle-même peut être très contestable, au passage. On peut le faire, par exemple, à partir des thèmes hégéliens de la « fin de l’histoire » ou de sa totalisation intégrale, en accusant Hegel d’avoir posé les bases théoriques des totalitarismes du XXe siècle, bases théoriques que Marx aurait simplement développées avant de passer le bébé à Lénine, et ainsi de suite. Karl Popper, par exemple, a défendu cette thèse, et bien d’autres après lui.

C’est l’interprétation la plus grossière, mais elle a la vie dure. Une bonne partie des intellectuels réputés « de gauche » en sont toujours à peu près là.

On peut aussi dissoudre Marx dans Hegel de façon « positive », au moins dans l’intention affichée, mais avec pour résultat de transformer le marxisme en une mélasse qui, comme mélasse, peut convenir aux staliniens, notamment, moyennant quelques amendements de pure doctrine : par exemple, « l’Esprit du monde » ne passe plus de peuple en peuple, mais d’un Secrétaire Général du Parti au suivant. [1]

Un autre élément de la philosophie de Hegel dont le stalinisme peut faire son beurre, moyennant une interprétation abusive, c’est l’idée célèbre d’une rationalité de tout ce qui est « effectif » (ou « réel », selon les traductions) – y compris la bureaucratie, la corruption et le KGB. [2]

Différenciation abusive

Un deuxième axe de l’offensive contre Marx via Hegel consiste, à l’inverse, à exagérer leurs différences, voire à nier le rôle des idées de Hegel dans celles de Marx – et, dès lors, à faire tomber Marx dans un autre genre de mélasse, car à la place de Hegel vient autre chose, forcément.

Ce fut la démarche célèbre de Louis Althusser, qui défendait un marxisme « spinoziste », et qui a eu de nombreux émules en France. Ce qu’a fait Althusser est lié au contexte politique de son époque, et je préfère en commenter les effets aujourd’hui, par exemple chez Frédéric Lordon, qui est très lu dans la gauche radicale et qui a poussé très loin l’orientation spinoziste défendue par Althusser. Le résultat, c’est que Lordon ignore totalement Hegel et branche directement Marx sur Spinoza, sans même discuter la place de Hegel pour tenter de justifier cette démarche d’un point de vue philosophique. Au regard de la conception hégélienne de l’histoire de la philosophie, comme au regard de la conception marxiste de l’histoire de la philosophie, ce que fait Lordon ne tient pas debout.

Le fait est que, dans son œuvre, Lordon ne se préoccupe ni de la conception marxiste de l’histoire de la philosophie, ni de la conception marxiste de l’histoire en général. Ou plutôt, il écarte cette question sans prendre la peine de la discuter sérieusement. Dans le livre En travail, qui est un dialogue avec Bernard Friot, Lordon affirme : « on est revenu des prétentions de faire du matérialisme historique une science de l’histoire ». Mais il ne cherche pas à justifier cette affirmation. Il la formule en passant, comme s’il disait : « on est revenu de l’idée que le soleil tourne autour de la terre ». Eh bien, une telle « évidence » suppose au minimum de ne pas comprendre – ou d’ignorer totalement – la contribution décisive de la philosophie hégélienne à la constitution d’une science marxiste de l’histoire. Mais j’y reviendrai.

Enfin, il est possible de combiner les deux erreurs (dissolution, différenciation abusive) et d’y mêler non seulement Marx, mais d’autres grands noms du marxisme. C’est le cas, par exemple, dans un récent article de Stathis Kouvélakis intitulé Lénine, lecteur de Hegel. Comme tant d’autres « marxiens » (les soi-disant « marxistes » académiques), Kouvélakis oppose Marx à Engels (ou du moins au « vieil Engels »), dont les idées philosophiques laisseraient à désirer. Mais il distingue aussi deux Lénine, sur le plan philosophique. D’abord, il y aurait le Lénine – fidèle au « vieil Engels » – qui précède sa lecture de la Science de la Logique de Hegel, en 1914 ; puis il y aurait le Lénine qui, fort de cette lecture, aurait rompu avec les idées du « vieil Engels » – et, grâce à cela, fut à même de porter les travailleurs au pouvoir en octobre 1917 !

Cette façon de lier aussi étroitement la révolution d’Octobre à la Science de la Logique est assez cocasse. Mais par ailleurs, comment se fait-il que jamais Lénine n’ait signalé sa rupture avec les dernières œuvres d’Engels ? Kouvélakis ne pose pas cette question élémentaire qui découle pourtant de son article. La réponse est simple : si cette rupture n’a pas été signalée par Lénine, c’est parce qu’elle n’a jamais eu lieu. C’est une invention de Kouvélakis, qui prolonge l’invention – archi-classique, elle – d’une différence radicale entre Marx et Engels. [3]

La méthode de Marx

Après ce tout petit échantillon des distorsions du rapport entre Hegel et le marxisme, comment doit-on déterminer concrètement et correctement le lien entre les deux ?

Je propose une méthode toute simple : partir de ce que Marx lui-même en a dit. Et par exemple, commencer par le célèbre passage de la postface au livre 1 du Capital dans lequel Marx compare sa méthode à celle de Hegel : « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. (…) Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. »

Ces quelques lignes ont fait l’objet de très nombreux commentaires, et on voit bien comment elles peuvent se prêter aux deux interprétations erronées dont je viens de parler, selon qu’on met l’accent sur l’un ou l’autre des termes de la contradiction qui s’y exprime.

Premier terme : « ma méthode », dit Marx « est l’exact opposé de celle de Hegel ». On peut s’appuyer là-dessus pour différencier abusivement Hegel et Marx.

Deuxième terme : Marx dit qu’« il suffit de remettre la dialectique sur les pieds » pour qu’elle retrouve une « physionomie tout à fait raisonnable ». On peut s’appuyer là-dessus pour dissoudre Marx dans Hegel.

En réalité, cette contradiction, dans la citation de Marx, relève d’un rapport de négation au sens hégélien du terme, c’est-à-dire au sens où il y a à la fois négation et conservation.

Qu’est-ce qui est conservé ? Marx le dit : c’est la dialectique, dont Hegel a exposé rien moins que le « mouvement d’ensemble ». Or il ne faut pas comprendre le « mouvement d’ensemble » comme un mouvement très général dont la dialectique marxiste serait globalement analogue, mais radicalement différente dans son application concrète. Non : il y a chez Marx un usage systématique des concepts de la dialectique hégélienne – et mieux encore : un usage systématique des « lois » de la dialectique hégélienne (transformation de la quantité en qualité, négation de la négation, etc.), même si le terme de « lois » est ici plus marxiste qu’hégélien.

Maintenant, qu’est-ce qui n’est pas conservé de la méthode de Hegel ? « Sa base », nous dit Marx, c’est-à-dire l’idéalisme de Hegel. La méthode de Marx est matérialiste. C’est la pensée qui reflète la réalité objective, matérielle – et non l’inverse.

En résumé, la méthode de Marx reste dialectique de part en part, mais elle marche sur les pieds, c’est-à-dire sur des bases matérialistes. Or on doit prendre la métaphore de Marx au sérieux, et souligner qu’il est beaucoup plus facile de marcher sur les pieds que sur la tête : on va en général beaucoup plus loin de cette manière.

La conception de l’histoire

Qu’est-ce que cela donne, dans le domaine de la science de l’histoire, une méthode dialectique qui marche sur les pieds ? Ici, je pourrais m’engager dans une démonstration détaillée de la supériorité de la conception marxiste de l’histoire – le matérialisme historique – sur celle de Hegel. Ce ne serait pas très difficile. Le développement des forces productives, les rapports de production, la structure de classe de la société, la lutte des classes qui en découle, les rapports entre la lutte des classes et les sphères juridique, philosophique, religieuse, artistique, etc. : dans tous ces éléments du matérialisme historique, il serait assez facile de faire valoir une plus grande scientificité, une conception à la fois plus concrète et plus cohérente, que dans la façon dont Hegel expose les différentes étapes historiques de la réalisation de « l’Esprit du monde ».

L’analyse marxiste des différents modes de production – communisme primitif, esclavagisme, mode de production asiatique, féodalisme, capitalisme – est beaucoup plus scientifique et concrète que, chez Hegel, la succession des mondes oriental, grec, romain et germanique.

Je pourrais aussi comparer dans leurs détails la conception marxiste de l’Etat et celle de Hegel. D’un point de vue marxiste, l’Etat, en dernière analyse, ce sont des hommes en armes qui défendent des rapports de production donnés. Cette idée explique beaucoup mieux la réaction du pouvoir au mouvement des Gilets jaunes, par exemple, que la thèse de Hegel selon laquelle l’Etat est « l’effectivité de l’idée éthique ».

Une telle comparaison entre Marx et Hegel est nécessaire. Cependant, elle n’enlève rien au fait que la philosophie de l’histoire de Hegel a joué un rôle central dans l’élaboration de la conception marxiste de l’histoire. Par exemple, à la lecture des cours de Hegel sur la philosophie de l’histoire, on est frappé par les analogies très serrées entre certaines analyses de Hegel et de Marx. Il y a notamment des passages sur les différentes manifestations du déclin d’un peuple où il suffirait presque de remplacer le mot « peuple » par les mots « mode de production » pour que le développement de Hegel trouve une « physionomie tout à fait raisonnable », comme l’écrivait Marx.

La base de telles analogies, c’est évidemment la dialectique, qui permet d’élever l’histoire au rang d’un véritable objet scientifique – avec ses lois, sa cohérence globale, son fil conducteur, la dynamique de ses contradictions internes, l’interdépendance de ses dimensions économiques, politiques, juridiques, culturelles, etc. Par ailleurs, Hegel et Marx partagent l’idée que l’histoire marque un progrès – qui n’est pas linéaire, certes, mais qui est un progrès quand même.

Bref : d’un côté, on a une bien plus grande scientificité de la conception marxiste de l’histoire, comparée à celle de Hegel, mais d’un autre côté la méthode dialectique est centrale dans l’élaboration de la science marxiste de l’histoire.

L’histoire à venir

A présent, je voudrais aborder une différence majeure entre les conceptions de l’histoire de Hegel et de Marx. Cette différence, qui est fondamentale d’un point de vue scientifique et d’un point de vue politique, concerne la possibilité d’une science de l’histoire à venir, et donc la possibilité d’une intervention scientifique dans le cours de l’histoire pour l’orienter de façon décisive dans un sens déterminé – en l’occurrence, chez Marx, vers le communisme.

Il n’y a rien de tel chez Hegel. Il n’y a chez lui ni science de l’histoire à venir, ni a fortiori la pensée d’une intervention scientifique dans le cours de l’histoire. Je ne dis pas que Hegel ne se tourne jamais vers l’avenir. Mais c’est très rare et ce qu’il en dit n’est ni systématisé, ni approfondi, ou du moins pas concrètement. Un exemple célèbre, c’est ce que Hegel dit de l’Amérique du Nord dans ses cours sur la philosophie de l’histoire. Il en a pressenti l’importance pour l’avenir, mais ce qu’il en dit tourne court. Après un développement très intéressant sur l’Amérique du Nord, Hegel conclut en nous disant que ce « n’est aujourd’hui qu’un pays en devenir, un pays d’avenir, qui pour cette raison ne nous concerne encore en rien ». Sur ce, Hegel passe à autre chose. C’est conforme à la conception hégélienne du rôle de la philosophie, qu’il a résumée dans une image célèbre : « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit ». Autrement dit, la philosophie ne peut prétendre aller au-delà d’une compréhension de l’histoire passée et présente.

Il n’y a donc pas, chez Hegel, ce que les marxistes appellent des « perspectives », c’est-à-dire des hypothèses scientifiquement élaborées portant sur les tendances les plus fondamentales de l’histoire à venir, hypothèses qui visent à fournir le cadre d’une intervention politique efficace. C’est là une différence majeure et qui transforme radicalement à la fois le périmètre et la fonction de la science de l’histoire.

Cette rupture nette avec Hegel (entre autres philosophes) est impliquée dans l’une des citations de Marx les plus connues, à savoir sa 11e thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit maintenant de le transformer. »

Cette citation de Marx est très connue, mais elle n’est pas forcément la mieux comprise. Marx ne veut absolument pas dire que la théorie doit laisser place à l’action aveugle, ou même à l’action seulement guidée par l’indignation que suscitent les injustices, l’exploitation et les inégalités sociales, même si c’est là un puissant facteur historique. Non : la 11e thèse sur Feuerbach marque une certaine subordination de la théorie à l’action. Et en retour, l’action doit sans cesse se fonder dans la théorie, comme le souligne la célèbre formule de Lénine : « pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ».

Là, clairement, il y a une rupture nette avec Hegel. Et pourtant, ce que je voudrais développer maintenant, c’est l’idée que cette rupture avec Hegel n’est pas une rupture avec la dialectique hégélienne. Au contraire : la nouvelle science de l’histoire et de l’action révolutionnaire se fonde de part en part sur la méthode dialectique.

Pour l’illustrer, j’aborderai deux dimensions fondamentales de la pratique révolutionnaire marxiste : les perspectives et le programme.

Les perspectives

Je commence donc par les perspectives. Quelle en est la méthode ? Les perspectives doivent s’élaborer à partir d’une étude approfondie des contradictions de la situation présente dans toutes ses dimensions (économique, sociale, politique, militaire, etc.) de façon à dégager les tendances les plus fondamentales du processus historique, son orientation fondamentale. Or cela suppose notamment de distinguer ce qui est essentiel de ce qui est inessentiel, sachant que parfois c’est l’inessentiel, l’accidentel, qui occupe le devant de la scène.

Je prends un exemple concret : l’actuel gouvernement de Giorgia Meloni, en Italie. On connait la sympathie de cette dame pour Mussolini et le fascisme en général. Cela a suscité des angoisses lorsqu’elle a remporté les élections législatives. Pourtant, est-ce que c’est là un élément essentiel qui permettrait de soutenir que l’Italie est menacée de sombrer à court terme dans le fascisme ? Non : les sympathies fascistes de Meloni sont un élément inessentiel, parce qu’ici d’autres facteurs essentiels entrent en ligne de compte : le rapport de force réel entre les classes en Italie, la faiblesse des organisations fascistes et d’autres éléments qui permettent aux marxistes d’affirmer catégoriquement qu’un régime fasciste est absolument exclu à court terme en Italie, de même qu’il était exclu aux Etats-Unis après la victoire de Trump ou au Brésil après la victoire de Bolsonaro.

Ici, il faut ajouter que l’élaboration de perspectives ne se fonde pas seulement sur une analyse dialectique du présent, mais aussi sur les leçons du passé. C’est là une autre différence nette avec Hegel, chez lequel il n’y a pas vraiment de « leçons de l’histoire » – au sens où ces leçons seraient mobilisables pour élaborer des perspectives, une stratégie ou un programme politiques. Chez Marx, au contraire, non seulement il y a des leçons de l’histoire, mais ces leçons constituent l’intérêt majeur de l’étude de l’histoire. Les marxistes étudient l’histoire pour les leçons qu’elle nous livre. L’étude des grands événements du passé oriente l’analyse du présent et vient appuyer les hypothèses qu’on formule sur les événements à venir.

Le danger, bien sûr, c’est d’abuser des analogies historiques et de s’imaginer que l’histoire se répète à l’identique, ce qui n’est jamais tout à fait le cas. Mais c’est là justement une erreur formaliste, qui oublie que la science marxiste de l’histoire – du fait même de son objet – n’est pas une science « exacte ». Elle peut prédire, anticiper, mais seulement dans certaines limites.

Cette erreur peut aller jusqu’à l’absurde, d’ailleurs, c’est-à-dire jusqu’à élever les perspectives au rang d’une prédiction infaillible, d’une prophétie, au risque d’être totalement désorienté lorsque le cours réel de l’histoire vient contredire ces perspectives. Une telle erreur débouche souvent sur une autre aberration : au lieu de corriger des perspectives contredites par la réalité, on essaye de faire rentrer la réalité de force dans le cadre des perspectives.

Je vais prendre un exemple concret : les perspectives élaborées par Trotsky, en 1938, sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale qui approchait. Le fait est que les perspectives de Trotsky ont été en partie falsifiées par le cours des événements. Trotsky était un marxiste brillant, et même génial, mais il n’empêche que ses perspectives étaient partiellement erronées. Par exemple, il écrivait que la Seconde Guerre mondiale provoquerait le renversement de la bureaucratie stalinienne en Russie – soit parce que Hitler vaincrait militairement l’Union Soviétique et y restaurerait le capitalisme, soit parce que les travailleurs russes accompliraient une révolution politique balayant la bureaucratie soviétique et restaurant un régime de démocratie ouvrière.

Or dans les faits, ce ne fut ni l’un, ni l’autre. La bureaucratie soviétique est sortie énormément renforcée de la Seconde Guerre mondiale. En France, par exemple, son autorité était colossale dans la classe ouvrière. Eh bien, en l’absence de Trotsky, assassiné en 1940, les dirigeants officiels de la IVe Internationale ont été incapables de prendre acte de la réalité, après la Seconde Guerre mondiale. Ils cherchaient dans chaque petit soubresaut du régime stalinien le symptôme de son effondrement imminent. Autrement dit, ils cherchaient à faire rentrer de force la réalité dans les perspectives formulées par Trotsky en 1938, au lieu d’élaborer de nouvelles perspectives fondées sur le cours réel des événements. Ils répétaient comme des perroquets ce qu’avait dit Trotsky, au lieu de comprendre sa méthode. C’était une erreur totalement formaliste, totalement étrangère à la méthode dialectique, laquelle impose de partir de la réalité effective et de sans cesse y revenir. [4]

Le programme

J’en viens maintenant à la question du programme marxiste. Comment est-il élaboré ? Marx et Engels l’ont expliqué. Le programme est organiquement lié aux perspectives. Il découle organiquement, dialectiquement, de la dynamique économique et sociale du système capitaliste – et notamment de la contradiction centrale, sous le capitalisme, entre la production, qui est sociale, et l’appropriation, qui est privée.

Pour lever cette contradiction, il faut socialiser l’appropriation, c’est-à-dire exproprier la classe dirigeante. Qui va le faire ? Marx répond : la classe ouvrière, parce que c’est la seule classe qui est en situation de le faire, du fait de sa position dans les rapports de production – et aussi parce ce que c’est la classe qui a le plus intérêt à le faire, étant donné qu’elle ne possède, par définition, aucun moyen de production.

En ce sens, le programme marxiste se distingue de l’utopisme, c’est-à-dire d’un programme qui se présente sous la forme d’une société « parfaite », mais qui n’est pas élaboré à partir de la dynamique concrète du système capitaliste. C’est ce qu’Engels a appelé le « socialisme utopique », par opposition au socialisme « scientifique ». Or, autant il n’y a pas à proprement parler de programme politique chez Hegel, autant il y a une grande proximité entre la critique marxiste de l’utopisme et la critique hégélienne des Constitutions politiques « idéales » qu’il s’agirait de plaquer arbitrairement sur tel ou tel peuple.

Cette proximité est évidemment fondée sur la méthode dialectique. Et pour revenir une minute à Frédéric Lordon, vous savez peut-être qu’il s’appuie, d’un point de vue programmatique, sur les idées de Bernard Friot, lequel a justement élaboré son petit système utopique, avec ses « caisses d’investissement », ses « caisses des salaires » et d’autres choses très abstraites, parce que très arbitraires. Pourquoi Lordon ne voit-il pas le caractère utopique du programme de Friot ? Entre autres raisons, parce que Lordon fait l’impasse sur Hegel, c’est-à-dire sur la méthode dialectique.

A l’inverse, le célèbre Programme de transition, de Léon Trotsky, est une brillante application de la méthode dialectique. Nous l’avons dit : le programme marxiste n’est pas un système utopique. Pour autant, il ne doit pas se réduire à la simple répétition de l’objectif général : l’expropriation de la grande bourgeoisie. Le programme marxiste doit partir de la situation, des aspirations et du degré de conscience des travailleurs – et, sur cette base, lier une série de revendications « immédiates » (ou « partielles ») à l’objectif général : le renversement du capitalisme. Il doit y avoir un lien concret entre le particulier et le général, les moyens et la fin, la lutte pour des réformes et la lutte pour le pouvoir. Comme l’expliquait Trotsky : « La tâche stratégique de la prochaine période (…) consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (…). Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Le rôle des individus

J’ai abordé la question des perspectives et du programme, et j’ai tenté de montrer que, dans ces deux domaines – qui sont organiquement liés – la méthode marxiste est matérialiste, mais doit aussi être dialectique.

Tout ceci renvoie, au final, à la question du rôle du parti révolutionnaire. Evidemment, Hegel n’a pas et ne pouvait pas développer une théorie du parti révolutionnaire. Il est mort juste avant que n’émerge le mouvement socialiste. Il a été le témoin attentif de bien des événements révolutionnaires, à commencer par la Grande révolution française de 1789-94, mais il s’agissait de révolutions bourgeoises. Or il y a une différence fondamentale entre les révolutions bourgeoises et les révolutions socialistes. A la différence des révolutions socialistes, les révolutions bourgeoises n’ont pas besoin, pour vaincre, d’être dirigées par des partis dotés d’une compréhension scientifique de ce qu’ils accomplissent.

En un sens, Hegel l’avait compris, lui qui distinguait si bien la différence entre les motivations individuelles des « grands hommes » et ce qu’ils contribuent à réaliser objectivement.

Si vous lisez les discours de Saint-Just ou de Robespierre, il est bien évident qu’ils luttaient pour la Justice, l’Egalité, la Liberté, la République, et certainement pas pour une nouvelle forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Pourtant, par leur action révolutionnaire, ils ont œuvré au développement de cette nouvelle forme d’exploitation : le capitalisme.

Il n’en va pas ainsi dans la révolution socialiste. Ce qui fait à la fois la grandeur et la difficulté singulières de la révolution socialiste, c’est qu’à la différence de la révolution bourgeoise, elle requiert une compréhension scientifique de ce qu’elle accomplit et de comment il faut l’accomplir. Pour le dire vite, c’est lié aux différences des positions de la bourgeoisie et de la classe ouvrière au seuil de leurs révolutions respectives. Les rapports de production capitalistes se développent « automatiquement », pour ainsi dire, à l’intérieur des rapports de production féodaux, et avant de prendre formellement le pouvoir, la bourgeoisie a déjà accumulé beaucoup de richesses et de positions dans l’appareil d’Etat existant. On ne peut pas en dire autant de la classe ouvrière.

La compréhension scientifique que la révolution socialiste doit avoir d’elle-même s’incarne dans le parti révolutionnaire, qui dès lors joue un rôle décisif. Et de ce fait, le rôle des individus n’est plus tout à fait le même.

Sur ce point, je partirai d’une citation extraite des cours de Hegel sur la philosophie de l’histoire : « Dans la considération philosophique de l’histoire, on doit éviter des expressions du genre : "cet Etat ne se serait pas effondré s’il y avait eu un homme qui, etc." Les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n’empêchent pas qu’arrive ce qui doit arriver ». [5]

Eh bien, dans une révolution socialiste, la réciproque n’est pas vraie. Dans une révolution socialiste, l’absence de certains individus peut empêcher qu’arrive ce qui peut arriver.

Schématiquement : si Robespierre était mort en 1788, la Grande révolution française aurait sans doute pris d’autres formes concrètes, dans son détail, mais elle aurait tout de même débouché sur le renversement de l’Ancien régime. Il n’en va pas tout à fait de même dans une révolution socialiste. Par exemple, dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky démontre de façon très convaincante qu’en l’absence de Lénine, les choses auraient pu finir tout autrement.

Vous savez peut-être qu’arrivé en Russie en avril 1917, Lénine a mené une intense bataille dans son propre parti pour en changer l’orientation, qui jusqu’alors était erronée. Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky analyse cette lutte et conclut : « L’arrivée de Lénine accéléra seulement le processus. Son influence personnelle abrégea la crise. Peut-on, cependant, dire avec assurance que le parti, même sans lui, aurait trouvé sa voie ? Nous n’oserions l’affirmer en aucun cas. (…) Il n’est nullement inadmissible de penser que le parti désorienté et scindé eut pu laisser échapper la situation révolutionnaire pour de nombreuses années. »

Encore une fois, Hegel ne pouvait pas penser tout cela, et il serait absurde de lui reprocher de ne l’avoir pas pensé. Mieux vaut, pour conclure, souligner que cette particularité de la révolution socialiste est tout de même, en un sens, en phase avec un aspect de la philosophie de Hegel. En effet, cette idée que la révolution socialiste, qui doit éliminer la division de la société en classes, suppose le plus haut degré possible de conscience d’elle-même et de ses tâches – cette idée n’est pas totalement étrangère à l’esprit général de la philosophie de l’histoire de Hegel, selon lequel « ce qui est suprême pour l’Esprit », et qui lui permet finalement d’éliminer la « scission » du monde, « c’est de se savoir lui-même, de parvenir non seulement à l’intuition mais à la pensée de lui-même ». [6]


[1] Chez Hegel, l’« Esprit du monde » se réalise dans l’histoire universelle à travers une série de peuples qui l’incarnent successivement.

[2] Référence à la formule de Hegel : « Ce qui est rationnel est effectif, et ce qui est effectif est rationnel ». Engels l’analyse au tout début de son livre Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[3] Il faudrait consacrer tout un article à la façon dont les « marxiens » opposent Engels (ou « le vieil Engels ») à Marx – dans le but de dévitaliser ce dernier, de le noyer dans le formol académique.

[4] Pour une analyse détaillée du rôle de cette erreur dans la dégénérescence de la IVe Internationale, lire Le programme de l’Internationale, de Ted Grant.

[5] La raison dans l’Histoire. Edition 10-18. Page 81

[6] La raison dans l’Histoire. Page 86

Révolution vient de publier un livre intitulé Histoire de la philosophie - Un point de vue marxiste. Son auteur, Alan Woods, est le rédacteur en chef de marxist.com, le site internet de la Tendance Marxiste Internationale (TMI), dont Révolution est la section française.

On peut affirmer sans exagération que ce livre n’a pas d’équivalent dans l’ensemble de la littérature marxiste. En onze chapitres, Alan Woods parcourt toute l’histoire de la philosophie occidentale [1] depuis les présocratiques grecs jusqu’à Marx, en passant par Socrate, Platon, Aristote, les stoïciens et les épicuriens, la naissance du christianisme, les philosophes du Moyen-Age, ceux de la Renaissance, les empiristes anglais, les grands rationalistes du XVIIe siècle (Descartes, Spinoza et Leibniz), les matérialistes français du XVIIIe siècle, puis enfin Kant, Hegel et les « hégéliens de gauche ».

Cependant, l’auteur ne se contente pas de résumer les idées philosophiques des grands penseurs qui jalonnent cette histoire. Il les commente d’un point de vue marxiste, en soulignant les avancées et les reculs, les impasses et les progrès, mais aussi l’influence que la vie économique, politique et sociale a exercé sur l’histoire de la pensée philosophique.

Alan Woods insiste sur les contributions les plus décisives des grands penseurs du passé, contributions sans lesquelles le matérialisme dialectique – la philosophie marxiste – n’existerait pas. Comme l’écrivait Lénine : « le marxisme n’a rien qui ressemble à du “sectarisme” dans le sens d’une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. » [2] Précisément, Alan Woods montre que les racines philosophiques du marxisme plongent très loin, jusque dans les philosophies présocratiques – et notamment celle d’Héraclite, au VIe et Ve siècle avant J.C.

Cette Histoire de la philosophie est donc elle-même écrite d’un point de vue matérialiste et dialectique. Rassurons ceux qui redouteraient que, pour cette raison, elle ne soit pas « objective ». En réalité, toutes les histoires de la philosophie sont écrites d’un certain point de vue philosophique. Les histoires de la philosophie qui s’efforcent d’être absolument « neutres » (et soi-disant « objectives ») se réduisent en général à une succession décousue de résumés sans vie. A l’inverse, Alan Woods, militant marxiste depuis le début des années 60, a écrit un livre vivant, animé par une cohérence globale. Le résultat est une précieuse contribution à l’arsenal théorique du marxisme révolutionnaire.

 

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[1] Dans l’introduction, l’auteur explique pourquoi il a dû renoncer à aborder l’histoire de la philosophie orientale. Ceci dit, le livre comprend un chapitre sur la philosophie islamique.

[2] Dans Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme (1913).

Dans une étude sur le mythe d’Adam et d’Eve parue dans la Revue Socialiste et dans un autre article publié par une revue de Londres (Times, septembre 1890), j’ai essayé de me servir des faits connus sur les sociétés primitives, nouvellement étudiées, pour expliquer la légende biblique d’Adam et d’Eve et l’homérique et inexplicable épithète de tritogeneia, ter renata, trois fois née, que l’Illiade et les hymnes orphiques donnent à Athéna. Je vais, dans cette étude, appliquer la même méthode à la légende chrétienne de la Vierge Marie, mère du Christ. Paul Lafargue, 1896.


I

Tout d’abord il faut se demander si le christianisme est la seule religion qui possède le mythe de l’Immaculée Conception.

On retrouve ce mythe dans les religions des principaux peuples du bassin méditerranéen, et on pourrait peut-être ajouter de tous les peuples.

Trois déesses grecques, Junon, Minerve et Diane, portaient l’épithète de partheneia, virginale [1]. Cependant Junon eut plusieurs enfants et Minerve, la vierge par excellence, fut plusieurs fois mère. D’après Cicéron et Aristote, elle avait mis au monde Apollon patrôos (protecteur des pères) ; Vulcain, en cette circonstance, avait été son mari, ou plutôt son violateur, ce qui ne l’empêchait pas de partager avec elle son temple sur l’acropole d’Athènes ; les fêtes des lampadephories étaient célébrées en l’honneur de Minerve et de Vulcain. - Neptune, en sa qualité de dieu marin, se permit un grand nombre de viols, la déesse athénienne fut une de ses victimes ; mais la Terre fut assez complaisante pour porter dans son sein le fils de Minerve et de Neptune, Erichthonius. Malgré ces enfants, la déesse continuait à recevoir l’épithète de vierge ; et son temple sur l’acropole, l’Erechtheum, était consacré à Minerve métro-parthenos, la vierge-mère. Elle était même une déesse tutélaire des femmes violées, fort nombreuses dans les tribus primitives de la Grèce, comme dans les tribus australiennes. Aethra, violée par Neptune dans l’île de Sphérie, éleva un temple à Minerve apaturia (décevante) ; quand Hercule eut triomphé de la reine des Amazones, il lui consacra la ceinture qu’il lui avait enlevée ; le jour de leur mariage, les fiancées de Trézenne faisaient hommage à Minerve de leurs ceintures.

Dans la tête des Grecs, l’idée de virginité et de maternité ne s’excluaient pas. Nous verrons tout à l’heure que vierge-mère signifiait mère sans le concours de l’homme, comme c’est le cas pour la vierge-mère Marie : mais dans les temps primitifs cela voulait dire mère sans être mariée. C’est ce qui explique ce passage des Euménides d’Eschyle, dans lequel Minerve dit que « quoique l’homme a tout son cœur, elle n’a jamais consenti à accepter le joug du mariage ». En Grèce, on appelait fils de vierge (parthenias), le fils d’une fille non mariée. La femme était censée vierge tant qu’elle n’était pas mariée.

La Grande Mère des dieux, dont le culte, répandu dans l’Asie antérieure, pénétra en Italie dans le cours du II° siècle avant Jésus-Christ, était également une vierge-mère, comme Minerve. « La mère des dieux, dit l’empereur Julien, est la déesse qui enfante et qui a commerce avec le grand Jupiter, qui engendre et organise les êtres avec le père de tous ; cette vierge sans mère s’assied à côté de Jupiter, parce qu’elle est réellement la mère de tous les dieux. » Ainsi qu’on le verra plus loin, le grand Jupiter tenait une position très humble vis-à-vis d’elle ; il n’était pas son époux, mais son Joseph. La mère des dieux restait toujours vierge, malgré sa nombreuse progéniture, parce qu’elle n’était pas mariée.

Assurément, l’idée de vierge-mère devait avoir pris naissance à l’époque où le mariage par couple, par paire, dit Morgan, remplaçait le mariage par groupe ou par clans : une femme alors restait vierge quoique mère, tant qu’elle n’avait pas été liée par une union monogamique. Minerve et la Mère des dieux, qui appartiennent à la plus antique génération divine, devaient être les divinités des Grecs et des Phrygiens alors qu’ils avaient des mœurs maritales analogues à celles des peuplades polynésiennes.

Plus tard, sans doute, le mot de vierge-mère prit un autre sens et signifia mère sans l’intervention de l’homme. Junon se glorifiait d’avoir eu Mars et Hébé, sans le secours d’aucun mâle, c’était sa manière de répondre à Jupiter qui se targuait d’avoir donné naissance à Minerve. Isis, la grande déesse d’Egypte, inscrivait fièrement sur ses temples : Je suis la mère du roi Horus et personne n’a relevé ma robe.

Si des bords de la Méditerranée, nous passons à l’extrême Nord, en Finlande, nous retrouvons le même mythe. Dans le Kalevala, le poème national des Finnois, il est parlé de trois vierges qui sont fécondées par l’air. lsnatar, la « belle vierge », chante : « Je suis la plus ancienne des femmes, je suis la première mère des humains, j’ai été cinq fois épouse et six fois fiancée, » mais elle restait toujours vierge, elle n’avait qu’à divorcer pour redevenir vierge. Les Argiens prétendaient que leur déesse poliade (protectrice de ville), Junon, allait tous les ans se baigner à la fontaine Canathos, à Nauplie, pour recouvrer sa virginité. Peut-être que les femmes d’Argos se baignaient à la fontaine Canathos pour divorcer.

Ce qui prouve bien que, comme toujours, les dieux ne faisaient que reproduire les mœurs des humains, c’est que les mortels avaient également le privilège des conceptions immaculées. Le vieux barde du Kalevala, Wänamoinen, est le fils de la vierge Luounotar, fille d’Ilna mère des héros, qui a été fécondée par la mer. Une inscription de Sargon, un des plus anciens rois de la Chaldée, que Lenormand fait remonter à 3.800 avant Jésus-Christ, dit : « Sargon, roi puissant, roi d’Agadé, moi ! - ma mère me conçut sans la participation de mon père. »

Les femelles des animaux possédaient aussi le privilège des conceptions immaculées. Les juments de Rhésus, « plus blanches que la neige et plus rapides que l’air », étaient fécondées par le zéphyr, au bord de la mer. Borée, le vent du nord, remplissait cette fonction pour les cavales d’Erichthonius. Les juments de Cappadoce, du Tage, et d’autres lieux, procréaient de cette curieuse façon.

Horappolon nous dit que le vautour qui, dans les hiéroglyphes égyptiens, représente la victoire, symbolise aussi la mère, parce que dans l’espèce des vautours il ne se trouve pas de mâle, et que pour être fécondées, les femelles n’ont qu’à exposer leurs organes sexuels au vent du nord.

II

L’homme, jaloux de cette prétention de la femme de se passer de lui pour perpétuer l’espèce, affirma que lui aussi pouvait procréer sans le secours de la femme. Jupiter, dans l’Olympe, enfanta Minerve. Saint Augustin a conservé dans la Cité de Dieu un vers de Soranus, dans lequel ce dieu est appelé « le père et la mère des dieux ». Des médailles de Mylassa représentent Jupiter barbu et orné de deux mamelles découvertes.

Noum, un des dieux du Panthéon égyptien et un des agents de la création, pondit de sa bouche un œuf qui donna naissance à Phtah, créateur des astres.

Le scarabée, d’après saint Clément d’Alexandrie, symbolisait dans l’écriture hiéroglyphique, le soleil et le père. « Il représente, dit Horappolon, l’être né d’un seul être, parce qu’il s’engendre lui-même et qu’il n’est pas porté dans le ventre d’une femelle. Voici de quelle manière il procède. Il prend la fiente de bœuf, qu’il roule avec ses pattes de derrière pour lui faire prendre la forme ronde, qui est celle du monde. Son petit globe ainsi formé, il le cache sous terre... le vingt-neuvième jour, il l’ouvre et le jette dans l’eau... et il sort alors un nouveau scarabée... Le scarabée symbolise le père, parce qu’il naît du mâle seul ; le monde, parce que le globule où l’embryon se forme à la figure du monde, et l’homme, parce qu’il n’y a pas de scarabée femelle, disent les Egyptiens. »

***

Poussé par le désir de dépouiller la femme de sa grande fonction de génératrice, l’homme prétendit qu’elle ne jouait que le rôle passif de réceptacle. Dans les Euménides, Apollon se charge d’exposer la théorie masculine : « Ce n’est pas la mère qui engendre ce qu’on appelle son enfant ; elle n’est que la nourrice du germe versé dans son sein. Celui qui engendre, c’est le père. La femme, comme un dépositaire étranger, reçoit d’autrui le germe, et quand il plaît aux dieux, elle le conserve. La preuve de ce que j’avance, c’est qu’on peut devenir père sans qu’il soit besoin de mère : témoin Minerve, la fille de Jupiter. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres du sein maternel. »

Un mythe grec montre tout le mépris que les hommes et les dieux avaient pour la fonction procréatrice de la femme. Jupiter, Neptune et Mercure, pour récompenser Œnopion, un des fils de Bacchus, de l’hospitalité qu’il leur avait donnée, lui dirent de formuler un vœu. Il demanda un fils et les trois dieux urinèrent dans la peau du bœuf qu’on avait tué pour les régaler, l’enterrèrent, et neuf mois après naquit Orion, que Jupiter plaça au ciel.

***

Ces mythes nous révèlent que les peuples primitifs ont de très vagues notions sur la procréation des êtres et que les deux sexes, à un moment du développement historique, entrèrent en rivalité pour savoir lequel des deux jouait le rôle important dans l’acte de la génération.

Les dieux, non satisfaits de dépouiller les déesses de leur rôle dans l’acte de la génération, prirent leurs formes, leurs costumes et leurs attributs. Ils s’habillèrent en déesses. Il y avait, à Lacédémone, un Apollon vêtu en femme et portant dans ses mains l’arme des amazones, le bipêne ; Jupiter, le roi de l’Olympe, ne croyait pas déroger à sa grandeur en prenant ce déguisement féminin, ainsi que le prouvent diverses médailles où il est habillé en femme, avec des bandelettes et des mamelles ; l’aigle, son oiseau symbolique, était pour compléter le déguisement et lui donner le caractère de mère. L’aigle est très voisin du vautour, le symbole d’Isis, mère ; on a pu confondre les espèces d’un pays à l’autre ; des espèces intermédiaires, telles que le gypaète, le vautour-aigle, sont communes. L’aigle, de même que le vautour et les autres oiseaux de proie, offrent, dit-on, cette particularité que les femelles sont plus robustes et plus audacieuses que les mâles.

Ce changement de sexe n’avait pour but que de déposséder les déesses de leur temple. Le dieu y entrait timidement sous le déguisement féminin pour s’y faire adorer et finissait par expulser les divinités féminines. Dans le temple d’Hérapolis la statue de Jupiter se trouvait à côté de celle de Junon, mais on lui rendait un culte secondaire ; en lui offrait des sacrifices en silence, sans les chants et les sons de flûte que l’on prodiguait à sa compagne ; lorsqu’on promenait leurs statues hors de l’enceinte sacrée, c’était celle de la déesse que l’on transportait la première. Apollon avait eu plus de succès à Delphes, qui avait été le temple de la Terre et de ses filles les Titanides, Thémis et Phébé (Eschyle. Les Euménides). Pan lui ayant appris l’art de prédire, il se rendit à Delphes, tua le serpent Python, qui gardait la caverne, s’affubla du nom de Phébus et s’empara de l’oracle.

C’était, en effet, pour déposséder les femmes de leurs biens et du rang supérieur qu’elles occupèrent dans la famille matriarcale, que les hommes, puis ensuite les dieux, jouèrent la comédie du changement de sexe et de la couvade (accouchement simulé).

Les femmes répondirent à ces attentats contre leurs droits et leurs biens en simulant les attributs de l’autre sexe. Il y avait à Chypre une statue de Vénus barbue : les hommes lui faisaient des sacrifices vêtus en femmes, et les femmes vêtues en homme. Saint Augustin rapporte qu’on adorait à Rome une Fortune barbue. Isis et plusieurs déesses d’Egypte étaient représentées avec les organes sexuels de l’homme : Isis avait pris pour symboles le vautour et le scarabée pour prouver qu’elle possédait les deux sexes. Les hymnes orphiques donnent à Minerve les épithètes de mâle et de femelle (arsen kai thélus) ; Baal, que les israélites adorèrent, était aussi une divinité bisexuée ; aussi la traduction grecque des Septante l’appelle tantôt le, tantôt la Baal. La divinité finit par être hermaphrodite, comme le lièvre qui, d’après Pline, réunit les deux sexes. La troisième hymne religieuse de l’évêque de Ptolémaïs, Synessius, dit de l’esprit infini :

Tu es le père, tu es la mère, Tu es le mâle, tu es la femelle.

III

Eusèbe traitait dédaigneusement le culte égyptien de « sagesse de scarabée », et cependant le mythe de la Vierge Marie n’est qu’une réminiscence du bord du Nil.

Osiris était représenté sur la terre par le bœuf Apis : mais comme Osiris avait été conçu par sa mère Isis sans l’intervention d’aucun dieu, sa représentation terrestre devait également naître d’une vache vierge sans le secours d’aucun mâle. Hérodote nous apprend que la mère d’Apis était fécondée par un rayon de soleil et, selon Plutarque, par un rayon de lune. Des inscriptions hiéroglyphiques confirment cette origine céleste : « Sois-moi propice, dit une stèle de Memphis, ô Apis vivant, toi qui n’a pas de père. »

Jésus, comme Apis, n’avait pas de père, et avait été conçu par un rayon descendu du ciel. Apis était un bœuf, mais il représentait un dieu, qui avait pour représentation l’agneau. Or, Osiris est souvent représenté avec une tête de bélier. Le dieu égyptien Osiris était devenu international chez les peuples méditerranéens, sous les noms d’Adonis, d’Atys, de Thammuz, dont la mort était pleurée dans le temple de Jéhovah par les femmes de Jérusalem (Ezéchiel, VIII, 14).

La déesse syrienne, dont le culte s’introduisait un peu partout, était tombée du ciel dans un œuf couvé par une colombe ; alors qu’elle habitait les montagnes de Phrygie, (beaucoup de déesses primitives avaient vécu d’abord dans les bois et sur les rochers, Minerve par exemple) la déesse syrienne s’appelait Mâ, qui en phrygien signifie mère et brebis. L’intervention de la colombe dans le mythe chrétien lui donne un cachet asiatique : dans l’Asie Mineure la colombe, était en grande vénération en souvenir de Sémiramis et de sa mère Décerto.

La religion nouvelle. qui devait devenir le christianisme, se formait avec les mythes de tous les peuples brisés et mélangés par la domination romaine ; elle prenait leurs symboles ; l’arbre, par exemple, représenté en Egypte par un cyprès, l’était en extrême Orient par une croix. C’est précisément parce que la religion chrétienne était un composé informe des mythes en circulation qu’elle put convenir à des peuples divers.

Dans les premiers siècles, il était difficile de distinguer les chrétiens des sectateurs des autres cultes, dont ils avaient assimilé les mythes. C’était à s’y tromper : aussi l’empereur Adrien, écrivant à un de ses préfets, disait : « Cette Egypte que tu me louais, je l’ai trouvée légère et inconséquente... Ceux qui adorent Sérapis [2] sont chrétiens et les évêques chrétiens sont dévoués à Sérapis... Un patriarche est arrivé en Egypte, les uns l’ont dit adorateur de Sérapis, les autres du Christ. »

Osiris, ainsi que Jésus, avait dû souffrir et mourir afin de mériter l’honneur de partager avec sa mère Isis les hommages des mortels.

***

Le mythe de l’Immaculée Conception n’est donc pas une invention du premier siècle du christianisme, mais un mythe des plus antiques : il a dû être élaboré alors que l’homme, pour s’emparer des biens et de l’autorité de la femme dans la famille matriarcale, réduisait son rôle dans la procréation, et que la femme répondait à ces attentats contre ses droits et sa fonction en prétendant qu’elle n’avait pas besoin de l’intervention de l’homme pour concevoir.

La renaissance du mythe de l’Immaculée Conception se produisait au moment où la société antique chancelait sur ses bases : la famille patriarcale s’écroulait et la femme du monde gréco-latin s’émancipait du lourd joug marital qui pesait sur elle depuis des siècles. Les religions féminines de l’époque matriarcale, dans lesquelles les déesses dominaient les dieux, qui s’étaient perpétuées en Egypte et en Asie Mineure, s’introduisaient et se répandaient dans les nations, où même depuis longtemps les dieux masculins avaient dépossédé les déesses de leurs antiques prérogatives. C’était la revanche, annoncée par Prométhée, qui devait « dépouiller Jupiter de son sceptre et de ses honneurs » (Eschyle)

Mais le triomphe fut de courte durée. Les femmes perdirent de nouveau les droits qu’elles commençaient à reconquérir. La religion chrétienne qui, reprenant et mettant en grand honneur le mythe de la vierge-mère, semblait devoir aider les femmes dans leur émancipation, se transforma et devint un instrument d’oppression. On ne disputa plus à la femme son rôle dans la procréation, mais on fit plus, on essaya de la dépouiller de sa qualité d’être humain. Un concile s’assembla pour discuter si la femme n’était pas un animal inférieur, privée d’âme ; et c’est seulement à la majorité d’une voix que l’Eglise chrétienne, fondée sur l’antique mythe féminin de l’Immaculée Conception, décida que la femme avait une âme tout comme l’homme.


[1] Je me sers des noms latins pour les divinités de l’Olympe grec, parce qu’ils sont plus connus, bien qu’il soit aussi erroné de les désigner ainsi que de donner le même nom de Dieu au Jehovah Juif, au Père éternel chrétien et à l’entité métaphysique panthéiste.

[2] « La plupart des prêtres égyptiens, dit Plutarque, veulent que le nom de Sérapis soit composé de ceux d’Apis et d’Osiris, fondés sur ce point de doctrine que Apis est l’image la plus belle d’Osiris » (de Iside).

 

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Chapitre 11 - De Hegel à Marx

L’hégélianisme dans une impasse

Avec Hegel, nous atteignons l’apogée de l’histoire des systèmes philosophiques. Le développement de chaque partie du système hégélien est tellement complet qu’il semble difficile d’y ajouter quoi que ce soit. Il ne reste plus qu’à faire tourner un nombre infini de variations sur les mêmes thèmes, comme dans l’univers complexe de J. S. Bach.

