L’accord de Schengen, considéré comme l’un des deux piliers de l’Union Européenne (avec l’union monétaire), est au bord de l’effondrement. Sa suspension imminente marque une étape majeure dans la crise de l’UE.

Un million de réfugiés ont fui vers l’Europe en 2015, dont 90 % en provenance de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan. C’est le plus grand mouvement de personnes déplacées depuis la Seconde Guerre mondiale. En réponse, la Hongrie a construit un mur sur sa frontière sud, le Danemark saisit les biens des migrants, la Suède veut expulser 80 000 demandeurs d’asile – et 7 pays de l’UE ont rétabli des contrôles aux frontières.

Les accords signés à Schengen en 1985 – et entrés en vigueur dix ans plus tard – établissaient la « libre circulation des personnes et des marchandises » en Europe. Mais face à l’actuel afflux de migrants, la liste des pays qui ont suspendu le traité Schengen de manière « temporaire » ne cesse de s’allonger, en particulier le long de la route occidentale des Balkans. En ce sens Schengen est déjà de facto suspendu. 27 ans après la célébration par la bourgeoisie de la chute du mur de Berlin, de nouveaux murs s’érigent au sein de ce prétendu « espace de liberté » qu’est l’Union Européenne.

Bouc-émissaire

Les classes dirigeantes européennes ont trouvé un bouc-émissaire : la Grèce, qui « ne respecte pas ses obligations ». Ses îles à proximité de la côte turque accueillent des milliers de réfugiés qui tentent d’entrer en Europe au péril de leur vie. Or pour le moment, aucun réfugié débarquant en Grèce ne dispose d’un accès direct à d’autres pays de l’espace Schengen, puisque l’Albanie, la Macédoine et la Bulgarie n’en font pas partie. Par conséquent, des amendements à Schengen visant la Grèce n’auront aucun effet immédiat sur le mouvement des réfugiés. Il s’agit davantage d’un geste de vengeance symbolique.

Les plans européens traduisent bien le véritable objectif de Schengen : loin d’être un principe général de « libre circulation », il s’agit plutôt d’un mécanisme pour contrôler le mouvement des travailleurs – migrants ou non. L’UE veut faire de la Grèce une « zone tampon » pour protéger le reste de l’Europe de la crise des réfugiés. D’où les récentes tensions le long de la frontière gréco-macédonienne. En une saisissante illustration des contradictions européennes, Bruxelles exige d’un pays extérieur à l’UE (la Macédoine) de fermer sa frontière afin de retenir de force des personnes au sein d’un État-membre de l’UE (la Grèce) – contre la volonté de cet État ! Outre que cela ravive les tensions historiques entre ces deux pays, cela revient à pousser de facto la Grèce hors de l’espace Schengen.

L’UE tente également de convaincre la Turquie d’empêcher l’afflux de migrants. Mais Erdogan, le président turc, a déjà fait savoir qu’il ne se contenterait pas des 3 milliards d’euros promis par l’UE à cet effet.

La désintégration européenne

Historiquement, le processus de « construction européenne » est né de la nécessité, pour les bourgeoisies européennes, de surmonter les entraves de l’État-nation et les limites des marchés nationaux. Cette association d’impérialismes visait en même temps à se protéger de la concurrence des nouveaux géants économiques tels que les États-Unis et le Japon.

Aujourd’hui, l’intégration européenne pâtit de l’inversion du processus d’intégration économique mondiale (« la mondialisation »), conséquence de la crise du capitalisme. Cela a notamment pour conséquence d’accentuer les contradictions entre la puissance économique allemande et les autres États-membres de l’UE.

Par ailleurs, alors que la crise de surproduction continue de frapper l’Europe, les économies du continent sont menacées par le risque d’une nouvelle récession – accompagnée d’une guerre commerciale avec les autres grandes économies mondiales. Dans ce contexte instable, la réintroduction de frontières intérieures ferait chuter davantage le commerce au sein de l’UE, accélérant aussi bien le risque de récession économique que le processus de désintégration politique.

Surproduction de forces de travail

Sous le capitalisme en crise, la démagogie nationaliste est souvent l’apanage des petites et moyennes bourgeoisies, en particulier celles dont les débouchés sont limités au marché national. Ces capitalistes tempêtent contre les restrictions de l’UE et la concurrence étrangère. Mais pourquoi la grande bourgeoisie est-elle opposée à l’importation de main-d’œuvre bon marché ?