Et pourtant, à l’heure de son plus grand triomphe, le système hégélien s’engagea dans une phase de déclin et de décomposition irréversibles. Cette crise s’explique simplement : les problèmes que Hegel avait soulevés – sous une forme extraordinairement exhaustive – ne pouvaient pas être résolus dans les limites d’une philosophie idéaliste. C’est la faiblesse inhérente à sa méthode idéaliste : elle ne part pas de la pensée humaine réelle, concrète, sensible, mais d’une abstraction que Hegel appelle la « conscience de soi ». Dans sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel part d’un stade élémentaire, embryonnaire, de la conscience, et passe par de multiples étapes qui, dans leur ensemble, embrassent toute l’histoire de la pensée humaine, de la religion à la science, en passant par l’histoire de la philosophie.

La méthode dialectique de Hegel marquait un énorme progrès ; elle a produit un grand nombre d’idées profondes et des éclairs de génie. Par endroits (notamment dans La philosophie de l’histoire), Hegel se rapproche du matérialisme. Mais comme son point de départ est idéaliste, le monde réel y est présenté sous une forme indirecte et déformée. C’est pourquoi, en fin de compte, malgré sa profondeur incontestable et toutes ses intuitions brillantes, la philosophie hégélienne s’est enfoncée dans une impasse.

L’Idée absolue est à la fois le point de départ et l’aboutissement de la Science de la logique. Le problème, ici, est que Hegel a renversé la relation réelle entre le sujet et l’objet. Certes, sa méthode est objective en ce sens qu’elle établit clairement la relation entre, d’un côté, les choses et les processus réels – et, de l’autre, leur reflet dans la conscience. Mais selon Hegel, c’est la pensée qui s’aliène d’elle-même, pénètre le monde matériel, s’y développe et s’y déploie, pour revenir à elle-même au terme d’un long parcours, sous la forme de l’Idée absolue : un universel qui s’est enrichi de toute la richesse du particulier.

Pour Hegel, l’Idée absolue est la pensée ayant pris pleinement conscience d’elle-même. La réalité n’est que de la pensée aliénée, de sorte que tout l’édifice hégélien n’est que l’écho fantomatique de la réalité. Or c’est précisément l’inverse qui est vrai. La pensée est de la matière qui a pris conscience d’elle-même. Nous ne pensons pas seulement avec notre esprit mais avec tous nos sens, et, en fait, avec tout notre corps. Ce qui relie l’homme au monde extérieur (la nature), ce n’est pas la pensée abstraite des individus, mais l’activité sensorielle et collective des hommes – le travail social, qui transforme la nature et, ce faisant, transforme l’humanité elle-même.

 

L’hégélianisme après Hegel

Certains philosophes ont tenté de poursuivre l’œuvre de Hegel sans la remettre en cause, et donc en restant dans le cadre de la philosophie traditionnelle. La droite hégélienne était représentée par des hommes tels que Karl Friedrich Göschel, Johann Philipp Gabler, Johann Karl Friedrich Rosenkranz et Johann Eduard Erdmann. Ils se basaient sur le côté le plus faible et le plus conservateur de Hegel.

Selon eux, la dialectique hégélienne avait été menée à son terme ; il ne restait plus qu’à répéter mécaniquement de vieilles phrases, qui pouvaient être plaquées de l’extérieur sur n’importe quel contenu. Ceci eut pour effet de discréditer la dialectique, qui a commencé à être considérée comme un simple exercice de ruse verbale et de sophistique. Ces disciples auto-proclamés de Hegel possédaient tous les défauts du maître, mais aucune de ses qualités. En conséquence, leurs écrits sont très inférieurs à l’œuvre de Hegel, et sont tombés dans un oubli bien mérité.

 

L’hégélianisme comme instrument de la réaction

Pour les hégéliens de droite, l’Etat autocratique prussien représentait le point culminant de tout le développement social. Ce faisant, ils semblaient suivre leur maître ; mais en réalité, ils ne reprenaient qu’un côté de la pensée de Hegel, son côté le plus faible et le moins intéressant. A la fin de sa vie tout au moins, Hegel – dont les idées philosophiques étaient à la fois mystiques et idéalistes – était politiquement conservateur, et avait tendance à soutenir l’Etat absolutiste prussien. Oui, tout cela est exact et bien connu. Mais cela n’épuise pas le sujet et ne rend pas justice au caractère essentiel, dialectique, de la pensée de Hegel.

En fait, les autorités allemandes ont rapidement compris les implications subversives et révolutionnaires de la dialectique hégélienne. Conscient du danger qu’elle représentait, l’establishment philosophique allemand s’est efforcé de prendre ses distances avec Hegel, et a préféré soutenir le mouvement de « retour à Kant ». Dans d’autres pays, à l’inverse, le côté conservateur de l’hégélianisme lui a valu d’être accueilli avec enthousiasme. Ce fut notamment le cas en Grande-Bretagne, où les éléments mystiques et idéalistes de Hegel ont été considérés comme un bon antidote au matérialisme.

 

L’hégélianisme dans le monde anglo-saxon

A cette époque, la religion menait un combat d’arrière-garde contre les progrès de la science, et en particulier contre les idées évolutionnistes de Charles Darwin, qui menaçaient directement l’idée de création, et donc de l’existence de Dieu, le Créateur suprême. C’est précisément la peur du matérialisme – avec ses connotations subversives et révolutionnaires – qui explique la popularité de l’hégélianisme dans les universités britanniques au cours des dernières décennies du XIXe siècle.

L’establishment académique britannique cherchait une arme philosophique pour terrasser le monstre du matérialisme, et il l’a trouvée dans l’idéalisme hégélien. Comme le souligne John Passmore : « En Allemagne, l’hégélianisme avait complètement échoué à arrêter les progrès du matérialisme ; il n’en reste pas moins qu’il a été introduit en Grande-Bretagne dans ce but précis. » De même, aux Etats-Unis, les hégéliens de Saint-Louis pensaient avoir trouvé dans sa philosophie « une épée avec laquelle frapper le monstre à trois têtes de l’anarchie en politique, du traditionalisme en religion et du naturalisme en science »[1].

On assistait donc au spectacle étonnant de l’importation de la philosophie allemande (ou plus exactement, d’une caricature de philosophie allemande) dans les universités britanniques, cependant que la « théorie de la connaissance » – cet élément central de l’empirisme anglais – s’exportait en Allemagne, où elle était accueillie avec un même enthousiasme. Pendant un certain temps, les rôles traditionnels ont donc été inversés, sans le moindre résultat positif dans les deux cas. L’ouvrage de J. H. Stirling, The Secret of Hegel (1865), est typique de l’école britannique de l’hégélianisme vulgarisé. Sa lecture a inspiré la remarque suivante : « Si Hegel avait un secret, Stirling l’a bien gardé ! ».

Lorsque le grand homme était encore en vie, il n’avait reçu que peu d’attention de la part de l’establishment philosophique britannique, dont l’obsession empiriste nourrissait une méfiance profonde à l’égard de la pensée abstraite et des grandes généralisations théoriques. C’était – et cela demeure – la faiblesse centrale de toute la philosophie anglo-saxonne.

 

La dissolution de l’école hégélienne

En Allemagne, la décadence interne de l’école hégélienne a conduit à sa fragmentation en un certain nombre de sectes rivales. Après la mort de Hegel, en 1831, sa philosophie se désintégra, victime de ses propres contradictions internes. Mais la décadence de l’hégélianisme ne pouvait pas manquer de provoquer une réaction. L’école hégélienne se divisa en deux tendances : une aile droite et une aile gauche. Le marxisme fut l’une des expressions de ce processus, et il s’éloigna de la philosophie au sens traditionnel du terme.

C’est à Marx et Engels qu’il revient d’avoir sauvé de l’oubli le noyau sain de la pensée de Hegel – et de l’avoir restauré sous la forme du matérialisme dialectique et historique. Les premiers écrits des fondateurs du socialisme scientifique affichent clairement leurs origines hégéliennes. Le véritable règlement de comptes avec Hegel commence avec La Sainte Famille, puis L’Idéologie allemande et, surtout, les célèbres Thèses sur Feuerbach. Mais le marxisme n’a pas surgi, armé de pied en cap, comme Athéna de la tête de Zeus. Marx et Engels ont dû passer, d’abord, par l’école préparatoire de la gauche hégélienne.

 

La gauche hégélienne

Nous l’avons dit : la droite hégélienne n’a pas produit une seule figure digne d’être étudiée. Bien plus intéressante était l’aile gauche qui s’est cristallisée autour d’un groupe de libres penseurs allemands radicaux. Opposés aux réactionnaires conservateurs et connus sous les noms de « jeunes hégéliens » (Junghegelianer), d’« hégéliens de gauche » (Linkshegelianer) ou encore de « gauche hégélienne » (die Hegelsche Linke), ces jeunes hommes courageux ont tenté de tirer des conclusions radicales de la philosophie de Hegel.

Ce n’était pas un hasard. Les jeunes hégéliens étaient le produit de l’effervescence religieuse, philosophique et politique qui régnait en Allemagne à cette époque. Cette période se situe entre la Révolution de 1830 en France, qui a renversé Charles X, le monarque réactionnaire Bourbon, et la vague de révolutions qui a balayé l’Europe – y compris l’Allemagne – en 1848 et 1849. La gauche hégélienne représentait l’aile radicale des disciples de Hegel. Active dans les années 1830 et 1840, elle interprétait les idées de Hegel dans l’esprit du libéralisme allemand. Ses principaux membres étaient David Strauss, Arnold Ruge, Max Stirner, Bruno et Edgar Bauer. Mais il y avait aussi Ludwig Feuerbach et Moses Hess. Dans un premier temps, les jeunes Marx et Engels firent partie, eux aussi, de ce mouvement.

Malgré ses prétentions révolutionnaires, cette école était entièrement préoccupée par des questions philosophiques abstraites et par la critique de la religion, comme en témoigne la publication en 1835 de La vie de Jésus (Das Leben Jesu) de David Strauss. Il s’agit d’une analyse critique de la Bible, dans laquelle Jésus est dépeint comme une personnalité historique ordinaire. Plus tard, Bruno Bauer a soutenu que la religion était une fausse conscience et que la personne de Jésus était une fiction. Cette critique radicale du Nouveau Testament représentait un progrès important dans les études bibliques. Elle jeta les bases des écrits de Marx et Engels sur la religion, mais aussi de ce chef-d’œuvre du matérialisme historique qu’est l’ouvrage de Karl Kautsky sur Les fondements du christianisme.

Les théories de Strauss et Bauer étaient très audacieuses pour l’époque. Il fallait du courage pour défier les idées de l’Eglise dans un contexte de réaction générale et de censure étouffante. Mais malgré quelques avancées, leur approche générale demeurait idéaliste, et donc condamnée à la stérilité. L’une de leurs principales préoccupations était d’analyser comment une fausse conscience émerge, dans la société, et s’assure un pouvoir sur l’esprit des hommes. Le caractère abstrait des discussions des jeunes hégéliens découlait, pour partie, de la stricte censure à laquelle ils étaient soumis. L’art, la littérature et la religion étaient les seuls domaines dans lesquels un certain degré de pensée critique était autorisé.

Vers 1840, des discussions politiques surgirent dans les rangs des jeunes hégéliens, lorsque l’intronisation de Frédéric-Guillaume IV entraîna un certain relâchement de la censure. Néanmoins, leurs prises de position sur la religion, la philosophie et la politique restaient marquées par une terminologie obscure et abstraite, caractérisée notamment par l’utilisation récurrente du mot « critique ». Plus tard, dans L’Idéologie allemande et La Sainte Famille, Marx et Engels en firent la satire. Malgré sa phraséologie radicale, le débat entre les deux principaux jeunes hégéliens – Strauss et Bauer – ne sortait pas des limites du système idéaliste de Hegel.

Strauss soutenait que les légendes évangéliques résultaient d’une créativité mythologique spontanée, subconsciente, de la part des premières communautés chrétiennes. Il y voyait une expression de l’esprit du peuple. A l’inverse, Bauer situait l’origine des récits bibliques dans l’activité de certains prédicateurs religieux exceptionnels, créant consciemment les mythes qui constituent un élément nécessaire au développement historique de la conscience de soi de l’humanité. C’est Bauer qui sortit victorieux de sa polémique avec Strauss. Sa philosophie idéaliste et subjectiviste devint la principale base théorique de l’hégélianisme de gauche. Mais au fond, rien n’avait changé. Strauss et Bauer critiquaient Hegel de deux points de vue différents, mais sans jamais sortir du cadre fondamental de l’idéalisme.

 

Les limites des hégéliens de gauche

Les implications révolutionnaires de la philosophie de Hegel étaient déjà sensibles dans les écrits des hégéliens de gauche, quoique d’une façon confuse et encore idéaliste. Pour aller plus loin, il fallait un bouleversement complet : l’abandon total de l’idéalisme et le passage au matérialisme. Mais les hégéliens de gauche en étaient incapables. En fait, ils allaient dans une direction diamétralement opposée. Hegel, au moins, était un idéaliste objectif, dont la pensée profonde se rapprochait de la réalité en de nombreuses occasions. La voie à suivre à partir de Hegel – la seule voie de progrès possible – était le matérialisme.

En tentant de constituer une alternative à Hegel, les hégéliens de gauche sont tombés dans le piège du subjectivisme. L’idéalisme subjectif n’est pas supérieur à l’idéalisme objectif ; il lui est très inférieur, au contraire. C’est la plus vide, la plus superficielle et la moins gratifiante de toutes les écoles de pensée philosophique (et c’est celle qui a dominé la philosophie pendant tout le XXe siècle). La principale caractéristique des écrits des hégéliens de gauche était un individualisme extrême, selon lequel la force motrice de l’histoire serait « l’individu pourvu de pensée critique ». A l’inverse, ils considéraient les masses comme les « ennemis de l’esprit » et du progrès. Ils ne tenaient absolument pas compte des développements économiques et sociaux. Toute leur rhétorique révolutionnaire se réduisait à une succession de phrases creuses.

Leur « critique » les a conduits, d’une part, au rejet de toute forme de christianisme et, d’autre part, à cette philosophie très particulière – « l’égoïsme radical » – prônée par Max Stirner dans son livre : L’Unique et sa propriété. C’est l’un des documents fondateurs de l’anarchisme et, au passage, une preuve de sa relation avec l’individualisme petit-bourgeois. Au fond, il ne s’agissait que d’une aspiration idéalisée à la démocratie libérale (bourgeoise).

Ce fatras d’idées radicales et confuses a eu des effets considérables lorsqu’il est entré dans le cerveau d’un jeune radical russe, Mikhaïl Bakounine, qui proclama que « la joie de la destruction est en soi une joie créatrice ». Cette école de pensée était une impasse totale. En 1844, elle avait cessé d’exister comme force cohérente, même si certains écrits de Bauer demeuraient intéressants.

 

Ludwig Feuerbach

Entre Hegel et Marx se tient la figure tragique de Ludwig Feuerbach (1804-1872). Il fut le premier à critiquer Hegel d’un point de vue matérialiste. Il caractérisait la philosophie hégélienne comme « le dernier refuge, le dernier soutien rationnel de la théologie ». [2]

Né à Landshut, en Bavière, le jeune Feuerbach entreprit des études de théologie à Heidelberg, mais il y renonça au bout d’un an et, à l’âge de 20 ans, partit à Berlin pour étudier la philosophie sous la direction de Hegel. Il tomba aussitôt sous le charme du grand homme et devint un ardent hégélien. Par la suite, il enseigna la philosophie à Erlangen.

Bien qu’il ait été assimilé à la gauche hégélienne, Feuerbach était mécontent de son idéalisme vide et abstrait. Il s’engagea dans une vaste critique matérialiste de la philosophie de Hegel, caractérisant son idéalisme comme « la dernière tentative de restaurer, dans la philosophie, la vitalité perdue du christianisme ».[3] Feuerbach comprenait que la racine de l’idéalisme hégélien (en fait, de tout idéalisme) était la religion. Il écrivait : « La philosophie moderne est issue de la théologie ; elle n’est elle-même rien d’autre que de la théologie dissoute et transformée en philosophie ».[4]

Il entreprit donc de s’attaquer à la racine de l’idéalisme en s’attaquant à la religion elle-même. Il le fit dans L’Essence du christianisme. Publié en 1841, ce livre eut des conséquences révolutionnaires. Cette interprétation matérialiste du phénomène religieux marquait un grand progrès en direction d’une rupture définitive avec l’idéalisme. Il est difficile d’en surestimer l’impact, à l’époque. A ses contemporains, Feuerbach faisait penser à Prométhée, le Titan qui osa voler le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Cela marquait une grande révolution philosophique.

L’impact de ce livre fut particulièrement important sur les jeunes Marx et Engels. Plus tard, ce dernier écrivit : « L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des feuerbachiens. »[5] Seul Feuerbach était déterminé à rompre ouvertement avec l’idéalisme hégélien. En lieu et place du vieux mysticisme, il proclama une conception entièrement nouvelle, une doctrine matérialiste de l’unité de l’homme et de la nature : « La matière est un objet essentiel pour la raison. S’il n’y avait pas de matière, il n’y aurait aucun stimulant et pas de matériel pour la pensée, et donc pas de contenu. On ne peut pas renoncer à la matière sans renoncer à la raison ; on ne peut pas reconnaître la matière sans reconnaître la raison. »[6]

Son virage matérialiste était très audacieux. Il exigeait du courage, en particulier dans le contexte de la réaction politique en Europe et des politiques répressives de l’Etat prussien. Ce fut une inspiration pour les jeunes Marx et Engels. Mais au final, ce fut un échec. Les conclusions de Feuerbach étaient extrêmement faibles. Sa seule alternative à la domination de la religion était l’éducation, la morale, l’amour, et même une nouvelle religion.

Très vite, Marx et Engels prirent conscience des limites de cette philosophie. Ils étaient déçus par le fait que Feuerbach refusait de tirer toutes les conclusions de ses propres idées. Ses écrits, et en particulier L’Essence du christianisme, contenaient de précieuses idées sur des thèmes tels que l’aliénation ou le lien entre idéalisme et religion. Il critiquait sévèrement le caractère idéaliste de la dialectique hégélienne. De manière générale, il fit descendre la philosophie du ciel de la spéculation vers le monde des hommes – des hommes normaux, matériels, qui font partie intégrante de la nature dont ils sont issus. C’était un pas en avant important. Mais ce matérialisme n’était pas capable de répondre aux questions qu’il posait. Au centre de cette philosophie se trouve l’homme. Cependant, Feuerbach comprend l’homme non comme un être social, mais comme un individu abstrait. Dès lors, cette philosophie n’a plus beaucoup de rapport avec le monde réel des hommes et des femmes.

Malgré ses limites, L’Essence du christianisme conserve toujours un intérêt considérable du fait de ses brillantes remarques sur les racines sociales et historiques de la religion. Feuerbach considérait la religion comme une aliénation de l’homme, par laquelle des caractéristiques humaines sont objectivées et traitées comme des choses surnaturelles. C’est comme si l’homme souffrait d’une division interne à sa personnalité, et contemplait sa propre essence en Dieu. Pour Feuerbach, le problème central de l’aliénation est religieux ; en adorant Dieu, les hommes et les femmes adorent leur propre être aliéné : « L’homme – et c’est le secret de la religion – objective son être, puis se fait lui-même l’objet de son être objectivé, qu’il a transformé en un sujet, une personne. Il devient l’objet d’un autre être ».[7]

Cette idée était indubitablement correcte, mais faisait totalement l’impasse sur l’origine et le ressort central de toute aliénation sous le capitalisme : l’aliénation du travailleur dans le processus de production. A travers leur travail collectif, les travailleurs créent un pouvoir étranger – le capital – qui les opprime et les exploite. Dans les écrits de Feuerbach, l’homme figure sous une forme abstraite, unilatérale, irréelle. Les hommes et les femmes véritables, concrets, ne sont pris en compte qu’avec l’avènement de la philosophie marxiste.

L’erreur centrale de Feuerbach réside dans le fait de s’être contenté de nier la philosophie de Hegel. Autrement dit, il a jeté le bébé avec l’eau du bain. En rejetant cette philosophie, il a rejeté son noyau rationnel : la dialectique. C’est ce qui explique le caractère unilatéral du matérialisme de Feuerbach, et son échec final.

Feuerbach a payé ses idées radicales au prix fort. Il a été sauvagement persécuté par les autorités. Renvoyé de l’Université en 1830, il a passé ses dernières années comme un personnage tragique et pratiquement oublié, dans un village obscur. Quelqu’un a fait remarquer que la formule la plus triste, dans n’importe quelle langue, est « aurait pu être ». C’est plus vrai de Feuerbach que de tout autre philosophe. Ayant passé la plus grande partie de sa vie dans le désert, son destin, tel un Jean-Baptiste philosophique, fut d’ouvrir la voie à d’autres. Sa défense du matérialisme prépara le terrain à la révolution philosophique accomplie par Marx et Engels. Il fut le catalyseur d’un nouveau mouvement.

La révolution de 1848 fit tomber dans l’oubli les idées de Feuerbach et de la gauche hégélienne. Des idées qui avaient semblé radicales, quelques années auparavant, ne paraissaient plus pertinentes. Seul le programme révolutionnaire de Marx et Engels résista à l’épreuve du feu. Feuerbach ne comprit pas la révolution et resta à l’écart du nouveau mouvement fondé par Marx et Engels – même si, à la fin de sa vie, il rejoignit le Parti social-démocrate allemand, ce qui doit être mis à son crédit.

 

Une collaboration extraordinaire

« Lorsqu’en été 1844 j’allai voir Marx à Paris, nous constatâmes notre complet accord dans toutes les questions théoriques ; et c’est de cette époque que date notre collaboration. »[8] Ces quelques mots d’Engels évoquent le début de l’une des collaborations les plus célèbres et les plus fructueuses de tous les temps : celle de Karl Marx et de Friedrich Engels. Pendant de nombreuses années, les ennemis du marxisme (et même certains soi-disant marxistes) ont tenté d’enfoncer un coin entre ces deux géants. De mille façons, ils se sont efforcés de « prouver » que ce qu’Engels a écrit – par exemple, dans le domaine de la philosophie – n’était pas ce que pensait Marx, et ainsi de suite.

Cette falsification stupide est immédiatement démentie par la lecture, même la plus superficielle, de la volumineuse correspondance entre les deux hommes, qui remplit neuf tomes des Œuvres de Marx et Engels (édition anglaise), et qui court de 1844 jusqu’à la mort de Marx, en 1883. Ces lettres montrent à quel point les deux hommes ont étroitement collaboré, et comment ils ont élaboré et développé ensemble les théories du socialisme scientifique. Marx et Engels étaient tous deux extrêmement scrupuleux en matière de théorie, de sorte qu’ils ne laissaient jamais passer aucun désaccord sans le commenter. Or on ne trouve aucun désaccord sérieux. Leurs seules divergences portaient sur des questions secondaires ou tactiques – par exemple, sur la question de savoir qui sortirait vainqueur de la guerre civile américaine.

Sur les questions de principes ou de méthodologie, il n’y avait aucune divergence significative entre Marx et Engels. Leurs idées étaient si étroitement liées que Marx demandait souvent à Engels d’écrire des articles en son nom. Cette étroite collaboration – cimentée par une solide amitié – a commencé lorsque les deux jeunes hommes se sont lancés avec enthousiasme dans la bataille des idées, c’est-à-dire lorsqu’ils ont croisé le fer avec les jeunes hégéliens, mais aussi souligné les limites et les carences des idées de Feuerbach.

Le front uni de Marx et d’Engels a immédiatement porté ses fruits avec la publication d’un des ouvrages fondateurs de la philosophie marxiste, La Sainte Famille, ou la critique de la critique critique, écrit entre septembre et novembre 1844, et publié pour la première fois en février 1845. Ce livre infligea un coup mortel aux hégéliens de gauche.

Marx et Engels soumirent les idées philosophiques des hégéliens de gauche à une critique féroce, épicée de l’ironie la plus mordante. Ils démolirent le subjectivisme idéaliste de la « conscience de soi ». Ils soulignèrent que la réalité perçue par les sens existe indépendamment de la conscience de l’observateur, de sorte que le monde continue d’exister même lorsque le sujet n’est pas présent pour le percevoir. C’est une chose que la plupart des gens acceptent sans se poser de questions. Mais les philosophes sont une race étrange, et les idéalistes subjectifs sont les plus étranges de tous. A propos de Bruno Bauer, Marx et Engels écrivaient qu’il « transforme d’abord le monde extérieur à lui en une apparence, en une simple lubie de son cerveau, et déclare après-coup que cette fiction est ce qu’elle est vraiment : une pure imagination »[9].

Ils soulignaient que l’idéalisme subjectif débouchait fatalement sur un individualisme extrême, sur la promotion du héros individuel au rang de moteur de l’histoire, et sur un rejet méprisant du rôle des masses comme agent historique. A ce sujet, ils écrivaient avec ironie : « La Critique critique, pour laquelle l’humanité se fond en une Masse dénuée d’esprit, nous fournit le témoignage le plus éclatant de l’infinie petitesse que les hommes réels revêtent au regard de la philosophie spéculative. »[10]

Le 1er août 1844, Marx écrivait à Feuerbach au sujet de la Literatur-Zeitung, le mensuel de Bruno Bauer : « Le caractère de la Literatur-Zeitung peut être réduit à ceci : "La critique" est transformée en un être transcendantal. Ces Berlinois ne se considèrent pas comme des hommes qui critiquent, mais comme des critiques qui, par ailleurs, ont le malheur d’être des hommes. Ils ne reconnaissent donc qu’un seul besoin réel, celui de la critique théorique. Ils accusent des gens comme Proudhon d’avoir fait de quelque "besoin" "pratique" leur point de départ. En conséquence, cette critique tombe dans un intellectualisme triste et hautain. La conscience ou la conscience de soi est considérée comme la seule qualité humaine. »[11]

Marx cite l’opinion de Bauer selon laquelle la philosophie, ou plutôt la « critique » (selon le jargon des jeunes hégéliens), ne doit pas se laisser aller au sentiment ou à la passion. Bauer dit littéralement : « Le critique ne doit participer ni aux souffrances ni aux joies de la société ; il ne doit connaître ni l’amitié et l’amour, ni la haine et l’envie ; il doit trôner dans une solitude où seul le rire des dieux de l’Olympe – à propos de l’agitation du monde – résonne de temps en temps sur ses lèvres. »[12]

Marx commente : « L’amour, par exemple, est rejeté parce que l’être aimé n’est qu’un "objet". A bas l’objet. Cette critique se considère donc comme le seul élément actif de l’histoire. Elle considère l’humanité entière comme une masse, une masse inerte, qui n’a de valeur que comme antithèse de l’intellect. C’est pourquoi elle considère comme le plus grand des crimes le fait que le critique fasse preuve de sentiment ou de passion ; il doit être un sophos ironique et glacé. »[13] 

Cette critique de la « critique critique » est systématiquement développée dans La Sainte Famille, où Marx et Engels ont démontré que la philosophie subjectiviste de Bauer ne fait que mener à son terme logique l’idée fondamentale de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : la substance doit s’élever jusqu’à la conscience de soi.

Au lieu de ces abstractions sans vie, les fondateurs du socialisme scientifique ont procédé à partir d’hommes et de femmes réels, matériels, vivant dans la société et l’histoire réelles, et non dans le monde spirituel de la « conscience de soi » idéaliste.

 

La révolution de Marx en philosophie

Le matérialisme de Marx est très différent de l’ancien matérialisme, dit « mécaniste » (ou « métaphysique ») ; il avait une dette immense envers Hegel. Mais alors que ce dernier avait mis sur la tête la relation réelle entre le sujet et l’objet, Marx a inversé cette relation, la plaçant à nouveau sur des pieds fermement ancrés sur une base matérielle.

Le 20 août 1859, dans un article paru dans les n°14 et 16 de Das Volk, Engels fit un compte rendu bref mais très éclairant de la révolution philosophique opérée par Karl Marx. En voici un large extrait :

« Depuis la mort de Hegel, on a quasiment fait aucune tentative pour développer une branche de la science dans sa cohérence interne spécifique. L’école hégélienne officielle ne s’était approprié de la dialectique du maître que les astuces les plus simplistes, qu’elle appliquait à tout et n’importe quoi, souvent avec une incompétence ridicule. Tout l’héritage de Hegel se limitait, pour elle, à de simples schémas grâce auxquels on pouvait donner à n’importe quel sujet une forme arrangeante, et à une liste de mots et de formules dont le seul but était de surgir au bon moment, c’est-à-dire lorsque les idées et les connaissances positives faisaient défaut. Comme le disait un professeur de Bonn, ces hégéliens ne comprenaient rien à rien, mais pouvaient écrire sur tout. Et c’était bien le cas. Cependant, malgré toute leur vanité, ces messieurs étaient suffisamment conscients de leur faiblesse pour éviter les grandes tâches, autant que possible. Le vieux savoir pédant tenait bon en raison de la supériorité de ses connaissances positives. Lorsqu’enfin Feuerbach eut rompu avec la méthode spéculative, l’hégélianisme s’endormit peu à peu, et il sembla que le règne de la vieille méthode métaphysique, avec ses catégories fixes, débutait à nouveau dans la science. (...)

« Il y avait donc ici une question à résoudre qui n’avait rien à voir avec l’économie politique en tant que telle. Comment traiter la science ? Il y avait, d’une part, la dialectique hégélienne sous la forme tout à fait abstraite, "spéculative", dans laquelle Hegel l’avait laissée, et, d’autre part, la méthode métaphysique ordinaire, essentiellement wolffienne, qui était de nouveau en vogue et dont les économistes bourgeois se servaient pour écrire leurs épais volumes décousus. Kant, et surtout Hegel, avaient tellement discrédité la seconde méthode, sur le plan de la théorie, que son maintien dans la pratique n’était dû qu’à l’inertie et à l’absence d’une autre méthode simple. D’un autre côté, sous sa forme présente, la méthode hégélienne était tout à fait inutilisable. Elle était essentiellement idéaliste, alors qu’il s’agissait d’élaborer une conception du monde plus matérialiste que toutes les précédentes. La méthode de Hegel prenait comme point de départ la pensée pure, alors qu’ici les faits inexorables devaient constituer le point de départ. Une méthode qui, de son propre aveu, "partait de rien et passait par rien pour arriver à rien" n’était pas du tout adaptée sous cette forme. Cependant, parmi tout le matériau logique disponible, elle était le seul élément sur lequel on pouvait s’appuyer. Elle n’avait pas été soumise à la critique, elle n’avait pas été renversée ; aucun des adversaires du grand dialecticien n’avait pu faire une brèche dans son fier édifice. Elle a été oubliée parce que l’école hégélienne n’a pas su l’appliquer. Il était donc indispensable de commencer par soumettre la méthode hégélienne à une critique approfondie.

« Ce qui distingue le mode de pensée de Hegel de celui de tous les autres philosophes, c’est l’exceptionnel sens historique qui le sous-tend. Aussi abstraite et idéaliste que soit la forme employée, le développement de ses idées est toujours parallèle au développement de l’histoire du monde, et à vrai dire ce dernier ne devait être que l’épreuve du premier. Bien qu’il s’agisse là d’une inversion et d’un renversement de la relation réelle, le véritable contenu n’en pénétrait pas moins toute sa philosophie, et ce d’autant plus que Hegel, contrairement à ses disciples, ne s’appuyait pas sur l’ignorance, mais était l’un des penseurs les plus érudits de tous les temps. Il fut le premier à essayer d’établir un développement, une cohérence interne dans l’histoire, et, si curieuses que puissent nous paraître aujourd’hui de nombreuses choses dans sa philosophie de l’histoire, la grandeur de sa conception fondamentale est encore admirable, aujourd’hui, lorsqu’on la compare à ses prédécesseurs ou à ceux qui, à sa suite, se sont aventurés à formuler des observations générales sur l’histoire. Cette grandiose conception de l’histoire imprègne la Phénoménologie, l’Esthétique et l’Histoire de la philosophie ; la matière y est partout exposée historiquement, dans un contexte historique précis, même si c’est de manière abstraite et déformée.

« Cette conception de l’histoire, qui fit époque, était la condition théorique directe de la nouvelle conception matérialiste, et elle constituait déjà un point d’appui pour la nouvelle méthode logique. Puisque, même du point de vue de la "pensée pure", cette dialectique oubliée avait abouti à de tels résultats, et qu’elle s’était en outre débarrassée avec la plus grande facilité de l’ancienne logique et de l’ancienne métaphysique, il fallait bien qu’elle soit plus que de la sophistique et qu’une façon de couper les cheveux en quatre. Mais la critique de cette méthode, que toute la philosophie officielle avait éludée et élude encore, n’était pas une mince affaire.

« Marx était et reste le seul à pouvoir entreprendre le travail consistant à extraire de la logique hégélienne le noyau contenant les véritables découvertes de Hegel dans ce domaine, et à élaborer la méthode dialectique, débarrassée de son enveloppe idéaliste, sous la forme simple où elle devient le seul mode correct de développement de la pensée. L’élaboration de la méthode qui sous-tend la critique de l’économie politique par Marx est, à notre avis, un résultat à peine moins important que la perspective matérialiste fondamentale. »[14]

 

Les Thèses sur Feuerbach

Les Thèses sur Feuerbach sont peut-être le plus important des premiers écrits de Marx. Elles ont constitué une étape décisive dans la rupture avec le matérialisme unilatéral de Feuerbach et dans l’adoption d’une nouvelle orientation. Ces quelques paragraphes et phrases très denses contiennent une révolution philosophique.

Commençons par la première thèse : « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach – est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme – mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. »

Cette thèse a souvent suscité une certaine perplexité. Sa signification n’est pas immédiatement claire, et elle ne peut le devenir qu’à condition de la replacer dans le contexte de l’histoire de la philosophie. Cependant, l’idée qu’elle contient est le point de départ du matérialisme dialectique – et du marxisme en général.

L’ancien matérialisme était unilatéral en ce sens qu’il considérait la pensée humaine de manière statique, passive et contemplative. L’homme n’était qu’un observateur de la nature, prenant note des « faits ». Comme l’écrivait Schwegler : « Pour lui, l’esprit est en soi vide, un simple miroir du monde extérieur, une chambre noire dans laquelle tombent les images des choses, sans aucune contribution ni action de sa part ; tout son contenu est dû aux impressions que lui font subir les choses matérielles. »[15]

Le matérialisme mécaniste n’a pas su résoudre ce problème et parvenir à une compréhension scientifique du rapport réel entre le sujet et l’objet. C’est ce que Marx souligne dans ses Thèses sur Feuerbach. Le vieux matérialisme était limité par le niveau de la science de l’époque, qui était très rigide et mécaniste (Engels parlait d’un « point de vue métaphysique », le terme « métaphysique » signifiant ici « formaliste » et « mécaniste »).

La mécanique considère la relation entre le sujet et l’objet de manière simpliste, statique et unilatérale : pousser, tirer, soulever ; inertie, leviers, poulies, etc. Tout mouvement est transmis de l’extérieur. L’univers mécanique de Newton avait besoin que le Tout-Puissant lui donne une première impulsion pour le mettre en mouvement. Mais après cela, il fonctionnait parfaitement, comme une horloge. La relation était passive et unilatérale.

Dans cet univers mécanique, il n’y a que peu ou pas de place pour l’activité subjective et l’initiative créatrice. Chaque action y est prédéterminée par les lois éternelles de la nature. A l’inverse, les idéalistes ont exagéré le rôle du sujet. Ils sont allés jusqu’à affirmer que l’existence de l’objet dérive du sujet.

La conception de l’activité du sujet a été développée, notamment, par l’idéalisme objectif de Hegel. Voilà à quoi Marx se réfère en soulignant que l’élément subjectif a été développé par les idéalistes, et non par les matérialistes. C’est la réunion des deux éléments – la conception de l’activité du sujet des idéalistes et la notion de l’objectivité du monde matériel – qui constituait la clé de la résolution du problème.

 

La deuxième thèse

« La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. » (Deuxième Thèse sur Feuerbach)

Le problème de la connaissance (épistémologie) n’a pas cessé d’occuper une place centrale dans l’histoire de la philosophie. Mais ce prétendu problème ne se pose que lorsque la connaissance humaine est considérée a) comme quelque chose de distinct d’un corps physique, et b) comme quelque chose de distinct du monde matériel.

Marx et Engels ont exposé les fausses prémisses qui sont à la base de l’épistémologie idéaliste. Il s’agit d’une sorte d’escroquerie, qui commence par séparer la définition générale des choses individuelles de leur réalité concrète, pour ensuite présenter la définition générale comme la source et la cause première des objets de la perception sensible.

Par exemple, le concept général de « fruit » est séparé des fruits réels, puis déclaré être la véritable substance des poires, des pommes et des oranges. Du point de vue de l’idéalisme spéculatif, la distinction entre les pommes, les poires et les oranges est immatérielle. Mais dans la vie réelle, ce n’est pas du tout le cas. Personne n’a jamais mangé un « fruit » abstrait, mais seulement des pommes, des oranges, etc. Engels faisait remarquer qu’un minéralogiste qui se contenterait d’affirmer que tous les minéraux sont des modifications du « minéral en général », au lieu d’étudier leurs véritables distinctions qualitatives, « ne serait minéralogiste que dans son imagination. »[16]

Cela signifie-t-il que les abstractions n’ont aucune valeur, qu’elles sont seulement les produits arbitraires de notre imagination ? Pas du tout ! La pensée abstraite est un outil très puissant pour pénétrer les secrets de la nature et permettre à l’homme d’en acquérir la maîtrise. En définissant la nature des choses, nous pouvons atteindre leur essence cachée, les traits généraux qui leur donnent leur identité spécifique. Sans ces généralisations abstraites, la pensée rationnelle serait impossible. En fait, comme le soulignait Hegel, il est impossible de prononcer même la phrase la plus simple (« Marie est une femme » ; « Ceci est une maison » ; « Fido est un chien », etc.) sans passer du particulier à l’universel.

Cependant, les abstractions de la pensée ne sont pas tombées du ciel. Elles sont toutes dérivées de l’observation des choses matérielles et de l’expérience du monde réel. Elles n’auraient absolument aucune valeur si elles ne correspondaient pas étroitement au monde réel et matériel. Ce processus s’est déroulé sur une très longue période – si longue, en fait, que les véritables origines de la pensée et du langage humains sont depuis longtemps tombées dans l’oubli.

Bien avant que les hommes et les femmes ne développent l’idée du cercle, ils ont observé un nombre incalculable d’objets ronds : le soleil, la lune, un tronc d’arbre coupé en deux, etc. A partir de ces observations, ils ont fini par arriver à l’idée de « rondeur », et donc de cercle. Dans la vie réelle, personne n’a jamais vu de cercle abstrait, car une telle chose n’a jamais existé et n’existera jamais. Les idéalistes conçoivent les abstractions comme si elles avaient une existence réelle. Le monde matériel n’est pour eux qu’une imitation grossière et imparfaite de l’Idée (ou des Idées). En réalité, c’est tout le contraire. Comme Aristote – « le grand définisseur » – le soulignait il y a fort longtemps : « Mais bien sûr, il ne peut y avoir de maison en général en dehors des maisons particulières. »

 

Le noyau rationnel de Hegel

Il revenait à Marx et Engels de mener la critique hégélienne du kantisme jusqu’à sa conclusion logique : la rupture complète avec l’idéalisme. Alors que Feuerbach rejetait l’ensemble des idées de Hegel, Marx et Engels ont compris que la philosophie hégélienne contenait un élément d’une très grande valeur : la dialectique. Chez Hegel, la dialectique est obscure et ses vérités profondes noyées dans une masse de raisonnements abstraits et abscons. Une fois débarrassée de son enveloppe mystique, idéaliste, et placée sur une base scientifique solide (matérialiste), la dialectique de Hegel fournit le point de départ d’une véritable révolution philosophique.

Il fallait le génie d’un Marx pour découvrir le noyau rationnel qui se cache dans les pages de la Logique de Hegel – et pour l’appliquer au monde réel, matériel. Marx a également dévoilé le défaut central du « matérialisme anthropologique » de Feuerbach : sa réduction de l’individu à une entité abstraite. Or l’activité humaine réelle (le travail) n’est pas le fait d’individus isolés ; elle est nécessairement – et par essence – collective.

Le problème de la relation entre le sujet et l’objet (entre la pensée et l’être) a été finalement résolu par Marx, qui a fait remarquer qu’en définitive, tous les problèmes de la philosophie sont résolus dans la pratique : « La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. » Le matérialisme rejette la notion selon laquelle l’esprit (la conscience, l’âme, etc.) serait quelque chose d’indépendant de la matière. La pensée n’est que le mode d’existence du cerveau, lequel, comme la vie elle-même, est de la matière organisée d’une certaine manière. L’esprit est la somme totale de l’activité du cerveau et du système nerveux. Mais ici, dialectiquement, le tout est plus grand que la somme des parties.

Les idéalistes persistent à présenter la conscience comme un « mystère », comme quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre. Caché derrière cette façon d’imposer une limite absolue à ce que les simples mortels peuvent connaître, il y a le monde spirituel, obscur, de la superstition religieuse, et tout le misérable charabia dont la science aurait dû se débarrasser de longue date. De fait, malgré tout, la science poursuit sa marche en avant, résolvant un à un tous les vieux mystères et forçant la religion à reculer, pas à pas, en protestant bruyamment de son droit à l’existence.

Le point de vue matérialiste est en phase avec les avancées de la science, qui peu à peu découvre le fonctionnement du cerveau et en révèle les secrets. Or il n’y a pas de limite absolue à ce processus de développement du savoir. Ce que nous ne savons pas aujourd’hui, nous sommes sûrs de le savoir demain, ou après-demain. La véracité du matérialisme est établie, non dans des débats académiques abstraits, mais à travers le développement social et l’histoire des sciences. L’homme ne se contente pas de contempler la nature ; il la transforme activement, et c’est cette incessante activité productive qui démontre la justesse – ou non – des idées. Engels le soulignait en ces termes : « La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique [kantienne], comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la "chose en soi" insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles "choses en soi" jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par-là, la "chose en soi" devint une chose pour nous (…) ».[17]

 

L’idéalisme subjectif

Une nouvelle complication apparaît avec l’idéalisme subjectif, qui a émergé avec Berkeley et Hume comme une tendance définie – et qui, après être passé dans la philosophie de Kant, n’a pas cessé de semer la confusion. Emmanuel Kant était un philosophe d’envergure. Il a eu le grand mérite de soumettre les formes traditionnelles de la logique à une critique approfondie. Mais son talon d’Achille résidait dans sa position subjectiviste sur la théorie de la connaissance, qu’il avait malheureusement reprise de David Hume.

C’est là que réside la source des principales faiblesses de Kant, de son ambiguïté, de son incohérence et de son agnosticisme. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre sur Kant, ce dernier a souligné les limites de la logique traditionnelle, mais il n’a pas su rompre avec elle ; il s’est embourbé dans toutes sortes de contradictions insolubles (les « antinomies »), qu’il n’a pas su résoudre. La théorie de la connaissance de Kant développe une conception unilatérale de la conscience, qui est présentée comme une barrière censée nous isoler du monde « extérieur ». Or en réalité, nous faisons partie de ce monde, nous n’en sommes pas séparés, et la conscience ne nous sépare pas du monde mais, au contraire, nous relie à lui. Dès le début, la relation des humains au monde matériel n’était pas contemplative, mais active. Comme le disait Goethe, le grand poète allemand : « Am anfang war die Tat ! » - « Au commencement était l’Action ! »

Nous ne pensons pas seulement avec notre cerveau, mais avec tout notre corps. La pensée doit être considérée, non comme une activité isolée (« le fantôme dans la machine », pour reprendre de Gilbert Ryle sa caricature de la théorie cartésienne de l’esprit et du corps[18]), mais comme faisant partie de l’expérience humaine dans son ensemble, de l’activité sensible humaine et de l’interaction avec le monde, y compris bien sûr le monde social. L’acte de penser doit être considéré comme faisant partie de ce processus complexe d’interaction permanente, et non comme une activité isolée qui s’y juxtaposerait mécaniquement. Le génial Hegel n’était pas loin de parvenir à cette vérité, mais il n’a pas réussi à faire le saut décisif de la théorie à la pratique, car il était aveuglé par ses prémisses idéalistes.

L’idéalisme subjectif de Kant a été magistralement réfuté par l’idéalisme objectif de Hegel. Mais après la mort de ce dernier, l’idéalisme subjectif a ressurgi et, sous tel ou tel déguisement, a constitué la tendance dominante de la philosophie bourgeoise, depuis lors. La deuxième des Thèses sur Feuerbach, de Marx, lui apporte une réponse définitive. Les arguments de l’idéalisme subjectif ne peuvent être complètement démolis qu’à condition de se placer d’un point de vue pratique – et d’aborder la théorie de la connaissance d’un point de vue historique concret, et non du point de vue d’une abstraction vide et statique.

Sous une forme embryonnaire, les éléments de cette conception dialectique étaient déjà présents chez Hegel. Dans son Histoire de la philosophie, il affirme que « l’être de l’esprit est son acte, et son acte est d’être conscient de lui-même. » Ainsi, chez Hegel, la pensée n’est pas seulement une activité contemplative. La forme la plus élevée de la pensée, qu’il appelle Raison, ne se contente pas d’accepter les faits donnés, mais les travaille et les transforme.

La contradiction entre la pensée et l’être, entre le « sujet » et l’« objet », est surmontée chez Hegel par le processus même de la connaissance, qui pénètre toujours plus profondément dans le monde objectif. Chez Hegel, cependant, au lieu d’hommes et de femmes véritablement humains, nous avons l’abstraction de la « conscience de soi ». La lutte réelle des forces historiques s’exprime sous la forme obscure d’une lutte des idées. Aucun progrès supplémentaire n’était possible sans une rupture complète avec l’idéalisme hégélien. Il fallait débarrasser la dialectique hégélienne de son déguisement idéaliste et la formuler d’une façon scientifique. Cette transition a été accomplie par Marx et Engels après leur rupture avec le matérialisme abstrait de Feuerbach.

 

L’algèbre de la révolution

Alexandre Herzen, un démocrate révolutionnaire russe du XIXe siècle, a dit de la dialectique qu’elle était « l’algèbre de la révolution »[19]. Lorsque Marx et Engels ont libéré de sa prison idéaliste le noyau rationnel de la philosophie hégélienne, ils ont transformé la dialectique en une arme puissante pour l’action révolutionnaire. Engels écrivait : « Ainsi la dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine – deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. Mais, du coup, la dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel, et, ce faisant, la dialectique de Hegel fut totalement renversée, ou, plus exactement : elle se tenait sur la tête, on la remit de nouveau sur ses pieds. Et cette dialectique matérialiste (…) était depuis des années notre meilleur instrument de travail et notre arme la plus acérée (…) »[20]

 

La troisième thèse sur Feuerbach

Dans la troisième Thèse, Marx écrit : « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société.

« La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. »

Ici, enfin, la pensée est unie à l’action – non pas l’action purement intellectuelle et unilatérale du savant, mais l’action humaine réelle et sensible. Des conclusions révolutionnaires en découlent inévitablement. Du point de vue du matérialisme, le développement des hommes et des femmes est déterminé par les conditions matérielles de leur existence sociale. C’est une évidence, et ce même si l’on tient compte de l’élément génétique qui, sans doute, joue un certain rôle dans ce développement.

Les contingences biologiques de la naissance fournissent la matière première du développement physique et mental de chaque homme et de chaque femme. Mais ce sont les circonstances objectives qui, en dernier ressort, décident de la manière dont ce développement s’accomplit. Albert Einstein était un génie, et il n’est pas impossible qu’un élément biologique y fût mêlé, qui se serait tôt ou tard exprimé d’une manière ou d’une autre, indépendamment de ses conditions de vie. Mais s’il était né fils d’un paysan sans terre dans un village indien, Einstein aurait peut-être acquis un niveau impressionnant de compétences dans la plantation du riz, et peut-être même se serait-il élevé au rang d’artisan du village. Peut-être, ou peut-être pas. Mais aurait-il développé la théorie de la relativité, qui a transformé la science au XXe siècle ? La réponse est dans la question.

Ceci dit, la simple idée que les conditions matérielles déterminent la vie des hommes et des femmes n’épuise pas la question. Si les conditions matérielles des masses constituent un obstacle insurmontable qui empêche des millions de personnes de réaliser leur véritable potentiel, comme êtres humains ; si ces conditions étouffent l’étincelle créatrice qui existe en chaque individu, d’une façon ou d’une autre, il s’ensuit que ces conditions objectives doivent être modifiées.

Un argument fréquemment avancé par les réformistes – pour s’opposer à l’idée d’une révolution – consiste à prétendre qu’il faut d’abord et surtout « éduquer les masses ». Il arrive même que de prétendus marxistes formulent une variante de cette idée fausse : ils tentent d’expliquer l’absence de révolution socialiste victorieuse par la prétendue « immaturité » des masses, qui ne seraient pas encore dignes d’accomplir une révolution, sans doute parce qu’elles n’ont pas lu les trois livres du Capital ! Pour être victorieux, les travailleurs devraient d’abord se rassembler autour de ces « marxistes » sectaires, qui les « éduqueront » et leur remettront, à la fin, un Certificat de Maturité. Armées de ce document prestigieux, les masses pourront alors prendre le pouvoir le lendemain matin, à neuf heures précises.

Marx faisait remarquer que les masses n’avaient pas besoin d’un tel certificat, mais que les « éducateurs », eux, avaient besoin d’être éduqués. Au fond, les arguments sophistiques des réformistes et des sectaires ne sont qu’une défense cynique du statu quo. Car ce sont précisément les conditions objectives de la vie, sous le capitalisme, qui constituent une barrière infranchissable entre la masse de la population et l’accès à la culture.

La société est divisée entre « ceux qui pensent » et « ceux qui font ». La Bible parlait de « ceux qui coupent du bois et ceux qui puisent de l’eau »[21]. Le mépris pour le travail manuel est à la fois le reflet des préjugés bourgeois et une tentative de justifier les structures, la morale et les valeurs de la société bourgeoise, une société dans laquelle le Moi (l’« individu ») est censé régner en maître. Le ressort de l’histoire humaine consisterait dans les actions et la volonté de protagonistes individuels, qu’ils soient des héros ou des méchants.

En réalité, dans les sociétés de classes, les individualités de la grande majorité de la population sont écrasées par les individualités d’une petite poignée de personnes qui possèdent et contrôlent les moyens de production – et donc la clé de la vie elle-même. Et à vrai dire, même cette minorité est soumise à des forces matérielles et sociales qu’elle ne contrôle pas. Ce sont les masses qui créent les richesses de la société et qui constituent l’écrasante majorité de l’humanité, mais elles n’ont ni histoire, ni nom ; leurs voix sont réduites au silence et leur existence est largement ignorée. Depuis plus de dix mille ans, la société est dominée par une minuscule minorité de privilégiés qui détiennent le monopole de la culture.

Marx expliquait que la réalité sociale détermine la conscience. Pour changer les hommes et les femmes, il faut changer leurs conditions d’existence. Mais comment transformer la société ? C’est toute la question ! Une transformation radicale de l’ordre social ne peut pas être atteinte au moyen d’une contemplation passive ou de discussions abstraites dans les départements des universités, mais uniquement par l’action révolutionnaire collective des masses opprimées elles-mêmes. Or les masses n’apprennent pas dans les livres, mais dans l’expérience concrète de la lutte des classes.

 

Huitième thèse : vers le Manifeste du parti communiste

« Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique. »[22]

Ces lignes constituent une rupture décisive avec le passé. Elles soulignent la nécessité de développer un mode de pensée entièrement nouveau : un type de philosophie qui serait, en fait, une théorie non-philosophique.

D’un point de vue matérialiste, la pensée n’est pas une activité isolée, car elle est indissociable de l’existence humaine en général. Marx expliquait que le travail, la production matérielle, est le mode d’existence spécifique de l’espèce humaine. Cette distinction entre l’homme et l’animal n’est pas naturelle ; elle émerge et se développe dans le processus de production à travers toute l’histoire de l’humanité, depuis le façonnage des premières haches en pierre brute jusqu’à la construction d’ordinateurs, de robots et de moyens de voyager dans l’espace.

L’humanité développe la pensée à travers une activité concrète et sensible, le travail collectif, et non seulement à travers une activité intellectuelle. En transformant le monde matériel par le travail, les hommes et les femmes se transforment aussi eux-mêmes et, ce faisant, étendent l’horizon de leur pensée. La puissance du travail réside dans la combinaison des efforts, des luttes et de la créativité d’un grand nombre d’hommes et de femmes. C’est cette combinaison créatrice qui donne naissance à toutes les merveilles de la civilisation.

Dans la puissance du travail social, nous voyons la réalisation concrète de ce que Hegel appelait l’unité du particulier et de l’universel. Pourtant, cette unité est obstinément niée. Les pensées et les actions de l’humanité sont présentées, non comme une activité collective, mais comme l’œuvre d’individus isolés. Derrière ce point de vue unilatéral se cache un préjugé profondément ancré, qui élève le travail intellectuel au rang d’élément prépondérant – voire unique – du progrès humain, tandis que le travail manuel est considéré comme insignifiant.

L’asservissement d’une classe par une autre ne date pas du capitalisme. Il existe sous différentes formes depuis des milliers d’années. Marx et Engels l’ont analysé en détail dans leurs écrits sur le matérialisme historique. Les grandes lignes de cette théorie sont déjà visibles dans L’idéologie allemande (notamment dans le premier chapitre, intitulé « Feuerbach »). Cette théorie émerge finalement, sous une forme achevée, dans l’un des documents les plus importants et les plus influents de l’histoire : Le Manifeste du parti communiste, qui, pour la première fois, a placé la compréhension de l’histoire humaine sur des bases scientifiques. Le Manifeste commence par une déclaration audacieuse : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. » Et il se termine par une proclamation enthousiaste : « Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

 

Une période de déclin

Depuis un siècle et demi, le champ philosophique ressemble à un désert aride où les traces de vie se font rares. L’ère des géants est révolue. Les trésors du passé, avec ses gloires et ses éclairs de génie, ont disparu. La flamme s’est éteinte. Dans ce désert qui s’appelle encore philosophie, et que peuple une tribu de chamailleurs stériles, on chercherait en vain une source d’illumination.

Le vide total de la philosophie bourgeoise moderne est un fait qui ne passe pas inaperçu, y compris parmi les philosophes eux-mêmes. Par exemple, Peter Unger a enseigné pendant des décennies la philosophie analytique à l’université de New York, après avoir été formé par le gourou de cette philosophie, A. J. Ayer. Quelle conclusion a-t-il tiré de son expérience ?

En 2014, il publiait un livre au titre intéressant, Empty Ideas : A Critique of Analytic Philosophy [Idées vides : une critique de la philosophie analytique]. Dans un article sur son propre livre, il déclare ceci : « Au cours des cinq dernières décennies, il n’y a eu pratiquement aucune nouvelle pensée dont la vérité, ou la non-vérité, fasse ou signifie une quelconque différence quant à l’évolution de la réalité concrète. On a affaire à un nombre croissant de pensées parfaitement paroissiales, d’idées qui ne portent sur rien de plus que de savoir quels mots sont utilisés par quelles personnes, et sur la façon dont un certain nombre de ces personnes utilisent les mots – et rien de plus profond que cela. »[23]

A ceci, j’ajouterai seulement qu’on peut en dire autant de tous les autres produits de la philosophie bourgeoise moderne, et ce depuis bien plus que cinq décennies.

Les tripotages sémantiques et le tapage incessants sur le sens des mots font penser à un chien qui ne se lasse pas de courir après sa propre queue. Cela rappelle les débats alambiqués des étudiants médiévaux qui discutaient sans fin du sexe des anges et de leur capacité à danser sur la tête d’une épingle. Il est difficile de dire ce qui est le pire : les prétentions du soi-disant post-modernisme – ou l’évidente vacuité de son contenu. Le simple fait qu’on accorde à ces jeux verbaux fastidieux le nom de « philosophie » souligne à quel point la pensée bourgeoise moderne a décliné.

Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel écrivait : « Au peu dont l’esprit humain se satisfait, on peut juger de l’étendue de ce qu’il a perdu ». Ce serait une épitaphe appropriée pour toute la philosophie bourgeoise après Hegel et Feuerbach. Elle est entrée depuis longtemps dans une phase de sénilité ; elle n’est capable que de bavardages incohérents et de répétitions constantes de vieilles histoires qui ne suscitent plus qu’un sentiment d’irritation et d’ennui. Elle est, pour citer Shakespeare, « sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien ».

 

La fin de la philosophie

« Le début de l’esprit nouveau est le produit d’un vaste bouleversement de formes de culture multiples et variées, la récompense d’un itinéraire sinueux et compliqué et d’un effort non moins ardu et pénible. Ce début est le tout qui, hors de la succession et hors de son extension, est retourné en soi-même, et est devenu le concept simple de ce tout. Mais la réalité effective de ce tout simple consiste dans le processus par lequel les précédentes formations, devenues maintenant des moments, se développent de nouveau et se donnent une nouvelle configuration et ce, dans leur nouvel élément, avec le sens nouveau qu’elles ont acquis par là. »[24]

Nous arrivons au dernier carrefour. Nous avons parcouru les vicissitudes de la philosophie pendant quelque 2500 ans. Nous avons suivi ses triomphes et ses échecs. Nous avons pu nous émerveiller des réalisations colossales de l’intellect humain, admirer son ampleur et son audace. Nous avons évoqué les plus grands penseurs qui aient jamais vécu. Mais à présent, au terme de ce parcours, la philosophie revient à son point de départ. Dans quel sens ?

Nous l’avons vu : la philosophie commence avec les Grecs. Les premiers philosophes ioniens étaient des matérialistes ; ils pensaient que les objets matériels étaient dotés de vie, ou plutôt que la matière était investie d’une sorte de force vitale innée, d’une énergie. Tel est le sens précis de l’hylozoïsme. C’est ce que Thalès voulait dire lorsqu’il affirmait que toutes les choses sont pleines de dieux (daimon). Les premiers philosophes grecs enseignaient qu’il existe une forme de vie dans les objets matériels. Ils considéraient que l’aimant était vivant, du fait de son pouvoir d’attraction. L’apparence montrait que la matière possédait un pouvoir de mouvement inhérent. Cette étonnante intuition anticipait les découvertes de la science moderne, 2500 ans plus tard.

Ainsi, il pourrait sembler que nous ayons bouclé un grand cercle pour revenir à notre point de départ. Cependant, l’évolution de la pensée et de la science n’est pas un cercle sans fin ; c’est plutôt une spirale, dans laquelle une théorie en réfute une autre, mais tout en conservant ce qui était viable et porteur de progrès dans les étapes précédentes. La philosophie, au vieux sens du terme, a dit tout ce qu’elle avait à dire d’utile. Elle a rempli sa mission et, ce faisant, a épuisé tout le potentiel progressiste qu’elle possédait autrefois. Aujourd’hui, la philosophie n’est plus que l’ombre pitoyable de ce qu’elle était.

Ce n’est pas un hasard. Les grands mystères sur lesquels elle se penchait ont été en grande partie résolus par les découvertes de la science, qui préfère les instruments fiables de l’expérience et de l’observation aux vains jeux de la spéculation vide et de la mystification. Le matérialisme des présocratiques grecs était une brillante anticipation, mais il relevait de l’hypothèse inspirée. Il ne disposait pas des preuves scientifiques permettant de corroborer ses affirmations, car les forces productives n’avaient pas encore atteint le niveau requis pour que de telles preuves soient réunies. Nous n’avons pas besoin de revenir aux théories fantaisistes de Thalès, d’Anaximandre et d’Héraclite, car nous disposons de toute la richesse des informations fournies par la marche de la science au cours des derniers siècles.

 

Un nouveau départ

A ce stade, précisément, nous arrivons au seuil d’un tout nouveau départ, d’une rupture fondamentale avec toute la philosophie antérieure. Cette rupture s’exprime dans ce qui est peut-être la plus grande et la plus importante des Thèses de Marx sur Feuerbach : la célèbre onzième thèse. Ces mots, qui ont résonné comme un appel au clairon à travers les âges, sont une bouffée d’air frais. La philosophie sort de la cave obscure où elle était confinée, pendant des siècles, et s’expose enfin, en clignant des yeux, à la lumière du jour.

Ici, la pensée philosophique – la plus haute et la plus sublime réalisation de l’esprit humain – cesse, pour la première fois, d’être une simple activité contemplative, et devient une arme redoutable dans la lutte pour changer la société. Nous avons quitté l’obscur bureau du philosophe et marchons dans le grand jour de la vie, de l’activité et de la lutte humaines. Enfin, la philosophie cesse d’être le monopole d’une poignée de penseurs privilégiés. Elle devient dans la pratique ce qu’elle a toujours été en puissance.

Marx soulignait que les idées, en elles-mêmes, n’ont pas d’histoire et pas d’existence indépendantes. Elles ne mènent aucune bataille et ne remportent aucune victoire. Les véritables batailles de l’histoire sont menées par des hommes et des femmes. Et dans la plupart des cas, ils sont poussés en premier lieu non pas par des idées, mais par des circonstances matérielles. Le mouvement révolutionnaire instinctif et élémentaire des masses est le moteur de la révolution socialiste. Cependant, toute l’histoire démontre les limites de l’action spontanée.

Pour vaincre, la classe ouvrière doit être armée des idées, des méthodes et du programme requis. Marx a expliqué que les idées deviennent une force matérielle lorsqu’elles s’emparent de l’esprit des masses. C’est ici que la pensée scientifique cesse d’être un divertissement et fusionne avec l’humanité – c’est-à-dire non pas avec les abstractions sans vie de la « conscience de soi » ou les abstractions anthropologiques de Feuerbach, mais avec des hommes et des femmes réels, respirant, vivant, luttant. Et nous autres, militants de cette nouvelle conception du monde, tout en revendiquant ce qui était progressiste, valable et durable dans les philosophies du passé, nous proclamons fièrement sur notre bannière les mots de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. »[25]


[1] John Passmore, A Hundred Years of Philosophy [Cent ans de philosophie], p.51.

[2] Thèses provisoires en vue d'une réforme de la philosophie.

[3] Principes de la Philosophie de l’avenir.

[4] Ibid.

[5] Engels. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[6] Principes de la Philosophie de l’avenir.

[7] L’Essence du christianisme.

[8] F. Engels, Sur l’histoire de la Ligue des communistes

[9] La Sainte Famille, Éditions sociales, ch.VI (f).

[10] Ibid., ch. IV (note marginale n°3).

[11] Lettre de Marx à Ludwig Feuerbach, 11 août 1844.

[12] Ibid.

[13] Ibid. – Sophos : « sage » en grec.

[14] F. Engels, Karl Marx, une contribution à la critique de l’économie politique.

[15] A. Schwegler, Handbook of Philosophy, pp.180-181.

[16] La Sainte Famille, op. cit., Chapitre V - II

[17] F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, II – Idéalisme et matérialisme.

[18] Voir G. Ryle, The Concept of Mind.

[19] A. Herzen, My Past and Thoughts, p.237

[20] F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, IV – « Le Matérialisme dialectique ».

[21] Josué, 9:21.

[22] Huitième Thèse sur Feuerbach

[23] P. Unger, A Taste of Empty Ideas, 3 Quarks Daily, 30 juin 2014 ;

[24] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, trad. Hyppolite, Aubier, tome 1, p.13.

[25] Onzième Thèse sur Feuerbach

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Chapitre 10 – La révolution hégélienne

« Du reste, il n’est pas difficile de voir que notre temps est un temps de gestation et de transition vers une nouvelle période ; l’esprit a rompu avec le monde de son être-là et de la représentation qui a duré jusqu’à maintenant ; il est sur le point d’enfouir ce monde dans le passé, et il est dans le travail de sa propre transformation. En vérité, l’esprit ne se trouve jamais dans un état de repos, mais il est toujours emporté dans un mouvement indéfiniment progressif ; seulement il en est ici comme dans le cas de l’enfant ; après une longue et silencieuse nutrition, la première respiration, dans un saut qualitatif, interrompt brusquement la continuité de la croissance seulement quantitative, et c’est alors que l’enfant est né ; ainsi l’esprit qui se forme mûrit lentement et silencieusement jusqu’à sa nouvelle figure, désintègre fragment par fragment l’édifice de son monde précédent ; l’ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des symptômes sporadiques ; la frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes annonciateurs de quelque chose d’autre qui est en marche. Cet émiettement continu qui n’altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil, qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, Aubier, p.12).

 

Le « voyage d’exploration » de Hegel

Georg Wilhelm Friedrich Hegel est né à Stuttgart en 1770. Il fut dans sa jeunesse un disciple puis un collaborateur de Schelling, dont les vues radicales lui valurent une certaine notoriété – mais qui, l’âge aidant, finit par se réconcilier avec les autorités prussiennes.

Hegel ne tarda pas à dépasser ses recherches initiales. Il contribua de façon très originale à la philosophie dès 1807, avec la publication de la Phénoménologie de l’Esprit. C’était une période de tensions et de tempêtes. Hegel n’avait que 19 ans lors du début de l’éruption révolutionnaire en France. La Révolution française et les guerres napoléoniennes marquèrent toute cette époque d’une empreinte indélébile. Comme Hegel lui-même le précise, « la composition du livre fut achevée à minuit la veille de la bataille de Iéna », c’est-à-dire le 14 octobre 1806.

Cette œuvre, que Hegel décrit comme son « voyage d’exploration », fut reçue froidement par ceux qui avaient été ses maîtres et ses amis.

La Phénoménologie retrace le développement de la pensée dans toutes ses phases, des formes les plus humbles, générales et abstraites à la forme supérieure, qu’il nomme le Concept. Chaque forme de connaissance est examinée à partir de ses propres conditions et limites, de façon à révéler sa relation dialectique aux autres formes de pensée. La particularité de la philosophie réside dans le fait qu’elle seule doit considérer et justifier ses propres conceptions – à la différence des mathématiques, par exemple, qui procèdent à partir d’axiomes donnés et admis de façon non critique. La philosophie ne présuppose rien, pas même elle-même.

Pour le lecteur moderne, les œuvres de Hegel présentent des difficultés considérables. Engels les qualifiait d’abstraites et abstruses. C’est le cas de la Phénoménologie. On a parfois l’impression que Hegel se fait délibérément obscur, qu’il met le lecteur au défi de pénétrer l’édifice complexe de la pensée dialectique. Une bonne partie de la difficulté, cependant, provient du fait que Hegel était un idéaliste. En conséquence, la dialectique apparaît chez lui sous une forme mystique. La Phénoménologie en est un bon exemple.

Le développement historique apparaît ici sous une forme idéaliste, comme développement de la conscience de soi de l’Esprit. Néanmoins, il est possible de lire Hegel, comme Marx l’a fait, d’un point de vue matérialiste, en révélant le noyau rationnel de sa pensée. Dans la Phénoménologie, la « conscience de soi » manifeste son activité sous de nombreuses formes, à travers la sensation et la perception aussi bien qu’à travers les idées. Dans toutes ces analyses de Hegel, on peut percevoir les pâles contours des processus réels qui se développent dans la nature, la société et l’esprit humain. Par opposition aux philosophies idéalistes antérieures, Hegel a fait preuve d’un vif intérêt pour la nature et l’histoire humaine. Derrière ses formulations abstraites, il y a un savoir extrêmement riche sur tous les aspects de l’histoire, de la philosophie et de la science contemporaine. Marx décrivait Hegel comme l’esprit le plus encyclopédique de son temps.

Derrière le langage « abstrait et abstrus », une fois dépouillée la mystification idéaliste, nous avons affaire à une véritable révolution dans la pensée humaine. Le démocrate radical russe Herzen considérait la dialectique hégélienne comme « l’algèbre de la révolution ». Dans une équation algébrique, il est nécessaire de pourvoir aux quantités manquantes. C’est ce qui fut accompli ultérieurement par Marx et Engels, qui sauvèrent le noyau rationnel de la philosophie de Hegel et, en la plaçant sur une base matérialiste, lui donnèrent un caractère scientifique. Engels écrivait :

« Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois – et c’est son grand mérite – le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était présenté comme un processus, c’est-à-dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui-même ; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et de démontrer en elle, à travers toutes les contingences apparentes, la présence de lois » (Anti-Dühring, Ed. Sociales, p.53).

 

Hegel aujourd’hui

Hegel était un génie très en avance sur son temps. Malheureusement, le niveau atteint par les sciences de la nature, au début du XIXe siècle, n’était pas suffisant pour lui permettre d’appliquer pleinement sa nouvelle méthode révolutionnaire – ce qui ne l’a pas empêché, cependant, de formuler un certain nombre d’anticipations brillantes, comme l’a souligné Ilya Prigogine. Plus tard, Engels appliqua cette même méthode aux sciences de la nature dans sa Dialectique de la nature, un chef-d’œuvre de la dialectique. Et de nos jours, la science fournit en abondance de quoi illustrer la valeur des idées fondamentales de Hegel. Il est tragique que le XXe siècle n’ait pas disposé d’un Hegel pour en réfléchir les grandes découvertes scientifiques.

De nos jours, de nombreux savants ont une attitude méprisante à l’égard de la philosophie, qu’ils considèrent comme inutile à leurs recherches. Ils s’imaginent que les récents progrès de la science les placent très au-dessus de la philosophie. Mais en réalité, ils sont très en dessous de la philosophie la plus primitive. On dit que la nature a horreur du vide. Et en effet, faute d’une philosophie consistante, de nombreux scientifiques sont la proie de toutes sortes de préjugés et d’idées fausses, qu’ils ont inconsciemment assimilés à partir des tendances et des humeurs dominantes dans la société. Cet ensemble hétéroclite, dont quelques vagues souvenirs d’une mauvaise philosophie recueillie à l’université, constitue la totalité du bagage intellectuel de nombreuses personnes supposément éduquées, y compris de savants. Comme Hegel le remarquait avec humour, ces préjugés philosophiques sont considérés « comme des équivalents parfaits, de très bons succédanés de ce long chemin de culture, de ce mouvement aussi riche que profond à travers lequel l’esprit parvient au savoir ; à peu près comme on vante la chicorée d’être un très bon succédané du café » (Phénoménologie de l’esprit, préface, op. cit., p.58).

De nos jours, lamentablement, Hegel est négligé. Les courants dominants de la philosophie occidentale – le postmodernisme, la philosophie analytique et le positivisme logique, ce dernier étant né, pour partie, d’une réaction contre l’hégélianisme – considèrent Hegel à la façon dont les extrémistes protestants considèrent le Pape. Par contrecoup, les idées du positivisme logique (entre autres) ont influencé nombre de savants. Le Belge Ilya Prigogine est l’un des très rares scientifiques modernes, en Europe, qui ait reconnu la valeur de Hegel. Prigogine a développé la théorie du chaos et de la complexité, qui a beaucoup de choses en commun avec la dialectique.

Il est très facile de récuser Hegel ou Engels, car leurs écrits sur la science étaient nécessairement limités par l’état de la science à leur époque. Ce qui est remarquable, en revanche, c’est de noter que certaines idées scientifiques de Hegel (et d’Engels) étaient très en avance sur leur temps. Par exemple, dans La Nouvelle alliance, Prigogine et Stengers soulignent que Hegel avait rejeté la méthode mécaniste de la physique classique newtonienne, et ce à une époque où les idées de Newton étaient universellement considérées comme sacro-saintes : « La philosophie hégélienne de la nature », écrivent Prigogine et Stengers, « fait système de tout ce que niait la science newtonienne et, en particulier, de la différence qualitative entre le comportement simple décrit par la mécanique et celui des êtres plus complexes. Elle oppose à l’idée de réduction, à l’idée que les différences ne sont qu’apparentes et que la nature est fondamentalement homogène et simple, l’idée d’une hiérarchie au sein de laquelle chaque niveau est conditionné par le niveau précédent, qu’il dépasse et dont il nie les limitations, pour, à son tour, conditionner le niveau suivant qui manifestera de manière plus adéquate, moins limitée, l’esprit à l’œuvre dans la nature » (La Nouvelle alliance, Folio, p.150).

Prigogine et Stengers évoquent la négligence injuste dont Hegel a souffert, précisément à une époque où sa critique du mécanisme de Newton s’est révélée correcte. Le système hégélien, écrivent-ils, « constitue une réponse philosophique extrêmement exigeante et rigoureusement articulée au problème crucial posé par le temps et la complexité. Mais il a incarné, aux yeux de générations de scientifiques, l’objet par excellence de répulsion et de dérision. En quelques années, les difficultés intrinsèques de la pensée hégélienne s’étaient d’ailleurs, en ce qui concerne la philosophie de la nature, doublées de la complète obscurité de la plupart des références scientifiques qui avaient permis à Hegel de décrire la logique du développement de l’esprit dans la nature. Car dans son opposition au système newtonien, Hegel s’était appuyé sur des hypothèses scientifiques de son époque. Mais ces hypothèses tombèrent dans l’oubli avec une rapidité exceptionnelle. Du point de vue de l’histoire des sciences, il est difficile d’imaginer pire moment que ce début du XIXe siècle pour chercher dans des connaissances scientifiques l’appui nécessaire à un projet d’alternative à la science newtonienne. A cette époque, les théories qui semblaient incompatibles avec la science newtonienne, et avec la mathématisation en général, s’étaient mises à proliférer, notamment en physique ; beaucoup allaient être abandonnées en quelques années. » (op. cit., p.151)

A cela, il ne reste qu’une ou deux choses à ajouter. Et d’abord : ce qui était valable dans la philosophie de Hegel n’était pas son système, mais sa méthode dialectique. L’une des raisons pour lesquelles les œuvres de Hegel sont obscures tient précisément au fait qu’il a essayé de forcer la dialectique – qu’il a brillamment développée – à entrer dans le carcan d’un système philosophique idéaliste et arbitraire. Et quand cela ne marchait pas, il recourait à toutes sortes de subterfuges et de raisonnements tortueux qui rendaient l’ensemble extrêmement alambiqué et obscur.

Cependant, nous sommes fermement convaincus que la principale raison de la honteuse conspiration contre Hegel n’a rien à voir avec l’obscurité de ses formulations ou de son style. Cela ne dérangeait pas les universitaires, il y a un siècle. Par ailleurs, l’obscurité de Hegel n’est rien comparée aux sinuosités linguistiques dépourvues de sens des positivistes logiques, qui sont pourtant tenus pour des modèles de « pensée cohérente » (sans qu’on sache bien pourquoi). Non : si Hegel est généralement méprisé, c’est surtout parce qu’on s’est rendu compte que sa philosophie dialectique était le point de départ des idées révolutionnaires de Marx et Engels. Le pauvre Hegel, si conservateur dans sa vraie vie, a été jugé par contumace et déclaré coupable par association.

La peur des idées de Hegel n’a rien d’un accident ou d’un malentendu. Même au XIXe siècle, certains esprits avaient compris le danger que représentait la dialectique. James Stirling, éminent « hégélien » anglais, écrivait en 1867 : « Cette dialectique, il me semble, a conduit à beaucoup d’équivoques tant chez Hegel que chez d’autres, et elle peut encore devenir une peste » (Note à L’Histoire de la philosophie de Schwegler, op. cit., p.415).

Même de son vivant, les implications révolutionnaires de la philosophie de Hegel ont commencé à déranger les autorités prussiennes. La défaite des armées napoléoniennes, en 1815, ouvrit une période de réaction dans toute l’Europe. Dans toutes les régions sous domination prussienne, les « décrets de Carlsbad » de 1819 soumirent les universités à un contrôle inquisitorial. La moindre non-conformité était regardée comme de la subversion. Une atmosphère étouffante de provincialisme mesquin prévalut sur les terres des hobereaux mangeurs de choux (« krautjunkers »), comme Marx désignait ironiquement les aristocrates féodaux prussiens.

A l’université de Berlin, où Hegel enseignait, des rumeurs malveillantes circulaient – à l’initiative de ses ennemis – selon lesquelles ses idées étaient non-chrétiennes, voire franchement athées. Attaqué à la fois par les rationalistes et les évangélistes, Hegel se défendit vigoureusement, faisant remarquer que « toute philosophie spéculative sur la religion peut être portée à l’athéisme ; tout dépend de qui l’y porte ; la piété particulière à notre temps, et la malveillance des démagogues, ne nous laisseront pas manquer de gens qui l’y portent » (Hegel, Logique).

L’atmosphère de persécution était telle que Hegel envisagea de s’établir en Belgique, comme Marx le fit plus tard. En 1827, il écrivit une lettre à sa femme où il lui indiquait qu’il avait songé aux universités de Liège et de Louvain, avec le sentiment qu’elles pourraient lui procurer un lieu de repos « pour le cas où à Berlin les porteurs de soutane me rendraient le séjour insupportable au Kupfergraben ». « La Curie de Rome », ajoutait-il, « serait en tout cas un adversaire plus honorable que la misérable cléricaille de Berlin » (Correspondance, III, p.176, Gallimard). L’ironie est qu’à la fin de sa vie, Hegel – conservateur et religieux – a été considéré comme un dangereux radical. Ceci dit, il y avait plus qu’un grain de vérité dans les soupçons des réactionnaires. Caché à l’intérieur de la philosophie de Hegel, il y avait le germe d’une idée révolutionnaire qui transformerait le monde. En soi, cela constitue le plus remarquable exemple d’une contradiction dialectique !

Dans son Histoire de la philosophie, Hegel a révélé la relation dialectique entre les différentes écoles de pensée. Il a montré que les différentes théories ont exprimé différents aspects de la vérité – et qu’elles se contredisent moins qu’elles ne se complètent les unes les autres. Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel tente, là aussi, de montrer que les sciences forment une totalité intégrée. Il ne s’agit pas seulement d’une collection de sciences ou d’un dictionnaire du savoir philosophique, mais de la science présentée comme une totalité en interrelation dialectique. C’est une conception très moderne.

Hegel n’entreprit pas de réfuter ou de démolir la philosophie de ses prédécesseurs, mais de reprendre toutes les écoles de pensée précédentes pour parvenir à une synthèse dialectique. Ce faisant, cependant, il a porté la philosophie à ses limites. Au-delà de ce point, il devint impossible de développer la philosophie sans la transformer en quelque chose de différent. On peut affirmer que, depuis Hegel, rien de neuf n’a réellement été dit sur les questions philosophiques majeures. Les écoles de philosophie qui suivirent, qui prétendaient être nouvelles et originales, se contentèrent de remâcher de vieilles idées d’une façon invariablement plus superficielle et insatisfaisante. La seule vraie révolution en philosophie depuis Hegel fut celle que Marx et Engels ont effectuée, qui dépasse les limites de la philosophie entendue comme exercice purement intellectuel, pour la conduire au royaume de la pratique et de la lutte pour transformer la société.

Dans l’une des introductions à son Histoire de la philosophie, Hegel dit que « l’être de l’esprit est dans son acte, et son acte consiste à être conscient de lui-même ». Mais chez Hegel, la pensée n’est pas seulement une contemplation. La plus haute forme de la pensée, la raison, ne se contente pas d’accepter les faits donnés ; elle les travaille et les transforme. La contradiction entre la pensée et l’être, entre le sujet et l’objet, est dépassée à travers le processus même de la connaissance, qui pénètre toujours plus loin dans le monde objectif. D’un point de vue matérialiste, cependant, la pensée n’est pas une activité isolée ; elle est inséparable de l’existence humaine en général. L’humanité développe sa pensée à travers l’activité concrète, et pas seulement à travers l’activité intellectuelle. En transformant le monde matériel par le travail, les hommes et les femmes se transforment aussi eux-mêmes et, ce faisant, élargissent l’horizon de leur pensée. De façon embryonnaire, les éléments de cette conception dialectique sont déjà présents chez Hegel. Mais Marx a ôté le travestissement idéaliste qu’elle avait chez Hegel – et l’a formulée d’une manière claire et scientifique.

 

La théorie de la connaissance

Comme nous l’avons vu, l’un des problèmes fondamentaux de la philosophie est la relation entre la pensée et l’être. Quelle est la relation entre la conscience (le savoir) et le monde objectif ? Kant prétend qu’il y a un fossé infranchissable entre le sujet pensant et la « chose en soi », qui dès lors est inconnaissable. Hegel pose la question différemment. Le processus de la pensée, explique-t-il, est l’unité du sujet et de l’objet. La pensée n’est pas une barrière séparant l’homme du monde objectif, mais, au contraire, un processus liant, « médiatisant », les deux. Prenant comme point de départ la réalité immédiatement livrée aux sens, la pensée humaine ne se contente pas de la recevoir passivement, comme l’imaginait Locke ; elle se met au travail, transforme cette information, l’analyse en ses composants et la reconstitue de nouveau. L’homme use de la pensée rationnelle pour dépasser la réalité immédiate. La pensée dialectique, en analysant un phénomène donné, met en évidence les caractéristiques et tendances contradictoires qui lui donnent vie et mouvement.

Le savoir scientifique ne consiste pas en un simple catalogue d’éléments particuliers. Si nous disons « tous les animaux », nous n’avons pas encore la zoologie. Au-dessus et au-delà des faits, il faut découvrir les lois et les processus objectifs. Il faut découvrir les relations objectives entre les choses – et expliquer les transitions d’un état à un autre. L’histoire des sciences, comme celle de la philosophie, est un processus permanent d’affirmation et de négation, un processus et un développement incessants, au cours duquel une idée en nie une autre, et, à son tour, est niée, en un processus sans fin d’approfondissement du savoir de soi et de l’univers. On peut observer le même type de processus dans le développement psychique de l’enfant.

Le grand mérite de Hegel fut de montrer le caractère dialectique du développement de la pensée, qui depuis sa phase embryonnaire passe par toute une série d’étapes, pour parvenir finalement au plus haut degré du savoir, le Concept. Dans le vocabulaire de Hegel, cela correspond au processus de passage de « l’en-soi » à « l’en-soi et pour-soi », c’est-à-dire au passage de l’être implicite, non encore développé, à l’être développé et explicite. Par exemple, l’embryon humain est, en puissance, un être humain, mais pas encore un être humain en-soi et pour-soi. Afin de réaliser tout son potentiel, une longue période de temps est requise, dont l’enfance, l’adolescence et la maturité constituent les étapes nécessaires. La pensée d’un enfant a évidemment un caractère d’immaturité. Une idée exprimée par un enfant, même correcte, n’a pas le même poids que la même idée exprimée par une personne âgée, qui a l’expérience de la vie et, par conséquent, une compréhension plus profonde de ce que ces mots signifient effectivement.

Chez Hegel, le développement réel des êtres humains est présenté sous une forme mystique, comme un développement de l’esprit. Parce qu’il était idéaliste, Hegel n’avait pas une solide conception du développement de la société – bien qu’il y ait, dans ses œuvres, de brillantes anticipations du matérialisme historique. La pensée apparaît chez lui comme l’expression de l’Idée Absolue, un concept mystique à propos duquel la seule chose que nous sachions, comme Engels le note ironiquement, c’est que Hegel ne nous en dit absolument rien. En réalité, d’un point de vue marxiste, la pensée est le produit du cerveau humain et du système nerveux. Elle est inséparable du corps humain qui, à son tour, dépend de la nourriture, laquelle présuppose encore la société humaine et les rapports de production.

La pensée est un produit de la matière qui pense, la réalisation la plus accomplie de la nature. La matière inanimée recèle en elle-même le potentiel pour produire la vie. Même les formes de vie les plus élémentaires possèdent la sensibilité et l’irritabilité. Elles ont potentiellement la capacité de produire, chez les animaux supérieurs, un système nerveux et un cerveau. La « conscience de soi » de Hegel n’est rien d’autre qu’une façon mystique d’exprimer le processus historique par lequel les êtres humains réels deviennent graduellement conscients d’eux-mêmes et du monde dans lequel ils vivent. Cela ne se produit pas facilement ni automatiquement, pas plus que l’être humain individuel n’acquiert automatiquement la conscience dans la transition qui le conduit de l’enfance à l’âge adulte. Dans les deux cas, le processus se produit à travers une longue série d’étapes souvent traumatisantes. Comme cela se reflète dans l’histoire de la philosophie, des sciences et de la culture en général, le développement de la pensée humaine est un processus contradictoire dans lequel chaque étape dépasse la précédente et se trouve à son tour dépassée. Ce n’est pas une ligne droite, mais plutôt une ligne continuellement interrompue, avec des périodes de stagnation, d’hésitation et même des régressions qui, cependant, ne font que préparer le terrain pour de nouveaux progrès.

 

Comment la pensée se développe

Les tout premiers commencements de la pensée humaine, l’esprit à son stade immédiat et primitif, c’est la perception sensible : l’homme primitif, à travers ses sens, commence par enregistrer et mémoriser les données immédiates livrées par son environnement, sans en comprendre la nature exacte, les relations causales et les lois sous-jacentes. A partir de l’observation et de l’expérience, l’esprit s’élève graduellement à un certain nombre de généralisations d’un caractère plus ou moins abstrait. Ce processus consiste en un long et laborieux voyage qui a duré des millions d’années ; très lent au départ, il a rapidement pris de l’élan au cours des dix derniers millénaires. Néanmoins, en dépit des efforts colossaux réalisés par la pensée et la science, la pensée ordinaire en reste à un niveau tout à fait primitif.

Quand nous considérons un objet pour la première fois, nous en formons d’abord une notion d’ensemble, sans saisir tout le contenu concret ni le détail des interconnexions. Il ne s’agit que d’une première vue générale, d’une pure abstraction. Ainsi, les philosophes ioniens et même le bouddhisme ont saisi l’univers, de manière intuitive, comme une totalité dialectique en changement permanent. Mais cette notion initiale n’est pas assez concrète. Il faut aller plus loin et donner au tableau d’ensemble une expression définie, en analysant et en déterminant les relations précises de son contenu. Il doit être analysé et quantifié ; sans cela, la science en général est impossible. C’est toute la différence entre la pensée brute, immédiate, non développée, et la science en tant que telle.

A l’aube de la pensée consciente, les hommes et les femmes ne se distinguaient pas clairement de la nature, exactement comme un nouveau-né ne fait pas la différence entre lui-même et sa mère. Progressivement, sur une longue période, les hommes ont appris à distinguer, à connaître le monde en isolant certains éléments dans le tissu déconcertant des phénomènes naturels. Ils ont appris à observer, comparer, généraliser et tirer des conclusions. De cette façon, au terme d’innombrables millénaires, toute une série de généralisations importantes ont émergé sur la base de l’expérience. Ces généralisations se sont progressivement cristallisées dans les formes familières de la pensée, formes que tenons pour acquises parce que, justement, elles nous sont familières.

La pensée commune, celle de tous les jours, dépend beaucoup de la perception sensible, de l’expérience immédiate, des apparences et de cette combinaison particulière d’expérience et de pensée superficielle que nous appelons le « bon sens ». Cela suffit, en général, pour les besoins de la vie courante, mais c’est très insuffisant pour développer une conception scientifique du monde. A un certain stade, ce type de pensée devient même inutile pour des fins pratiques. Il faut aller au-delà de l’expérience immédiate de la perception sensible ; il faut saisir les processus généraux, les lois et les relations cachées qui se situent au-delà d’une apparence souvent trompeuse.

La pensée ordinaire s’accroche à ce qui est concret et familier. Il est plus facile d’accepter ce qui est apparemment stable et bien connu que des idées nouvelles. La routine, la tradition, l’habitude et les conventions sociales constituent une force puissante dans la société, qu’on peut comparer à la force d’inertie en mécanique. Habituellement, la plupart des gens ne sont pas portés à remettre en cause la société dans laquelle ils vivent, sa morale, son idéologie et ses rapports de propriété. Toutes sortes de préjugés, d’idées politiques et d’orthodoxies « scientifiques » sont acceptés sans critique, jusqu’à ce qu’un profond changement, dans la vie des masses, les force à tout remettre en cause.

Le conformisme social et intellectuel est la forme d’illusion la plus commune. Les idées familières sont tenues pour vraies simplement parce qu’elles sont familières. Ainsi, l’idée selon laquelle la propriété privée, l’argent et la famille bourgeoise sont des faits éternels et constants de la vie a profondément pénétré la conscience populaire, alors que cette idée est complètement fausse. La dialectique est l’opposé direct de cette façon superficielle – et commune – de penser. Précisément parce qu’elle met en cause les idées familières, elle suscite souvent une opposition farouche. Comment peut-on remettre en cause le principe d’identité, selon lequel (comme cela semble évident) « A = A » ? Or cette prétendue loi n’est que le reflet, au plan logique, d’un préjugé populaire selon lequel chaque chose est ce qu’elle est – et rien d’autre – parce que rien ne change. La dialectique, au contraire, part du point de vue opposé, selon lequel toute chose naît, change et meurt.

Le penseur empiriste, qui affirme prendre les choses « comme elles sont », s’imagine être très pratique et concret. Mais en réalité, les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent, et fréquemment elles se révèlent être l’opposé de ce qu’elles semblaient. La connaissance sensible immédiate est la forme de savoir la plus basse, semblable à celle d’un bébé. Une compréhension scientifique de la réalité requiert l’analyse de l’information fournie par la perception sensible, afin de parvenir à la vraie nature des choses considérées. Une analyse en profondeur doit révéler les tendances contradictoires qui travaillent même les choses les plus fixes, solides et immuables (en apparence) – tendances qui, en fin de compte, conduisent ces choses à se transformer en leur contraire. Ce sont précisément ces contradictions qui sont la source de toute vie, de tout mouvement et de tout développement dans l’ensemble de la nature. Pour véritablement comprendre les choses, il faut les prendre non seulement comme elles sont, mais aussi comme elles ont été et comme elles deviendront nécessairement.

Pour les besoins du quotidien, la logique formelle et le « bon sens » sont suffisants. Mais au-delà de certaines limites, ils ne sont plus valables – et la dialectique devient absolument nécessaire. A la différence de la logique formelle, qui ne peut pas saisir les contradictions et cherche à les éliminer, la dialectique représente la logique de la contradiction, laquelle constitue un aspect fondamental de la nature et de la pensée. Procédant par analyse, la dialectique révèle ces contradictions et montre comment elles se résolvent. Cependant, de nouvelles contradictions apparaissent toujours, donnant ainsi naissance à une spirale de développement sans fin. On peut voir ce processus dans l’ensemble du développement de la science et de la philosophie, qui progressent à travers la contradiction. Ce n’est pas un hasard : cela reflète la nature de la connaissance humaine, qui est un processus sans fin au cours duquel la solution d’un problème donne immédiatement naissance à de nouveaux problèmes, qui sont à leur tour résolus, et ainsi de suite à l’infini.

Si nous partons de la forme la plus élémentaire de connaissance, au niveau de l’expérience sensible, les limites de la logique formelle et du « bon sens » apparaissent clairement. L’esprit enregistre simplement les faits tels qu’il les trouve. A première vue, les vérités de la perception sensible semblent simples et évidentes. On peut leur faire confiance. Mais un examen plus attentif révèle que les choses ne sont pas aussi simples. Ce qui semble solide et digne de confiance se révèle ne pas l’être. Le sol commence à se dérober sous nos pieds.

La certitude sensible part de l’ici et du maintenant. Or Hegel souligne que la certitude sensible doit elle-même être interrogée :

« qu’est-ce que le ceci ? Prenons-le sous le double aspect de son être comme le maintenant et comme l’ici, alors la dialectique qu’il a en lui prendra une forme aussi intelligible que le ceci même. A la question : qu’est-ce que le maintenant ? nous répondrons, par exemple : le maintenant est la nuit. Pour éprouver la vérité de cette certitude sensible une simple expérience sera suffisante. Nous notons par écrit cette vérité ; une vérité ne perd rien à être écrite et aussi peu à être conservée. Revoyons maintenant à midi cette vérité écrite, nous devrons dire alors qu’elle s’est éventée » (Phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome 1, p.83).

Ce commentaire de Hegel rappelle les célèbres paradoxes de Zénon à propos du mouvement. Si par exemple nous cherchons à fixer la position d’une flèche en vol, à dire où elle est maintenant, le moment où nous l’avons pointée est déjà passé et par conséquent ce « maintenant » n’est pas quelque chose qui est, mais quelque chose qui a été. Ainsi, ce qui paraît initialement vrai se transforme en quelque chose de faux. On en trouve la raison dans la nature contradictoire du mouvement lui-même. Le mouvement est un processus, et non une collection de points séparés. De la même manière, le temps consiste en un nombre infini de « maintenant », tous rassemblés. Ou encore : l’« ici » se révèle ne pas être un simple « ici », mais un devant et un derrière, un dessus et un dessous, une droite et une gauche. Ce qui est ici, comme arbre, est la minute suivante ici comme maison, ou quelque chose d’autre.