La réponse est qu’il y a déjà une surproduction de main d’œuvre. Le monde compte 200 millions de chômeurs, selon l’OIT, et officiellement 18 millions dans la zone euro (et davantage en réalité). Les capitalistes sont dans l’incapacité de « tirer parti de cette riche ressource de capital humain », pour reprendre le langage froid de Christine Lagarde (FMI). Dans les conditions actuelles de crise, l’immigration signifie surtout, pour la classe dirigeante, davantage de dépenses sociales, alors que le problème des dettes publiques demeure. Dans les calculs des grands capitalistes, cet inconvénient pèse plus lourd que les avantages d’une baisse des salaires moyens.

Bien sûr, cela n’empêche pas les capitalistes de profiter de l’afflux de main-d'œuvre bon marché. Les lois anti-immigrés ont précisément pour objectif de précariser au maximum les travailleurs en situation « illégale » : pas de syndicat, pas de grève ; l’immigré doit accepter l’exploitation la plus brutale. La bourgeoisie fait d’une pierre deux coups : la propagande et les politiques racistes renforcent les partis de droite, divisent la classe ouvrière – et, dans le même, exercent une pression à la baisse sur les misérables salaires de la main-d’œuvre immigrée.

Dans ce contexte, les politiciens bourgeois se lancent dans une surenchère réactionnaire et nationaliste, et ce d’autant qu’ils sont concurrencés – en France, en Allemagne, en Italie, etc. – par des partis d’extrême droite offensifs. La démagogie nationaliste est d’autant plus efficace que lorsque le chômage est très élevé et que les dirigeants réformistes de la gauche et du mouvement ouvrier ne proposent aucune alternative crédible.

L’ensemble du phénomène, cependant, contribue à déstabiliser davantage la situation sociale et politique, avec la montée des tensions internes aux États-membres – et entre États membres. Les concessions faites au gouvernement de Cameron, avant son référendum sur le maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE, laissent entrevoir une législation européenne « à la carte ». En même temps, les risques liés au processus de désintégration de l’UE apparaissent clairement aux capitalistes les plus conscients. Ils redoutent que la suspension de Schengen précipite la fin de l’Euro et de l’UE en général, ce qui ne manquerait pas de plonger l’Europe – et le monde – dans une profonde récession économique.

La démagogie protectionniste

Cette situation explique le développement des thèses protectionnistes chez nombre de politiciens. C’est à la fois de la démagogie électoraliste et le reflet direct des aspirations d’une section de la classe dirigeante, au moins chez les perdants du « libre marché » européen. Cependant, le protectionnisme n’offre aucune solution aux problèmes du capitalisme. Une spirale de mesures protectionnistes aurait des conséquences très graves sur l’économie mondiale. C’est précisément de telles mesures qui ont transformé la crise des années 30 en Grande Dépression. Les masses de tous les pays n’ont rien d’autre à en attendre que le chômage et la grande pauvreté.

Les partisans du protectionnisme se présentent souvent comme les champions de la classe ouvrière. Mais ils la trompent. Ils profitent de l’absence d’une alternative révolutionnaire et internationaliste, au sommet des grandes organisations du mouvement ouvrier. Faute d’une telle alternative, une section de la classe ouvrière (généralement la plus pauvre) et les éléments déclassés peuvent être provisoirement attirés par la démagogie nationaliste.

La réponse progressiste à l’existence d’une main-d’œuvre bon marché, hyper-exploitée, n’est pas la lutte contre les immigrés. Il faut au contraire organiser cette main d’œuvre dans les syndicats et unir tous les travailleurs – par-delà des divisions nationales, ethniques ou religieuses – dans une même lutte contre les capitalistes de tous les pays et leur système en crise.

Perspectives

Qu’ils soient partisans du protectionnisme ou du libre-échange, les capitalistes n’ont pas de solution à l’impasse actuelle. La suspension de Schengen et le retour des frontières intérieures font partie d’un processus global qui voit chaque classe capitaliste nationale tenter de se cacher derrière les frontières de son État. C’est une étape décisive sur la voie du déclin historique de l’Union Européenne.

Cependant, il y a un autre élément de cette équation. La crise économique et sociale entraînera inévitablement une intensification de la lutte des classes à l’échelle continentale. Tous les pays européens seront confrontés, tôt ou tard, à des grandes vagues de manifestations, de grèves – et à une polarisation politique vers la droite et vers la gauche, comme on l’a vu en Grèce, en Grande-Bretagne et en Espagne. Tous les pays européens seront affectés par des processus semblables, au cours desquels les jeunes et les travailleurs commenceront à tirer des conclusions très radicales.

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