 

Pensée dialectique et pensée formelle

L’application correcte de la méthode dialectique exige que le chercheur s’immerge complètement dans l’étude de son objet, en l’examinant de tous les côtés, afin de déterminer ses contradictions internes et les lois qui président à son mouvement. On trouve l’exemple classique de cette méthode dans les trois livres du Capital. Marx n’a pas arbitrairement inventé les lois qui gouvernent le mode de production capitaliste ; il les a tirées d’un effort considérable d’analyse de tous les aspects du capitalisme, en retraçant son développement historique et en suivant le processus de la production marchande dans toutes ses phases.

Dans ses Cahiers philosophiques, qui contiennent une étude détaillée de la Science de la logique de Hegel, Lénine souligne que la première condition de la pensée dialectique est la « détermination du concept à partir de lui-même (la chose elle-même doit être considérée dans ses relations et dans son développement) ». Autrement dit, la méthode dialectique part de « l’objectivité de l’examen (pas des exemples, pas des digressions, mais la chose en elle-même) » (Lénine, Œuvres complètes, tome 38, p.209).

La première et la plus basse forme de la pensée est la perception sensible, c’est-à-dire l’information immédiatement livrée par nos sens – ce que nous voyons, entendons, touchons, etc. Ce qui suit, c’est l’entendement (Verstand), qui tente d’expliquer la réalité d’une façon unilatérale, en enregistrant des faits isolés. En gros, l’entendement est le domaine de la logique formelle, de la pensée ordinaire, du « bon sens ». Nous voyons qu’une chose existe, qu’elle est ce qu’elle est – et rien d’autre. Il semble qu’il n’y ait rien à ajouter, mais, en réalité, il y a encore beaucoup de choses à dire. L’entendement présente les choses comme isolées, fixes et immuables, mais la réalité n’est rien de tout cela.

Il y a une forme plus élevée de la pensée : ce que Hegel (et Kant) nomme la raison (Vernunft). La raison cherche à aller au-delà de ce qu’établit l’entendement, pour dissoudre ce qu’il fige et révéler les contradictions internes derrière les apparences extérieures de solidité. Ces contradictions mèneront, tôt ou tard, à de profondes transformations. « Le combat de la raison consiste à surmonter ce que l’entendement a fixé » (Hegel, Logique de 1830, addition au §32, op. cit., p.487).

Le premier principe de la pensée dialectique est l’objectivité absolue. L’objet étudié doit être abordé objectivement et le résultat final ne doit pas être anticipé. Nous devons nous laisser absorber par l’objet jusqu’à ce que nous saisissions, non pas une série de faits isolés, mais leurs relations internes et les lois qui gouvernent ces relations. A la différence des lois de la logique formelle, les lois de la dialectique ne sont pas des constructions arbitraires susceptibles d’être appliquées de l’extérieur à n’importe quel contenu. Elles ont été tirées de l’observation attentive du développement de la nature, de la société et de la pensée humaine.

Les formes habituelles de pensée – celles de la logique formelle – peuvent être appliquées à n’importe quel objet d’une façon extérieure et arbitraire. Le contenu réel de l’objet leur est indifférent. La logique formelle, telle qu’elle s’exprime dans le principe abstrait d’identité (A = A), semble formuler une vérité indiscutable. Mais en réalité, c’est une tautologie vide, un formalisme monochrome – ou, comme le dit Hegel plaisamment, c’est « la nuit dans laquelle, comme on a coutume de dire, toutes les vaches sont noires – c’est là l’ingénuité du vide dans la connaissance » (Phénoménologie de l’esprit, Préface, op. cit., p.16).

Le principe d’identité est seulement une forme abstraite sans contenu réel, incapable de mouvement ou de développement. Il ne peut être appliqué à la réalité dynamique d’un univers sans repos, dans lequel tout change constamment, naît et meurt, et où aucune chose, par conséquent, ne peut être considérée comme égale à elle-même. De la même manière, le principe de contradiction est faux, parce que toute chose réellement existante contient à la fois le positif et le négatif. Elle est et n’est pas, parce qu’elle change constamment. La seule chose qui ne change pas, c’est le changement lui-même. Toutes les tentatives de figer la vérité, de la présenter comme unilatérale et statique, sont vouées à l’échec. Comme Hegel le disait en plaisantant, la vérité est une bacchanale. D’ailleurs, l’existence de la contradiction se reflète intuitivement dans la conscience populaire sous la forme de proverbes et de dictons (qui, néanmoins, du fait de leur caractère intuitif, non systématique, se contredisent les uns les autres). Par exemple : « la nourriture de l’un est le poison de l’autre ».

En science aussi nous voyons des contradictions à tous les niveaux : par exemple l’attraction et la répulsion, le Nord et le Sud magnétiques, le positif et le négatif en électricité, l’action et la réaction en mécanique, la contraction et l’expansion, etc. Par opposition à la logique formelle, la dialectique ne s’impose pas à la nature ; elle dérive ses catégories de la réalité elle-même. La vraie dialectique n’a rien en commun avec la caricature qu’en font ses détracteurs, qui la présentent comme une rhétorique subjective et arbitraire. Telle était la dialectique des Sophistes, qui, comme la logique formelle, s’applique de l’extérieur à tout contenu, avec l’intention de manipuler les contradictions d’une façon arbitraire. La dialectique n’a rien en commun, non plus, avec la simplification grossière de la « triade » (thèse, antithèse, synthèse), qui fut adoptée par Kant et transformée en une formule sans vie. La vraie dialectique cherche à découvrir, au moyen d’une analyse rigoureusement objective, la logique interne et les lois du mouvement des phénomènes.

 

La Logique

La Logique de Hegel est l’un des sommets de la pensée humaine. Elle est l’exposé systématique de toutes les formes de la pensée (et de leur développement), depuis les formes les plus primitives jusqu’à la plus haute forme du raisonnement dialectique, celle que Hegel appelle le Concept.

Il part de la proposition la plus générale possible, celle de « l’être pur », qui semble ne requérir aucune preuve. A partir de cette idée extrêmement abstraite, il procède, pas à pas, de l’abstrait au concret.

Ce processus procède par étapes, chaque étape constituant la négation de la précédente. L’histoire de la pensée, en particulier celle de la philosophie et de la science, montre que la connaissance s’acquiert précisément de cette façon, dans un processus incessant au cours duquel on obtient une idée de plus en plus précise des mécanismes de l’univers. Chez Hegel, chaque étape n’est pas plus tôt énoncée qu’elle est niée, et le résultat en est une idée plus élevée, plus riche, plus concrète.

En gros, la Logique de Hegel peut être divisée en trois parties : la Doctrine de l’Être, la Doctrine de l’Essence et la Doctrine du Concept.

Hegel commence par la catégorie la plus fondamentale de la pensée : la catégorie de l’Être. Il est évident que tout ce que nous considérons doit, en premier lieu, exister. Cela semble la base de toute connaissance. Mais les choses ne sont pas si simples. La pure affirmation de l’existence, sans autre détail, ne nous mène pas bien loin. Nous voulons en savoir plus. Mais dès que l’on essaye de passer de l’idée abstraite de l’être à une idée plus concrète, on voit se transformer l’être en son contraire : le néant. Hegel montre que l’être en général – qui ne serait qu’être, donc ni ceci, ni cela, ni autre chose – revient à la même chose que le néant.

Cette idée semble étrange, mais elle se vérifie effectivement à différents niveaux. Si nous essayons d’éliminer des choses toute contradiction, et de nous en tenir à la seule idée qu’elles sont, nous arrivons à la conclusion opposée, parce qu’il ne peut y avoir aucun être sans non-être, de même qu’il ne peut y avoir de vie sans mort ou de lumière sans obscurité. Les gens qui ont passé un certain temps dans l’Arctique savent que l’effet, sur la vision humaine, d’une blancheur absolue, est le même que celui d’une obscurité complète.

On a là une abstraction vide, à laquelle manque tout caractère concret. En réalité, l’unité dialectique de l’être et du néant est le devenir, le processus du changement. C’est ce que voulait dire Héraclite lorsqu’il affirmait que « toute chose est et n’est pas, parce que tout est flux ». Chacun sait d’expérience que les choses sont souvent différentes de ce qu’elles semblent être. Les choses semblent être stables, de telle sorte que nous pouvons dire qu’« elles sont » – mais, à l’examen, elles se révèlent instables et se changent en quelque chose d’autre, de sorte qu’elles « ne sont pas ». De fait, cette contradiction entre l’être et le non-être est la base de toute vie et de tout mouvement.

Chez Hegel, la catégorie de l’être représente le stade primitif et non développé de la pensée. C’est la pensée seulement en puissance, comme la pensée d’un petit enfant. C’est la pensée embryonnaire. Un embryon commence par une seule cellule sans caractéristiques clairement définies. Il n’est pas nettement identifiable comme un être humain. Pour se développer, il doit d’abord se nier lui-même. A l’intérieur de la cellule, il y a des tendances contradictoires qui donnent naissance à un processus de différenciation interne. Quand le conflit de ces tendances atteint un certain point, la cellule se divise en deux. La cellule originale indifférenciée a cessé d’exister ; elle a été supprimée, niée. Et cependant, elle a aussi été conservée et portée à un degré supérieur. Le processus est répété de nombreuses fois ; il donne lieu à une organisation croissante et à une plus grande complexité, avec des caractéristiques plus clairement distinctes, et finalement à un être humain à part entière.

Le point essentiel est que, dans la vie réelle, le côté négatif des choses est aussi important que le côté positif. Nous avons l’habitude de considérer la vie et la mort comme des pôles complètement opposés. Mais en pratique, ce sont les deux parties – inséparables – d’un même processus. Le processus de la vie, de la croissance et du développement ne prend place qu’à travers le renouvellement constant de toutes les cellules de l’organisme, les unes mourant, les autres naissant. Même à son niveau le plus primitif, la vie implique un changement permanent au cours duquel l’organisme absorbe constamment de la nourriture à partir de son environnement et l’utilise pour se construire, en même temps qu’il se débarrasse de déchets. Par conséquent, toute chose vivante est et, en même temps, n’est pas, parce qu’elle est dans un flux constant. Etre exempt de contradiction, c’est être dépourvu de toute différenciation interne, n’avoir aucun mouvement, être dans un état d’équilibre statique – en un mot, être mort.

Comme l’écrivent Prigogine et Stengers : « La cellule vivante est le siège d’une activité métabolique incessante : des milliers de réactions chimiques se produisent simultanément, qui transforment la matière dont la cellule se nourrit, synthétisent ses constituants et rejettent à l’extérieur les produits inutilisables. Cette activité chimique est hautement ordonnée, tant du point de la coordination des différentes vitesses des réactions que de leur localisation dans la cellule. La structure biologique unit ainsi l’ordre et l’activité, en parfait contraste avec les états d’équilibre qui peuvent être ordonnés mais sont inertes » – comme par exemple des cristaux (Prigogine et Stengers, op. cit., p.202).

A première vue, ces observations peuvent apparaître comme d’inutiles subtilités. En réalité, ce sont des réflexions très profondes, qui s’appliquent aussi bien à la pensée qu’à la nature organique. Et bien que ce ne soit pas toujours évident, cela s’applique également à la matière inanimée. « Tout coule, rien ne demeure », disait Héraclite, ou encore : « on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve ». Hegel dit la même chose. Au cœur de sa philosophie, il y a une vision dynamique de l’univers ; une vision qui traite des choses comme des processus vivants et non comme des objets morts ; qui les traite dans leurs relations essentielles, et non comme des entités indépendantes et autonomes, ou comme des collections arbitraires ; qui les traite comme un tout, qui est davantage que la somme de ses parties.

 

Quantité et qualité

Toute chose peut être considérée selon deux points de vue : celui de la qualité et celui de la quantité. Le fait que le monde consiste en une somme de processus qui sont en changement constant ne signifie pas que les choses réelles n’ont pas une forme d’existence définie, une identité. Un objet a beau changer, il demeure, dans certaines limites, une forme d’existence qualitativement distincte, différente d’une autre. C’est cette différence qualitative qui donne aux choses leur stabilité, qui les différencie et rend le monde infiniment riche, varié.

Les propriétés d’une chose sont ce qui fait d’elle ce qu’elle est. Mais cette qualité n’est pas réductible à l’addition de ses propriétés distinctes. Celles-ci sont liées à l’objet comme totalité. Ainsi, un être humain n’est pas qu’un assemblage de tissu osseux, de sang, de muscles, etc. La vie elle-même est un phénomène complexe qui ne peut pas être réduit à la somme totale de ses molécules individuelles ; la vie émane des interactions entre ces molécules. Pour user de la terminologie de la théorie de la complexité, la vie est un « phénomène émergent ».

Hegel a étudié en détail la relation du tout et des parties :

« Ainsi par exemple, les membres et les organes d’un corps vivant ne peuvent être considérés simplement comme ses parties, étant donné qu’ils ne sont ce qu’ils sont que dans leur unité et ne se comportent aucunement à l’égard de celle-ci comme indifférents. De simples parties, ces membres et ces organes ne le deviennent que sous les mains de l’anatomiste, qui toutefois n’a plus affaire alors à des corps vivants, mais à des cadavres. Il n’est pas dit par là qu’une telle décomposition, en général, ne devrait pas avoir lieu, mais bien que le rapport extérieur et mécanique du tout et des parties n’est pas suffisant pour la connaissance de la vie organique en sa vérité » (Hegel, Logique de 1830, addition au § 135, op. cit., p.568).

Il vaut la peine de noter que les idées qui ont récemment capté l’imagination d’une section importante de la communauté scientifique – les théories du chaos et de la complexité – furent anticipées de longue date par Hegel, et que, à de nombreux égards, elles reçurent un traitement beaucoup plus approfondi entre ses mains. On en trouve un bon exemple dans son explication de la transformation de la quantité en qualité, suivant laquelle une accumulation de petits changements quantitatifs finit par produire un changement qualitatif soudain.

En plus de la qualité qui définit les caractéristiques essentielles d’un objet, toutes les choses possèdent des caractéristiques quantitatives : un nombre, un volume, une vitesse de ses processus, un certain degré de développement de ses propriétés, etc. L’aspect quantitatif des choses est ce qui permet de les diviser (effectivement ou par raisonnement) en leurs parties constitutives et de les reconstituer de nouveau. Par opposition à la qualité, les changements quantitatifs n’altèrent pas la nature du tout, ni ne causent sa destruction. C’est seulement lorsqu’une certaine limite est franchie – laquelle est différente en chaque cas – que le changement quantitatif cause une brusque transformation qualitative.

En mathématiques, l’aspect quantitatif des choses est séparé de leur contenu et considéré comme indépendant. Le champ d’application extrêmement large des mathématiques à des domaines des sciences de la nature et de la technologie aux contenus très différents s’explique par le fait qu’elles traitent uniquement de relations quantitatives. Là, prétend-on, il est possible de réduire la qualité à la quantité. C’est une erreur fondamentale de la « pensée métaphysique », selon l’expression de Marx et Engels ; et c’est ce que l’on nomme aujourd’hui le réductionnisme. Il n’y a rien dans le monde réel qui consiste seulement en quantité, de même qu’il n’y a rien qui consiste seulement en pure qualité. Tout consiste en réalité dans l’unité de la quantité et de la qualité, que Hegel nomme la mesure.

La mesure est l’unité organique de la quantité et de la qualité. Chaque objet qualitativement distinct, comme on l’a vu, contient des éléments quantitatifs qui sont mobiles et variables. Les organismes vivants croissent dans une certaine limite. Les gaz et les liquides sont affectés par les variations de température. Le comportement d’une gouttelette d’eau ou d’un tas de sable est déterminé par sa taille, et ainsi de suite. Ces changements, toutefois, s’effectuent nécessairement dans certaines limites, différentes en chaque cas, mais qui peuvent ordinairement être découvertes. Au-delà de ces limites, le changement quantitatif entraîne une transformation qualitative. A son tour, le changement qualitatif entraîne un changement des caractères quantitatifs. Il n’y a pas seulement des changements de quantité en qualité, mais aussi l’inverse : des changements qualitatifs produisent des changements quantitatifs. Les points critiques de la transition d’un état à l’autre sont exprimés comme des points nodaux sur la ligne de mesure nodale de Hegel.

 

L’Essence

La Doctrine de l’Essence est la partie la plus importante de la philosophie de Hegel, car il y explique la dialectique en détail. La pensée humaine ne s’arrête pas à ce qui est immédiatement livré à la perception sensible, mais cherche à aller au-delà et à saisir la chose en soi. Au-delà de son apparence, nous cherchons l’essence d’une chose, mais elle n’est pas immédiatement accessible. Nous pouvons voir le soleil et la lune, mais nous ne pouvons pas « voir » les lois de la gravité. Pour aller au-delà de l’apparence, l’esprit doit être actif et ne pas se contenter de ce qui a d’abord été analysé et figé par l’entendement. Le raisonnement dialectique dissout ce qui « est ». Il révèle les contradictions internes qui détruiront inévitablement la chose.

La contradiction qui gît au cœur de toutes choses est exprimée par l’idée de l’unité des contraires. Dialectiquement, des phénomènes qui semblent mutuellement exclusifs sont en réalité inséparables, comme l’explique Hegel :

« Dans le positif et le négatif, on croit avoir une différence absolue. Tous deux sont cependant en soi la même chose, et c’est pourquoi l’on pourrait appeler le positif aussi le négatif, et de même, inversement, le négatif le positif. Ainsi, biens et dettes eux aussi ne sont pas deux espèces de biens particulières, subsistant pour elles-mêmes. Cela même qui chez l’un, en tant que débiteur, est un négatif, est chez l’autre, le créancier, un positif. Il en est de même avec un chemin allant vers l’est, qui est en même temps un chemin allant vers l’ouest. Positif et négatif sont donc essentiellement conditionnés l’un par l’autre, et ne sont donc que dans leur relation l’un à l’autre. Le pôle nord dans l’aimant ne peut être sans le pôle sud, et le pôle sud sans le pôle nord. Si l’on partage un aimant, on n’a pas en l’un des morceaux le pôle nord et en l’autre le pôle sud. De même ensuite aussi en électricité, l’électricité positive et l’électricité négative ne sont pas deux fluides divers, subsistant pour eux-mêmes » (Logique de 1830, addition au §119, op. cit., p.554).

Dans le processus de l’analyse, Hegel énumère une série d’étapes importantes : positif et négatif ; nécessité et accident ; quantité et qualité ; forme et contenu ; action et répulsion, etc. L’un des caractères centraux de l’Essence est qu’elle est relative : chaque chose est reliée à une autre chose, dans un réseau d’interaction universel. La loi fondamentale de la connaissance élémentaire (celle de l’entendement) est le principe d’identité (A = A). C’est généralement considéré comme la base de tout ce que nous savons, et, jusqu’à un certain point, c’est exact. Sans le principe d’identité, la pensée cohérente serait impossible. Grâce à ce principe, nous vérifions le fait fondamental de l’existence et focalisons notre attention sur une chose particulière. Toutefois, l’identité présuppose la différence. Un chat est un chat parce qu’il n’est pas un chien, une souris, un éléphant, et ainsi de suite. Afin d’établir l’identité d’une chose, nous devons la comparer à une autre.

Dans la vie réelle, rien n’est purement soi-même – contrairement à ce que suppose le caractère apparemment absolu du principe d’identité. Toute chose est déterminée par quelque chose d’autre. En ce sens, toute chose est relative. Comme Engels le remarquait :

« La vraie nature des déterminations de “l’essence” est énoncée par Hegel lui-même (Logique de 1830, addition au §111) : “Dans l’essence tout est relatif” (par exemple, le positif et le négatif qui n’ont un sens que dans leur rapport, et non chacun pour soi) » (Dialectique de la nature, Ed. Sociales, p.215).

Ce n’est pas tout. Rien n’est simple, contrairement à ce qu’implique le principe d’identité. Nous le voyons à propos de la simple cellule ou de l’embryon : l’être concret, en tant qu’il s’oppose à l’être purement abstrait de la simple « identité », doit contenir une différenciation interne. De plus, cette différenciation contient les germes de la contradiction. Afin de se développer et de vivre, la cellule doit contenir la tendance à l’auto-dissolution, à la division, à la négation. Cette tension interne est en fait la base de toute vie, mais on la trouve aussi dans des objets inorganiques, comme par exemple le phénomène de surface de tension dans une goutte d’eau, qui retient les molécules en un certain ordre. On pourrait citer bien d’autres exemples.

L’effort pour bannir la contradiction de la pensée a obsédé les logiciens pendant des siècles. Hegel fut le premier à montrer qu’en fait la contradiction gît au cœur de toute chose réellement existante. Si nous essayons de penser le monde sans contradiction, comme la logique traditionnelle tente de le faire, nous ne parvenons qu’à introduire d’insolubles contradictions dans la pensée. Telle fut la véritable signification des « antinomies » kantiennes. Séparer identité et différence, chercher à nier l’existence de la contradiction, conduit la pensée à un formalisme stérile et vide.

 

L’apparence et l’essence

Beaucoup de gens s’aperçoivent que « l’apparence est trompeuse ». Cependant, ce n’est que relativement vrai. Pour parvenir à la compréhension de l’essence d’une chose, on doit précisément commencer par prendre une connaissance complète de son apparence, c’est-à-dire de toutes les caractéristiques physiques, propriétés et tendances que l’on peut observer. Au cours d’une telle analyse, il devient clair que certains éléments peuvent être omis comme inessentiels, et progressivement on arrivera aux caractéristiques les plus fondamentales de l’objet considéré.

Il est courant de dire à propos de quelqu’un : « soit, mais il n’est pas réellement comme cela ». On veut dire par là que les gens ne sont pas en réalité ce qu’ils paraissent. L’apparence est une chose, mais l’essence est supposée en être une autre toute différente. Cependant, ce n’est pas tout à fait vrai. Si nous connaissons très mal une personne, il est vrai qu’il n’est pas possible de nous en faire une idée exacte sur la base de sa conduite – qui peut, à l’occasion, ne pas lui ressembler du tout. Mais lorsque nous connaissons les gens depuis longtemps, nous avons un motif suffisant de croire que nous les connaissons tels qu’ils sont. Nous nous fondons précisément sur les « apparences », parce qu’il n’y a rien d’autre sur quoi nous fonder. La Bible dit : « à leurs fruits, vous les reconnaîtrez », et c’est juste. Un homme ou une femme sont tels qu’ils vivent et agissent. Il n’y a rien d’autre à rechercher.

L’erreur fondamentale de Kant, précisément, résidait dans le fait de dresser une frontière entre les apparences et une mystérieuse « chose en soi » se situant au-delà de l’expérience – et censée être pour toujours inaccessible au savoir humain. En réalité, dès que nous connaissons toutes les propriétés d’une chose, nous connaissons la chose elle-même. Nous pouvons très bien être limités à un certain moment par notre manque d’informations, mais, en principe, rien n’est à jamais inaccessible à la connaissance humaine, sauf une chose : tout connaître d’un univers infini. Il n’y a pas de limitation intrinsèque à la connaissance, mais simplement une relation dialectique entre la nature finie des individus et un univers infini qui est constamment en train de révéler de nouveaux secrets. Et bien que le savoir particulier d’une personne soit fini, d’une génération à l’autre la somme totale de la connaissance et de la compréhension de l’humanité s’accroît. Le processus d’apprentissage est sans fin. C’est précisément en cela que résident sa beauté et son caractère fascinant.

Nous partons de ce qui est connu pour découvrir ce qui ne l’est pas. Une chose mène à une autre. Un médecin, s’appuyant sur tout son savoir médical et son expérience passée, examine soigneusement tous les symptômes visibles et parvient à un diagnostic. Un marin étudiera le vent et les marées afin d’évaluer les possibilités de sortir en mer. En ce sens, l’essence se manifeste à travers l’apparence, même s’il faut de l’habileté et de l’intelligence pour passer de l’une à l’autre.

Lorsqu’on étudie des phénomènes sociaux, l’une des plus graves erreurs consiste à les aborder comme s’ils étaient statiques et figés – autrement dit, du point de vue de la logique formelle. On rencontre souvent des gens qui font une « sagesse pratique » de leurs préjugés et de leur étroitesse d’esprit. Ils affirment que « les gens ne changeront jamais », que « les choses seront toujours comme elles sont » et qu’« il n’y a rien de neuf sous le soleil ». Cette pensée superficielle se donne des airs de profondeur, mais ne signale en réalité que de l’ignorance satisfaite d’elle-même. Aucune justification rationnelle n’est donnée à l’appui de ces affirmations. Occasionnellement, il y a une tentative de leur donner une base biologique, avec de vagues références à quelque chose qu’on appelle la « nature humaine ». Mais tout ce que de telles idées révèlent, c’est que leurs auteurs ne connaissent ni les hommes, ni leur nature.

Cette mentalité est strictement limitée par une expérience étroite du monde des apparences au sens le plus superficiel. C’est tout à fait comme un homme qui patinerait sans cesse à la surface d’un lac gelé, sans jamais s’enquérir de l’épaisseur de la glace. Il pourrait s’en tirer la plupart du temps – jusqu’à ce qu’il se noie dans l’eau glacée. A ce moment précis, il se rendra compte que, peut-être, la glace n’était pas aussi solide qu’elle semblait l’être.

« A = A ». Vous êtes vous. Je suis moi. Les gens sont les gens. Un dollar est un dollar. La société est la société. Les syndicats sont les syndicats. De telles phrases semblent rassurantes, mais en fait elles sont vides de tout contenu. Si tant est qu’elles signifient quoi que ce soit, elles expriment l’idée que tout est ce qu’il est et que rien ne change. Or l’expérience nous apprend qu’il n’en va pas ainsi. Les choses changent constamment et, à un certain point critique, de petits changements quantitatifs peuvent produire des transformations massives.

 

La forme et le contenu

Il y a de nombreuses contradictions au sein des choses. Par exemple, la contradiction entre la forme et le contenu. N’importe quel jardinier sait qu’une graine soigneusement plantée dans un pot produira une plante. Initialement, le pot protège le jeune plant et l’aide à prospérer. Mais à un certain stade, les racines prennent trop de place. Le jardinier doit retirer la plante du pot, faute de quoi elle périra. De même, l’embryon humain est protégé par le ventre maternel pendant neuf mois. Au terme du neuvième mois, un stade critique est atteint : soit le bébé est séparé du corps de sa mère, soit les deux sont condamnés à périr. Ce sont là des exemples assez simples, faciles à comprendre, de la contradiction entre forme et contenu. Un autre exemple est la façon dont les forces telluriques s’accumulent, sous la croûte terrestre, jusqu’à produire un tremblement de terre.

Des forces similaires s’accumulent au sein de la société, qui a elle aussi ses « lignes de faille ». L’action de ces forces n’est pas plus visible, en surface, que celle qui cause un séisme. Aux yeux de l’observateur superficiel, rien ne se passe. Tout est « normal ». L’observateur avisé, cependant, est capable de détecter les symptômes de l’activité souterraine de la société, exactement comme un géologue compétent peut lire un sismographe. Trotsky disait de la théorie qu’elle est la supériorité de la prévision sur l’étonnement. Le sort de la pensée superficielle, empirique, est d’être constamment étonnée – à la façon du patineur que nous évoquions, ci-dessus, sous le poids duquel la glace finit par céder. C’est le prix à payer pour confondre l’apparence avec l’essence, ou la forme avec le contenu.

L’essence d’une chose est la totalité organique de ses propriétés les plus fondamentales. La tâche de l’analyse dialectique est de les déterminer. En chaque cas on trouvera qu’il existe une contradiction potentielle entre l’état présent et ce qui tend à le dissoudre. En mécanique classique, l’idée d’un équilibre parfait joue un rôle central. Les choses tendent à retourner à l’équilibre. C’est, du moins, ce qui vaut en théorie. Dans la vie réelle, un équilibre parfait est quelque chose de rare. A chaque fois qu’un équilibre est atteint, il tend à n’être que temporaire et instable. C’est ce que présupposent le développement et le changement. Au service de soins intensifs d’un hôpital, lorsque l’électrocardiogramme d’un patient atteint un état d’« équilibre » (une ligne droite), celle signifie la mort de l’organisme.

Quand on se réfère aux propriétés d’une chose, l’usage est d’employer le verbe « avoir » (le feu « a » la propriété de brûler ; un être humain « a » les propriétés de respirer, de penser, de manger, etc.). C’est là une source d’erreurs. Un enfant « a » une glace. Une femme « a » un chien. La relation est ici accidentelle et extérieure, puisque l’enfant et la femme pourraient aussi bien ne pas « avoir » ces choses – et néanmoins demeurer un enfant et une femme. Une chose n’« a » pas des propriétés ; elle est l’ensemble de ses propriétés. Si elles sont ôtées, il ne reste plus rien, et c’est à ce rien que correspond, finalement, la « chose-en-soi » de Kant. C’est là une idée extrêmement importante, qui commence tout juste à être comprise des scientifiques. Le tout ne peut pas être réduit à la somme de ses parties, car en entrant dans une relation dynamique, les parties elles-mêmes se transforment et donnent naissance à une situation entièrement nouvelle, gouvernée par des lois qualitativement différentes.

On peut vérifier ce phénomène dans le champ social. Trotsky remarquait que la classe ouvrière, sans organisation, n’est que de « la matière brute à exploiter ». Cela se voit très bien de nos jours, lorsque les syndicats sont éliminés ou affaiblis sur de nombreux lieux de travail. Historiquement, le mouvement des travailleurs en vue de leur organisation entraîne une transformation complète de la situation. La quantité se transforme en qualité. Alors que les travailleurs sont, à titre individuel, impuissants, la classe organisée comme classe dispose d’une puissance colossale, au moins potentiellement. Pas une roue ne tourne, pas un téléphone ne sonne, pas une ampoule ne brille sans l’aimable permission de la classe ouvrière. En termes hégéliens, la classe ouvrière, avant qu’elle ne s’organise, n’est qu’une classe « en soi » (un potentiel non réalisé). Une fois qu’elle est organisée et consciente de sa force, elle devient une classe « pour soi ». Bien sûr, Hegel était loin de tirer des conclusions aussi explicitement révolutionnaires de sa méthode dialectique. Idéaliste, son souci majeur était de présenter la dialectique comme le processus de développement de l’Esprit. Chez lui, les relations réelles sont mises à l’envers, et le monde réel est présenté sous une forme mystifiée. Mais le vrai contenu trouve constamment son chemin à travers le dense brouillard de l’idéalisme, comme les rayons du soleil à travers les nuages.

Par essence, tout est relatif, comme le soulignait Engels. Les choses sont ce qu’elles sont grâce à leurs rapports avec d’autres choses. On peut le voir dans la société. Des choses que l’on tient couramment pour des entités réelles sont, en fait, le produit de relations particulières qui ont imprégné si profondément la conscience populaire qu’elles acquièrent la force d’un préjugé. C’est le cas, par exemple, de l’institution monarchique :

« Les esprits naïfs », écrivait Trotsky, « pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d’hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n’est roi que parce qu’à travers sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d’hommes. Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement, le roi n’est plus qu’un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s’appelait jadis Alphonse XIII pourrait nous fait part de ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.

« Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu’il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d’aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais le chef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d’Hitler sont d’autant plus animées qu’elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles. N’importe quel petit bourgeois enragé ne pouvait pas devenir Hitler, mais une partie d’Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois enragé. » (Qu’est-ce que le national-socialisme ?)

 

Nécessité et accident

En analysant la nature de l’être dans toutes ses manifestations, Hegel traite de la relation entre ce qui est en puissance et ce qui est en acte, ou encore entre la nécessité et l’accident (la « contingence »). Ici, pour commencer, il faut clarifier l’une des formules les plus célèbres de Hegel : « ce qui est rationnel est réel et ce qui réel (effectif) est rationnel » (Préface des Principes de la Philosophie du droit).

A première vue, cette affirmation a tout l’air d’être une mystification réactionnaire, puisqu’elle semble impliquer que tout ce qui existe est rationnel – et donc justifié. Ce n’était pourtant pas ce que Hegel voulait dire, comme Engels l’a expliqué :

« Or, la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l’Empire romain qui la supplanta ne l’était pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l’irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable, d’une manière pacifique, si l’ancien état de choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, violente s’il se regimbe contre cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà par destination irrationnel, entaché d’avance d’irrationalité : et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. La thèse de la rationalité de tout le réel se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégélienne, en cette autre : Tout ce qui existe mérite de périr » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, I).

Une forme déterminée de société est « rationnelle » dans la mesure où elle atteint ses buts, développe les forces productives, élève le niveau de culture, et dès lors fait progresser l’humanité. Si elle n’est plus à même de jouer ce rôle, elle entre en contradiction avec elle-même, c’est-à-dire qu’elle devient dépourvue de rationalité et de réalité ; elle n’a plus désormais aucun droit d’exister. Ainsi, même dans les formules apparemment les plus réactionnaires de Hegel, une idée révolutionnaire se cache.

Tout ce qui existe, existe évidemment par nécessité. Mais tout ne peut pas exister. L’existence potentielle n’est pas l’existence en acte. Dans la Science de la logique, Hegel retrace avec soin le processus par lequel quelque chose passe du stade de simple possible à celui où la possibilité devient probabilité, pour arriver à ce point où elle devient inévitable (« nécessité »). Au vu de l’énorme confusion qui règne dans la science moderne à propos de la « probabilité », il est hautement instructif d’étudier la façon – sérieuse et profonde – dont Hegel traite cette question.

La possibilité et l’actualité désignent le développement dialectique du monde réel, les différentes étapes de l’émergence et du développement des objets. Une chose qui existe en puissance contient en elle-même la tendance objective de son développement, ou du moins l’absence de conditions qui empêcheraient son apparition. Cependant, il existe une différence entre la possibilité abstraite et le potentiel réel, et les deux choses sont souvent confondues. La possibilité abstraite ou formelle exprime simplement l’absence de toute condition qui pourrait exclure un phénomène particulier, mais elle ne suppose pas la présence de conditions qui rendraient son apparition inévitable.

Cela conduit à une totale confusion qui sert à justifier toutes sortes d’idées absurdes et arbitraires. Par exemple, on dit que si un singe pouvait marteler une machine à écrire pendant un temps indéfini, il finirait par produire l’un des sonnets de Shakespeare. Cet objectif semble trop modeste. Pourquoi un seul sonnet ? Pourquoi pas les œuvres complètes de Shakespeare ? Et tant qu’à faire, pourquoi pas l’ensemble de la littérature mondiale, avec la théorie de la relativité générale et, pour faire bonne mesure, les symphonies de Beethoven ? La simple affirmation que c’est « statistiquement possible » ne nous fait pas avancer d’un seul pas. Les processus complexes de la nature, de la société et de la pensée humaine ne sont pas tous susceptibles d’un simple traitement statistique, et de grandes œuvres littéraires ne peuvent pas émerger d’un simple accident, quel que soit le temps qu’on accorde à notre singe pour les écrire.

Pour que le potentiel devienne réel, un enchaînement particulier de circonstances est requis. De plus, ce n’est pas un processus simple et linéaire, mais un processus dialectique, dans lequel une accumulation de petits changements quantitatifs finit par produire un saut qualitatif. La possibilité réelle, par opposition à l’abstraite, implique la présence de tous les facteurs nécessaires au moyen desquels le potentiel perdra son caractère de potentialité et deviendra actuel. Et comme l’explique Hegel, il ne restera actuel qu’aussi longtemps que ces conditions existent, et pas davantage. C’est vrai de la vie d’un individu, d’une forme socio-économique donnée, d’une théorie scientifique ou de n’importe quel phénomène naturel. Le point à partir duquel un changement devient inévitable peut être déterminé par la méthode inventée par Hegel et connue sous le nom de « ligne nodale de mesure ». Si nous considérons un processus comme une ligne, on verra qu’il y a des points spécifiques (« points nodaux »), sur la ligne de développement, où le processus connaît une accélération soudaine, un saut qualitatif.

Il est facile d’identifier la cause et l’effet dans des cas isolés, comme quand on frappe une balle avec son pied. Mais en un sens plus large, la notion de causalité devient beaucoup plus compliquée. Les causes et les effets individuels se perdent dans un vaste océan d’interactions, où la cause se transforme en effet et vice versa. Essayez simplement de remonter de l’événement le plus simple jusqu’à ses « causes ultimes » et vous verrez que l’éternité n’y suffira pas. Il y aura toujours une nouvelle cause, qui à son tour devra être expliquée, et ainsi de suite à l’infini. Ce paradoxe est entré dans la conscience populaire à travers des dictons tels que celui-ci : « Parce qu’un clou manqua, un fer fut perdu ; parce qu’un fer manqua, un cheval fut perdu ; parce qu’un cheval manqua, un cavalier fut perdu ; parce qu’un cavalier manqua, une bataille fut perdue ; parce qu’une bataille fut manquée, un royaume fut perdu ; ... et tout cela parce qu’un clou avait manqué. »

L’impossibilité d’établir une « cause finale » a conduit certains à abandonner complètement l’idée de cause. Tout est alors considéré comme aléatoire et accidentel. Au XXe siècle, cette position a été adoptée, au moins en théorie, par un grand nombre de scientifiques, sur la base d’une interprétation incorrecte des résultats de la physique quantique. C’est le cas, en particulier, de la position philosophique de Werner Heisenberg, que nous avons longuement critiquée dans La Raison en révolte. Ici, il suffit de souligner que Hegel a répondu à l’avance aux arguments de Heisenberg, en expliquant la relation dialectique entre accident et nécessité.

Hegel explique qu’il n’existe pas de véritable causalité au sens d’une cause et d’un effet isolés. Chaque effet a un contre-effet, chaque action une contre-action. L’idée d’une cause et d’un effet isolés est une abstraction tirée de la physique newtonienne classique, à l’égard de laquelle Hegel était très critique, alors qu’elle jouissait d’un énorme prestige à son époque. Là encore, Hegel était en avance sur son temps. Au lieu de l’action-réaction de la mécanique, il a avancé la notion de réciprocité, d’interaction universelle. Tout influence tout, et tout est à son tour influencé, déterminé par tout. Ainsi, Hegel a réintroduit le concept d’accident, qui avait été rigoureusement banni de la science par la philosophie mécaniste de Newton et Laplace.

A première vue, nous semblons être noyés dans une masse d’accidents. Mais cette confusion n’est qu’apparente. L’ordre émerge du chaos. Les phénomènes accidentels qui apparaissent et disparaissent constamment, comme les vagues à la surface d’un océan, expriment un processus plus profond, qui n’est pas accidentel, lui, mais nécessaire. A un moment décisif, la nécessité se révèle à travers l’accident.

Cette idée de l’unité dialectique de la nécessité et de l’accident peut paraître étrange, mais elle est remarquablement confirmée par toute une série d’observations dans les domaines les plus variés de la science et de la société. Le mécanisme de sélection naturelle, dans la théorie de l’évolution, en est l’exemple le plus connu. Mais il y en a beaucoup d’autres. Ces 50 dernières années, il y a eu de nombreuses découvertes, dans le domaine des théories du chaos et de la complexité, qui détaillent précisément comment « l’ordre naît du chaos », soit exactement ce que Hegel a élaboré un siècle et demi plus tôt.

Les réactions chimiques « classiques » sont considérées comme des processus très aléatoires. Les molécules impliquées sont uniformément réparties dans l’espace, et leur propagation est distribuée « normalement », c’est-à-dire selon une courbe de Gauss. Ces types de réactions sont conformes au concept de Boltzmann, selon lequel toutes les réactions en chaîne latérales disparaîtront et la réaction se terminera par une réaction stable, un équilibre immobile. Cependant, au cours des dernières décennies, des réactions chimiques ont été découvertes qui s’écartent de ce concept idéal et simplifié. Elles sont connues sous le nom d’« horloges chimiques ». Les exemples les plus connus en sont la réaction Belousov-Zhabotinsky et le modèle bruxellois imaginé par Ilya Prigogine.

La thermodynamique linéaire décrit un comportement stable et prévisible des systèmes qui tendent vers le niveau minimum d’activité possible. Cependant, lorsque les forces thermodynamiques agissant sur un système atteignent le point où la région linéaire est dépassée, la stabilité ne peut plus être supposée. De la turbulence se produit. Longtemps, la turbulence a été considérée comme synonyme de désordre ou de chaos. Mais depuis peu, on a découvert que ce qui semble n’être qu’un désordre chaotique au niveau macroscopique (à grande échelle) est, en fait, très organisé au niveau microscopique (à petite échelle).

Aujourd’hui, l’étude des instabilités chimiques est devenue courante. Tout particulièrement intéressantes sont les recherches menées à Bruxelles par Ilya Prigogine, théoricien du chaos, sur le phénomène des « horloges chimiques ». L’étude de ce qui se passe au-delà du point critique où commence l’instabilité chimique présente un énorme intérêt du point de vue de la dialectique. Le modèle bruxellois (surnommé le « Brusselator » par les scientifiques américains) décrit le comportement des molécules de gaz. Supposons qu’il existe deux types de molécules, « rouge » et « bleue », dans un état de mouvement chaotique et totalement aléatoire. On s’attendrait à ce qu’à un moment donné, il y ait une distribution irrégulière des molécules, produisant une couleur « violette », avec des éclairs occasionnels de rouge ou de bleu. Mais dans une horloge chimique, cela ne se produit pas au-delà du point critique. Le système est tout bleu, puis tout rouge, et ces changements se produisent à intervalles réguliers.

Prigogine et Stengers écrivent :

« Un tel degré d’ordre issu de l’activité de milliards de molécules semble incroyable, et en effet, si l’horloge chimique n’avait pas été observée, personne ne croirait qu’un tel processus est possible. Pour changer de couleur d’un seul coup, les molécules doivent avoir un moyen de “communiquer”. Le système doit agir dans son ensemble. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce mot clé, communiquer, qui revêt une importance évidente dans tant de domaines, de la chimie à la neurophysiologie. Les structures dissipatives introduisent probablement l’un des mécanismes physiques de communication les plus simples. » (Prigogine et Stengers, op cit. p.148 de l’édition anglaise).

Le phénomène de « l’horloge chimique » montre comment, dans la nature, l’ordre peut surgir spontanément du chaos, à un certain stade. C’est une observation importante, particulièrement en relation avec la manière dont la vie naît de la matière inorganique. « Les modèles de “l’ordre à travers les fluctuations” introduisent à un monde instable où les petites causes peuvent avoir de grands effets, mais ce monde n’est pas arbitraire. Au contraire, les raisons de l’amplification d’un petit événement sont une question légitime pour une enquête rationnelle » (op cit., p.206).

Nous devons nous rappeler que Hegel écrivait au début du XIXe siècle, lorsque la science était complètement dominée par la physique mécanique classique, et un demi-siècle avant que Darwin ne développe l’idée de la sélection naturelle par le biais de mutations aléatoires. Il n’avait aucune preuve scientifique pour étayer sa théorie selon laquelle la nécessité s’exprime à travers l’accident. Or c’est l’idée centrale de la pensée novatrice la plus récente, en science.

Cette loi profonde est également fondamentale pour la compréhension de l’histoire. Comme Marx l’écrivait à Kugelmann en 1871 :

« Il serait certes fort commode de faire l’histoire universelle si on n’engageait la lutte qu’à condition d’avoir des chances infailliblement favorables. Cette histoire serait par ailleurs de nature fort mystique si les “hasards” n’y jouaient aucun rôle. Naturellement, ces hasards entrent dans le cadre de la marche générale de l’évolution et sont compensés à leur tour par d’autres hasards. Mais l’accélération ou le ralentissement du mouvement dépendent beaucoup de “hasards” de ce genre – et parmi eux figure aussi cet autre “hasard” : le caractère des gens qui se trouvent d’abord à la tête du mouvement. » (Lettres à Kugelmann, Editions sociales 1976, lettre du 17 avril 1871).

Engels a fait la même remarque quelques années plus tard à propos du rôle des « grands hommes » en histoire :

« Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d’une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaisse à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. » (Lettre à Borgius du 25 janvier 1894).

 

Le Concept

Dans la dialectique de Hegel, la réalisation suprême de la pensée est le Concept. Le développement du concept est décrit par Hegel comme un processus qui va de l’abstrait au concret. Cela signifie un approfondissement des connaissances et un développement d’un degré inférieur à un degré supérieur de compréhension. Au début, le concept est dit « en soi », ou implicite. Il est développé plus tard et devient le concept « pour soi », ou explicite. Dans sa forme la plus élevée, c’est l’union des deux aspects : « en et pour soi ». Dans le concept, le processus de développement atteint son point culminant. Ce qui n’était qu’implicite, au début, devient alors explicite. C’est un retour au point de départ, mais à un niveau qualitativement plus élevé.

Dans son œuvre majeure, la Science de la logique, Hegel ne s’arrête pas au concept, mais passe à l’Idée Absolue – dont tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il ne nous en dit absolument rien. Cela est typique des contradictions dans lesquelles l’idéalisme de Hegel l’a amené. La dialectique ne peut conduire à une idée absolue, ni à aucune autre solution ultime. L’idée qu’il y aurait une fin au processus de connaissance humaine entre en conflit avec la lettre et l’esprit de la dialectique. La philosophie hégélienne est donc tombée dans une contradiction insoluble. Celle-ci ne pouvait être résolue que par une rupture radicale avec toute la philosophie précédente.

La valeur historique de la philosophie de Hegel réside dans le fait qu’en résumant toute l’histoire de la philosophie d’une manière aussi complète, il a rendu impossible d’aller plus loin dans les cadres philosophiques traditionnels. Deuxièmement, la méthode dialectique, qu’il a perfectionnée, a fourni la base d’une toute nouvelle vision du monde, qui ne se limitait pas à l’analyse et à la critique des idées, mais rendait possibles une analyse de l’histoire de la société et une critique révolutionnaire de l’ordre social existant.

Dans son Anti-Dühring, Engels écrivait :

« Que Hegel n’ait pas résolu le problème qu’il s’était posé importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, est de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût – avec Saint-Simon – la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il considérait à l’inverse les objets et leur développement comme de simples copies réalisées de l’“Idée” existant on ne sait où dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tourne souvent au ravaudage, à l’artifice, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement – bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et arrêté une fois pour toutes est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse marcher à pas de géant de génération en génération. » (Anti-Dühring, Introduction, I – Généralités, op. cit.).

La dialectique de Hegel a été brillamment conçue, mais a finalement échoué, car elle était limitée au domaine de la pensée. Néanmoins, elle contenait le potentiel d’un changement majeur dans la pensée, qui allait modifier radicalement non seulement l’histoire de la philosophie, mais celle du monde. Pour paraphraser Hegel, ce qui était présent en soi (c’est-à-dire potentiellement) dans son œuvre est devenu une idée réalisée, une idée en soi et pour soi, dans la doctrine révolutionnaire du marxisme, où la philosophie abandonne finalement son caractère d’activité mentale unilatérale et abstraite, et entre dans le domaine de la pratique.

Aristote avait déjà expliqué la relation entre le potentiel et le réel. A tous les niveaux de la nature, de la société, de la pensée, et même au niveau du développement des êtres humains individuels, de l’enfance à la maturité, nous assistons au même processus. Tout ce qui existe contient en lui-même le potentiel d’un développement ultérieur, c’est-à-dire la faculté de se perfectionner, de devenir quelque chose de différent de ce qu’il est. Toute l’histoire humaine peut être vue comme la lutte de l’humanité pour réaliser son potentiel. En fin de compte, le but du socialisme est de créer les conditions nécessaires pour que cet objectif puisse être finalement réalisé, que les hommes et les femmes puissent réellement devenir ce qu’ils ont toujours été potentiellement. Ici, cependant, nous avons déjà quitté le bureau faiblement éclairé du philosophe – et sommes sortis au grand jour de la vie humaine, de l’activité et de la lutte.


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Chapitre 9 – L’impasse de la philosophie kantienne

L’œuvre d’Emmanuel Kant (1724-1804) marque le début d’un tournant philosophique. Né à Kœnigsberg, en Prusse[1], il y passa la quasi-totalité de sa vie. En politique, c’était un libéral influencé par les idées de Rousseau, et il témoigna de la sympathie pour la Révolution française, tout au moins pour sa phase initiale. L’autre grande influence sur sa pensée fut celle de la science, qui à l’époque réalisait de spectaculaires progrès. Kant lui-même fut l’auteur d’importantes contributions scientifiques, en particulier dans son Histoire universelle de la nature et théorie du ciel (1755). Il y avance l’hypothèse nébulaire de la formation du système solaire, une théorie qui fut ensuite développée par Laplace – et reste généralement acceptée, de nos jours.

Lorsque Kant débuta son activité intellectuelle, la philosophie allemande était dans une impasse. Les brillantes intuitions de Leibniz ne suffisaient pas à constituer une école de pensée cohérente. Après sa mort, Christian Wolff essaya de les transformer en un système, mais ne parvint qu’à les vulgariser. Entre les mains de Wolff, les profondes intuitions de Leibniz furent transformées en un formalisme des plus arides. Kant était réfractaire à cette spéculation métaphysique qui tentait de résoudre les mystères de l’univers, non par l’observation de la nature, mais par le recours incessant au raisonnement abstrait. Or dans le monde réel, un nouvel esprit s’agitait. Les sciences naturelles se développaient rapidement, en particulier en Grande-Bretagne et en France. Même dans l’Allemagne assoupie, où la guerre de Trente Ans avait paralysé le progrès, un renouveau culturel s’exprimait dans l’Aufklärung, l’équivalent allemand des Lumières françaises. Kant était le produit de cette époque.

Son œuvre la plus importante, la Critique de la Raison pure, fut d’abord publiée en 1781, alors qu’il avait 57 ans, puis révisée dans une seconde édition, en 1787. Dans cette œuvre, Kant tente de résoudre le problème de la connaissance, qui avait provoqué une crise dans la philosophie, dont la plus claire expression était l’idéalisme subjectif de Berkeley et le scepticisme de Hume. Le but déclaré de Kant était d’en finir avec la vieille métaphysique, qui « semble être une arène tout particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade et où jamais un champion n’a pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable » (Critique de la Raison pure, deuxième préface, PUF).

Les grands succès des sciences de la nature, particulièrement en Grande-Bretagne, signifiaient que la connaissance ne pouvait pas rester confinée à la pure spéculation abstraite, sortie du chapeau. Déterminé à rompre avec cette « métaphysique », Kant décida qu’il était nécessaire de revenir aux fondements. Il s’attaqua à l’épineuse question de savoir comment une connaissance vraie peut être obtenue. Les progrès frappants des sciences de la nature montraient la voie. Toutes les questions sur la nature de l’univers et la place qu’y occupe l’homme ne pouvaient pas être résolues par la spéculation abstraite, mais seulement par l’observation et l’expérimentation.

La tâche des sciences n’est pas uniquement d’accumuler un certain nombre de faits. Elle consiste à pénétrer les processus naturels. Or pour ce faire, de simples généralisations ne suffisent pas. Comme l’a bien vu Kant, la pensée ne doit pas rester passive ; elle doit être active. Ce n’est pas un hasard si le titre de son œuvre majeure se rapporte à la Raison (Vernunft), qu’il distingue clairement du simple Entendement (Verstand). Mais les formes de la raison sont-elles adéquates pour comprendre la réalité ? Kant soumit ces formes logiques à une recherche critique et montra que la logique traditionnelle tombe dans la contradiction (« antinomie »). Il démontra qu’il est possible de tirer des conclusions diamétralement opposées à partir des mêmes propositions. Mais chez Kant, ces contradictions demeurent sans solution.

 

La théorie kantienne de la connaissance

La relation du sujet à l’objet était, depuis des siècles, une question centrale de la philosophie. Pour simplifier, les matérialistes mécanistes mettaient uniquement l’accent sur l’objet (la réalité matérielle, la nature), ne laissant aucun rôle au sujet pensant, qui était dépeint comme un réceptacle passif, tandis que les idéalistes mettaient au contraire l’accent sur le sujet (l’esprit, l’Idée, etc.).

Kant demande ce qu’il nous est possible de connaître, et comment nous pouvons le connaître. C’est l’une des parties centrales de la philosophie : la théorie de la connaissance (ou « épistémologie »). Nous tirons la plus grande part de notre savoir de l’observation du monde réel. Depuis le plus jeune âge, nous voyons des choses, nous les entendons, nous les touchons, etc. Progressivement, nous construisons une image du monde dans lequel nous vivons. Cette sorte de savoir est celui de la perception sensorielle. Pour des empiristes comme Locke, il n’y en a pas d’autres. C’est là que Kant n’est pas d’accord. Dans la connaissance qu’il prend du monde, l’esprit n’est pas uniquement un contenant vide, susceptible d’être rempli par n’importe quoi (Locke le décrit comme une tabula rasa – une table rase). Pour Kant, il y a un acte de connaître. Nous ne faisons pas simplement une liste des choses que nous voyons ; nous les sélectionnons, nous les ordonnons et nous les interprétons consciemment. Pour cela, l’esprit a sa propre méthode et ses propres règles. Il y a des formes de la pensée que nous appliquons, consciemment ou non, lorsque nous tentons de comprendre l’information fournie par nos sens (les données sensorielles).

Kant soutient qu’il y a deux types de savoir. Si la majeure partie du savoir est tirée de l’expérience, il y a une partie de notre connaissance qui est a priori, qui ne provient pas de l’expérience. Nous ne pouvons connaître que ce qui nous est donné dans notre expérience perceptive, mais les « choses en soi », qui sont à l’origine de nos perceptions, ne peuvent pas être connues. Ici, Kant patine sur une glace très fine. Bien qu’il s’en soit défendu, ces idées se rapprochent de l’idéalisme subjectif de Hume et Berkeley. Précisément pour éviter cette conclusion, Kant modifia certaines formulations dans la seconde édition de sa Critique de la raison pure. Dans la première édition, certaines formulations pouvaient suggérer que, pour Kant, le sujet pensant était la même chose que l’objet perçu. Plus tard, il insista sur le fait que les choses hors de nous existent certainement, mais qu’elles se manifestent à nous seulement selon leur apparence – et non pas telles qu’elles sont en elles-mêmes.

A l’inverse de Locke, pour qui l’intégralité de la connaissance provient de nos sens, Kant soutient que certaines idées ne proviennent pas de la perception. Selon lui, certaines de nos connaissances sont innées, et notamment la connaissance du temps et de l’espace. Si nous faisons abstraction de tous les aspects physiques des phénomènes, dit-il, il ne nous reste plus que deux choses : le temps et l’espace. Or en réalité, le temps et l’espace, ainsi que le mouvement, sont les propriétés les plus générales et fondamentales de la matière. On ne peut les comprendre qu’en relation aux choses matérielles. Mais Kant était un idéaliste, et il insistait sur le fait que les notions de temps et d’espace étaient innées, qu’elles ne provenaient pas de l’expérience et qu’elles étaient, selon ses termes, « a priori ».

Pour soutenir cette idée que l’espace et le temps sont « des formes a priori de notre sensibilité », Kant use d’une façon très particulière de raisonner. Il soutient que, tandis qu’il est impossible de penser à des objets en dehors du temps, il est tout à fait possible de penser à un temps sans objets. Il développe le même argument à propos de l’espace. Or en réalité, l’espace et le temps sont inséparables de la matière, et il est impossible de les concevoir indépendamment de la matière. Contrairement à ce qu’affirme Kant, l’espace sans la matière est une abstraction vide – aussi vide que la matière sans espace. De fait, le temps, l’espace et le mouvement sont les modes d’existence de la matière, et ils ne peuvent être conçus d’aucune autre manière. L’idée de Kant selon laquelle le temps et l’espace sont des phénomènes subjectifs a été réfutée par les découvertes de la science.

Dans son Anti-Dühring, Engels souligne la fausseté du concept de connaissance a priori. En dernière analyse, toutes nos idées sont tirées de la réalité, y compris les axiomes des mathématiques. Il est vrai que si nous faisons abstraction de toutes les qualités matérielles d’une chose, il ne reste que l’espace et le temps. Toutefois, ce ne sont plus là que des abstractions vides. Espace et temps ne peuvent exister par eux-mêmes, pas plus qu’il ne peut y avoir de « fruit » sans qu’il y ait aussi des pommes, des poires, des oranges, etc., ou d’humanité sans êtres humains. La seule différence est que l’idée de fruit, ou d’humanité, sont les abstractions d’un genre particulier de matière, tandis que le temps et l’espace sont les traits les plus généraux, ou, mieux, les modes d’existence, de la matière en général.

 

La chose en soi

Toute connaissance humaine est le produit de deux facteurs : le sujet connaissant et l’objet de la connaissance. La matière première de la connaissance est fournie par l’objet extérieur (le monde physique), tandis que le sujet pensant donne une forme et une signification à l’information des sens. A la différence de Berkeley, Kant accepte l’existence d’un monde extérieur, sans lequel il n’y aurait pas de possibilité de connaître, autrement dit pas d’expérience. Néanmoins, Kant récuse la possibilité de connaître les choses telles qu’elles sont « en soi ». Nous pourrions seulement en connaître les apparences. Son erreur fondamentale consiste à ne pas voir la relation entre l’apparence et l’essence. Il n’est pas vrai que nous puissions seulement connaître des « apparences ». Quand je connais la propriété d’une chose, je connais la chose en elle-même. Il n’y a rien d’autre à connaître ; il n’y a pas d’« au-delà », pas de « chose en soi ».

A toute époque a régné la conviction que la seule façon d’arriver à connaître une chose consiste précisément à partir du matériel qui nous est livré par les sens et à l’analyser par le moyen de la réflexion. C’est cela, et rien d’autre, qui constitue le processus de la connaissance. Or avec Kant, nous sommes confrontés à l’affirmation selon laquelle il y aurait une certaine différence entre ce que nous pouvons voir, ce dont nous faisons l’expérience – et ce qu’est la nature « réelle » des choses. Cette thèse contredit toute l’expérience humaine et exige donc d’être justifiée très clairement. Mais le fait est que Kant ne la justifie pas du tout. Il l’affirme d’une manière dogmatique, en contradiction avec sa propre méthode (qui rejette le dogmatisme).

« C’est la maladie de notre époque », remarquait Hegel, « qui en est venue au désespoir pour lequel notre connaissance serait seulement une connaissance subjective et ce subjectif ce qu’il y a d’ultime » (Logique de 1830, addition au §22, Vrin, p.473). Hegel, comme Kant, était un idéaliste, mais il était un idéaliste objectif qui rejetait vigoureusement la thèse selon laquelle il était impossible de connaître le monde réel. Malgré tous ses défauts, un tel idéalisme est de loin supérieur au confusionnisme complet qui découle de l’idéalisme subjectif. Il n’est donc pas surprenant que dans « la maladie » de notre propre époque, ce soit Kant, et non Hegel, que chérissent les philosophes et les savants occupés à nous convaincre que nous ne pouvons pas réellement affirmer l’existence du monde physique, ou que nous ne pouvons pas connaître ce qui est arrivé avant le « big-bang » (et ne devons pas nous le demander), ou que le comportement des particules subatomiques dépend exclusivement du fait que nous soyons présents pour les observer.

Contre cette idée, nous sommes cent fois d’accord avec Hegel quand il dit que « les objets, la nature extérieure et la nature intérieure, d’une façon générale l’objet, ce qu’il est en soi, est tel qu’il est en tant que quelque chose de pensé, qu’ainsi la pensée est la vérité de l’être objectif. La tâche de la philosophie consiste seulement à amener expressément à la conscience ce qui, relativement à la pensée, a eu de tout temps pour les hommes une valeur. La philosophie n’établit donc rien de nouveau ; ce qui est ici amené au jour moyennant notre réflexion est déjà préjugé immédiat d’un chacun » (Logique de 1830, addition au §24, op. cit., p.474).

Il est évident qu’à tel ou tel moment donné nous ne pouvons pas tout connaître d’un phénomène. La vérité est aussi infinie que l’univers lui-même. Mais toute l’histoire de la pensée humaine se caractérise par un mouvement constant de l’ignorance vers le savoir. Ce que nous ne savons pas aujourd’hui, nous le découvrirons demain. Par conséquent, il est profondément erroné de confondre ce que nous ne savons pas avec ce qui ne peut pas être connu. La « chose en soi » de Kant n’est qu’une façon d’indiquer nos limitations présentes ; elle n’est pas un mystère, mais un problème à résoudre. Ce qui est aujourd’hui une chose-en-soi deviendra demain une chose-pour-nous. Tel est le message de toute l’histoire de la pensée en général, et de la science en particulier.

En réalité, la chose en soi est une abstraction vide. Si nous retirons toutes les propriétés connaissables d’un objet, il ne nous reste précisément plus rien. Comme l’observe justement J. N. Findlay, faisant écho à Hegel :« La Chose en soi, que Kant tient pour inconnaissable, est en réalité la plus complètement connaissable des abstractions ; elle est ce que nous obtenons quand nous abandonnons délibérément tout contenu empirique et toute trace de structure catégoriale » (préface à son édition anglaise de la Logique de Hegel, p. XII). Il y a une différence fondamentale entre ce qui n’est pas connu et ce qui est inconnaissable. Ici, Kant glisse vers l’agnosticisme, cette doctrine impuissante qui affirme qu’il y a certaines choses qui ne peuvent pas être connues, et qu’en conséquence il y a certaines questions qui ne doivent pas être posées. Findlay est sévère, mais pas injuste, lorsqu’il conclut que « Kant, en bref, est dans une confusion philosophique permanente, et ne sait jamais où il en est ni où il va » (ibid. p. XIV). La notion de chose en soi inconnaissable est incontestablement le point le plus faible de la philosophie de Kant, et c’est précisément cette faiblesse que retiennent et approuvent nombre de philosophes et savants modernes.

L’erreur de Kant découle du fait qu’il considère l’apparence et l’essence comme des choses mutuellement exclusives. La pensée n’est pas conçue comme un pont réunissant le sujet pensant au monde, mais comme une barrière entre le sujet et l’objet. Il est vrai que Kant présente aussi la pensée comme un instrument que nous employons pour comprendre le monde. Mais c’est là une formulation insatisfaisante, comme l’explique Hegel :

« Un thème principal de la philosophie critique [c.-à-d. : kantienne] est qu’avant d’entreprendre de connaître Dieu, l’essence des choses, etc., il y aurait à examiner préalablement la faculté de connaître elle-même, pour savoir si elle est capable de s’acquitter d’une telle tâche ; on devrait préalablement apprendre à connaître l’instrument, avant d’entreprendre le travail qui doit être réalisé par le moyen de ce dernier ; sinon, au cas où il serait insuffisant, toute la peine prise serait dépensée en pure perte. Cette pensée a paru si plausible qu’elle a suscité la plus grande admiration et approbation, et a ramené la connaissance, de son intérêt pour les objets et de son occupation avec eux, à elle-même, à l’élément formel » (Logique de 1830, op. cit., p.174).

Hegel souligne que la pensée n’est pas un « instrument », comme le serait un outil qu’on pourrait examiner avant de se mettre à la tâche. S’il en était ainsi, nous serions confrontés au paradoxe suivant : l’« outil » aurait à s’examiner lui-même, puisque la pensée ne peut être examinée qu’en pensant. Chercher à savoir avant de savoir est une conduite semblable à celle d’un homme qui refuserait d’entrer dans l’eau tant qu’il n’a pas appris à nager. Les hommes et les femmes ont pensé bien avant que la logique ne soit conçue. En réalité, les formes de la pensée, y compris la logique, sont le produit d’une très longue période de développement humain, à la fois mental et pratique. Les objets du monde physique nous sont immédiatement donnés dans la perception sensorielle, mais l’affaire ne s’arrête pas là. L’entendement se met à analyser l’information livrée par les sens, c’est-à-dire à la décomposer en ses parties. C’est ce qui est connu sous le nom de « médiation », en philosophie.

En dépit de son indéniable génie, Kant a rendu un mauvais service à la philosophie et à la science en fixant implicitement une limite à la connaissance humaine. La théorie de l’inconnaissable, cette partie de la philosophie de Kant qui aurait dû sombrer dans l’oubli, est précisément la seule chose de Kant qui ait été reprise de nos jours par ceux qui, comme Heisenberg, souhaitent introduire le mysticisme dans la science. Alors que Kant a tenté une critique des formes de la logique (et ce fut son grand mérite), il a fait preuve d’une certaine incohérence – par exemple en acceptant le principe de contradiction. Ce qui l’a confronté à de nouveaux problèmes.

 

Les formes de la logique

L’aspect le plus important de la Critique de la Raison pure réside dans sa critique de la logique, dont il disait que, depuis Aristote, « elle n’a pas eu besoin de faire un pas en arrière », mais « n’a pu faire un seul pas en avant », non plus, de sorte que « selon toute apparence, elle semble arrêtée et achevée. » (Critique de la Raison pure, préface à la deuxième édition).

Une part importante des recherches de Kant porte sur la nature des formes de la pensée en général, et en particulier des formes de la logique. D’où viennent-elles ? Que représentent-elles ? Dans quelle mesure reflètent-elles la vérité ? Il faut porter au crédit de Kant d’avoir posé ces questions, même s’il n’a pas fourni une réponse adéquate. On est là au cœur du questionnement fondamental de toute philosophie, à savoir la relation entre l’être et la pensée, entre la matière et l’esprit. Comme Hegel, Kant tenait en piètre estime la logique formelle, « un art spécieux (…) qui donne à toutes nos connaissances la forme de l’entendement ».

Kant fut le premier à distinguer entre entendement (Verstand) et raison (Vernunft). Bien qu’il joue un rôle important, pour Kant, l’entendement est la forme de pensée rationnelle la plus basse. Il prend les choses comme elles sont ; il se borne à enregistrer le simple fait de l’existence. C’est la base de la logique formelle – et aussi du sens commun, qui considère les choses telles qu’elles semblent être.

Mais le processus de la pensée ne s’arrête pas au niveau de l’entendement et de l’expérience sensible immédiate. Pour parvenir à une compréhension dialectique du réel, il faut l’intervention de la raison, qui va au-delà de ce qui est donné immédiatement à nos sens, le décompose en ses éléments constituants et le recompose à nouveau. C’est le rôle de la dialectique. Jusqu’à Kant, l’art de la dialectique avait été pratiquement oublié ; la dialectique était considérée comme un sophisme, une « logique de l’illusion ». C’est le grand mérite de Kant d’avoir remis la dialectique à sa juste place en philosophie, comme une forme supérieure de logique.

Kant cherche à placer la connaissance sur des bases solides, et il insiste sur le fait qu’elle doit reposer sur l’expérience. C’est cependant insuffisant. Dans la phase initiale de la connaissance, nous sommes assaillis par une masse confuse de données, sans liens logiques ni connexions nécessaires. On ne peut pas alors parler à ce stade de connaissance réelle, et encore moins de savoir scientifique. On attend quelque chose de plus. Pour donner une signification aux données sensorielles, il faut que la raison soit active, et non simplement passive :

« Ils comprirent [les physiciens] que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière ; car autrement des observations accidentelles et faites sans aucun plan tracé d’avance ne sauraient se rattacher à une loi nécessaire, ce que cherche pourtant et ce qu’exige la raison. Celle-ci doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre les expériences qu’elle a instituées d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge qui a le droit de contraindre les témoins à répondre aux questions qu’il leur adresse ». (Critique de la Raison pure, seconde préface).

Il y a une différence importante entre la façon dont Kant et Aristote comprenaient les lois de la logique. Pour Aristote, elles étaient les lois mêmes des choses, tandis que pour Kant, l’idéaliste, elles ne sont que les lois de la pensée. Le nœud du problème est que, pour Kant, le principe d’identité, par exemple, ne peut pas être trouvé dans les choses elles-mêmes. Il est seulement appliqué aux choses par la conscience. Ainsi, pour Kant, la logique n’est qu’une méthode utile pour ordonner et classer les choses, alors que la dialectique – telle que les marxistes la comprennent – dérive ses lois du monde réel et les lui applique en retour. Cette conception erronée de Kant a été reprise par la logique et les mathématiques modernes, où il est souvent affirmé que les lois, les théorèmes, etc., ne sont que des idées formelles dont il est fait usage pour leur commodité, mais qui n’ont aucune relation avec le monde objectif.

 

Les « antinomies »

La partie la plus intéressante de la Critique de la Raison pure est celle qui porte sur les « antinomies ». Kant y montre les contradictions qui existent dans la pensée. Ainsi, commençant par les lois de la logique formelle et les appliquant au monde de l’expérience, Kant met en lumière les contradictions qui ne manquent pas d’apparaître. Il y voit une preuve de l’inconnaissabilité de la chose-en-soi, au lieu de voir que les contradictions sont objectives et présentes dans les phénomènes eux-mêmes.

Le problème fondamental est celui-ci : comment les formes de la logique s’appliquent-elles au monde réel ? Les catégories de la logique formelle ne nous disent absolument rien du monde réel. C’est à la science qu’incombe la tâche de découvrir les lois du monde réel grâce à l’observation et à l’expérimentation. Toutefois, le tableau du monde n’est jamais complet, puisque la science découvre sans cesse de nouveaux domaines et doit constamment réajuster ses théories. Tel est le processus réel. Cependant, Kant en a tiré des conclusions toutes différentes, comme on l’a vu.

Il a fallu attendre Hegel pour faire avancer cette question. Le problème, expliquait-il, vient de la nature de la logique formelle elle-même, qui conçoit les opposés comme mutuellement exclusifs. Or ils ne le sont pas. Par exemple, la catégorie logique d’identité présuppose son opposition à la différence. Quand nous disons qu’une chose est, nous pensons que nous avons identifié cette chose, mais en fait elle n’a d’identité qu’en comparaison à d’autres choses. Jean est Jean parce qu’il n’est pas Pierre, ni Paul, etc. Ainsi, l’identité présuppose la différence et n’a aucune signification prise isolément. En général, les choses n’ont de signification que dans une relation d’opposition à d’autres choses. La vie ne peut être comprise sans la mort. Nord et sud, droite et gauche, mâle et femelle, bien et mal, ne peuvent avoir de sens qu’en relation à leur opposé. L’unité des contraires est un fait fondamental de l’existence.

Dans sa Logique, Hegel expliquait que l’être pur et indifférencié est la même chose que le néant. Si nous nous bornons à l’affirmation selon laquelle une chose est, sans expliquer ses propriétés concrètes, ses contradictions internes, son mouvement, ses changements et ses multiples relations, nous ne saisissons pas la vérité de cette chose. En l’absence de toute concrétisation, l’être simple n’est qu’une abstraction vide. Pour résoudre cette contradiction particulière (« antinomie »), il faut comprendre que l’être et le non-être ne s’excluent pas l’un l’autre, mais se combinent dans le processus du devenir.

De même, les pôles opposés de la cause et de l’effet doivent être unis pour entrer en interaction. Si nous tentons d’isoler une cause et un effet particuliers, nous tombons immédiatement dans la contradiction, puisqu’il y a toujours un nombre infini de causes qui précède le cas donné ; en fait, derrière chaque fait isolé il y a toute l’histoire de l’univers. De la même façon, si l’on tente d’isoler tel fait particulier comme cause, on entre dans une chaîne indéfinie de phénomènes qui se succèdent.

Comment résoudre cette contradiction ? Si l’on s’en tient aux règles de la logique formelle, la seule solution aux antinomies de Kant consiste à récuser la validité d’une moitié de ses catégories – et d’en admettre uniquement l’autre moitié. Les scolastiques médiévaux, par exemple, déclaraient que le hasard (l’accident) n’était qu’un concept subjectif, un produit de l’ignorance des causes. Tout, dans l’univers, serait absolument déterminé et, en fait, pré-ordonné depuis le début par l’Etre Suprême. De même, la logique traditionnelle proclamait que l’Identité était absolue – et que la Contradiction devait être rigoureusement proscrite.

Dans la section sur les antinomies, Kant souligne que la contradiction n’est pas qu’une ruse de sophiste, car elle est inévitable. Les antinomies, qui développent deux séries de preuves à l’appui de deux propositions contraires, ne sont pas de purs sophismes ; elles ne sont pas fallacieuses, dit Kant, car elles sont fondées sur la nature de la raison :

« Malheureusement pour la spéculation (mais heureusement peut-être pour la destination pratique de l’homme), la raison se voit, au milieu de ses plus grandes espérances, si embarrassée d’arguments pour et contre, que ne pouvant, tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté, ni reculer, ni regarder avec indifférence ce procès comme un jeu, ni moins encore demander la paix, lorsque l’objet de la dispute est d’un si haut prix, il ne lui reste qu’à réfléchir sur l’origine de cette lutte avec elle-même, pour voir si par hasard un simple malentendu n’en serait pas la cause, et si, ce malentendu une fois dissipé, les prétentions orgueilleuses de part et d’autre ne feraient pas place au règne tranquille et durable de la raison sur l’entendement » (Critique de la Raison pure, Antinomie de la raison pure, 3e section).

La solution réelle réside dans l’approfondissement sans fin de la connaissance, car la raison ne peut « donner aucune réponse aux questions qui s’élèvent sur les conditions de sa synthèse, réponse qui nous dispense de les poser toujours sans fin. Suivant elle, il faut s’élever d’un commencement donné à un commencement antérieur, chaque partie conduit à une partie encore plus petite, chaque événement a toujours pour cause un autre événement, au-dessus de lui, et les conditions de l’existence en général s’appuient toujours sur d’autres, sans jamais trouver un soutien ni un point d’appui absolu dans une chose existant par elle-même comme être premier » (Ibid.).

Chaque réponse donne lieu à une nouvelle question, et ainsi de suite à l’infini. Il n’y a pas de réponses finales, pas de fin au processus. Autrement dit, la pensée dialectique est ouverte, non dogmatique. La solution des problèmes prétendument insolubles est donnée par le processus sans fin de l’histoire de la science et de la pensée en général. La seule façon de résoudre les contradictions dans la pensée ne pouvait résider que dans un complet remaniement de la logique, en brisant les vieux schémas rigides et incapables de refléter correctement la réalité d’un monde mouvant, changeant, vivant et contradictoire.

Hegel a rendu hommage à Kant pour avoir réintroduit la notion de contradiction au cœur de la logique :

« Cette pensée, que la contradiction qui est posée à même le rationnel par le fait des déterminations d’entendement, est essentielle et nécessaire, est à considérer comme l’un des plus importants et plus profonds progrès de la philosophie des temps modernes ». Néanmoins, ayant posé la question, Kant ne put ou ne voulut pas lui donner une réponse valable. « Aussi profond est ce point de vue, aussi triviale est la solution », souligne Hegel (Logique de 1830, §48, op. cit., p.308).

Kant n’a pas accompli cette révolution, mais son grand mérite fut de montrer la voie à suivre. Il a donné à la philosophie un regain de vitalité. En soumettant les vieilles formes de la pensée à une critique approfondie, qui a révélé leur nature intrinsèquement insatisfaisante et contradictoire, la Critique de la Raison pure a montré que les contradictions étaient inhérentes à la pensée. Ce faisant, Kant a réintroduit la dialectique en philosophie. Jusque-là, la dialectique était considérée comme une méthode de raisonnement purement subjective (au sens de « sophistique »). Il a montré que la dialectique n’était ni arbitraire, ni subjective, mais qu’elle était une méthode de raisonnement entièrement valide.

Bien que révolutionnaire en son temps, la philosophie de Kant n’apporte pas de solution satisfaisante aux problèmes qu’elle pose. Plus qu’à toute autre chose, la dialectique de Kant ressemble à la vieille dialectique socratique. Celle-ci n’est pas sans mérite. La lutte entre des conceptions opposées, dans laquelle une juste valeur est accordée aux arguments de l’autre partie, et dans laquelle des arguments « pour » et « contre » sont avancés d’une façon rigoureuse, peut mener à un approfondissement des questions soulevées. Il y a toutefois quelque chose d’insatisfaisant : une forme d’agnosticisme, l’idée superficielle que « la vérité n’est jamais tout entière d’un seul côté », et ainsi de suite.

Les antinomies de Kant ne sont qu’au nombre de quatre. Il revint à Hegel de mettre en lumière qu’il y a une « antinomie » (contradiction) en toute chose :

« La signification vraie et positive des antinomies consiste d’une façon générale en ce que toute réalité effective contient en elle des déterminations opposées et qu’ainsi la connaissance et plus précisément la conception d’un objet ne signifient justement rien de plus qu’être conscient de lui comme d’une unité concrète de déterminations opposées » (Logique de 1830, addition au §48, op. cit., p.504).

Le mérite de Kant a consisté à soumettre les formes traditionnelles de la logique à une critique minutieuse. Son défaut réside dans le caractère subjectiviste de sa théorie de la connaissance. Là fut la source de ses principales faiblesses, à savoir l’ambiguïté, l’incohérence et l’agnosticisme. En échouant à opérer une rupture claire avec la logique traditionnelle, tout en exposant ses limites, Kant s’est révélé incapable de résoudre ses propres contradictions. Le problème de la relation entre sujet et objet (la pensée et l’être) ne fut résolu que par Marx et Engels. Ils montrèrent qu’en dernière instance tous les problèmes de la philosophie se résolvent dans la pratique :

« Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique » (Marx, Thèses sur Feuerbach, Thèse 8, in L’Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p.3).


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[1] Depuis 1945, Kœnigsberg est devenu Kaliningrad, dans l’enclave russe qui se situe entre la Pologne et la Lituanie. C’était autrefois l’un des ports allemands les plus importants sur la Baltique.

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Chapitre 8 – Descartes, Spinoza et Leibniz

« Le principal défaut de tout matérialisme jusqu’ici (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est pourquoi en opposition au matérialisme l’aspect actif fut développé de façon abstraite par l’idéalisme, qui ne connaît naturellement pas l’activité réelle, sensible, comme telle. » (Marx - Thèses sur Feuerbach)

Ces deux phrases de Marx, extraites de la première des Thèses sur Feuerbach, ont souvent suscité une certaine perplexité. Leur signification n’est pas immédiatement claire, et elle ne peut être éclaircie qu’à condition de replacer cette « thèse » dans le contexte de l’histoire de la philosophie. Cependant, l’idée qu’elle contient est le point de départ du matérialisme dialectique – et du marxisme en général.

Dès que la pensée commence à se développer, elle prend une forme de vie propre. Ce phénomène s’accentue à mesure que se développent la division du travail et la civilisation, qui coïncident avec la division de la société en classes. La pensée elle-même devient un objet d’étude. Ses origines matérielles sont perdues de vue. Elle apparaît comme quelque chose de mystique, séparé de la matière, une substance divine, liée à Dieu, une âme indépendante du corps – et donc immortelle.

L’apparition d’une nouvelle forme de matérialisme, pendant la Renaissance, fut la condition préalable d’un renouveau de la science à un niveau qualitativement supérieur. Mais comme on l’a vu, ce matérialisme a pâti de son caractère unilatéral, sous la forme de l’empirisme, ce qui a eu des conséquences extrêmement négatives. Le refus d’accorder une valeur à tout ce qui ne provient pas de l’observation immédiate, le rejet de la théorie et des grandes généralisations (« je ne forge pas d’hypothèses », disait Newton) ont condamné à la stérilité cette forme de matérialisme. Résultat : les représentants de cette école ne purent pas dépasser les limites de la vision du monde qui était celle de la science du moment, laquelle était fondamentalement mécaniste et statique. Cette critique vaut non seulement pour les empiristes anglais, mais aussi pour les matérialistes français, en dépit de leur plus grande ouverture d’esprit et de leurs incursions parfois brillantes du côté de la dialectique.

L’ancien matérialisme était unilatéral en ce sens qu’il considérait la pensée d’un point de vue statique, passif et contemplatif. L’homme était conçu comme un pur observateur de la nature, prenant note des « faits ». « L’esprit est supposé vide en lui-même, simple miroir du monde extérieur, chambre noire dans laquelle les images des choses s’inscrivent, sans aucune contribution ni action de sa part ; son contenu tout entier est censé résulter des impressions laissées en lui par les choses matérielles » (Schwegler, op. cit., p.180). Partant d’une idée correcte, cette conception étriquée du matérialisme déboucha sur une impasse ; elle fut incapable d’un développement ultérieur. En fait, jusqu’à la révolution effectuée par Marx et Engels, c’est-à-dire jusqu’au matérialisme dialectique, il n’y eut aucun progrès du matérialisme. Même Feuerbach n’alla pas réellement plus loin que les matérialistes français du XVIIIe siècle.

Ceci nous place face à l’un des plus grands paradoxes de l’histoire de la philosophie : dans la période qui suivit Locke, les progrès les plus significatifs furent accomplis non par des matérialistes, mais par des idéalistes. Dans la mesure où ils n’étaient pas bridés par les entraves que s’imposait l’empirisme, ils parvinrent à toute une série de brillantes généralisations théoriques – et cela bien que, émanant d’hypothèses fausses, elles eussent invariablement revêtu un caractère fantastique. Ce phénomène tout à fait particulier atteignit son expression la plus extrême dans la philosophie de Hegel, « ce colossal avortement », selon la formule d’Engels.

Que la pensée et l’être soient deux choses différentes, c’est évident pour la plupart des gens. Dans l’une de ses comédies, Sheridan, le grand dramaturge irlandais du XVIIIe siècle, fait dire à l’un de ses personnages, un joueur invétéré : « je ne perds jamais aux cartes – ou, du moins, je n’ai jamais le sentiment que je suis en train de perdre, ce qui revient au même ». Naturellement, nous savons que ce n’est pas la même chose, tout comme le fait de penser posséder un million d’euros n’est pas la même chose que le fait de les posséder effectivement. La pensée est en elle-même immatérielle, en dépit des efforts de certains matérialistes mécanistes pour prouver qu’elle est une substance matérielle sécrétée par le cerveau, comme la bile est sécrétée par le foie. La pensée est la propriété de la matière organisée d’une certaine manière, mais elle n’est pas elle-même de la matière.

Cependant, si la pensée et la réalité matérielle diffèrent complètement, la question se pose : comment peut-il arriver si souvent qu’elles s’accordent ? La relation exacte entre la pensée et l’être a été la source de toutes les grandes controverses philosophiques depuis 2500 ans, et elle n’a été résolue de façon satisfaisante que par le matérialisme dialectique.

 

Descartes

La question de la relation de la pensée à l’être fut posée par le philosophe français Descartes (1596-1650) d’une manière différente de celle des empiristes anglais. Né dans une famille relativement aisée, Descartes a étudié chez les Jésuites. Confronté à cette orthodoxie aride, il conserva toute sa vie une aversion des différentes formes de dogmatisme et d’idées reçues. Contrairement au pessimisme aigri de Hume, son scepticisme revêtait un caractère vivant et positif. Il commença à douter non de la possibilité de la connaissance en général, mais seulement des opinions existantes qui étaient avancées comme des vérités infaillibles. Depuis son plus jeune âge, sa devise était : « tout mettre en doute ».

Dans son Discours de la méthode, il écrivait :

« Et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l’argile. » (Troisième partie).

« C’est pourquoi », poursuivait-il, « sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager… ». (Première partie).

Pour développer ses connaissances et son expérience, il s’engagea d’abord dans l’armée hollandaise, puis dans celle du duc Maximilien de Bavière, au seuil de la guerre de Trente Ans. Alors qu’il était toujours dans l’armée, il écrivit un livre de philosophie, mais le procès de Galilée le décida à en retarder la publication : il redoutait la colère de l’Eglise. Ses écrits ultérieurs étaient pleins de références visant à apaiser les autorités religieuses et d’échapper à l’accusation fatale d’athéisme. Malgré cela, comme Locke, il décida de vivre en Hollande, le seul pays européen dans lequel existait une relative liberté d’expression. Même là, cependant, Descartes fut accusé d’athéisme par des bigots (protestants, en l’occurrence). Seule l’intervention personnelle du Prince d’Orange le sauva d’un procès. Les autorités de l’université de Leyde interdirent que son nom fût prononcé. Finalement, il est parti pour la Suède, où le climat – entre autres – eut raison de sa constitution fragile.

Descartes était probablement croyant. Mais lorsqu’on lit ses œuvres, on a l’impression d’un homme qui, sans arrêt, regarde par-dessus son épaule. Pour amadouer l’Eglise, Descartes accepte l’existence de Dieu, mais affirme ensuite que la religion est un sujet trop élevé pour être soumis à notre raison impuissante. Lorsqu’il traite d’histoire naturelle, il accepte que Dieu ait créé le monde, mais il ajoute ensuite, comme si ce n’était là qu’une hypothèse, qu’« on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par [les seules lois de la nature] toutes les choses qui sont purement matérielles auraient pu, avec le temps, s’y rendre telles que nous les voyons à présent. Et leur nature est bien plus aisée à concevoir, lorsqu’on les voit naître peu à peu de cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites » (Discours de la méthode, cinquième partie). C’est à de tels subterfuges que dut se résoudre le plus grand philosophe français, pour être publié !

Dans le domaine de la science, l’approche cartésienne fut l’exact opposé de celle des Anglais. Tandis que ces derniers mettaient l’accent sur l’expérimentation, l’approche de Descartes était rationaliste, plus soucieuse des principes généraux que du minutieux travail d’observation. Sa contribution à la science fut remarquable, spécialement dans le domaine des mathématiques, où il peut être considéré comme l’un des fondateurs de la géométrie analytique. Sa grande contribution fut l’invention des coordonnées géométriques, grâce à laquelle on pouvait déterminer la position d’un point sur un plan par sa distance par rapport à deux lignes fixes. En physique, il fut un matérialiste, comme le soulignaient Marx et Engels dans La Sainte Famille :

« Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. A l’intérieur de sa physique, la matière est l’unique substance, le fondement unique de l’être et de la connaissance. »

Cependant, Descartes fut incapable de résoudre la question fondamentale de la relation de la pensée à l’être. Dans son Discours de la Méthode, il recherche une vérité incontestable. Il la formule dans cette affirmation célèbre : « je pense, donc je suis ». C’est la pierre angulaire de sa philosophie. Et pourtant cela ne va pas. Tout au plus pourrait-il affirmer : « je pense, donc la pensée existe ». Mais qu’est-ce que ce « je » ? De toute évidence, c’est un système nerveux humain, un cerveau, un corps, etc. Gassendi, le matérialiste français, objecta que l’existence peut aussi bien être inférée de toute autre fonction de l’homme. Les idéalistes répliquèrent qu’aucune de ces fonctions ne peut être perçue sans la pensée. Mais il reste nécessaire de dire ce qu’est la pensée.

D’un point de vue matérialiste conséquent, la pensée est de la matière qui pense. Elle ne peut exister par elle-même, indépendamment de la matière. Sur cette question décisive, Descartes adopta une position insatisfaisante et inconsistante, qui entraîna toutes sortes de contradictions. La différence fondamentale entre la pensée et la matière, disait-il, réside en ce que la matière est étendue, tandis que la pensée, l’esprit, l’âme, ne l’est pas. Mais cela le conduit tout droit vers une position dualiste. Selon Descartes, il n’y a rien de commun entre la pensée et la matière ; elles ne sont pas seulement différentes, mais diamétralement opposées. En conséquence, l’union du corps et de l’âme est entièrement mécanique. L’âme habite le corps comme un hôte étranger, dans une relation mécanique et entièrement artificielle. Sans l’âme, explique Descartes, le corps est comme une machine sans vie, un automate. Même le robot le plus perfectionné ne peut acquérir une conscience humaine, quand bien même elle serait programmée pour parler (cela fut écrit en 1637, mais la question est très moderne).

Par exemple, on peut programmer une machine à parler et même à exprimer des « sentiments », « mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second [moyen de distinction] est que, bien qu’elles [les machines] fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir » (Discours de la méthode, cinquième partie).

Les animaux sont considérés comme des « automates » pour la même raison. Il vaut la peine de citer ce passage assez longuement parce qu’il montre un type d’argumentation nettement matérialiste, bien supérieur aux non-sens mystiques débités aujourd’hui, par un certain nombre de savants, sur l’intelligence animale :

« Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. » (Discours de la méthode, cinquième partie).

L’idéalisme de Descartes l’a fait tomber dans le piège consistant à séparer l’esprit du corps, à considérer le corps comme un pur automate dans lequel séjourne l’âme. Cela devint une source de confusion considérable, et a nui à la compréhension scientifique de la nature réelle de l’esprit et de sa relation au corps, au cerveau et au système nerveux.

En dépit de la tendance générale à l’idéalisme qui est celle du Discours de la méthode, le caractère matérialiste de la physique et de la biologie cartésiennes n’en est pas moins évident. Il ne peut, par exemple, cacher son enthousiasme pour la découverte – par Harvey – de la circulation du sang, à laquelle il ne consacre pas moins de six pages. Cependant, quand il en vient à la question controversée de la relation de l’esprit et du corps, il se réfugie dans des concepts métaphysiques et non scientifiques. Il situe l’âme dans une « glande pinéale » logée au centre du cerveau, pour cette seule raison que toutes les autres parties du cerveau sont doubles, et par conséquent disqualifiées pour tenir lieu d’organe de l’âme, car autrement cela provoquerait probablement une pénible double vision !

Le problème, ici, est le suivant : si la pensée et la matière sont radicalement distinctes, par quel moyen sont-elles unifiées et tiennent-elles ensemble ? La seule option offerte à Descartes fut d’invoquer une intervention externe de Dieu. Mais même alors, il est impossible de voir comment la matière et la pensée peuvent avoir un effet l’une sur l’autre. Par quel mécanisme pourraient-elles s’interpénétrer ? Par exemple, mon esprit peut me faire vouloir lever le bras, mais comment peut-il effectivement le mouvoir ? Un disciple de Descartes, Geulinx, répondit avec une admirable franchise qu’il ne le savait pas ; il y voyait une pure coïncidence. Cela souligne la contradiction et le talon d’Achille de la philosophie cartésienne : son dualisme irrésolu.

Malgré ses faiblesses, la philosophie de Descartes avait un côté remarquablement progressiste. Ses progrès scientifiques stimulèrent la croissance des sciences de la nature en France. Philosophiquement, l’idéalisme de Descartes fut balayé par la tendance matérialiste qui prévalut avec les Lumières, bien qu’il eût influencé des gens comme La Mettrie. Mais en dehors de la France, les idées de Descartes furent le point de départ de deux des plus grands philosophes qui aient jamais existé, Spinoza et Leibniz.

 

Spinoza

Benedictus (Baruch) Spinoza est né à Amsterdam en 1632. Il était le fils d’un négociant juif, l’un de ceux, nombreux, qui avaient fui le Portugal et l’Espagne pour échapper à la persécution religieuse. Dès sa jeunesse, Spinoza s’engagea dans la recherche de la vérité ; il était prêt à défendre ses idées quelles qu’en fussent les conséquences pour sa personne. Il était censé prendre la suite de l’affaire familiale, mais, en 1656, bien qu’étudiant zélé de la Bible et du Talmud, il se mit à dos les rabbins orthodoxes. On lui offrit 1000 florins par an pour garder le silence, mais il refusa et fut excommunié de la communauté juive pour ses « opinions erronées » et son « horrible hérésie ». Craignant qu’on attente à sa vie, il dut fuir Amsterdam. Il prit résidence à Rhynsburg, près de Leyde, où il gagna sa vie en polissant des lentilles et en consacrant ses loisirs à son œuvre philosophique.

Devenu un réprouvé, Spinoza se lia d’amitié avec les membres d’une petite secte protestante, liée aux Anabaptistes, qui étaient eux-mêmes victimes de persécutions et qui étaient ouverts à la discussion d’idées nouvelles. A cette époque, les idées de Descartes étaient l’objet d’une controverse animée en Hollande. En 1656, les professeurs d’université furent tenus de jurer qu’ils s’abstiendraient de soutenir le cartésianisme, qui faisait scandale. Mais dans le petit cercle de Spinoza, Descartes était considéré comme un esprit courageux qui refusait de fonder ses opinions sur la simple tradition – et qui affirmait que tout notre savoir découle de la « lumière naturelle » de la raison. Les idées de Descartes furent une source d’inspiration pour Spinoza, qui cependant les soumit à sa propre critique.

C’était une époque de grandes découvertes. La science commençait à déployer ses ailes, et le vieux monde aristotélicien était progressivement remplacé par la nouvelle vision mécaniste de la nature. Galilée lui-même avait exprimé sa conviction que le monde était écrit en langage mathématique. Spinoza se passionnait pour la nature et la science. Il entretint une correspondance avec le chimiste anglais Robert Boyle et discuta avec Henry Oldenburg, le secrétaire de la Royal Society, de la question des comètes, des commentaires de Descartes sur les lois du mouvement ainsi que des théories de Huygens.

A cette époque, la Hollande était le pays le plus libre d’Europe. La bourgeoisie hollandaise avait réussi à secouer le joug de la domination espagnole grâce à une lutte révolutionnaire au cours de laquelle elle s’appuya sur la petite bourgeoisie et les masses à demi prolétarisées. En 1579, les provinces protestantes des Pays-Bas s’unirent pour former l’Union d’Utrecht, de laquelle émergea la République hollandaise. L’article trois de l’Union faisait de la tolérance religieuse un principe fondamental. Néanmoins, dès l’origine, la puissante secte des Calvinistes « stricts » ou « rigoureux » s’y opposa. Ils ne voulaient qu’une seule Eglise officielle en Hollande : la leur.

Au Synode de Dordrecht (1618-19), ils réussirent à obtenir que le Calvinisme fût reconnu comme religion officielle. Mais le libéral Jan de Wit, qui dirigea le pays de 1653 à 1672, s’opposa fermement à l’intolérance religieuse. Spinoza ne resta pas à l’écart de la lutte politique. Il mit de côté son travail sur son Ethique afin de publier un ouvrage destiné à défendre la liberté de parole et de pensée, le Traité théologico-politique, qui parut en 1670. Cela lui valut la féroce hostilité des Calvinistes de stricte obédience, qui furent scandalisés par sa tentative de montrer que la Bible ne doit pas être considérée comme contenant des vérités philosophiques ou scientifiques.

En juillet 1670, le Synode qualifia le Traité de « livre blasphémateur inspiré par le mal ». Un pamphlet anonyme attaquant de Wit décrivait l’ouvrage comme « engendré en Enfer d’un Juif renégat et du Démon », et ajoutait que « Monsieur Jan de Wit était parfaitement au courant de cette publication ». En 1672, l’armée française envahit la Hollande et de Wit fut assassiné par la foule, à La Haye. Par opportunisme, Guillaume d’Orange se rangea du côté des Calvinistes. Deux ans plus tard, le Traité fut interdit. Le restant de sa courte vie, Spinoza fut contraint de faire profil bas. Tragiquement, son chef-d’œuvre, LEthique, ne fut jamais publié de son vivant : Spinoza redoutait la réaction de l’Eglise. Il ne parut qu’en 1677, l’année où le grand homme mourut de tuberculose.

Spinoza fut l’un de ces génies qui accomplirent une véritable révolution en philosophie. Prenant pour point de départ la philosophie de Descartes, il la transforma complètement – et, ce faisant, posa les bases d’une approche authentiquement scientifique de la nature. « On remarquera d’une façon générale », écrivait Hegel, « qu’il faut que la pensée se soit placée au point de vue du spinozisme ; c’est le commencement essentiel de toute philosophie. » (Histoire de la philosophie). Non seulement Hegel, mais Goethe, Schiller, Marx et le jeune Schelling furent très influencés par Spinoza. Lorsqu’Einstein s’engagea dans une controverse philosophique avec Niels Bohr à propos des problèmes fondamentaux de la mécanique quantique, il écrivit qu’il aurait préféré avoir pour arbitre « le vieux Spinoza » – plutôt que Bertrand Russell ou Carnap.

C’est peut-être pourquoi, avec son arrogance accoutumée, Bertrand Russell, dans son Histoire de la philosophie occidentale, écrit que :

« toute la métaphysique de Spinoza est incompatible avec la logique moderne et la méthode scientifique. Les faits doivent être découverts par l’observation, pas par le raisonnement ; quand nous prédisons l’avenir, nous le faisons par le moyen de principes qui ne sont pas logiquement nécessaires, mais qui sont suggérés par les données empiriques. Et le concept de substance, sur lequel Spinoza se fonde, est l’un de ceux que ni la science ni la philosophie ne peuvent aujourd’hui accepter ».

En réalité, si Spinoza fut capable de dépasser les limites de la science mécaniste de son temps, c’est précisément parce qu’il ne se cantonnait pas aux bornes étroites de la philosophie empiriste. Alors que Berkeley et Hume conduisirent la philosophie dans une impasse (et y auraient aussi conduit la science si elle leur avait accordé un minimum d’attention, ce qui heureusement n’arriva pas), Spinoza montra brillamment la voie. En dépit des prétentions ridicules de Russell et autres partisans du « positivisme logique », qui s’érigèrent en gardiens suprêmes d’une « méthode scientifique » arbitrairement définie par eux, la science procède d’une manière toute différente.

En particulier, les grandes hypothèses ont été décisives pour diriger la recherche dans une bonne direction. Or, par définition, une hypothèse ne peut être fondée que sur un nombre limité de « faits » ; elle implique nécessairement le raisonnement, ainsi que du courage et de l’imagination. Par exemple, combien de temps et d’efforts auraient été épargnés si les savants avaient prêté attention à la théorie nébulaire de Kant sur l’origine du système solaire ? Et combien de temps est aujourd’hui gâché dans la recherche d’une « matière noire », recherche qui n’est basée sur aucun « fait observé » et qui vise à étayer une hypothèse cosmologique plus fantastique que tout ce que Spinoza a jamais pu imaginer ?

Dans sa Dialectique de la nature, Engels écrivait :

« C’est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu’elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l’état limité des connaissances qu’on avait alors sur la nature et qu’elle ait persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à expliquer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail » (Ed. Sociales, p.34).

Par la force de la raison, et sur la base de données scientifiques très limitées, Spinoza est parvenu à l’une des plus grandes hypothèses de tous les temps. Rompant avec la théorie cartésienne d’un corps sans âme et d’une âme sans corps, il avança l’idée que le corps et l’esprit sont deux attributs d’une seule et même chose. L’univers n’est pas composé d’esprit et de matière, comme le pose le dualisme de Descartes. Il n’y a qu’une seule Substance, qui contient en elle tous les attributs de la pensée et de l’être. Elle est infinie, éternelle et possède tout le potentiel nécessaire pour donner naissance à l’abondance des phénomènes que nous voyons dans l’univers.

Spinoza donne à sa Substance le nom de « Dieu ». Mais en réalité, poser un signe d’égalité entre Dieu et la nature, c’est abolir Dieu, ce que ne manquèrent pas de voir les ennemis de Spinoza, qui l’accusèrent d’athéisme. L’univers de Spinoza est infini, éternel, et par conséquent incréé et délivré des limites du Ciel et de l’Enfer. Il n’y a pas de place pour une divinité séparée, et, de fait, aucune place pour quoi que ce soit à l’exception de la Substance, autrement dit la Nature.

Ainsi, en dépit de son apparence idéaliste, la philosophie de Spinoza est le vrai point de départ du matérialisme – au sens dialectique, et non mécaniste, de ce terme. Il suffit de remplacer le mot « Dieu » par « matière » et l’on obtient une position matérialiste parfaitement cohérente. C’est ce que Marx écrivit dans une lettre à Lassalle, le 31 mai 1858 : « Même dans le cas des philosophes qui donnent la forme d’un système à leur œuvre, Spinoza par exemple, la vraie structure interne du système ne ressemble pas du tout à la forme dans laquelle elle est consciemment présentée ». La grande admiration de Marx et Engels pour Spinoza fut révélée par Plekhanov, qui rapporte une conversation qu’il eut avec Engels, alors un homme âgé, en 1889 : « Ainsi vous pensez, ai-je demandé, que le vieux Spinoza avait raison lorsqu’il disait que la pensée et l’étendue ne sont rien d’autre que deux attributs d’une seule et même substance ? ». « Bien sûr, répliqua Engels, le vieux Spinoza avait parfaitement raison » (Plekhanov, Œuvres choisies, édition anglaise, vol.2, p.339).

L’existence de l’univers matériel est pris pour axiome. Pour Spinoza, la géométrie est le modèle. Elle part d’axiomes évidents par eux-mêmes, qui ne réclament aucune preuve. On notera à cet égard que les mêmes personnes qui sont prêtes à admettre les axiomes d’Euclide (qui, soit dit en passant, sont loin d’être évidents et s’exposent à de sérieuses objections) font montre d’une grande réticence à admettre la réalité du monde matériel. Elles déclarent que cela excède notre capacité de connaître. Pourtant, le monde matériel est le point de départ de toute notre expérience et de tout notre savoir.

Spinoza écrivait :

« Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Ethique, I prop.11, trad. Appuhn). En outre, la matière ne peut être ni créée ni anéantie ; elle peut seulement changer : « La matière est la même partout et il n’y a pas en elle de parties distinctes, si ce n’est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières ; d’où il suit qu’entre ses parties il y a une différence modale seulement, et non réelle. Par exemple, nous concevons que l’eau, en tant qu’elle est eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres, mais non en tant qu’elle est substance corporelle ; comme telle, en effet, elle ne souffre ni séparation ni division. De même l’eau, en tant qu’eau, s’engendre et se corrompt ; mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt ». (Ethique I, prop. 15, scolie).

Ainsi, Dieu n’a aucune existence séparée, distincte du monde matériel, lequel n’a jamais été créé parce qu’il a toujours existé. Dieu est « libre » – d’obéir aux lois de la nature, et ainsi de suite. En d’autres termes, « Dieu » n’est autre que la nature. Ce panthéisme de Spinoza est, en réalité, un matérialisme à peine déguisé. En dépit de sa forme particulière (sans doute due à une tentative infructueuse d’échapper à l’accusation d’athéisme), il dépasse de la tête et des épaules la conception mécaniste des savants de l’époque. Au lieu de la conception mécaniste d’une matière mue par une force extérieure, nous avons ici une matière qui se meut selon ses propres lois internes, qui est à elle-même sa propre cause.

La pensée ne peut avoir aucune existence à part de la Substance (matière). Elle est un attribut de la matière organisée d’une certaine manière, et « en conséquence, substance pensante et substance étendue, c’est une seule et même substance comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous l’autre » (Ethique, II, prop. 7, scolie). En d’autres termes, la pensée et la matière sont « une seule et même chose, mais exprimée en deux manières » (Ibid.). Cela constitue une vraie rupture. Pour l’essentiel, nous avons là une évaluation correcte de la relation entre la pensée et l’être ; non pas, comme chez Descartes, une séparation radicale des deux, mais leur unité dialectique. Non pas la pensée opposée à la matière, mais de la matière qui pense. Ici, Spinoza est tout près d’une position ouvertement matérialiste :

« L’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du corps » (Ethique, II, prop. 23). « Le corps humain, en effet, est affecté par les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières et est disposé de façon à affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières. Mais tout ce qui arrive dans le corps humain, l’âme humaine doit le percevoir. » (Ethique II, prop. 14, démonstration).

Cette façon de présenter les choses était très supérieure à la conception grossière du matérialisme mécaniste, qui voyait dans la pensée une substance matérielle sécrétée par le cerveau, comme la sueur par les glandes sudoripares. Spinoza, à la suite de Descartes, dit que la pensée diffère de la matière en ce qu’elle n’est pas étendue. Elle n’est pas une chose matérielle, mais la fonction même du cerveau, sa propriété essentielle. La pensée n’est pas simplement une activité contemplative abstraite, mais la façon dont l’être pensant réagit à son environnement au niveau de la conscience. Il n’est pas possible de séparer la pensée des autres activités humaines. La pensée, telle que comprise par Spinoza, est l’un des attributs de la matière supérieurement organisée. C’est de la nature qui pense, et non pas quelque chose d’opposé à la nature.

Engels écrivait :

« On est obligé de trouver tout à fait curieux que la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature s’accordent à ce point. Mais si l’on demande ensuite ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain qui, en dernière analyse, sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature ». (Anti-Dühring, ed. Sociales, p.66).

Ici, la pensée et la matière sont différentes, mais sans être mécaniquement opposées, sans être mutuellement exclusives. Spinoza a compris que la matière (la « Substance ») contient en elle-même tout ce qui est nécessaire pour donner naissance à la pensée. Lorsqu’une concaténation de facteurs spécifiques est donnée, la matière organique émerge de la matière inorganique. Et même les formes de vie les plus primitives peuvent se développer pour produire des êtres pensants. Il n’y a pas, comme Descartes le croyait, une ligne de séparation absolue entre la matière organique et la matière inorganique, ni entre l’homme et les animaux. Dans toutes ces idées, Spinoza se montra très en avance sur son temps.

Spinoza pensait que la maîtrise de la nature et le progrès de l’homme étaient le but principal du développement de la connaissance. Dans le champ de l’éthique et de la moralité, il défendait des idées très avancées. Il comprenait que la morale est chose relative :

« Quant au bon et au mauvais, ils n’indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Par exemple, la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Bien qu’il en soit ainsi, il nous faut pourtant conserver ces vocables » (Ethique IV, préface).

Spinoza rejetait l’idée du libre arbitre et défendait une position foncièrement déterministe. Il n’y a pas d’actions « libres » au sens où toutes les actions sont causées par quelque chose, que nous en soyons conscients de ce quelque chose ou non. Spinoza fut le premier à proposer une approche dialectique de la relation entre liberté et nécessité : il mit en évidence que la liberté réelle consiste dans la compréhension de la nécessité. La véritable liberté ne consiste pas à récuser l’existence des lois objectives de la nature, mais à s’efforcer de les comprendre afin de les maîtriser.

Il s’opposait au préjugé et à la superstition partout où il les trouvait. Bien avant les Lumières françaises, il convoquait tous les préjugés au « tribunal de la raison ». Pour ceux qui cherchent refuge dans la volonté de Dieu, cet « asile de l’ignorance », il n’avait que mépris. Dans le passage qui suit, il s’exprimait certainement à partir d’une douloureuse expérience personnelle :

« De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s’en émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des dieux » (Ethique I, appendice).

L’idée de base de la philosophie de Spinoza est le monisme : toutes les choses sont une. Les myriades de formes de l’existence, les contours, les couleurs, les mouvements ne sont que les différentes expressions de la même Substance, qui peut revêtir une infinie variété de formes. Ces phénomènes accidentels, temporaires, il les nomme des « modes ». Ce sont les formes que la matière peut prendre. Elles naissent et disparaissent continuellement, comme les vagues sans repos d’un puissant océan. Mais ces formes d’être transitoires ne peuvent avoir une existence séparée, indépendante de la Substance sans limites et éternelle qui, opérant selon ses propres lois, donne naissance à un nombre infini de formes finies particulières. Ces formes, à leur tour, ne sont pas des agents libres ; elles sont sujettes aux lois naturelles qui déterminent l’existence de toutes choses. Grâce à l’activité de la raison, il est possible de comprendre ces lois et, ainsi, d’atteindre consciemment la liberté de déterminer nos actions et de comprendre notre véritable place dans l’univers.

Cette imposante philosophie est en parfait accord avec les découvertes de la science moderne. Toutes les formes infinies de la matière organique et inorganique que nous voyons dans l’univers peuvent être réduites aux mêmes substances moléculaires, aux atomes et aux particules subatomiques. Selon les théories les plus récentes, un petit nombre de quarks sont combinés de différentes manières pour produire quelques centaines de hadrons, lesquels se combinent pour former les noyaux d’à peu près une centaine d’éléments chimiques. Avec les leptons, ils produisent alors des atomes qui s’associent pour former des molécules, sur la base desquelles tout le reste est construit. La même substance matérielle est par conséquent sous-jacente à toutes les formes d’être qui existent dans l’univers. L’ensemble, bien sûr, est beaucoup plus complexe que le tableau dépeint par Spinoza, qui ne disposait pas des matériaux et connaissances scientifiques dont nous disposons aujourd’hui. Une longue période de progrès scientifique était requise pour que sa vision de l’univers puisse être solidement corroborée. Mais son hypothèse selon laquelle tout provient d’une substance commune s’est trouvée complètement justifiée.

Le principe du monisme peut être interprété soit en un sens idéaliste, soit en un sens matérialiste. Platon et Hegel furent tous deux des monistes, parce qu’ils considéraient que l’univers et toute chose en lui étaient, au fond, une expression de « l’Idée absolue ». Marx et Engels étaient des monistes matérialistes. Le cas de Spinoza est particulier. Quoique, formellement, on doive le considérer comme un idéaliste, il y a une certaine ambiguïté dans le statut de sa Substance, qui est assurément susceptible d’une interprétation matérialiste. C’est ce qui fut bien saisi par ses contemporains, juifs comme chrétiens, qui l’ont accusé d’athéisme. Toutes sortes de crimes odieux et d’idées immorales lui furent attribuées. Longtemps après sa mort, son nom pouvait à peine être mentionné en société. L’écrivain allemand Lessing disait qu’à son époque, soit un siècle après la mort de Spinoza, les gens le traitaient « comme un chien crevé ».

En dépit de toutes ces calomnies, la philosophie de Spinoza se dresse comme un monument en l’honneur du grand esprit qui l’a conçue. Sa philosophie, qui s’approcha tout près du matérialisme, le conduisit à tirer les conclusions sociales les plus progressistes, si on les compare à la misanthropie réactionnaire de Hume et de Berkeley. Cela transparaît clairement dans ces lignes de son chef-d’œuvre, L’Ethique :

« L’homme est un Dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la raison ; telle est leur disposition que la plupart sont envieux et causent de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agréent fort cette définition que l’homme est un animal sociable ; et en effet les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages. Que les satiriques tournent donc en dérision les choses humaines, que les théologiens les détestent, que les mélancoliques louent, tant qu’ils peuvent, une vie inculte et agreste, qu’ils méprisent les hommes et admirent les bêtes ; les hommes n’en éprouveront pas moins qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu’ils ne peuvent éviter les périls les menaçant de partout que par leurs forces jointes ; et je passe ici sous silence qu’il vaut beaucoup mieux considérer les actions des hommes que celles des bêtes, et que ce qui est humain est plus digne de notre connaissance. » (Ethique IV, prop. 35, scolie).

 

Leibniz

« Dans un grain de sable voir un monde
Et dans chaque fleur des champs le Paradis,
Faire tenir l’infini dans la paume de la main
Et l’Eternité dans une heure. »

(William Blake, Auguries of innocence, 1)

Le monisme de Spinoza trouva son rival dans la philosophie de Leibniz (1646-1716), son contemporain, lui aussi grand esprit encyclopédique. Leibniz fut un mathématicien, un physicien, un géologue, un biologiste, un diplomate, un conservateur de bibliothèque et un historien. Il inventa le calcul infinitésimal, même si Newton a revendiqué l’antériorité de cette invention. En physique, il anticipa la loi de conservation de l’énergie. Il est aussi considéré comme le fondateur de la logique mathématique, bien qu’il n’ait pas publié ses travaux à ce sujet.

Idéaliste objectif, Leibniz n’en développa pas moins la dialectique. Dans ses Cahiers philosophiques, Lénine écrit qu’« à travers la théologie, Leibniz est arrivé au principe de liaison indissoluble (et universelle, absolue) entre la matière et le mouvement » (Œuvres complètes, t.38, éd. française, p.363). Marx aussi exprima son admiration pour Leibniz (voir sa lettre à Engels du 10 mai 1870).

Comme on l’a vu, la base de la philosophie de Spinoza est la substance unique universelle. Leibniz, lui aussi, part de la notion de substance, mais il la définit différemment. Il la voit comme activité vivante, mouvement interne et énergie. La différence fondamentale avec Spinoza est que, là où Spinoza met l’accent sur l’unicité de l’être, Leibniz insiste, au contraire, sur la multiplicité de l’univers. Il conçoit l’univers entier comme composé d’un nombre infini de substances, qu’il nomme des « monades ». Elles font penser à l’atome. A Paris, Leibniz rencontra le matérialiste Gassendi et fut influencé par celui qui avait ravivé l’intérêt pour la philosophie atomistique de Démocrite et Epicure. Pour Leibniz, tout est fait de monades, y compris nous-mêmes. Toutefois, il y a certains traits singuliers dans cette théorie. D’abord, aucune monade ne ressemble à une autre. Chacune est à elle-même son propre monde, impénétrable du dehors. Leibniz pense qu’il n’y a pas deux choses identiques dans le monde. Chaque monade (et il y en a un nombre infini) est aussi un microcosme, qui reflète l’univers entier. C’est une sorte d’embryon de la totalité des choses. Ainsi, le particulier contient l’universel.

L’univers entier n’est que la somme totale des monades. Toute chose est un agrégat de monades, même l’âme humaine. En outre, ces monades ne sont pas de la matière morte, mais des centres d’activité vivante, en constant mouvement et changement. Par de nombreux aspects, cette image est une anticipation frappante de notre vision moderne, atomiste, de l’univers. Sans doute Leibniz a-t-il tiré cette idée de ses observations effectuées au microscope. Il compare ainsi le corps à un étang dans lequel la moindre goutte d’eau grouille de vie, quoiqu’on ne puisse pas dire que l’étang lui-même soit vivant1.

Feuerbach comparait la philosophie de Spinoza à un télescope, qui rend visibles des objets invisibles à l’œil nu du fait de leur éloignement, tandis que la philosophie de Leibniz est comme un microscope, qui rend visibles des objets invisibles, sans cela, du fait de leur petitesse. La monade est comme une cellule individuelle qui contient toute l’information requise pour construire le corps entier. De même, dans le Capital, Marx déduit toutes les contradictions du capitalisme d’une seule cellule, la marchandise.

En dépit de sa forme idéaliste, chez Leibniz, il y a là le germe d’une idée profonde et du concept dialectique d’une nature fondée sur le mouvement, sur des connexions infinies, sur un changement et une évolution de l’inférieur au supérieur. Par exemple, il distingue entre différents niveaux de monades, à partir du niveau le plus bas, analogue au stade de la nature inorganique, dans lequel la vie des monades s’exprime seulement sous la forme du mouvement, jusqu’aux degrés plus élevés, analogues aux plantes, aux animaux, et qui culminent dans l’âme humaine. « Il y a là une dialectique à sa façon, et même une dialectique très profonde, malgré l’idéalisme et la bondieuserie » (Lénine, op. cit., p.366). Quel est le rôle de Dieu à l’égard des monades ? Il n’est pas bien grand, semble-t-il. Leibniz fait de Dieu la « raison suffisante » de toutes les monades. Feuerbach le considérait comme un demi-chrétien, comme un croisement entre un chrétien et un partisan du naturalisme. Comme Schwegler le note : « c’était pour Leibniz une rude tâche que de mettre à l’unisson sa monadologie et son théisme, sans abandonner les présuppositions des deux » (History of philosophy, p.198).

La théorie leibnizienne de la connaissance s’oppose à l’empirisme de Locke ; elle se tient sur le terrain de l’idéalisme objectif. Leibniz peut être considéré comme le père de l’idéalisme allemand. Il est surtout connu pour sa doctrine du « meilleur des mondes possibles », selon laquelle il est impossible qu’existe un meilleur monde que celui-ci. Cette idée devait être une source de réconfort pour les riches aristocrates au service desquels travaillait Leibniz. Mais d’un point de vue philosophique, leur satisfaction n’était pas vraiment justifiée. Selon Leibniz, il y a un nombre infini de mondes possibles, mais Dieu n’en a choisi qu’un. En d’autres termes, le monde dans lequel nous vivons en ce moment précis est le « meilleur » parce que c’est le seul. Toutefois, le même Leibniz écrit dans sa Monadologie, au §22 : « Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, de même le présent y est gros de l’avenir ». La philosophie dialectique de Leibniz, qui fait écho à celle d’Héraclite et anticipe celle de Hegel, était loin de défendre l’idée d’un statu quo immuable, « car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme les rivières ; et des parties y entrent et en sortent continuellement » (Monadologie, § 71).


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1 Leibniz, Monadologie, §§67-69. Leibniz a écrit ce texte directement en français, en 1714 ; il constitue, sous une forme très concise, l’exposé le plus achevé du système leibnizien.

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Chapitre 7 – Grandeur et décadence de l’empirisme

 

« Alors il me semble être un guetteur du ciel
Qui voit soudain dans sa vision glisser une plan
ète nouvelle,
Ou l’impétueux Cortez quand, de son regard d’aigle,
Il fixait le Pacifique – ses hommes, autour de lui,
Se consultant des yeux, pleins d’un présage fou —
Sans dire un mot, debout, sur un pic du Darien. »

Extrait d’un sonnet de John Keats : Après avoir ouvert pour la première fois l’Homère de Chapman. Traduction Albert Laffay, in Keats, Poèmes choisis, Paris, Aubier-Flammarion.


« Eppur si muove » – Et pourtant elle tourne (Galileo Galilée)

La science moderne prend son envol à la Renaissance, cette merveilleuse période de renouveau spirituel et intellectuel qui a mis fin au règne millénaire de l’ignorance et de la superstition. De nouveau, l’humanité jeta sur la nature un regard libéré des œillères du dogme. On redécouvrit les trésors de la philosophie classique grecque, directement traduits à partir de versions fiables parvenues en Italie après la prise de Constantinople par les Turcs. La conception matérialiste des Ioniens et des atomistes de l’Antiquité indiquait à la science le chemin à suivre.

C’était une période révolutionnaire dans tous les sens du terme. Sur le plan religieux, Luther lança la Réforme ; mais il réforma aussi la langue allemande. Au même moment, la Guerre des paysans en Allemagne, avec ses accents communistes, montrait la voie aux futures luttes des classes. Comme l’écrivait Engels : « La dictature spirituelle de l’Eglise fut brisée ; la majorité des peuples germaniques la rejeta directement en adoptant le protestantisme, tandis que, chez les peuples romans, une allègre libre-pensée, reprise des Arabes et nourrie de la philosophie grecque fraîchement découverte, s’enracinait de plus en plus et préparait le matérialisme du XVIIIe siècle » (Engels, Anti-Dühring).

La découverte de l’Amérique et de la route maritime vers les Indes ouvrit de nouveaux horizons à l’exploration et au commerce. Mais des horizons encore plus vastes s’ouvrirent dans le domaine intellectuel. La vieille étroitesse d’esprit était condamnée. Pour accéder à la vérité, il fallait briser toutes les anciennes barrières. Comme toutes les époques révolutionnaires, la Renaissance fut marquée par un brûlant appétit de savoir.

Le développement de la science est étroitement lié à la croissance de la technique qui, elle-même, est liée au développement des forces productives. Par exemple, prenons l’astronomie. Les spéculations cosmologiques des Grecs de l’Antiquité étaient limitées par l’absence de télescopes, qui auraient facilité leurs observations. En l’an 137 avant notre ère, les observateurs avaient arrêté l’existence de 1025 corps planétaires. Vers 1580, le nombre était exactement le même – et obtenu par le même instrument : l’œil nu.

Parce qu’ils utilisent de puissants radiotélescopes, les astronomes d’aujourd’hui peuvent observer un vaste déploiement d’étoiles et de galaxies. Ceci a transformé l’astronomie. Malheureusement, les progrès de la technique sont beaucoup plus rapides que le développement des idées dans l’esprit des hommes et des femmes. A bien des égards, la conception du monde d’un certain nombre de savants de la dernière décennie du XXe siècle est nettement plus proche de la conception du monde de l’Eglise médiévale que de celle des héros de la Renaissance, dont les luttes contre l’obscurantisme philosophique ont pourtant rendu la science moderne possible.

Anaximandre et Anaxagore affirmaient que l’univers était infini, sans commencement ni fin, et que la matière ne pouvait être ni créée, ni détruite. Cette idée fut acceptée par bien d’autres philosophes de l’Antiquité et se résumait dans le fameux aphorisme : ex nihilo nihil fit (rien n’arrive de rien). Il est donc futile de chercher un commencement ou une création de l’univers, parce qu’il a toujours existé.

Pour l’Eglise, une telle pensée était anathème, parce qu’elle mettait le Créateur hors-jeu. Dans un monde matériel infini, il n’y a pas de place pour Dieu, le Démon, les anges, le paradis ou l’enfer. C’est pourquoi l’Eglise s’est avidement saisie du plus faible et du plus puéril des écrits de Platon, le Timée, qui est en réalité un mythe de la création. D’un autre côté, elle défendait le système cosmique de Ptolémée, lequel avait l’avantage de correspondre à la cosmologie d’Aristote, dont l’autorité était absolue à cette époque. C’était l’image d’un univers clos, la Terre se tenant au centre, entourée de sept sphères de cristal sur lesquelles le Soleil, la Lune et les planètes traçaient des orbites circulaires parfaites autour de la Terre. Cette idée semble étrange aux esprits modernes, mais elle était suffisante, à l’époque, pour rendre compte des phénomènes observables. En fait, du point de vue du simple « sens commun », il semble bien que le Soleil tourne autour de la Terre – et non l’inverse.

Cependant, la conception géocentrique fut contestée dès l’époque de Ptolémée. Une théorie héliocentrique alternative fut défendue par Aristarque de Samos (vers 310-230 avant notre ère), qui formula l’hypothèse complète de Copernic, selon laquelle toutes les planètes, y compris la Terre, tournent autour du Soleil de manière circulaire, tandis que la Terre accomplit une révolution sur son axe toutes les vingt-quatre heures. Cette brillante théorie fut écartée au profit de celle de Ptolémée, parce que celle-ci cadrait avec la conception de l’Eglise. La Terre se tenait au centre de l’univers – et l’Eglise se tenait au centre du monde.

Copernic, le grand astronome polonais (1473-1543), avait voyagé en Italie dans sa jeunesse. Il y fut contaminé par le nouvel esprit de recherche et de libre pensée. Il en vint rapidement à accepter que le Soleil était au centre de l’univers, mais il garda ses idées pour lui-même, car il redoutait la réaction de l’Eglise. C’est seulement sur son lit de mort qu’il décida de publier son livre, De Revolutionibus orbium celestium (« Des révolutions des orbes célestes »), qu’il dédia au Pape dans l’espoir d’échapper à la censure. Il y réussit temporairement. Le livre ne fut pas condamné jusqu’à l’époque de Galilée, lorsque l’Inquisition et les Jésuites, ces troupes de choc de la Contre-réforme, étaient en plein essor.

Tycho Brahé, un astronome danois (1546-1601), adopta une position intermédiaire. Il affirma que, tandis que le Soleil et la Lune tournent autour de la Terre, les planètes, elles, tournent autour du Soleil. Bien plus important fut le rôle de l’Allemand Johannes Kepler (1571-1630), qui fit usage des calculs de Brahé pour corriger certaines inexactitudes du modèle de Copernic. Il formula ses trois lois : le déplacement des planètes n’est pas circulaire, mais elliptique ; la ligne qui joint une planète au Soleil balaye des aires égales dans des temps égaux ; le carré d’une période de révolution d’une planète est proportionnel au cube de sa distance moyenne par rapport au Soleil.

Ces propositions portèrent un coup terrible aux positions orthodoxes de l’Eglise. Les planètes devaient se mouvoir de façon circulaire parce que le cercle était la forme parfaite : telle était la conception de tous les idéalistes depuis Pythagore. La première loi de Kepler signifiait que leur trajectoire, loin de correspondre à une forme parfaite, était celle d’une ellipse. Sa seconde loi était encore plus monstrueuse par rapport au point de vue « officiel ». Au lieu d’être un beau mouvement sans à-coups, la vitesse des planètes en orbite varie : elle est plus rapide près du Soleil, plus lente en s’en éloignant. Comment cela pouvait-il être compatible avec la notion d’une harmonie divine de l’univers ?

Alors que les théories de Kepler étaient fondées sur les scrupuleuses observations de Brahé, la position de l’Eglise reposait seulement sur les préjugés d’une théorie idéaliste. Pour un esprit moderne, la position des opposants de Copernic et de Kepler semble absurde. Pourtant, les échos de cette méthode idéaliste sont encore perceptibles aujourd’hui, notamment lorsque des physiciens et des mathématiciens sérieux défendent leurs équations non d’après leur correspondance avec des faits observables, mais en faisant valoir leur prétendue valeur esthétique. Nous y reviendrons.

 

Galilée et Bacon

Le plus grand de tous les savants de la Renaissance fut sans doute Galilée (1564-1642). A l’initiative de grandes découvertes dans le domaine de la balistique, il était un partisan convaincu de la théorie de Copernic. Il fut le premier astronome à faire usage du télescope, récemment inventé. Ses observations ruinèrent l’ancienne vision du monde. La Lune, loin d’être une sphère parfaite, avait une surface irrégulière, avec des montagnes et des mers. Vénus avait des phases, comme le Soleil. Surtout, Jupiter avait quatre lunes. L’Eglise maintenait qu’il y avait sept planètes parce que le chiffre sept était mystique. Comment pourrait-il y en avoir onze ? L’image de ce professeur refusant de regarder par le télescope de Galilée est passée dans le folklore de l’histoire des sciences, résumant l’affrontement de deux conceptions du monde antagonistes.

Certains ont tenté, récemment, de minimiser la persécution de la science par l’Eglise. Le pape Jean-Paul II a lancé une enquête à propos de l’« Affaire Galilée ». Cette enquête, publiée en 1992, révéla « de graves malentendus réciproques » et des erreurs des deux côtés. D’ailleurs, tout s’est passé dans « un contexte culturel très différent du nôtre ». En octobre 1993, le Pape adressa un message à une conférence de l’université où Copernic fit ses études, Ferrare, lors de la commémoration du 450e anniversaire de la publication du livre de l’astronome polonais, De revolutionibus orbium celestium. Dans ce message, le pape décrit Copernic comme un homme de science et de foi. En réalité, si Copernic échappa aux persécutions de l’Eglise, c’est uniquement parce qu’il s’arrangea pour ne publier son livre qu’après s’être lui-même réfugié en un lieu sûr : le cimetière !

A deux reprises, Galilée fut mis en procès par l’Inquisition, une fois en privé (1616) et une autre en public (1633). La deuxième fois, il dut se rétracter. Il promit de ne pas jamais plus affirmer que la Terre tourne autour du Soleil, ni qu’elle tourne sur son propre axe. De cette manière, l’Eglise réduisit au silence le plus grand savant de l’époque – et, au passage, étouffa la science en Italie pendant toute une période. D’autres subirent un sort plus cruel : Giordano Bruno (1548-1600) fut brûlé vif après huit ans d’emprisonnement.

Bruno était un matérialiste intransigeant. Il avait été influencé par Nicolas de Cuse, qui soutenait que l’univers n’avait ni commencement ni fin dans l’espace comme dans le temps. Le matérialisme de Bruno était coloré par une sorte de panthéisme, selon lequel Dieu est partout et nulle part : Dieu et la nature ne font qu’un. A la façon du vieil hylozoïsme ionien, il tenait que la matière était une substance active, auto-motrice, et que l’homme – y compris sa conscience – faisait partie de la nature, laquelle était un tout unique. Marchant dans les pas de Nicolas de Cuse, Bruno soutenait que l’univers était infini et consistait en une infinité de mondes, dont certains étaient possiblement habités. Il est facile de comprendre pourquoi l’Eglise considérait comme subversive cette idée étonnamment moderne. Bruno n’hésita pas à le payer de sa vie.

L’Eglise romaine n’avait pas le monopole de la persécution des idées nouvelles. Luther, le protestant, dénonça Copernic comme « un astrologue arriviste qui s’est évertué à montrer que la Terre tourne, et pas les cieux ni le firmament, le Soleil ni la Lune ». Comme l’observe Engels :

« en ce temps, l’étude de la nature se faisait, elle aussi, au beau milieu de la révolution générale et elle était elle-même de part en part révolutionnaire : n’avait-elle pas à conquérir son droit à l’existence dans la lutte ? La main dans la main avec les grands Italiens de qui date la philosophie moderne, elle a fourni ses martyrs aux bûchers et aux cachots de l’Inquisition. Et il est caractéristique que les protestants aient surpassé les catholiques dans la persécution de la libre étude de la nature. Calvin a fait brûler Servet au moment où il était sur le point de découvrir la circulation du sang, et cela en le mettant à griller tout vif pendant deux heures ; du moins l’Inquisition se contenta-t-elle de brûler simplement Giordano Bruno » (Dialectique de la Nature, Introduction).

En dépit de toutes les épreuves, le nouveau mode de pensée gagnait sans cesse du terrain – jusqu’à une victoire décisive, à la fin du XVIIe siècle. Les mêmes savants qui, au nom de l’orthodoxie, avaient condamné les idées de Galilée, abandonnèrent en pratique la cosmologie discréditée de Ptolémée. La découverte de la circulation du sang par William Harvey (1578-1657) révolutionna l’étude du corps humain, détruisant les anciens mythes. Les découvertes de la science, plus que les controverses des philosophes, rendaient les anciennes conceptions intenables.

Les méthodes traditionnelles des Scolastiques ne furent pas immédiatement abandonnées, mais elles étaient de plus en plus considérées comme déconnectées de la réalité. Le développement de la science suivait d’autres chemins, avec d’autres méthodes, à savoir l’observation et l’expérimentation. Encore une fois, l’Angleterre était à l’avant-garde en défendant la méthode empirique. Le plus célèbre partisan de cette méthode était Francis Bacon (1561-1626), qui fut un temps Chancelier d’Angleterre sous Jacques Ier, mais perdit cette place pour s’être trop enrichi en acceptant les cadeaux des plaideurs. Par la suite, il fit meilleur usage de son talent en écrivant des livres.

Les textes de Bacon sont pleins d’un sens commun solide et pratique. Ils sont matérialistes au sens anglais du terme, c’est-à-dire empiristes. L’esprit général de ses travaux est celui d’un homme du monde d’un bon naturel et plein d’esprit. A la différence de Sir Thomas More, Bacon n’était pas de l’étoffe dont on fait les martyres. S’il acceptait l’orthodoxie religieuse, c’était dans la mesure où il attachait peu d’importance aux principes généraux. Mais la religion ne joue aucun rôle dans sa philosophie, qui est inspirée par l’idée que le développement du savoir est un moyen d’accroître le pouvoir de l’homme sur la nature.

Il s’est élevé contre le dogmatisme des Scolastiques et leurs disputes « malsaines » qui se terminent en « altercations monstrueuses et questions aboyées ». Les seules fois où il fait preuve d’une réelle indignation, c’est quand il touche à ce sujet :

« Cette espèce de doctrine malsaine et qui se corrompt elle-même, s’est principalement accréditée chez un grand nombre de Scholastiques, qui, jouissant d’un grand loisir et doués d’un esprit aussi actif que pénétrant (attendu que leurs esprits étaient comme emprisonnés dans les écrits d’un petit nombre d’auteurs, et surtout dans ceux d’Aristote leur dictateur, comme leurs corps l’étaient dans leurs cellules), ignoraient presque totalement l’histoire de la nature et des temps, et, contents d’une petite quantité de fil, mais à l’aide de la perpétuelle agitation de leur esprit, allant et revenant sans fin et sans terme, comme une navette, ont fabriqué ces toiles si laborieuses et si compliquées que nous voyons dans leurs livres. En effet, l’esprit humain, lorsqu’il opère sur une matière bien réelle, en contemplant les œuvres de Dieu et de la nature, est, dans son travail, dirigé par cette matière même, et elle lui fait trouver un terme, une fin. Mais, quand il revient sur lui-même, semblable à l’araignée qui forme sa toile de sa propre substance, alors il n’est pas de fin pour lui, et il ourdit certaines toiles scientifiques, admirables sans doute par la finesse du fil et la délicatesse de la main-d’œuvre, mais tout à fait frivoles et sans utilité » (De la Dignité et de l’Accroissement des sciences, 1605, Livre I, Gallica/BNF).

Nous avons ici une saine réaction contre la méthode stérile de l’idéalisme, qui tourne le dos au monde réel, file des fantaisies et les prend pour des vérités seulement parce qu’elles correspondent à une série de préjugés pris pour axiomes. Au lieu de cela, Bacon nous presse d’« imiter la nature, qui ne fait rien en vain ». De façon significative, il préfère l’atomiste Démocrite à Platon et Aristote. Parlant ironiquement de l’Artisan Suprême qui est supposé avoir créé le monde à partir de rien, il demande pertinemment :

« Car si le Grand Maître d’œuvre avait été d’une disposition humaine, il aurait semé les étoiles selon un ordre beau et plaisant, comme les carreaux sur les toits des maisons ; tandis qu’on peut difficilement trouver un carré, un triangle ou une ligne droite dans leur nombre infini, tant diffèrent l’harmonie de l’esprit de l’homme et celle de l’esprit de la nature » (op. cit.).

C’est un point très important et qui est trop souvent oublié par les savants et les mathématiciens qui s’imaginent que leurs équations représentent la vérité ultime. Dans la nature, il n’y a aucune de ces formes parfaites, pas de triangles, de cercles, de plans, seulement des objets et des processus matériels réels dont ces représentations ne sont que des approximations grossières. Bacon le comprenait très bien lorsqu’il écrivait :

« De là vient que les mathématiciens ne peuvent être satisfaits qu’à condition de réduire les mouvements des corps célestes à des cercles parfaits, rejetant les lignes spirales et travaillant à se défaire des excentriques. De là vient que, tandis qu’il y a de nombreuses choses dans la nature qui sont singulières, toutefois les pensées de l’homme leur inventent des apparentements, des parallèles et des conjoints, alors qu’il n’existe rien de tel » (op. cit.).

Les généralisations abstraites de la science, y compris celles des mathématiques, n’ont d’utilité que dans la mesure où elles correspondent au monde réel et peuvent lui être appliquées. Même la généralisation la plus fructueuse et la plus ingénieuse ne reflètera jamais la réalité que d’une manière imparfaite et unilatérale. Le problème surgit lorsque les idéalistes élèvent leurs théories au rang de principes absolus auxquels la réalité est sommée de se conformer.

Bacon et les matérialistes de la Renaissance redécouvraient une très vieille tradition, celle du matérialisme grec des écoles d’Ionie et de l’atomisme. Bacon développa sa propre conception matérialiste de la nature, fondée sur l’idée que la matière est composée de particules dotées de nombreuses propriétés, dont le mouvement, qu’il ne limitait pas au mouvement mécanique : il formula la brillante hypothèse selon laquelle la chaleur elle-même est une forme de mouvement. Ici, le mouvement n’est pas considéré comme une simple impulsion externe, comme une force mécanique, mais comme une qualité inhérente à la matière, une sorte d’esprit vital ou de tension interne. Marx rapproche cela du terme utilisé par le philosophe allemand Jacob Boehme, « Qual », qui désigne une très grande tension interne, ou « tourment », comme s’il était question d’un être vivant. De nos jours, nous utiliserions le terme « énergie ». Comparée aux conceptions mécanistes et rigides du siècle suivant, cette idée de Bacon frappe par sa modernité. Elle s’approche de la position du matérialisme dialectique.

Ceci nous mène près du cœur de la question. Bacon était un précurseur. Quoiqu’en elle-même incomplète, sa philosophie contenait les germes des futurs développements, comme Marx l’explique dans la Sainte Famille :

« Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’homme total dans l’éclat de sa poétique sensualité ; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’in­conséquences théologiques ».

La théorie de la connaissance de Bacon était strictement empiriste. Comme Duns Scot, il récusait de manière emphatique l’existence des « universaux ». Il a développé une méthode de raisonnement connue sous le nom d’« induction », qui était déjà présente chez Aristote. C’est une manière d’étudier les choses expérimentalement, en partant d’une série de faits singuliers pour parvenir à des propositions générales. C’était un bon antidote à l’idéalisme aride des scolastiques. Mais cela comportait aussi de sérieuses limites qui, par la suite, firent obstacle au développement de la pensée. On a affaire, avec Bacon, au commencement de cette aversion des Anglo-Saxons pour la théorie, à leur tendance à l’empirisme étroit, à l’adoration servile des « faits », au rejet borné des généralisations. Depuis lors, cette tare a marqué la pensée philosophique en Grande-Bretagne, et, par extension, aux Etats-Unis.

Les limites d’une méthode strictement inductive sont évidentes. Peu importe le nombre de faits examinés, il suffit d’une seule exception pour réfuter n’importe quelle conclusion générale tirée à partir d’eux. Si l’on a vu mille cygnes blancs et qu’on en a tiré la conclusion que tous les cygnes sont blancs, il suffit de voir un cygne noir pour que la conclusion s’effondre. Ces conclusions sont hypothétiques et requièrent une preuve plus élaborée. L’induction, en dernière analyse, est la base de toute connaissance, puisque tout ce que nous connaissons dérive, en définitive, de l’observation du monde objectif et de l’expérience. Sur la base d’une longue période d’observation et d’une activité pratique permettant de tester la validité – ou non – des idées, on découvre une série de relations essentielles entre les phénomènes, ce qui montre qu’ils possèdent des traits communs et qu’ils appartiennent à une espèce ou un genre déterminés.

Les généralisations obtenues sur une longue période du développement humain, dont certaines sont considérées comme des axiomes, jouent un rôle important dans le développement de la pensée. Il est difficile de s’en dispenser. Les principes de la logique traditionnelle jouent un rôle important en établissant les règles élémentaires pour éviter de tomber dans d’absurdes contradictions, et pour suivre une ligne d’argumentation cohérente. Le matérialisme dialectique ne considère pas l’induction et la déduction comme mutuellement incompatibles, mais comme différents aspects – étroitement liés et se conditionnant l’un l’autre – du processus dialectique de la connaissance. Le processus de la connaissance procède du particulier à l’universel, mais aussi de l’universel au particulier. Il est par conséquent incorrect et unilatéral d’opposer les deux démarches.

En dépit de toutes les allégations contraires, il est impossible de procéder à partir des seuls « faits », sans aucun présupposé. Une telle « objectivité » n’a jamais existé et n’existera jamais. En abordant les faits, on apporte avec soi ses propres conceptions et catégories. Elles peuvent être conscientes ou inconscientes, mais elles sont toujours présentes. Ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent parfaitement s’en tirer sans philosophie, comme c’est le cas de nombreux scientifiques, ne font que répéter inconsciemment la philosophie « officielle » en vigueur et les préjugés courants de la société dans laquelle ils vivent. Il est donc indispensable que les scientifiques – et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la pensée en général – s’efforcent d’élaborer une philosophie cohérente, qui soit un outil adéquat pour analyser le monde et les processus.

Dans l’Introduction de sa Philosophie de l’histoire, Hegel ridiculise à juste titre les historiens (si nombreux en Grande-Bretagne) qui prétendent s’en tenir aux seuls « faits » et se réclament de « l’objectivité académique », alors qu’ils donnent libre cours à leurs préjugés :

« Nous devons prendre l’histoire comme elle est et procéder historiquement, empiriquement. En particulier, nous ne devons pas nous laisser égarer par les historiens de profession (…) qui font ce qu’ils reprochent aux philosophes, à savoir des inventions a priori en histoire. (…) Nous pourrions poser comme première condition de saisir fidèlement l’histoire ; mais dans ces termes généraux tels que fidèlement et saisir, il y a une ambiguïté. L’historien ordinaire et médiocre qui prétend que son attitude est purement réceptive, qu’il se soumet au donné, n’est point passif dans sa pensée ; il apporte ses catégories et voit les faits à travers elles. Dans tout ce qui doit être scientifique, la raison ne doit pas dormir ; il faut user de la réflexion. Pour que le monde présente un aspect rationnel, il faut l’aborder rationnellement. Il y a corrélation ».

Bertrand Russell, dont les vues sont diamétralement opposées à celles du matérialisme dialectique, critique néanmoins tout à fait justement – et comme le fait Hegel – les limites de l’empirisme :

« En règle générale, la formulation des hypothèses est la partie la plus difficile du travail scientifique, et la partie pour laquelle un grand talent est indispensable. Jusqu’ici, aucune méthode n’a été trouvée qui rendrait possible d’inventer des hypothèses de façon réglée. D’habitude, l’hypothèse est un préliminaire nécessaire à la récollection des faits, puisque la sélection des faits exige l’établissement d’un critère de pertinence. En l’absence de quelque chose de ce genre, la pure multiplicité des faits est déroutante ». (Russell, op. cit., p.529)

Ainsi, l’école de pensée baconienne a exercé une influence contradictoire sur les développements ultérieurs de la pensée. D’un côté, en insistant sur la nécessité de l’observation et de l’expérience, elle a stimulé la recherche scientifique. Mais d’un autre côté, elle a donné naissance au point de vue étroitement empiriste, qui a eu un effet négatif sur le développement de la philosophie, surtout en Grande-Bretagne. Dans la Dialectique de la nature, Engels souligne le paradoxe de l’école empiriste : elle s’imaginait s’être débarrassée une fois pour toutes de la métaphysique, mais finit par accepter toutes sortes d’idées mystiques. Elle « qui, en exaltant la seule expérience, traite la pensée avec un souverain dédain… est en réalité parvenue au point le plus extrême de la vacuité de pensée ».

La première bataille contre la religion était gagnée. La science fut libérée des chaînes de la théologie, qui l’avait si longtemps maintenue sous son emprise. Ce fut la condition première de l’immense bond en avant de la période suivante, qui accomplit davantage en un siècle que dans la totalité du millénaire qui l’avait précédé. Mais la nouvelle conception du monde était encore insuffisamment développée. En général, elle était caractérisée par un empirisme superficiel et naïf. C’était loin d’être suffisant pour se débarrasser de la religion et de l’idéalisme. « De date l’émancipation de la science de la nature à l’égard de la théologie », écrit Engels, « bien que la discrimination dans le détail de leurs droits réciproques ait traîné jusqu’à nos jours et que, dans maints esprits, elle soit encore loin d’être acquise » (Dialectique de la nature). Un siècle plus tard, en dépit des progrès inouïs de la science et du savoir humain, la guerre n’est toujours pas définitivement gagnée.

 

L’Age de l’Immutabilité

Pendant l’Antiquité, la philosophie et la science – qui se confondaient largement – considéraient la nature comme un tout unique interdépendant. Une série de brillantes hypothèses furent avancées quant à la nature de l’univers, mais elles ne purent être ni vérifiées ni développées, du fait de l’état de la technique et de la production. Seule l’ascension du capitalisme – et, surtout, la révolution industrielle – permit de mener des recherches détaillées sur les lois de la nature dans leurs différentes manifestations.

Cela modifia profondément la façon dont les hommes et les femmes voyaient le monde. Engels écrivait :

« Encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du XVe siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques : telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique ». (Anti-Dühring)

Dans les œuvres de Thomas Hobbes (1588-1679), le matérialisme de Bacon est développé d’une façon plus systématique. Hobbes a vécu à une époque révolutionnaire. Monarchiste convaincu, il éprouva de première main les tourments et l’angoisse de la Guerre civile anglaise. La victoire imminente du Parlement le força à fuir en France, où il rencontra Descartes, auquel il s’opposa. Ses convictions royalistes auraient dû le rendre cher aux monarchistes exilés au milieu desquels il vivait (il enseigna les mathématiques au prince Charles). Mais, comme Hegel, dont la politique conservatrice n’empêcha pas sa philosophie d’attirer les soupçons des autorités, les idées de Hobbes se révélèrent trop radicales pour ses contemporains. Le ton matérialiste du Léviathan, qui parut en 1651, provoqua la colère de l’Eglise et du gouvernement en France, tandis que le rationalisme de ses théories offensa les exilés anglais. Suprême ironie, Hobbes dut fuir en Angleterre, où il fut bien accueilli par Cromwell, à condition qu’il s’abstienne de toute activité politique.

Après la mort de Cromwell, la Restauration de la monarchie s’accompagna de sévères restrictions à la liberté intellectuelle. Les baconiens furent expulsés d’Oxford et de Cambridge, ce qui affaiblit ces centres scientifiques. Sous les « Lois de censure » [Licensing acts, 1662-1695], une censure implacable fut de nouveau imposée. Hobbes craignait d’être condamnée au bûcher par les Evêques. Il était soupçonné d’athéisme – et même mentionné, à ce sujet, dans un rapport parlementaire. Son livre Behemoth fut interdit jusqu’en 1679. Après cela, la peur de la répression cléricale l’empêcha de publier quelque ouvrage d’importance que ce soit.

Il est facile de comprendre pourquoi il s’attira semblable réputation. Dès la première page du Léviathan, il proclame la doctrine matérialiste la plus intransigeante. Il affirme qu’il n’y a absolument rien, dans l’esprit humain, qui ne prenne naissance dans les sens :

« Je considérerai les pensées de l’homme d’abord séparément, puis dans leur enchaînement, leur dépendance les unes à l’égard des autres. Séparément, elles sont chacune une représentation, une apparition de quelque qualité ou de quelque autre accident en dehors de nous, qui est communément appelé un objet ; lequel objet exerce un effet sur les yeux, les oreilles, et les autres parties du corps humain, et par cette diversité d’excitations, produit une diversité d’apparitions.

« L’origine de toutes nos pensées est ce que nous appelons SENSATION (car il n’est nulle conception dans l’esprit humain qui n’ait été d’abord, totalement ou par parties, causée au niveau des organes de la sensation). Le reste dérive de cette origine ». (Léviathan, Partie I, ch.1)

Ailleurs, il est tout près d’attribuer les origines de la religion aux superstitions primitives qui naissent de phénomènes comme les rêves – quoique, pour des raisons évidentes, il limite l’application de cette idée aux religions non chrétiennes :

« C’est de ce fait d’ignorer comment on distingue les rêves, et les autres phantasmes vifs de la vision et de la sensation, que sont nées, dans le temps passé, la plus grande partie de la religion des Gentils, qui rendaient un culte aux satyres, aux faunes, aux nymphes et à tout ce qui était semblable, et de nos jours, l’opinion que le peuple inculte a des fées, des fantômes, des lutins et du pouvoir des sorcières ». (Ibid., ch.2)

Suivant les pas de Bacon, Hobbes en appelle directement à la nature comme source de toute connaissance :

« La nature elle-même ne peut pas s’égarer. C’est quand les hommes disposent d’une grande richesse du langage qu’ils deviennent ou plus sages, ou plus fous qu’à l’ordinaire. Il n’est pas possible à un homme, sans les lettres, de devenir ou parfaitement sage ou, à moins que sa mémoire ne soit endommagée par une maladie ou par une mauvaise constitution des organes, parfaitement fou. Car les mots sont les jetons des sages, avec lesquels ils ne font rien d’autre que des calculs, mais ces mots sont la monnaie des sots, qui les évaluent en fonction de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron ou d’un Saint Thomas, ou de quelque autre docteur qui, quelque docteur qu’il soit, n’est [pourtant] qu’un homme ». (Ibid., ch.4)

Comme Bacon et Duns Scot, Hobbes suit la tradition nominaliste, déniant aux « universaux » toute existence autre que linguistique :

« Dans les dénominations, certaines sont propres et particulières à une seule chose, comme Pierre, Jean, cet homme, cet arbre ; et certaines sont communes à de nombreuses choses, comme homme, cheval, arbre ; dont chacune, quoique n’étant qu’une dénomination, est néanmoins la dénomination de différentes choses particulières. Si l’on considère l’ensemble de ces choses comme un tout, on l’appelle un universel, [mais] il n’y a rien dans le monde d’universel, sinon des dénominations, car les choses nommées sont toutes par elles-mêmes individuelles et singulières » (Ibid. ch.4).

Comparée à celle de Bacon, la méthode de Hobbes est beaucoup plus élaborée ; mais en même temps, elle est plus unilatérale, rigide, sans âme – en un mot, mécanique. Ce n’est pas un hasard : la science qui progressait le plus rapidement, à cette époque, était précisément la mécanique. Le fonctionnement du monde entier était de plus en plus conçu dans des termes empruntés à la mécanique. Ainsi, pour Hobbes, la société était comme un corps humain, lequel, à son tour, n’était rien d’autre qu’une machine :

« La nature (l’art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne) est si bien imitée par lart de l’homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art peut fabriquer un animal artificiel. Car, étant donné que la vie n’est rien d’autre qu’un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan ? L’art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la Nature, l’homme. Car par l’art est créé ce grand LEVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE, ou ETAT (en latin, CIVITAS), qui n’est rien d’autre qu’un homme artificiel ». (Ibid., Introduction)

Marx résume la contribution de Hobbes dans le passage suivant de La Sainte Famille :

« Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du monde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Cette matière est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin. C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques. »

La vision mécaniste du monde, en un sens, représente un pas en arrière par rapport à Bacon. Marx écrit :

« Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et sincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement. » (La Sainte Famille, ibid.). Ce type de matérialisme devait prédominer pendant un siècle et demi en Grande-Bretagne et en France.

John Locke (1632-1704) poursuivit dans la même direction que Hobbes. Il affirma que l’expérience est l’unique source des idées. C’est lui qui reprend la célèbre maxime selon laquelle nihil est in intellectu, quod non prius fuit in sensu (« rien n’est dans l’esprit qui n’a d’abord été dans les sens »). C’est Locke, avec son Essai sur l’Entendement humain, qui fournit la preuve du principe fondamental de Bacon, selon lequel l’origine de toute la connaissance et des idées réside dans le monde matériel livré à notre perception. « Locke avait fondé la philosophie du bon sens, c’est-à-dire déclaré, par une voie détournée, qu’il n’existait pas de philosophie distincte des sens humains normaux et de l’entendement fondé sur eux » (La Sainte Famille, ibid.). « La raison », disait-il, « doit être notre juge et notre guide en tout ». L’œuvre de Locke fut traduite en français. Elle inspira Condillac et d’autres représentants de l’école française de philosophie matérialiste. Celle-ci prépara l’arrière-plan intellectuel de la Révolution de 1789-94.

 

Le progrès de la science

La fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe furent marqués par une profonde transformation du monde de la science, transformation qui s’enracinait dans les conquêtes de la période précédente. En Angleterre, la victoire de la bourgeoisie dans la Guerre civile aboutit à un compromis, sous la forme d’une monarchie constitutionnelle, à partir de 1688. Cela offrait des conditions plus libres, dans une certaine mesure, pour le développement de la recherche scientifique. Au même moment, la croissance du commerce et de la manufacture créa un besoin pour des techniques plus avancées – et, dans le même temps, le capital nécessaire pour les financer. Ce fut une période d’innovation et de progrès scientifiques sans précédent.

Les progrès en optique aboutirent à l’invention du microscope. En France, Gassendi réhabilita les théories atomistes de Démocrite et d’Epicure. En Allemagne, Von Guericke inventa la pompe à air. Robert Boyle fit d’importants progrès en chimie. Les découvertes de Copernic, Tycho Brahe, Kepler, Galilée et Huygens préparèrent le terrain pour la révolution newtonienne en astronomie ; elles étaient rendues nécessaires par l’exigence d’une navigation plus exacte. La méthode prédominante de la science de cette époque était celle du mécanisme : les phénomènes naturels étaient interprétés en termes de forme, taille, position, figure et mouvements de particules, et leur comportement devait être expliqué uniquement en termes de contacts avec d’autres particules.

Le principal représentant de la science nouvelle fut Sir Isaac Newton (1643-1727). Newton, qui devint Président de la Royal Society en 1703, exerça une influence colossale, non seulement sur la science, mais aussi sur la philosophie et sur la façon de penser de son époque (et même au-delà). Le poète Alexander Pope résume ainsi l’adulation que les Anglais vouaient à Newton, à cette époque :

« La Nature et les lois de la Nature demeuraient cachées dans la nuit :
Dieu dit “Que Newton soit !” et tout fut éclairé »
.

Newton naquit le jour de Noël 1642, l’année de la mort de Galilée et du début de la Guerre civile entre Charles Ier et le Parlement. En 1687, il publia ses fameux Principia Mathematica, qui mettaient en évidence les trois lois du mouvement – la loi d’inertie, la loi de proportionnalité de la force et de la vitesse, la loi d’égalité de l’action et de la réaction – dont furent déduits les principes fondamentaux de la physique classique et de la mécanique. C’est dans cette œuvre qu’il expose et démontre sa théorie de la gravitation. Elle marque une rupture complète avec l’image du monde aristotélico-ptolémaïque. Au lieu de sphères célestes mues par des anges, Newton élabora le schéma d’un univers fonctionnant selon les lois de la mécanique, sans le besoin d’une quelconque intervention divine – sauf pour l’impulsion initiale, nécessaire pour mettre le tout en mouvement.

Produit typique de l’école empiriste anglaise, Newton ne se souciait pas beaucoup de cette impulsion initiale. Il ne se préoccupait pas tellement du rôle du Tout-puissant dans cet univers mécanique. Quant à la religion établie, elle s’inclina devant l’inévitable – par l’intermédiaire de l’évêque Sprat – et se fit l’avocat d’un compromis avec la science, fort semblable au compromis du roi Guillaume avec le Parlement. Ce compromis a tenu bon pendant près d’un siècle, jusqu’aux découvertes de Darwin. Le développement du capitalisme avait besoin que la science poursuive son travail en paix.

Comme les grands penseurs de la Renaissance, les savants de l’époque de Newton étaient, pour la plupart, des hommes qui avaient une vision large de la science. Newton lui-même n’était pas seulement un astronome, mais aussi un mathématicien, un savant en optique, en mécanique et même en chimie. Son ami et contemporain Robert Hook n’était pas seulement le plus grand physicien expérimental avant Faraday, mais aussi un chimiste, un mathématicien, un biologiste et un inventeur, que l’on peut créditer, avec Papin, d’avoir préparé le terrain de l’invention de la machine à vapeur.

 

L’invention du calcul infinitésimal

La découverte du calcul infinitésimal, qui a révolutionné les mathématiques, a été attribuée par certains à Newton, par d’autres à Leibniz. Il est possible que les deux soient parvenus aux mêmes conclusions indépendamment l’un de l’autre. Dans sa Méthode des fluxions, Newton part d’une conception de la ligne comme « quantité fluente », et la vitesse à laquelle la ligne « coule » est décrite comme sa fluxion. Newton appelle un « moment » une longueur infiniment petite par laquelle la quantité fluente augmente en un temps infiniment petit. Cela représentait une rupture complète avec la méthode traditionnelle des mathématiques, qui excluait totalement le concept d’infinité et d’infinitésimal, qui n’étaient pas censés exister. Cette méthode avait un avantage colossal et inédit : elle permettait aux mathématiques de traiter du mouvement. Newton la décrit comme une « mathématique du mouvement et de la croissance ». C’est ce qui lui a permis de formuler les lois générales du mouvement et de la matière à partir des lois du mouvement planétaire découvertes par Kepler.

Le calcul infinitésimal a joué un rôle fondamental dans le développement de la science. Cependant, ce calcul comporte une contradiction qui a suscité une longue controverse. Le premier détracteur de ce calcul fut l’évêque Berkeley, qui était contre l’utilisation de quantités infiniment petites. Il y voyait une contradiction logique inacceptable :

« Quelles sont ces fluxions ? », demandait-il. « Les vitesses d’augmentations évanescentes. Et que sont ces mêmes augmentations évanescentes ? Ce ne sont ni des quantités finies, ni des quantités infiniment petites, et elles ne sont pas rien pour autant. Ne pourrions-nous les appeler les fantômes de quantités défuntes ? » (Cité par Hooper, op. cit.).

Ici, une fois de plus, nous voyons les limites de la logique formelle. Sa prémisse de base réside dans l’élimination de la contradiction. Pourtant le mouvement est contradiction – contradiction du fait d’être et de ne pas être au même endroit au même moment. Dans le premier volume de la Science de la logique, Hegel traite en détail du calcul différentiel et intégral. Il montre que ce calcul traite de grandeurs qui sont en voie de disparition – qui ne sont plus des grandeurs finies, mais qui ne sont pas encore rien ; elles sont dans un état qui est et qui n’est pas. C’est en contradiction manifeste avec les lois de la logique formelle, et c’est ce qui a provoqué une offensive indignée des mathématiciens et des logiciens orthodoxes. Mais en dépit de toutes ces objections, les nouvelles mathématiques obtinrent de brillants résultats en résolvant des problèmes qui ne pouvaient être résolus par les méthodes traditionnelles.

Newton formula aussi la théorie selon laquelle la lumière est composée de particules, c’est-à-dire de minuscules corpuscules projetés dans l’espace par les corps lumineux. Au début du XIXe siècle, cette théorie fut abandonnée au profit de la théorie ondulatoire de Huygens, qui était liée à l’idée de l’« éther », un hypothétique médium sans poids et invisible, un peu comme la « matière noire » des astronomes modernes.

Cette théorie a semblé expliquer tous les phénomènes connus relatifs à la lumière jusqu’en 1900, lorsque Max Planck proposa l’idée que la lumière est transmise par petits paquets d’énergie, ou « quanta ». C’est ainsi que ressuscita la vieille théorie corpusculaire de Newton, mais avec une différence frappante : on découvrit que les particules subatomiques se comportent à la fois comme des ondes et comme des particules. Un concept aussi contradictoire et « illogique » choqua les logiciens autant que l’avait fait le calcul différentiel et intégral. Et pourtant ils furent contraints de l’accepter, malgré leurs réticences, car la théorie était – là aussi – confirmée par les résultats pratiques. A chaque tournant décisif, on assiste au même conflit entre le progrès effectif de la science et les obstacles placés sur sa route par des façons de penser désuètes.

Nul doute que la contribution de Newton à la science fut révolutionnaire. Cependant, l’adulation sans borne qu’il suscita en Angleterre, à l’époque, a eu pour effet de jeter dans l’ombre un certain nombre de ses contemporains, qui ont pourtant joué un rôle important – tel Hooke, qui avait anticipé de sept ans les Principia, quoique sans disposer de l’appui mathématique nécessaire. Par ailleurs, c’est probablement Leibniz, le philosophe allemand, qui fut le véritable inventeur du calcul intégral. Enfin, Galilée et Kepler avaient déjà formulé de nombreuses idées avancées par Newton. Son rôle majeur fut de systématiser et de résumer les découvertes de la période précédente – et de leur donner une forme générale appuyée par le calcul mathématique.

L’immense autorité de Newton donna naissance à une nouvelle orthodoxie qui inhiba la pensée scientifique pendant toute une période. « Ses capacités étaient si grandes », écrit Bernal, « son système si parfait, que cela découragea carrément le progrès scientifique pour le siècle à venir, ou ne l’autorisa que dans les domaines qu’il n’avait pas touchés ». (Bernal, op. cit., p.343). Les limitations de l’école empiriste anglaise se résumaient dans la célèbre sentence : « hypotheseis non fingo » – je ne forge pas des hypothèses. Ce slogan devint le cri de guerre de l’empirisme, bien qu’il fût sans rapport avec la véritable méthode de la science, y compris celle de Newton. Par exemple, ce dernier fit de « nombreuses conjectures quant aux causes physiques des phénomènes optiques (entre autres) et alla même en partie jusqu’à les proposer comme des faits. Ainsi, dans son explication de ce qui fut par la suite appelé anneaux de Newton, il traita les phases alternatives de transmission facile et de réflexion facile le long d’un rayon lumineux comme des faits établis expérimentalement » (Forbes et Dijksterhaus, op. cit.).

La science avançait à grands pas. Et pourtant, la conception générale du monde qui en découlait était conservatrice. Une conception statique et mécaniste imprégna les esprits pour des générations, comme Engels le souligne :

« Mais ce qui caractérise surtout cette période, c’est qu’elle voit se former une conception d’ensemble qui lui est propre et dont le point central est l’idée de l’immuabilité absolue de la nature. Quelle que fût la façon dont la nature même s’était formée, une fois qu’elle existait elle restait semblable à elle-même tant qu’elle durait. Une fois mis en mouvement par le mystérieux choc initial, les planètes et leurs satellites continuaient à graviter sur les ellipses prescrites pour toute l’éternité, ou en tout cas jusqu’à la fin de toutes choses. Fixes et immobiles, les étoiles reposaient pour toujours à leur place, s’y maintenant réciproquement par la gravitation universelle. La terre était restée immuablement la même, soit de toute éternité, soit, dans l’autre hypothèse, depuis le jour de sa création. Les cinq parties du monde actuelles avaient toujours existé ; elles avaient toujours eu les mêmes montagnes, les mêmes vallées, les mêmes cours d’eau, le même climat, la même flore et la même faune, à moins que la main de l’homme n’y eût causé des changements ou des déplacements. Les espèces végétales et animales étaient fixées une fois pour toutes à leur naissance, le semblable engendrait constamment le semblable, et c’était déjà beaucoup que Linné admît la possibilité de formation de nouvelles espèces, çà et là, par croisement. A l’opposé de l’histoire de l’humanité qui se déroule dans le temps, on n’accordait à l’histoire de la nature qu’un déploiement dans l’espace. On niait tout changement, tout développe­ment dans la nature. La science de la nature, si révolutionnaire dans ses débuts, se trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle – jusqu’à la fin du monde ou pour l’éternité  tout devait rester tel. » (Engels, Dialectique de la nature, Introduction, op. cit.).

 

La décadence de l’empirisme

Tandis que le matérialisme de Bacon reflétait la perspective pleine d’espoir, tournée vers l’avenir, de la Renaissance et de la Réforme, la philosophie de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe a pris forme dans un tout autre climat. En Angleterre, les riches et les puissants avaient été choqués par les « excès » de la Guerre civile. Ayant brisé le pouvoir de la monarchie absolue, la bourgeoisie n’avait plus besoin des services de la petite bourgeoisie révolutionnaire et des couches inférieures de la société, les troupes de choc de la Nouvelle Armée de Cromwell, qui avaient commencé à exprimer leurs exigences propres – non seulement sur le plan religieux, mais aussi en remettant en cause la propriété privée.

Cromwell lui-même avait écrasé l’aile gauche représentée par les Niveleurs et les Bêcheux. Mais après la mort de Cromwell, les riches commerçants presbytériens de la Cité de Londres ne se sentirent pas en sécurité tant qu’ils n’eurent pas invité Charles à revenir de France. Le compromis avec les Stuarts ne dura pas longtemps ; la bourgeoisie fut obligée de détrôner Jacques, le successeur de Charles. Mais cette fois-ci, il n’était plus question d’en appeler aux masses. La bourgeoisie eut recours aux services d’un protestant hollandais, Guillaume d’Orange, pour prendre possession du trône d’Angleterre, à condition qu’il accepte le pouvoir du Parlement. Ce compromis, connu sous le nom de « Glorieuse Révolution » (quoiqu’il ne fût rien de tel), consolida durablement le pouvoir de la bourgeoisie en Angleterre.

Les conditions d’une croissance rapide du commerce et de l’industrie – ainsi que de gigantesques progrès de la science – étaient réunies. Dans le champ de la philosophie, toutefois, les résultats furent plutôt maigres. De telles périodes ne sont pas propices à de grandes généralisations philosophiques. « De nouveaux temps », écrivait Plekhanov, « produisent de nouvelles aspirations, qui produisent à leur tour de nouvelles philosophies ». L’âge révolutionnaire héroïque était passé. La nouvelle classe dominante ne voulait plus entendre parler de telles choses. Elle baptisa même la vraie révolution, celle qui avait brisé le pouvoir de ses ennemis, du nom de « Grande Rébellion ». Les hommes d’argent étaient guidés par des considérations étroitement pratiques, et considéraient avec méfiance la théorie, même s’ils encourageaient la recherche scientifique qui avait des conséquences pratiques, traduisibles en monnaie sonnante et trébuchante. Cet état d’esprit étroitement intéressé pénétra la pensée philosophique de l’époque, au moins en Angleterre, où elle ne brilla vraiment que dans les œuvres de satiristes tels que Swift et Sheridan.

L’évolution ultérieure de l’empirisme en révéla les limites. La philosophie anglo-saxonne a fini par s’enfoncer dans une impasse dont elle n’est toujours pas sortie. Le côté négatif du « sensualisme » est déjà évident dans les œuvres de David Hume (1711-1776) et de George Berkeley (1685-1753). Ce dernier était l’évêque de Cloyne en Irlande. Reflétant l’état d’esprit de conservatisme philosophique qui prédominait à son époque, Berkeley s’opposait avec acharnement à ce qu’il considérait comme les tendances subversives de la science contemporaine, dans laquelle il voyait une menace pour la religion. S’il n’était pas un penseur original, il était suffisamment intelligent pour se rendre compte qu’il était possible de profiter du côté faible du matérialisme existant, de manière à le retourner en son exact opposé. Ce qu’il fit très efficacement dans son œuvre la plus importante, les Principes de la connaissance humaine (1734).

Partant des prémisses de la philosophie de Locke, Berkeley s’efforça de prouver que le monde matériel n’existe pas. La théorie empiriste de Locke commence par cette proposition évidente : « J’interprète le monde à travers mes sens ». A cela, il est toutefois nécessaire d’ajouter cette affirmation tout aussi évidente que le monde existe indépendamment de mes sens, et que les impressions que je reçois à travers mes sens proviennent du monde matériel extérieur. A moins d’accepter cela, on débouche très rapidement sur le mysticisme et l’idéalisme subjectiviste les plus grotesques.

Berkeley comprenait parfaitement qu’une position matérialiste cohérente porterait un coup fatal à la religion. Il se méfiait énormément de la nouvelle science, qui semblait ne laisser aucune place au Créateur. Newton se déclarait croyant, mais sa conception de l’univers comme vaste système de corps en mouvement, agissant tous suivant les lois de la mécanique, choquait l’évêque. « Où est Dieu dans tout cela ? », demandait-il. Newton assignait au Tout-Puissant la tâche d’une première impulsion pour mettre tout en mouvement – mais, après cela, Dieu semblait ne plus avoir grand-chose à faire !

Locke, comme Newton, ne renonça jamais à la religion, mais la simple déclaration que Dieu existe (déisme), sans lui donner de rôle réel dans les affaires des hommes ou de la nature, ne constituait qu’une feuille de vigne commode pour couvrir l’incroyance. Comme l’écrivait Marx, « pour le matérialisme, le déisme n’est qu’un pis-aller pour se débarrasser de la religion ». A la suite de Newton, Locke fut heureux de tenir pour acquise l’existence d’une divinité obligeante qui, après avoir communiqué à l’univers une petite poussée initiale, s’est retiré dans les coulisses célestes pour le reste de l’éternité, afin de permettre aux hommes de science de poursuivre leur travail. C’était l’équivalent philosophique de la monarchie constitutionnelle établie à titre de compromis entre le Parlement et Guillaume III, après la soi-disant « Glorieuse Révolution » de 1688 – compromis qui, d’ailleurs, constituait l’idéal politique de Locke.

Cependant, le masque déiste n’a pas trompé Berkeley. Il y avait là, d’évidence, un maillon faible. Et si l’univers n’avait pas commencé ainsi ? Et s’il avait toujours existé ? Locke et Newton supposaient que, suivant les lois de la mécanique élémentaire, un univers mécanique devait avoir démarré à partir d’une impulsion extérieure. Mais ils ne pouvaient d’aucune manière réfuter l’affirmation contraire, selon laquelle l’univers avait éternellement existé. En ce cas, la dernière trace d’un rôle, pour le Créateur, s’évanouissait tout à fait. Locke supposait aussi qu’en plus de la matière, l’univers contenait des substances « immatérielles », les esprits et les âmes. Mais comme il le confessait lui-même, cette conclusion ne découlait pas nécessairement de son système. La conscience pourrait n’être qu’une autre propriété de la matière – ce qu’elle est en effet : la propriété de la matière organisée d’une certaine manière. Là aussi, les concessions de Locke à la religion s’accordaient difficilement avec ses prémisses matérialistes, comme si elles avaient été ajoutées après coup.

La philosophie de Berkeley, comme celle de Hume, est l’expression d’une réaction contre la tempête révolutionnaire de la période précédente – et contre le matérialisme, qui est à la racine de l’athéisme. Berkeley était déterminé à éradiquer le matérialisme une fois pour toutes, et ce par le moyen le plus radical : en niant l’existence de la matière elle-même. Il commence par l’affirmation indéniablement exacte selon laquelle « j’interprète le monde à travers mes sens », mais il en tire la conclusion que le monde existe seulement quand je le perçois :

« esse est percipi » (« être, c’est être perçu »). « La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire, je la vois, je la sens ; et si j’étais hors de mon cabinet, je dirais qu’elle existe, entendant par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement. (…) Car, que sont les objets mentionnés auparavant sinon les choses que nous percevons par les sens ? Et que percevons-nous d’autre que nos idées ou sensations ? Et n’est-il pas totalement absurde que n’importe lequel d’entre eux, ou combinaison d’entre eux, puisse exister sans être perçu ? » (Principes de la connaissance).

Voilà donc où nous mène l’empirisme, ce matérialisme inconsistant, lorsqu’il est porté au bout de ses conclusions logiques, ou plutôt illogiques. Le monde ne peut exister qu’à condition que je l’observe : c’est exactement ce que dit Berkeley. En fait, il trouve étrange que quiconque puisse penser autrement : « C’est en effet une opinion étrangement répandue entre les hommes que les maisons, les rivières, et, en un mot, tout le monde sensible, possèdent une existence naturelle ou réelle distincte du fait d’être perçu par l’esprit » (Ibid.). La question se pose aussitôt de savoir ce qui rend le monde réel du seul fait d’être perçu. Berkeley répond : « Cet être percevant et actif est ce que j’appelle ESPRIT, AME, ou MOI-MEME » (Ibid.).

Tout cela est admirablement clair et dépourvu d’ambiguïté. C’est la doctrine de l’idéalisme subjectif dans toute sa pureté. Les philosophes modernes des différentes écoles du positivisme logique vont exactement dans le même sens, mais le style et l’honnêteté de Berkeley leur font défaut. La rançon de ce genre d’argumentation est le mysticisme et l’irrationalité extrêmes. Elle débouche sur l’idée que moi seul existe et que le monde n’existe que dans la mesure où je suis présent pour l’observer. Si je sors de la pièce, elle n’existe plus, et ainsi de suite. Comment Berkeley justifie-t-il pareille conclusion ? Très simplement. Il peut y avoir des objets qui existent et ne sont pas perçus par mon esprit, mais alors ils sont perçus par « l’esprit cosmique » de Dieu et existent en lui. Ainsi, d’un seul coup, le Tout-Puissant, qui avait été réduit par Newton à une vie précaire aux marges de l’univers mécanique, est réintroduit comme « le chœur entier du Ciel et le fourniment de la Terre », dans un monde entièrement dépourvu de matière. Berkeley pensait que, ce faisant, il avait remporté « le triomphe le plus complet et le plus facile au monde » sur « n’importe quelle malheureuse secte d’athées ».

En termes purement philosophiques, les idées de Berkeley s’exposent à de nombreuses objections. Il reproche à Locke de dédoubler le monde en supposant que, derrière les perceptions sensorielles – qui, selon l’empirisme, sont les seules choses que nous puissions connaître – il y a un monde extérieur de choses matérielles. Et pour supprimer cette dualité, Berkeley se contente de récuser l’existence du monde objectif. Or cela ne règle pas du tout la question. Il reste toujours quelque chose en dehors de nos perceptions. La seule différence est que, selon Berkeley, ce « quelque chose » n’est pas le monde réel et matériel, mais le monde immatériel des esprits créé par l’« esprit cosmique » de Dieu. En d’autres termes, en considérant les impressions sensorielles comme quelque chose d’indépendant, de séparé du monde objectif et matériel, on aborde rapidement aux rives du spiritualisme, la pire sorte de mysticisme.

Toute l’argumentation de Berkeley repose sur sa prémisse initiale selon laquelle on ne peut connaître que les impressions sensorielles, mais jamais le monde extérieur à nos sens. C’est affirmé de façon dogmatique, d’entrée de jeu, et tout le reste en dérive. Autrement dit, Berkeley présuppose ce qu’il est censé prouver, à savoir que les sensations et les idées ne sont pas le reflet du monde extérieur, mais des choses existant de plein droit. Elles ne seraient pas une propriété de la matière pensante, du cerveau humain et du système nerveux, susceptibles d’être étudiées et comprises scientifiquement ; il s’agirait de choses mystérieuses relevant du monde spirituel, émanant de l’esprit de Dieu. Dès lors, les sensations et les idées ne serviraient pas à nous relier au monde, mais constitueraient, au contraire, une barrière impénétrable au-delà de laquelle on ne peut rien connaître avec certitude. En poussant à l’extrême les arguments de l’empirisme, Berkeley a réussi à le transformer en son contraire.

Engels faisait remarquer que même Bacon, dans son histoire naturelle, donne des recettes pour fabriquer de l’or – et que Newton, à la fin de sa vie, « s’occupa grandement à expliquer l’Apocalypse de Saint-Jean. Ainsi n’y a-t-il pas à s’étonner si dans la période récente l’empirisme anglais, dans la personne de quelques-uns de ses représentants – et pas les pires d’entre eux – semble avoir été la proie sans défense du spiritisme importé d’Amérique » (La Dialectique de la Nature, op. cit.). Comme nous le verrons, la propension à la pensée mystique ne disparaît pas avec les progrès de la science, mais semble même croître géométriquement. C’est le prix à payer pour l’attitude désinvolte des scientifiques, qui s’imaginent pouvoir se passer de tous les principes philosophiques généraux. Chassée par la porte, la philosophie revient immédiatement par la fenêtre – et invariablement sous sa forme la plus rétrograde et mystifiante.

De même que toutes les idées sont, en dernière analyse, dérivées du monde objectif et matériel dont Berkeley nous dit qu’il n’existe pas, de même, en fin de compte, leur vérité (ou fausseté) se décide par la pratique, par l’expérimentation, par de nombreuses observations, et, surtout, par l’activité pratique des hommes en société. Berkeley a vécu à une époque où la science avait largement réussi à se libérer de l’étreinte mortelle de la religion, rendant ainsi possibles les plus grands progrès. Comment les idées de Berkeley sont-elles compatibles avec cela ? Quel genre d’explication les idées de Berkeley donnent-elles du monde matériel ? Comment se rapportent-elles aux découvertes de Galilée, Newton et Boyle ? Par exemple, la théorie corpusculaire de la lumière ne peut pas être vraie, selon Berkeley, car ce dont elle parle n’existe pas.

Berkeley a rejeté la théorie newtonienne de la gravité parce qu’elle avait recours à des « causes corporelles ». Le Soleil et la Lune, étant matériels, ont une masse ; mais mes perceptions sensorielles de ces corps n’en ont aucune – et ne peuvent donc exercer une attraction que sur mon imagination. De même, Berkeley a rejeté la plus importante de toutes les découvertes mathématiques : le calcul différentiel et intégral, sans lequel les réalisations de la science moderne n’auraient pas été possibles. Le concept de divisibilité infinie de « l’espace réel » allant à l’encontre des postulats de base de sa philosophie, l’évêque s’y opposait avec véhémence. Après s’être dressé contre les grandes découvertes scientifiques de son temps, il a terminé sa vie en louant les vertus curatives de l’eau de goudron.

On pourrait penser qu’une philosophie aussi excentrique était vouée à disparaître sans laisser de trace. Mais il n’en fut rien. Les idées de l’évêque Berkeley ont continué, jusqu’à nos jours, à exercer une étrange fascination sur les philosophes bourgeois. Elles sont l’origine et la base de la théorie de la connaissance (« épistémologie ») du positivisme logique. Lénine a brillamment réfuté cette théorie dans son Matérialisme et empiriocriticisme, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette philosophie irrationnelle et anti-scientifique a pénétré la pensée de nombreux savants, par l’entremise des différentes versions de positivisme logique. A son époque, les idées de Berkeley n’eurent pas beaucoup d’écho. Pour être acceptées par la société « cultivée », il leur fallait attendre le climat intellectuel de notre époque, où les plus grands progrès de la connaissance côtoient d’énormes régressions culturelles. Comme le fait remarquer G. J. Warnock dans son Introduction aux Principes de la connaissance humaine, la philosophie de Berkeley « a gagné plus de faveur générale de nos jours que jamais auparavant ». Ainsi, « aujourd’hui, certains physiciens (…) sont enclins à argumenter exactement comme il le fit, c’est-à-dire à affirmer que la physique n’est pas une affaire de vérité factuelle, mais essentiellement de commodité mathématique et prédictive » (G. J. Warnock, p.25). Le savant et philosophe idéaliste Eddington a déclaré que nous « avons le droit de croire qu’il y a, par exemple, des couleurs vues par d’autres personnes, mais pas par nous-mêmes, des rages de dents subies par d’autres personnes, des plaisirs et des souffrances ressenties par d’autres personnes, et ainsi de suite, mais nous n’avons aucun droit d’en inférer des événements que personne n’éprouve et qui ne font partie d’aucun esprit” » (Russell, op. cit., p.631). Des positivistes logiques comme A. J. Ayer acceptent l’argument selon lequel on ne peut connaître que des « contenus sensoriels » ; ils en concluent que la question de l’existence du monde matériel est dépourvue de sens. Et ainsi de suite. Le vieux Berkeley doit bien rire dans sa tombe !

La valeur de n’importe quelle théorie – ou hypothèse – est déterminée, en définitive, par la question de savoir si elle peut être appliquée à la réalité avec succès, si elle fait progresser notre connaissance du monde et notre contrôle sur nos vies. Une hypothèse qui ne fait rien de tout cela n’est bonne à rien ; elle est le produit de la spéculation gratuite, comme les disputes des Scholastiques médiévaux sur la question de savoir combien d’anges peuvent danser sur la tête d’une épingle. Une énorme quantité de temps a été gaspillée, dans les universités, dans des débats sans fin sur de telles choses. Même Bertrand Russell est contraint d’admettre ce qui suit à propos d’une théorie comme celle de Berkeley : elle « nous interdirait de parler de ce que nous n’avons pas nous-mêmes explicitement perçu. S’il en est ainsi, c’est une conception que personne ne peut adopter en pratique, ce qui est un défaut pour une théorie qui est prônée pour des motifs pratiques ». Cependant, dans la phrase qui suit immédiatement, Russel se sent obligé d’ajouter que « la question tout entière de la vérification, et sa relation avec la connaissance, est difficile et complexe ; je veux donc la laisser de côté pour l’instant » (op. cit., p.632). En réalité, ces questions ne sont « difficiles et complexes » que pour ceux qui acceptent la prémisse selon laquelle tout ce que nous pouvons connaître est le donné sensible, séparé du monde matériel. Etant donné que c’est là le point de départ d’un grand nombre de philosophes modernes, ils ont beau tourner les choses dans tous les sens, ils ne sortent pas du piège posé par l’évêque Berkeley.

 

La fin de la route

La philosophie empiriste, dont les débuts avaient suscité tant d’espérances, connut un arrêt complet avec David Hume (1711-1776). Conservateur convaincu, Hume mit fidèlement ses pas dans ceux de Berkeley, quoique plus prudemment. Son ouvrage le plus fameux, le Traité de la nature humaine, fut publié en 1739 en France, où il tomba à plat.

Selon Hume, la réalité n’est qu’une suite d’impressions, dont les causes sont inconnues et inconnaissables. Il considérait comme insoluble le problème de l’existence ou de l’inexistence du monde, et fut l’un des premiers de ces philosophes à traduire leur ignorance en grec et à l’appeler « agnosticisme ». Au fond, cela nous ramène à l’idée des Sceptiques grecs selon laquelle le monde est inconnaissable.

Sa principale prétention à la célébrité repose sur la section de son œuvre intitulée De la connaissance et de la probabilité. Là aussi il n’est pas original ; il développe une idée déjà présente chez Berkeley : l’inexistence de la causalité. Argumentant contre les récentes découvertes de la science mécanique, il s’efforce de montrer que la causalité mécanique n’existe pas, que nous ne pouvons pas dire qu’un événement particulier cause un autre événement, mais seulement qu’un événement en suit un autre. Par exemple, si nous chauffons de l’eau jusqu’à cent degrés, nous ne pouvons pas dire que cette action a causé l’ébullition ; nous pouvons seulement dire que l’eau est entrée en ébullition après qu’on l’a chauffée. Autre exemple : si un homme est renversé par un camion de dix tonnes, nous ne pouvons pas affirmer que sa mort a été causée par le choc. Elle a seulement succédé au choc. C’est tout.

De tels raisonnements peuvent sembler incroyables, mais ils sont le résultat inévitable d’une stricte application de cette sorte d’empirisme étroit qui exige de s’en tenir « aux faits et à rien d’autre qu’aux faits ». Tout ce que nous pouvons dire est qu’un fait en suit un autre. Nous n’avons pas le droit d’affirmer qu’une chose en cause effectivement une autre, car ce serait aller au-delà du fait singulier enregistré par nos yeux et nos oreilles à un moment donné. Tout cela nous rappelle l’avertissement du vieil Héraclite : « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes dont l’esprit ne comprend pas leur langage ».

Encore une fois, il est frappant de noter que, parmi toutes les grandes idées philosophiques des deux siècles derniers, bon nombre de philosophes et de savants modernes ont pris comme point de départ et d’inspiration les écrits de Hume. Ils ont avidement repris son rejet de la causalité pour appuyer certaines conclusions philosophiques incorrectes que Heisenberg et d’autres ont tenté de tirer de la mécanique quantique. On y reviendra plus loin.

Selon Hume, lorsque nous disons que « A » cause « B », nous voulons seulement dire que, par le passé, nous avons constaté la succession de ces deux faits à de nombreuses reprises – et que, par conséquent, nous croyons que cette succession va se répéter à l’avenir. Cependant, ce n’est qu’une croyance, et non une certitude. Ce n’est pas une nécessité ; c’est seulement une probabilité. Ainsi, « la nécessité n’existe que dans les esprits, pas dans les choses ».

En premier lieu, nier la causalité conduit à rejeter la pensée scientifique et rationnelle en général. La raison d’être de la science consiste précisément dans la tentative de fournir une explication rationnelle aux phénomènes naturels. De l’observation d’un grand nombre de faits, on tire des conclusions générales. Une fois qu’on a suffisamment testé ces conclusions – et qu’on a démontré leur large application –, elles acquièrent le statut de lois scientifiques. Naturellement, toutes ces lois reflètent l’état de nos connaissances à un certain stade du développement de l’humanité. Par conséquent, elles sont ultérieurement dépassées par d’autres théories et d’autres hypothèses, qui expliquent mieux les choses. Au cours de ce processus, on parvient graduellement à une compréhension plus profonde de la nature – et de nous-mêmes. Il n’y a pas plus de limites à ce processus qu’à la nature elle-même. Chercher une Vérité Absolue qui expliquerait tout, une « Grande Théorie Universelle », c’est à peu près aussi vain que de chercher la pierre philosophale.

Le fait qu’une généralisation particulière puisse être réfutée, à un certain stade, n’autorise pas à se passer de toute généralisation. Cela ne signifie pas davantage qu’on doive renoncer à toute vérité objective et trouver refuge dans le genre de scepticisme que défendait Hume. Un tel scepticisme est incompatible non seulement avec la science, mais aussi avec la vie quotidienne. Il se réduit, au final, à une pose prétentieuse, cette même pose que prennent ceux qui doutent de l’existence du monde matériel, mais ne renoncent pas pour autant à manger, à boire – et qui, tout en niant fermement l’existence de la causalité, s’efforcent d’éviter les rencontres inopportunes avec des camions de dix tonnes.

Toutes les lois naturelles sont fondées sur la causalité. Les marées sont causées par l’attraction gravitationnelle de la Lune et du Soleil. La fission de l’atome cause une explosion nucléaire. La privation de nourriture et de boisson, à la longue, cause la mort par inanition. Le fait d’être renversé par un camion cause le même résultat d’une autre manière. L’existence de la causalité est aussi certaine que possible en ce monde matériel et peccamineux. Mais pas encore suffisamment certaine pour les disciples de Hume. Si l’on suit son type d’argumentation, toute prévision devient irrationnelle, parce qu’il y a toujours la possibilité que les choses se passent différemment. Bertrand Russell explique sans rire :

« Je veux dire que, en prenant même pour exemples nos plus fermes attentes, comme celle selon laquelle le Soleil se lèvera demain, il n’y a pas une once de raison pour supposer qu’elles seront plus vraisemblablement vérifiées qu’infirmées » (op. cit., p.641). Plus loin, il ajoute : « Par exemple : quand (pour reprendre un exemple précédent) je vois une pomme, l’expérience passée me fait attendre qu’elle ait le goût d’une pomme, et non celui d’un rôti de bœuf ; mais il n’y a aucune justification rationnelle à cette attente » (ibid., p.643).

Puisque nous ne pouvons rien connaître, Hume conclut que « tous nos raisonnements concernant les causes et les effets ne sont dérivés de rien d’autre que de l’habitude », et que « la croyance est plus proprement un acte de notre nature sensible que de notre nature intellectuelle » (Traité, Livre I, Partie III, section 4). En d’autres termes, la connaissance est abandonnée au profit de la croyance.

Il faut garder à l’esprit que l’intention déclarée de tout cela est d’éliminer la métaphysique du champ de la pensée, laquelle sera ainsi limitée à une simple et, espérons-le, scientifique énumération des « faits ». Un bel esprit a défini un jour la métaphysique comme « un aveugle dans une chambre noire cherchant un chapeau noir qui n’existe pas ». Cette phrase décrit adéquatement le tâtonnement maladroit de ceux qui, en récusant la causalité, ouvrent immédiatement la porte à l’irrationalité. Avec Hume, la philosophie empiriste revient à son point de départ. Comme le dit Russell à juste titre :

« L’ultime résultat de l’enquête de Hume sur ce qui passe pour être de la connaissance n’est pas ce que l’on doit supposer qu’il avait souhaité. Le sous-titre de son œuvre est : “Un essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux”. Il est évident qu’il a commencé avec la croyance que la méthode scientifique dit la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ; il finit cependant par la conviction que la croyance n’est jamais rationnelle, puisque nous ne connaissons rien. Après avoir énoncé les arguments en faveur du scepticisme (Livre I, Partie IV, section 1), il poursuit, non pas pour réfuter ces arguments, mais pour en revenir à la crédulité naturelle » (op. cit., p.644).

On peut être tenté de demander quelle est la valeur pratique d’une telle philosophie. Sur ce point, il n’y a aucune réponse disponible de la part de Hume, qui commente les choses avec une grande frivolité teintée de cynisme :

« Ce doute sceptique, aussi bien relativement à la raison qu’aux sens, est une maladie, qui ne peut jamais être guérie radicalement, mais qui doit revenir à tout moment, bien que nous la chassions, et que parfois nous semblions totalement libérés d’elle (…). Seules la négligence et l’inattention peuvent nous offrir un remède. C’est pour cette raison que je me fie entièrement à elles ; et que je prends pour acquis, quoi qu’en pense le lecteur à ce moment présent, que d’ici une heure il sera persuadé qu’existent à la fois un monde interne et un monde extérieur » (op. cit., p.645).

Ce n’est pas là de la vraie philosophie, mais précisément une impasse métaphysique. Cela ne nous dit rien du monde et ne conduit nulle part. C’est seulement ce qu’on pouvait attendre d’un homme qui pensait qu’il n’y avait aucune raison d’étudier la philosophie, sinon à titre d’aimable passe-temps. Et assurément, il n’y a certainement aucune raison d’étudier la philosophie de Hume, sinon à titre de vain gaspillage de son temps.

Nous pouvons être d’accord avec Bertrand Russell sur un point : la philosophie de Hume représente « la faillite de la rationalité du XVIIIe siècle ». Les idées de Hume, comme celles de Berkeley, marquent un mouvement vers l’idéalisme subjectif. C’est l’empirisme sens dessus dessous. En partant de l’idée que toute connaissance dérive de l’expérience, on en arrive à la conclusion que rien ne peut être appris de l’expérience et de l’observation. C’est l’antithèse de l’esprit scientifique et progressiste sur lequel s’ouvrit la Renaissance. On ne peut rien attendre de positif d’une telle philosophie. Nous pouvons donc laisser tous ceux qui doutent que le Soleil se lèvera demain là où nous les avons trouvés : dans l’obscurité, où ils glaneront quelque consolation à leurs difficultés dans l’espoir de manger une pomme au goût de rôti de bœuf.

 

La naissance du matérialisme français

Dès lors, la voie d’un progrès de la philosophie en Grande-Bretagne était bloquée. Mais elle n’en donna pas moins une impulsion au mouvement des Lumières, en France. La différence entre l’empirisme anglais et le matérialisme français est quelquefois attribuée à une différence de tempérament national. Par exemple, Schwegler écrit :

« Mener l’empirisme de Locke jusqu’à ses conséquences ultimes, jusqu’au sensualisme et au matérialisme, telle est la tâche que les Français ont assumée. Quoique semé dans le sol des principes anglais, et très tôt complètement dominant sur ce terrain, l’empirisme ne pouvait pas se développer chez les Anglais sous la forme extrême sous laquelle il se présenta chez les Français, c’est-à-dire, sous la forme d’une destruction complète de tous les fondements de la vie morale et religieuse. Cette ultime conséquence n’était pas compatible avec le caractère national des Anglais » (Schwegler, op. cit., p.184).

L’existence de traditions et de tempéraments nationaux différents joua incontestablement un rôle majeur, comme Marx et Engels l’ont relevé dans La Sainte famille :

« Ce qui distingue le matérialisme français et le matérialisme anglais, c’est la différence des deux nationalités. Les Français ont doté le matérialisme anglais d’esprit, de chair et de sang, d’éloquence. Ils lui confèrent le tempérament et la grâce qui lui manquaient. Ils le civilisent ».

Néanmoins, pour expliquer de grands mouvements historiques, il ne suffit pas de faire appel aux caractéristiques nationales. Le caractère des Français et des Anglais était différent un siècle auparavant, sans pour autant produire ni Hume ni Voltaire, qui étaient les produits de leur propre époque – ou, plus exactement, les produits d’une combinaison particulière de circonstances sociales, économiques et culturelles. La philosophie de Berkeley et de Hume est apparue à époque où la bourgeoisie britannique, ayant déjà triomphé, s’efforçait de tempérer la révolution. La philosophie de Condorcet, Diderot et Voltaire correspond à une époque entièrement différente – la période de fermentation sociale et intellectuelle qui a conduit à la Révolution française de 1789-94. En un sens, la lutte des « Philosophes » contre la religion et l’orthodoxie préparait la prise de la Bastille. Avant que l’ordre établi ne soit renversé dans les faits, il devait d’abord être dénoncé comme obsolète dans l’esprit des hommes et des femmes.

Dans son excellent essai sur D’Holbach et Helvétius, Plekhanov dit ceci de la philosophie française du XVIIIe siècle :

« La philosophie matérialiste du XVIIIe siècle était une philosophie révolutionnaire. Elle était l’expression idéologique du combat de la bourgeoisie révolutionnaire contre le clergé, la noblesse et la monarchie absolue. Il va sans dire que, dans sa lutte contre un système obsolète, la bourgeoisie ne pouvait avoir de respect pour une conception du monde qui était héritée du passé et qui sacralisait ce système méprisable. Epoque différente, circonstances différentes, philosophie différente, comme Diderot le formula si excellemment dans son article de l’Encyclopédie sur Hobbes. »

Les idées de Locke eurent un grand impact sur l’abbé de Condillac (1715-1780). Condillac partit de l’idée de Locke selon laquelle toute connaissance provient des sens, mais il alla plus loin, soutenant que tous les processus mentaux, y compris la volonté, ne sont que des sensations modifiées. S’il ne récusa jamais l’existence de Dieu, il affirma que seule la matière existait : très remarquable conclusion pour un prêtre ! Un autre disciple de Locke fut Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), avec lequel, écrivait Marx, « le matérialisme prend son caractère spécifiquement français ». Helvétius était si direct que même ses camarades matérialistes restaient interloqués et n’osaient pas le suivre dans ses conclusions audacieuses.

Le baron D’Holbach (1723-1789), quoique d’origine allemande, passa la majeure partie de sa vie en France, où il joua un rôle majeur dans le mouvement matérialiste. Comme Helvétius, il fut persécuté par l’Eglise. Son livre, Le Système de la Nature, fut publiquement brûlé sur ordre du Parlement de Paris. Matérialiste déterminé, D’Holbach attaqua la religion et l’idéalisme, en particulier les idées de Berkeley. Locke pensait déjà que la matière pouvait avoir la faculté de penser – et D’Holbach défendait cette idée avec enthousiasme. Mais, contrairement à Locke, il était prêt à en tirer toutes les conclusions, et notamment à jeter la religion et l’Eglise par la fenêtre. D’Holbach écrivait :

« Si nous consultons l’expérience, nous verrons que c’est dans les illusions et les opinions religieuses que nous devrions chercher la source réelle de l’armée des maux que nous voyons partout accabler l’humanité. L’ignorance des causes naturelles l’a conduite à créer ses dieux ; la tromperie les a faits terribles ; une conception funeste des dieux a poursuivi l’homme sans le rendre en rien meilleur, l’a fait inutilement trembler, a rempli son esprit de chimères, s’opposant au progrès de la raison et l’empêchant de rechercher le bonheur. Ces craintes l’ont fait l’esclave de ceux qui le trompent sous prétexte de rechercher son bien ; il a fait le mal lorsqu’on lui a dit que ses dieux réclamaient des crimes ; il a vécu dans l’adversité parce qu’on lui a donné à entendre que ses dieux l’avaient condamné au malheur ; il n’a jamais osé leur résister ni se délivrer de ses chaînes, à cause de ce qu’on lui a inculqué que la stupidité, la renonciation à la raison, la torpeur spirituelle et l’avilissement de l’âme étaient les meilleurs moyens de gagner la félicité éternelle » (cité par Plekhanov, op. cit., p.72).

La Mettrie (1709-1751) est allé encore plus loin en affirmant que toutes les formes de vie – y compris l’homme – consistaient en de la matière organisée sous différentes formes. Ses œuvres principales sont le célèbre Homme machine et Le système d’Epicure. La Mettrie était influencé par Descartes, qui disait que les animaux étaient des machines en ce sens qu’ils ne pouvaient pas penser. Prenant cela au pied de la lettre, La Mettrie affirmait que l’homme aussi doit être une machine, parce qu’il n’y a pas de différence qualitative entre l’homme et les animaux. De telles idées reflètent l’énorme influence de la mécanique sur la pensée scientifique, à l’époque.

La Mettrie rejetait l’idée selon laquelle l’homme serait une création spéciale de Dieu, quelque chose de tout à fait distinct du reste de la nature, du fait de son âme immortelle. De fait, cet argument a été réfuté par le matérialiste et le savant anglais Priestley (1733-1804), qui est surtout connu, de nos jours, pour sa découverte de l’oxygène :

« Le pouvoir de couper, pour un rasoir, dépend d’une certaine cohésion et d’un certain arrangement des parties dont il est formé. Si nous supposons que ce rasoir soit complètement dissous dans un certain acide liquide, son pouvoir de couper sera certainement perdu, ou cessera d’exister, quoiqu’aucune particule du métal dont il est constitué n’ait été annihilée par le procédé ; et sa forme précédente, et son pouvoir de couper, etc., peuvent être restaurés en lui après que le métal a été précipité. De même, quand le corps humain est dissous par putréfaction, son pouvoir de penser cesse entièrement » (cité par Plekhanov, op. cit., note p.82).

La Mettrie considérait que la pensée était une des propriétés de la matière :

« Si peu incompatible avec la matière organisée qu’elle semble être, je crois la pensée une propriété de cette dernière de la même façon que l’électricité, le mouvement, l’impénétrabilité, l’étendue, etc. » (Ibid., p.333).

Du matérialisme et du rationalisme des Lumières, il était facile de tirer des conclusions révolutionnaires, et elles furent tirées. Voltaire (1694-1778), bien qu’il ne fût pas réellement un philosophe, joua un rôle de premier plan dans ce mouvement, en tant qu’écrivain, historien et pamphlétaire. Il fut arrêté deux fois pour ses satires politiques et dut passer la plus grande partie de sa vie hors de France. La plus grande contribution de Voltaire fut sa collaboration, avec Diderot, à l’Encyclopédie (1751-1780), une vaste entreprise qui procéda à la synthèse systématique de tout le savoir scientifique de l’époque. Une galaxie des plus grands penseurs français participa à cette tâche unique en son genre. Montesquieu, Rousseau, Voltaire, D’Holbach, Helvétius et d’autres philosophes progressistes et matérialistes collaborèrent pour produire un travail militant dirigé contre la base de l’ordre social existant, sa philosophie et sa morale.

Comparées aux écrits des matérialistes français, les conceptions philosophiques de Jean-Jacques Rousseau représentaient un pas en arrière, en un sens. Néanmoins, dans le domaine de la critique sociale, Rousseau a produit un certain nombre de chefs-d’œuvre. Engels faisait particulièrement l’éloge du Discours sur l’Origine et les Fondements de l’inégalité parmi les hommes.

De manière générale, ces penseurs étaient en train de préparer les bases de la révolution bourgeoise de 1789-94. Leurs féroces dénonciations étaient dirigées contre les maux du féodalisme et de l’Eglise. Pour la plupart d’entre eux, l’idéal était une monarchie constitutionnelle. Néanmoins, il est facile de voir comment, plus tard, on tira des conclusions socialistes et communistes à partir de leurs écrits :

« Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des hommes, de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circonstances extérieures sur l’homme, de la grande importance de l’industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir les liens qui les rattachent nécessairement au communisme et au socialisme. Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il y fasse l’expérience de sa qualité d’homme. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c’est que l’intérêt privé de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre, non par la force négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développe sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société. » (La Sainte Famille, op. cit., pp.157-158).


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Chapitre 6 - La philosophie au Moyen Age

Après l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle, la majeure partie de l’Europe est entrée dans une longue phase de barbarie connue sous le nom d’« Age des ténèbres » et caractérisée par un déclin tragique de la culture. Les énormes progrès réalisés par les Grecs et les Romains dans les domaines de l’art, de la science et de la philosophie ont été perdus. Avant de les retrouver, l’Europe devra parcourir un douloureux chemin de près de mille ans.

Progressivement, une nouvelle forme de société émergea des décombres de l’ancien système. Elle était fondée sur l’exploitation d’une paysannerie qui n’était plus réduite à l’esclavage, mais attachée à la terre sous la domination de seigneurs temporels et spirituels. La structure pyramidale de la société reflétait cette domination, avec un système rigide de prétendus devoirs et droits envers les « supérieurs naturels ». Cependant, le devoir fondamental, dont dépendait tout le reste, était le devoir du serf de fournir du travail gratuit à son seigneur et maître. L’ensemble du système était sanctifié par l’Eglise, qui exerçait un pouvoir immense, et était organisée selon une structure hiérarchique similaire.

La hiérarchie sociale rigide qui caractérise le système féodal trouve une expression idéologique dans les dogmes figés de l’Eglise, qui exigent une obéissance inconditionnelle fondée sur l’interprétation officielle des textes sacrés. A la place de la raison, les Pères de l’Eglise prêchaient une foi aveugle, résumée dans la célèbre phrase attribuée à Tertullien : « Credo, quia absurdum est » (« Je crois parce que c’est absurde »). Héritage du paganisme, la science était considérée comme suspecte.

L’héritage de la philosophie grecque classique était perdu, et il n’a été que partiellement ravivé au XIIe siècle, en Europe occidentale. Une telle situation n’était pas propice au développement de la pensée et de la science. J. D. Bernal écrit : « Les conditions de la production féodale ont réduit la demande de science utile à un minimum. Elle ne devait plus augmenter jusqu’à ce que le commerce et la navigation créent de nouveaux besoins à la fin du Moyen Age. L’effort intellectuel devait s’orienter dans d’autres directions et être en grande partie au service d’une caractéristique radicalement nouvelle de la civilisation – les croyances religieuses organisées. » (J. D. Bernal, Science in History, p.254).

Selon Forbes et Dijksterhuis : « D’une manière générale, on peut dire que, durant les premiers siècles de son existence, le christianisme n’était pas propice aux activités scientifiques. La science était considérée avec suspicion en raison de son origine païenne ; en outre, l’idée prévalait qu’il n’était pas souhaitable, pour le bien-être spirituel des chrétiens, qu’ils pénètrent dans les secrets de la nature au-delà de ce que les Saintes Ecritures rendaient possible et nécessitaient pour être comprises. » (R. J. Forbes, E. J. Dijksterhuis, A History of Science and Technology, vol.1, pp.101-102).

Lorsque les vestiges de la culture classique ont fini par atteindre l’Europe occidentale, c’était dans des traductions arabes. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la grande énergie déployée par les Arabes pour conquérir l’Afrique du Nord et l’Espagne, jusqu’aux Pyrénées, s’est accompagnée d’une attitude intelligente et souple à l’égard de la culture des peuples conquis, ce qui contraste fortement avec la barbarie ignorante dont ont fait preuve les chrétiens après la reconquête d’Al-Andalus. Pendant des siècles, les universités islamiques d’Espagne, notamment celle de Cordoue, ont été les seuls véritables centres d’enseignement en Europe occidentale – si l’on excepte l’Irlande qui, en raison de son éloignement, est restée en dehors du courant dominant. Les Arabes ont fait de grands progrès dans de nombreux domaines comme les mathématiques, l’astronomie, la géographie, la médecine, l’optique et la chimie, ainsi que d’importants progrès techniques, comme en témoignent les vastes systèmes d’irrigation, détruits sans ménagement par les chrétiens. Mais il a fallu des centaines d’années pour que ces connaissances fassent leur chemin jusqu’en Europe occidentale.

En raison du monopole de l’Eglise sur la culture, toute la vie intellectuelle devait passer par elle. Pendant des siècles, l’éducation a été confinée dans les monastères, sous le strict contrôle de la bureaucratie cléricale. Pour les étudiants médiévaux – ou les scolastiques, comme on appelait l’intelligentsia officielle – la philosophie était la « servante de la théologie ». La science était réduite à son strict minimum : « L’arithmétique se réduisait à la numération ; la géométrie aux trois premiers livres d’Euclide ; l’astronomie ne dépassait guère le calendrier et la façon de calculer la date de Pâques ; la physique était très abstraite et de style platonicien. » (Ibid., p.218). La recherche et l’expérimentation scientifiques n’éveillaient aucun intérêt.

 

Réalisme et nominalisme : la question des universaux

Le pilier idéologique de la théocratie médiévale était constitué par les idées de saint Augustin d’Hippone (354-430), le philosophe le plus influent de l’âge des ténèbres. Augustin s’appuyait sur les éléments les plus réactionnaires de la pensée néo-platonicienne. Sa philosophie était un mélange de mysticisme chrétien et d’une forme grossière d’idéalisme platonicien. Toute opposition à la pensée augustinienne, devenue la principale idéologie de l’Eglise catholique romaine, était considérée comme intrinsèquement hérétique et, comme telle, était persécutée.

Comme Platon, Augustin pensait que tous les êtres étaient formés d’après des archétypes universels, qui sont des réalités transcendant notre monde physique. Dans le système de Platon, ces archétypes – ou « formes », comme il les appelait – existent dans un autre monde auquel les humains ne peuvent accéder que par la pensée philosophique pure. Pour Augustin, en revanche, les archétypes – ou « raisons » – existent dans l’esprit divin et ne sont accessibles aux humains qu’à travers la foi.

La théorie des universaux d’Augustin est au fondement de cette tendance de la philosophie médiévale qui fut nommée – d’une manière prêtant à confusion – « réalisme ». A la suite d’Augustin et de Platon, les réalistes pensaient que nos concepts généraux (« homme », « animal », « arbre », « rocher », etc.) sont fondés sur des archétypes réellement existants et immuables. Ces universaux constitueraient eux-mêmes le fondement des hommes, animaux, arbres et rochers singuliers et changeants que nous connaissons dans la vie. Mais comment pouvons-nous connaître ces universaux ? Selon Augustin, c’est dans l’esprit de Dieu que se trouve la véritable essence des choses. Il est donc inutile de la chercher sur terre : nous devons plutôt diriger notre regard vers les Cieux.

Cette vision du monde ne laisse aucune place à la science, à la recherche ou même à la pensée rationnelle. L’intellect y est passif ; il se contente de recevoir la connaissance que procure la foi. Conformément à la doctrine chrétienne, Augustin considère que toutes les choses matérielles et terrestres sont intrinsèquement inférieures, et même marquées du sceau du péché. Les corps des hommes et des femmes (en particulier des femmes) sont soumis au péché – et doivent donc être considérés avec horreur. La vraie vie commence au moment de la mort, lorsque l’âme est enfin libérée de sa prison matérielle. Dès lors, il va de soi que la vérité ne se trouve pas dans le monde matériel : « ... la vérité dans un sens authentique n’est pas quelque chose à attendre des sens corporels. » (Quatre-vingt-trois questions).

Le monde objectif est, au mieux, d’une importance secondaire, et nos sens sont inutiles pour nous conduire à la vérité. « Crede, ut intelligas » (« Crois pour comprendre ») était une célèbre formule d’Augustin. La vérité ne peut être trouvée que dans l’esprit statique et immuable de Dieu, lequel illumine nos esprits de sa vérité – à condition que nous soyons suffisamment « purs » et « saints ». Ainsi, le jugement ultime de toute vérité est placé entre les mains des plus saints parmi les saints : l’élite cléricale de l’Eglise catholique. Cette théorie de la connaissance était connue sous le nom de doctrine de l’illumination divine. Avec le réalisme augustinien, elle a jeté les bases philosophiques de la réaction médiévale.

Cette école de pensée a dominé l’Europe pendant des siècles. La situation de la science et de la culture semblait désespérée. Et pourtant, sous la surface, la taupe de l’histoire continuait à creuser. Les forces productives se développaient – quoique très lentement –, et avec elles la science et la technique.

Aux XIIe et XIIIe siècles, en Europe, la société féodale atteignait son apogée. La quasi-totalité des terres arables étaient exploitées et la productivité des terres, ainsi que le rendement total de l’agriculture, étaient à leur maximum. Sur cette base, la population augmentait. Le continent peu peuplé du début de la période médiévale faisait place à un vaste réseau de petites villes et de quelques grandes cités. Paris, Florence, Venise et Gênes atteignaient des populations d’environ 100 000 habitants, tandis que Londres, Gand et Cologne en comptaient environ 50 000. L’appareil d’Etat et les institutions urbaines se développaient, et avec eux le besoin de professionnels. Les anciennes institutions d’enseignement monastiques ne suffisaient plus. On assista donc à l’essor des universités, où le droit et la médecine s’enseignaient à l’écart de la théologie.

Dans la tradition monastique, les étudiants n’avaient pas le droit de parler, ni même de poser des questions. Mais dans les universités, les choses étaient bien différentes. L’une des principales méthodes d’apprentissage consistait en des « disputations » : des débats publics sur des sujets théologiques. La dialectique, comme discipline de l’argumentation rationnelle, s’est développée en même temps que les disputations. Les sujets débattus étaient encore hautement mystiques, et il n’était pas permis de s’écarter de l’autorité chrétienne. Les idées de Platon et d’Aristote, ainsi que leurs commentaires, constituaient des exceptions que l’Eglise acceptait à contrecœur.

Cette libération partielle des idées a donné à la philosophie un nouveau souffle. A travers des débats visant à déterminer si les anges sont des individus ou une espèce, si Dieu est simple ou complexe, ou encore quel est le statut des universaux dans l’esprit divin, les écoliers médiévaux redécouvraient lentement la philosophie.

Un autre événement important donna une impulsion majeure à ce développement. Pour remplir les programmes des universités, en particulier ceux des facultés des arts et de médecine, un effort sérieux a été engagé pour traduire en latin les textes scientifiques et philosophiques arabes. Presque tous les ouvrages grecs classiques avaient été perdus pendant l’âge des ténèbres, mais ils ont commencé à revenir en Europe, en même temps que les ouvrages des scientifiques et des philosophes arabes.

Ce fut le début du processus de séparation de la philosophie et de la science d’avec la religion. Pour la première fois depuis des siècles, une lueur commençait à briller dans l’obscurité qui avait recouvert l’Europe. En philosophie, les contradictions ont commencé à s’accumuler, dont le vieux paradigme augustinien était incapable de rendre compte.

La première rupture avec l’ancienne voie – la « via antiqua » – est venue du scolastique français Pierre Abélard (1079-1142). Abélard est connu pour son amour tragique d’Héloïse, un autre esprit éminent de l’époque. Mais cette circonstance ne doit pas occulter le fait qu’Abélard était un penseur novateur et courageux, réputé dans toute l’Europe pour être le plus redoutable « disputateur » et dialecticien de son temps.

Abélard fut également le père du nominalisme, une école de pensée affirmant que les universaux n’existent pas en tant que choses réelles dans l’esprit de Dieu ou ailleurs. Se fondant sur Aristote et sur une logique méticuleuse, Abélard a rejeté le réalisme augustinien et prouvé que les universaux ne sont pas des archétypes réellement existants, auxquelles participeraient les choses singulières du monde, ou qu’elles reflèteraient. Il a soutenu que tous les êtres sont singuliers : tel homme n’est que cet homme, et tel rocher n’est que cela, un rocher particulier.

Il soutenait que les concepts tels que l’homme, l’animal, etc., ne sont que des mots, c’est-à-dire des conventions désignant des choses dans le monde réel, mais n’ayant pas la moindre réalité en dehors de la conscience humaine. Selon Abélard, la forme des objets matériels n’est que le résultat de différentes combinaisons des quatre éléments : la terre, l’air, le feu et l’eau. Les universaux ne sont pas des êtres composés de ce type.

Cela ne signifie pas que, pour Abélard, nos concepts généraux, universels, ne correspondent à rien. En effet, les choses singulières ont des caractéristiques communes. Par exemple, il est dans la nature des oiseaux de pondre des œufs et d’avoir des ailes – ce que nous pouvons déduire de l’expérience que nous en avons. Nos mots universels correspondent à ce qu’Abélard appelle les « statuts » des choses, c’est-à-dire leur mode d’existence ou leur légalité interne. Ainsi, les caractéristiques communes des animaux, par exemple, ne sont pas arbitraires. Elles reflètent les processus naturels similaires qui ont conduit à la création des animaux.

Il s’agit là d’une rupture radicale avec les croyances conventionnelles de l’Eglise. Cette philosophie laisse peu de place au surnaturel. Abélard réduisait le rôle de Dieu à la définition initiale des lois de la nature. Autrement dit, aucune illumination divine n’est requise pour acquérir des connaissances : nos connaissances dérivent de nos expériences sensorielles, ainsi que de notre capacité à abstraire et à généraliser à partir des phénomènes que nous rencontrons dans le monde réel.

Cet écart par rapport aux doctrines officielles a provoqué la colère de la bureaucratie catholique, mais Abélard s’est obstiné. Malgré toutes les tentatives de ses ennemis pour le faire taire, il a porté un coup fatal à la théorie de la connaissance par illumination divine. Après lui, il était presque universellement admis que la connaissance s’acquiert par l’expérience des sens et l’abstraction. Cela devait conduire, plus tard, à un effondrement complet de la pensée augustinienne.

Abélard était un chrétien fervent, mais il se consacrait surtout à ses convictions philosophiques et à la pensée rationnelle, ce qui lui valut de nombreux conflits avec l’Eglise. A plusieurs reprises, il a été persécuté, excommunié et condamné comme hérétique par les autorités ecclésiastiques. Elles ont même ordonné que ses livres soient brûlés, et ceux-ci n’ont échappé à ce sort que grâce à l’intervention d’un riche mécène. Abélard n’en restait pas moins très populaire auprès des jeunes étudiants, qui se pressaient en grand nombre à ses cours.

Abélard n’était pas un révolutionnaire, mais ses idées étaient considérées comme une menace existentielle pour la mainmise idéologique de l’Eglise catholique sur la société médiévale. Cependant, cette bataille de l’Eglise était perdue d’avance. Abélard a anticipé les développements du XIIIe siècle, qui a vu la pensée augustinienne entrer dans une période de déclin définitif. L’événement décisif de cette évolution fut la récupération des œuvres d’Aristote, qui avaient été longtemps oubliées dans la tradition de l’enseignement monastique.

Avant le XIIe siècle, seules les Catégories et De l’Interprétation d’Aristote étaient disponibles en latin. Or ces œuvres étaient parmi les plus pauvres du philosophe grec. Mais au milieu du XIIIe siècle, la plupart des livres d’Aristote ont été traduits de l’arabe en latin, accompagnés de commentaires de penseurs islamiques tels qu’Avicenne et, surtout, Averroès. En fait, Averroès est devenu le principal guide à la lecture d’Aristote, au point que l’on désignait Aristote comme « le philosophe » et Averroès comme « le commentateur ». Sur la base des écrits d’Averroès, un courant aristotélicien radical commença à émerger parmi les universitaires.

Les écrits d’Aristote et d’Averroès ont révolutionné la philosophie et la pensée religieuse, provoquant une véritable crise au sein de l’idéologie dominante. La méthode scientifique et interrogative d’Aristote s’opposait radicalement aux dogmes néo-platoniciens d’Augustin. L’Eglise eut recours à la censure. Dans les condamnations de 1210, 1270 et 1277, des listes de livres et de thèses interdits furent dressées, principalement pour tenter de censurer la philosophie naturelle d’Aristote et son interprétation radicale par Averroès.

Mais l’Eglise ne pouvait pas arrêter la marche de l’histoire. La théorie de la connaissance d’Abélard était désormais universellement acceptée – et soutenue par la redécouverte d’Aristote. Avec la lente progression de la science, des lacunes de plus en plus importantes se firent jour dans la pensée augustinienne. L’averroïsme gagnait rapidement du terrain. En réaction, une tendance se développa qui s’efforçait de fusionner les philosophies platonicienne et aristotélicienne, afin de combattre l’interprétation averroïste – c’est-à-dire radicale – d’Aristote.

Le représentant le plus éminent de ce courant est Thomas d’Aquin (1225-1274), qui est sans doute le scolastique médiéval le plus célèbre. Thomas d’Aquin dut admettre que la connaissance des concepts universels s’acquiert par l’expérience des sens, expérience que l’esprit soumet ensuite à l’abstraction. Cependant, il soutenait que cette capacité d’abstraction est une fonction de l’âme, qui a été dotée par Dieu d’une lumière intelligible afin de comprendre les universaux. L’Aquinate – surnom donné à Thomas d’Aquin – croyait que l’opposition entre le matérialisme d’Aristote et l’idéalisme de Platon pouvait être réconciliée de cette manière. En réalité, il altérait les idées d’Aristote afin de sauver le platonisme de l’Eglise.

Il admettait que le monde n’est habité que par des êtres singuliers, mais ajoutait que ceux-ci sont constitués d’une combinaison de matière avec une essence universelle distincte, que seule la raison – sans le recours à l’expérience – est capable de comprendre. Là encore, l’Aquinate croyait pouvoir réconcilier l’approche scientifique, qui gagnait du terrain en Europe, avec l’ancienne tradition. Mais en fait, il restait un « réaliste », et sa philosophie n’était qu’une tentative de défendre les idées dominantes de l’époque.

Au début, Thomas d’Aquin fut accueilli avec hostilité par une grande partie de l’élite ecclésiastique. Plus tard, cependant, alors que les progrès de la science menaçaient de plus en plus les anciennes idées, l’Eglise dut céder et incorporer le « thomisme » à sa doctrine. La pensée augustinienne était condamnée ; dès lors, les idées de l’Aquinate devenaient le meilleur moyen de vendre l’ancien dogme sous une apparence quasi-scientifique. Aujourd’hui encore, le néo-thomisme demeure une position fondamentale de l’Eglise catholique romaine.

En s’opposant à l’Aquinate, le philosophe écossais John Duns Scot (1265-1308) a développé la théorie de l’univocité de l’être. L’univocité signifie la qualité de ne posséder qu’un seul sens, ce qui implique que les mêmes propositions que nous utilisons à propos du monde naturel peuvent être utilisées pour parler de Dieu. Ceci allait à l’encontre de la doctrine officielle, qui prétendait que Dieu et les propositions que nous lui appliquons appartiennent à un domaine entièrement différent. En substance, Scot laissait entendre qu’il n’y a qu’une différence de degré entre Dieu et les autres créatures.

Dans La Sainte Famille, Karl Marx écrivait à propos de Scot : « Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé “si la matière ne pouvait pas penser”. Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu ; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. » La philosophie de Scot était à bien des égards une anticipation du panthéisme développé plus tard par Spinoza.

Le dernier des scolastiques importants est Guillaume d’Ockham (1287-1347), qui développa le nominalisme, cette école de pensée inaugurée par Abélard. Comme les autres nominalistes, Ockham soutenait que le monde n’est peuplé que d’éléments particuliers et qu’il n’y a pas de place pour les entités universelles. Il dénonçait la position du réalisme sur les universaux comme « la pire erreur de la philosophie ». Pour Ockham, les universaux sont des concepts de l’esprit humain fondés sur nos expériences – et sur rien d’autre. Ainsi, lorsque je dis « homme », je formule un concept développé à travers toutes mes expériences des hommes. C’est sur la base de ces expériences que la science peut établir des vérités universelles.

Ockham soutenait également que l’existence de Dieu et des autres dogmes religieux ne pouvait pas être démontrée par la raison, et qu’elle était donc uniquement fondée sur la foi. Il s’agissait d’une doctrine dangereuse, car elle revenait à séparer la philosophie de la religion, ce qui permettait à la première de se développer séparément, à l’abri du contrôle de l’Eglise. Ockham fut excommunié en 1328, mais il se réfugia sous la protection de Louis de Bavière et Empereur du Saint Empire, lui aussi excommunié. Louis fit alors appel à un concile général, et le pape se retrouva à son tour accusé d’hérésie. On dit que lorsqu’Ockham rencontra le Saint Empereur romain, il lui dit : « Si vous me défendez avec l’épée, je vous défendrai avec la plume ». Au fond, il ne s’agissait pas d’un débat philosophique abstrait, mais du reflet d’une lutte à mort entre l’Eglise et l’Empereur – et entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne. La lutte autour d’idées apparemment abstraites s’inscrivait dans la crise générale de l’ordre féodal qui avait commencé au XIIIe siècle, avant même la Peste noire.

Tout en contenant le germe d’une idée matérialiste correcte, le nominalisme allait trop loin en affirmant que les concepts généraux (les « universaux ») ne sont que des dénominations, et rien d’autre. En fait, les concepts reflètent des qualités réelles de choses existant objectivement. Outre leurs caractéristiques particulières, ces choses portent en elles des éléments du général, qui les identifient comme appartenant à un genre ou à une espèce spécifique. Il ne s’agit pas de caractéristiques générales surnaturelles, mais de caractéristiques reflétant les lois générales de la nature elle-même.

Le rejet du général, au profit du particulier, est caractéristique de l’empirisme, qui a profondément marqué la tradition philosophique anglo-saxonne. Comme réaction aux doctrines idéalistes de l’Eglise médiévale, cela constituait un progrès important, un pas dans la direction de l’expérimentation scientifique. Le nominalisme contenait le germe du matérialisme – mais d’un matérialisme unilatéral et superficiel, qui devait conduire, plus tard, à une impasse avec Berkeley, Hume et les philosophes analytiques modernes. A l’époque, cependant, cela représentait un énorme progrès.

Ockham était le dernier des grands scolastiques, mais sa philosophie a encouragé une nouvelle génération de penseurs, qui ont fait d’importantes découvertes scientifiques. Au fond, le nominalisme d’Ockham représentait le dernier clou du cercueil de la scolastique en tant que telle. A partir de ce moment, la science et la philosophie se sont engagées dans une voie distincte de la théologie.

Il y avait de brillants penseurs parmi les scolastiques médiévaux, mais ils étaient limités par le dogme officiel imposé par l’Eglise. Même les œuvres des plus grands esprits de l’époque étaient obscurcies par le mysticisme religieux. Par conséquent, dans l’ensemble, la philosophie scolastique n’est pas allée au-delà des accomplissements de la philosophie grecque classique. Néanmoins, elle a joué un rôle important en ravivant les progrès du passé, ce qui a préparé les conditions des progrès accomplis par la Renaissance.

 

La science contre la religion

Pendant des siècles, les progrès de la science ont été étouffés par la police spirituelle de l’Eglise. Dans les universités, l’essentiel de l’énergie intellectuelle – qui n’était pas négligeable – s’est dissipée dans d’interminables débats sur des thèmes tels que le sexe des anges. Personne n’était autorisé à dépasser les limites fixées par les dogmes de l’Eglise, et ceux qui le tentaient s’exposaient à des représailles sévères. Mais à l’époque ici considérée, cette situation commençait à prendre fin. Outre Scot et Ockham, des penseurs tels que Robert Grosseteste, Albert le Grand et, plus tard, Jean Buridan, ont également contribué de façon importante au développement de l’observation et de l’expérimentation scientifiques.

Néanmoins, il fallut beaucoup de courage au scolastique anglais Roger Bacon (vers 1214-92) pour aller jusqu’à contester le dogmatisme et la vénération de l’autorité des scolastiques. A l’encontre de l’esprit du temps, il prôna l’étude expérimentale de la nature. La science ne s’étant pas encore, à l’époque, séparée de l’alchimie et de l’astrologie, il n’est pas surprenant que des éléments de celles-ci soient présents dans les écrits de Bacon. Il n’est pas surprenant, non plus, qu’il ait été récompensé – pour son audace – en étant renvoyé de l’université d’Oxford et confiné dans un monastère. Compte tenu des circonstances, on peut même juger qu’il s’en est tiré à bon compte.

Nicolas d’Oresme, un élève d’Ockham, anticipa les idées de Copernic : il remit en question la théorie géocentrique de l’univers, qui plaçait la Terre au centre de l’univers. Comparant cette théorie avec la théorie héliocentrique, selon laquelle c’est le soleil qui est au centre, il en conclut que chacune permettait d’expliquer tous les faits connus, de sorte qu’il était impossible de choisir entre les deux. Cette conclusion prudente était en réalité assez audacieuse, car elle remettait cause la position orthodoxe de l’Eglise et, par là même, toute sa conception du monde.

La cosmologie de l’Eglise médiévale constituait une partie importante de sa vision générale du monde. Ce n’était pas une question secondaire. L’univers était censé être le miroir de l’ordre social, avec son caractère statique et immuable, sa hiérarchie rigide. Cette cosmologie n’était pas dérivée de l’observation, mais reprise de la cosmologie d’Aristote et des Alexandrins – et acceptée dogmatiquement.

A ce propos, J. D. Bernal expliquait : « La hiérarchie de la société se trouvait reproduite dans la hiérarchie de l’univers lui-même ; de même qu’il y avait le pape, les évêques et les archevêques, l’empereur, les rois et les nobles, de même il y avait une hiérarchie céleste des neuf chœurs d’anges : séraphins, chérubins, trônes ; dominations, vertus et pouvoirs ; principautés, archanges et anges (…). Chacun d’entre eux avait une fonction précise à remplir dans le fonctionnement de l’univers, et ils étaient attachés, selon leur rang, aux sphères planétaires, pour les maintenir dans un mouvement approprié. L’ordre inférieur, celui des simples anges qui appartenaient à la sphère de la lune, avait naturellement le plus à voir avec l’ordre des êtres humains, juste en-dessous d’eux. En général, il y avait un ordre cosmique, un ordre social, un ordre à l’intérieur du corps humain, tous représentant des états auxquels la nature tendait à revenir après chaque perturbation. Il y avait une place pour chaque chose et chaque chose connaissait sa place. » (J.D. Bernal, Science in History, p.227).

Cette vision de l’univers ne pouvait être remise en cause sans entraîner une remise en question de toute la vision du monde de l’Eglise – et de l’ordre social qu’elle défendait. Le conflit autour des idées de Copernic et de Galilée n’était pas un débat intellectuel abstrait, mais une lutte à mort entre des visions du monde opposées, qui en dernière analyse reflétait une lutte à mort entre deux ordres sociaux mutuellement exclusifs.

 

L’ascension de la bourgeoisie

A la fin du Moyen Age, l’essor des villes et du commerce vit émerger un élément nouveau et vigoureux, dans l’équation sociale. Ce développement avait un caractère inégal. Certaines régions se développaient plus rapidement que d’autres. Mais de manière générale, la classe montante des riches marchands commençait à montrer ses muscles et à réclamer des droits. L’expansion du commerce, l’ouverture de nouvelles routes commerciales, l’essor de l’économie monétaire, la création de nouveaux besoins et des moyens de les satisfaire, le développement des arts et de l’artisanat, l’essor d’une nouvelle littérature nationale : tous ces développements marquaient la naissance d’une nouvelle force révolutionnaire dans la société, la bourgeoisie, qui avait intérêt à briser les barrières féodales qui entravaient son développement – mais aussi, dans une mesure toujours plus grande, à développer et à exploiter les innovations techniques.

Le développement de la navigation en haute mer, par exemple, exigeait la production de cartes nouvelles et meilleures, basées sur des observations astronomiques précises, ainsi que d’instruments de navigation plus perfectionnés. L’introduction du papier et de l’imprimerie a eu un impact révolutionnaire sur la circulation des idées, qui étaient auparavant limitées à une infime minorité d’ecclésiastiques. La production d’une littérature écrite en langue vernaculaire a eu le même effet, avec l’émergence de grands écrivains nationaux tels que Boccace, Dante, Rabelais, Chaucer et, enfin, Luther. L’invention de la poudre à canon a non seulement révolutionné la guerre et contribué à saper le pouvoir des nobles, mais elle a aussi donné un nouvel élan à l’étude de la physique et de la chimie.

D’abord en Italie, puis aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Bohème, en Allemagne et en France, cette nouvelle classe commençait à défier l’ordre ancien, qui entrait dans une phase de déclin. Les guerres sans fin et les guerres civiles de l’époque témoignent de l’impasse du féodalisme. La Peste noire, qui décima la population européenne au XIVe siècle, accéléra la dissolution des relations foncières féodales. Les jacqueries en France et la Révolte des paysans en Angleterre (1381) annonçaient la décomposition prochaine de l’ordre féodal. Pour beaucoup de gens, il semblait que la fin du monde était proche. La sensation d’un malheur imminent a donné lieu à des phénomènes tels que les sectes de flagellants, ces groupes de fanatiques religieux qui parcouraient le pays en se fouettant et en s’infligeant diverses souffrances en prévision de l’imminence du Jour de la Colère. Il ne s’agissait là que du reflet confus, dans l’imagination populaire, de l’effondrement imminent de l’ordre social existant.

 

Crise de l’idéologie

L’effondrement d’un système social est toujours précédé d’une crise de la morale et de l’idéologie officielles, qui entrent de plus en plus en conflit avec l’évolution des rapports sociaux. Un esprit critique se développe dans une fraction de l’intelligentsia, ce baromètre des tensions qui s’accumulent dans les profondeurs de la société.

La base morale et idéologique du système féodal était l’enseignement de l’Eglise. En conséquence, toute contestation sérieuse de l’ordre existant impliquait de s’en prendre à l’Eglise, qui défendait son pouvoir et ses privilèges par tous les moyens à sa disposition, y compris l’excommunication, la torture et le bûcher.

Le Moyen Age est généralement décrit comme une période de dévotion religieuse et de piété extrêmes. Mais cette description ne s’applique pas à la période que nous considérons à présent. L’Eglise, cette institution riche et puissante qui pesait lourdement sur la société, était largement discréditée. Huizinga écrit : « De toutes les contradictions que présente la vie religieuse de l’époque, la plus insoluble est peut-être celle d’un mépris avoué du clergé, mépris que l’on retrouve comme un courant sous-jacent tout au long du Moyen Age, à côté du très grand respect que l’on porte à la sainteté de la fonction sacerdotale... C’est pourquoi nobles, bourgeois et citadins nourrissaient depuis longtemps leur haine par des plaisanteries malveillantes aux dépens du moine incontinent et du prêtre goinfre. “Haine” est le mot juste à employer dans ce contexte, car la haine était latente, mais générale et persistante. Le peuple ne se lassait pas d’entendre dénoncer les vices du clergé. Un prédicateur qui invectivait l’état ecclésiastique était sûr d’être applaudi. Dès qu’un prêcheur aborde ce sujet, dit Bernardino de Sienne, ses auditeurs oublient tout le reste ; il n’y a pas de moyen plus efficace de raviver l’attention lorsque l’assemblée s’endort, ou souffre de la chaleur ou du froid. Tout le monde devient instantanément attentif et joyeux. » (J. Huizinga, The Waning of the Middle Ages, pp.172-173).

La dissidence se manifestait jusqu’au sein même de l’Eglise, reflétant les pressions de la société. Les mouvements hérétiques – comme celui des Albigeois – étaient réprimés dans le sang. Mais de nouvelles tendances d’opposition surgissaient. Sismondi, un historien italien du XIXe siècle, explique : « Le même esprit de réforme qui animait les Albigeois s’était répandu dans toute l’Europe : de nombreux chrétiens, dégoûtés de la corruption et des vices du clergé, ou dont l’esprit se révoltait contre la violence exercée sur leur raison par l’Eglise, se consacraient à une vie contemplative, renonçaient à toute ambition et aux plaisirs du monde, et cherchaient une nouvelle voie de salut dans l’alliance de la foi et de la raison. Ils s’appelaient cathari (les purifiés) ou paterini (les résignés). » (J.S. Sismondi, A History of the Italian Republics, p.66).

Les ordres dominicains et franciscains ont été fondés, au début du XIIe siècle, pour combattre les hérésies, l’anticléricalisme et les nouvelles idées philosophiques. Sismondi dit du pape Innocent III : « Il fonda les deux ordres mendiants des Franciscains et des Dominicains, nouveaux champions de l’église, chargés de réprimer toute activité de l’esprit, de combattre l’intelligence croissante et d’extirper l’hérésie. Il confia aux dominicains les redoutables pouvoirs de l’Inquisition qu’il avait instituée : il les chargea de découvrir, poursuivre et détruire les nouveaux réformateurs qui, sous le nom de paterini, se multipliaient rapidement en Italie. » (Ibid. p.60)

La répression violente de toute forme d’opposition était un trait constant de la conduite des autorités ecclésiastiques, à commencer par leur sommet, comme le montre l’histoire de la papauté. Lorsqu’il ne parvenait pas à obtenir le soutien de ses cardinaux, le pape Urbain VI résolvait le problème très simplement : en les accusant de conspirer contre lui. Il fit torturer de nombreux cardinaux en sa présence, tandis qu’il récitait calmement son rosaire. Il ordonna que certains soient enfermés dans des sacs et noyés dans la mer. Le moine réformateur Jérôme Savonarole, précurseur italien de Luther, fut torturé jusqu’à ce qu’il avoue tous les crimes qui lui étaient imputés, puis fut brûlé vif avec deux autres moines. On peut multiplier les exemples à l’envi.

Cependant, aucune répression ne peut préserver une idée dont le temps est passé. Une idéologie et une morale qui ne reflètent plus la réalité ne font que se survivre et sont condamnées à être balayées. Le terrain était préparé pour l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. Lorsque, le 31 octobre 1517, un obscur moine du nom de Martin Luther cloua ses 95 thèses sur la porte de l’église de Tous les Saints, à Wittenberg, il alluma une mèche qui allait contribuer à faire sauter l’ancien ordre féodal. Une nouvelle ère s’ouvrait, celle des révolutions bourgeoises.

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