L’Italie a finalement un gouvernement, trois mois après des élections parlementaires marquées par une volonté populaire d’un grand coup de balai. Dirigé par un juriste inconnu, Giuseppe Conte, ce gouvernement est une coalition entre les deux forces politiques qui avaient bénéficié du vote « anti-système » : les populistes du Mouvement 5 Etoiles (M5S) et la Ligue, parti d’extrême droite. A eux deux, ils ont recueilli plus de 50 % des voix.

La classe dirigeante italienne et européenne a tout fait pour en empêcher la formation, par le biais du président italien Mattarella. Cette crise à rebondissements a révélé la faiblesse des institutions de la bourgeoisie à l’heure de la crise organique du capitalisme. En outre, l’expérience amère de ce prétendu « gouvernement du changement » apprendra bientôt aux masses italiennes qu’aucune solution à leurs problèmes ne peut venir de démagogues qui entendent être en réalité les meilleurs gardiens du système. De grands événements se préparent en Italie.

Tendances bonapartistes

La crise politique en Italie, entamée par le vote du 4 mars dernier, a connu une accélération brutale le 27 mai. Le président italien Mattarella a annoncé mettre fin, de façon assez inattendue, à près de trois mois de paralysie institutionnelle et de tractations infinies entre la Ligue et le M5S. Il usait en effet de ses pouvoirs constitutionnels pour refuser la proposition de gouvernement avancée par les deux partis, qui avaient fini par se mettre d’accord sur un programme. Le président a ensuite cherché – sans succès – à imposer un énième gouvernement de « techniciens », le recours habituel de la classe dirigeante italienne pour résoudre ses crises politiques.

Ce gouvernement technique aurait été dirigé par un ancien membre du FMI, Cottarelli, surnommé « M. ciseaux » pour ses plans de coupes budgétaires à tout crin. Dans tous les cas, Mattarella n’a pas caché que la manœuvre visait à satisfaire « les marchés » et l’Union Européenne. Le président a beau mettre en avant la légitimité de ses prérogatives institutionnelles, il s’agissait bien d’un coup de force de nature bonapartiste au service de la finance.

Les conséquences de ce coup de poker ont sans doute été bien au-delà de ce qu’avait imaginé le placide Mattarella, un démocrate-chrétien bon teint et fidèle soldat de la classe dirigeante italienne et internationale depuis des décennies. La tournure des événements allait trop clairement dans le sens inverse du vote majoritaire exprimé par les Italiens. Après plusieurs jours de crise, le coup de force risquait de se retourner contre son initiateur et le système qu’il défend, tant cela montrait crûment les limites de la démocratie bourgeoise aux yeux des masses.

En outre, l’incertitude sur l’issue de cette crise institutionnelle menaçait – et menace toujours – l’ensemble de la zone euro, du fait du poids écrasant de la dette publique italienne (à 130 % du PIB), de sa crise bancaire latente et de la place de l’Italie dans l’économie européenne (3ème de la zone euro). Les capitalistes du monde entier sont en alerte depuis le geste de Mattarella, comme le montre le va-et-vient permanent du spread – le différentiel entre les titres de la dette italienne et ceux de l’Allemagne, plus sûrs –, qui sert de référence en Europe pour les spéculateurs.

Le prétexte de l’euro

Pour justifier son refus, le Président a invoqué l’attribution du ministère de l’économie à Paolo Savona, connu pour ses positions anti-euro. Ce prétexte était aussi illégitime que peu crédible. De fait, le terrible ministre anti-euro se retrouve bien au gouvernement, mais... aux Affaires européennes. Nuance ! Savona est de plus un ancien dirigeant de la Confindustria, le Medef italien. Pour la bourgeoisie, il n’y avait clairement pas péril en la demeure.

Surtout, Di Maio et Salvini, les leaders du M5S et de la Ligue, avaient rassuré publiquement les capitalistes avant même les élections, et de nouveau comme ministres : il n’est pas question de sortir de l’euro, encore moins de mettre fin aux politiques d’austérité pour « rembourser » la colossale dette publique italienne (à 130 % du PIB). Leur démagogie verbale anti-UE n’est qu’une poudre aux yeux électoraliste qui vise à capter l’énorme colère accumulée dans la population, et ne se limite qu’à du brassage de vent sans propositions politiques concrètes sur le sujet – comme en témoigne le contrat de gouvernement négocié entre les deux partis. Bientôt les masses l’apprendront à leurs dépens.

Pusillanimité

L’attitude pusillanime de Di Maio et Salvini pendant cette crise institutionnelle a souligné qu’ils ne veulent pas poser problème à la bourgeoisie. Ils ont dans un premier temps dénoncé publiquement « les pouvoirs forts et les lobbys », qui ont cherché à les empêcher de gouverner par le biais du Président. Mais ils n’ont envisagé à aucun moment de mobiliser leur électorat révulsé par ce déni de démocratie, si ce n’est par des « gestes symboliques », selon les mots de Di Maio.

En meeting improvisé après le refus de Mattarella, le chef des « 5 Etoiles » s’est adressé plutôt à la classe dirigeante qu’aux masses en colère : « il faut parlementariser la contestation » – c’est-à-dire la canaliser – en attendant de nouvelles élections. Le lendemain, Di Maio s’est voulu encore plus précis, en renonçant à invoquer la seule riposte envisagée, à savoir une destitution parlementaire du Président. Sans craindre l’incohérence, il s’est au contraire démontré « ouvert à la collaboration avec lui » après avoir parlé de « haute trahison » la veille...

Salvini quant à lui a répété à l’envi qu’il ne laisserait pas les Italiens se faire imposer des décisions prises par « les Allemands, les Français, les commissaires européens et ces messieurs de la bourse ». Mais il s’est bien gardé d’avancer une quelconque stratégie autre que celle du jeu électoral, certain d’être le grand gagnant si de nouvelles élections devaient avoir lieu.

Au terme de cette crise, les deux dirigeants ont démontré leur totale docilité aux grands capitalistes, à qui ils reconnaissent un pouvoir supérieur au leur. En substance : « nous ne sommes pas contents de la manière dont vous nous traitez, mais nous ne vous ferons aucun mal ». En gage de bonne foi, ils ont finalement accepté d’installer à l’économie un de ces techniciens, champions de la finance internationale, dont la classe dirigeante italienne raffole. Ce nouveau prétexte a favorisé la marche arrière de la classe dirigeante italienne, qui a accepté de renoncer à son gouvernement technique, mais qui reste défiante malgré tout.

Aspirations au changement

Ce que n’ont pas compris Di Maio et Salvini, c’est que la classe dirigeante a surtout peur, à travers eux, de ces masses qui attendent du M5S ou de la Ligue qu’ils renversent la table – malgré leur capitulation préventive. Ces partis typiquement petits-bourgeois sont chacun à leur manière l’expression politique des aspirations contradictoires, en partie progressistes (contre le Capital) et en partie réactionnaires (contre les migrants ou les syndicats par exemple), des classes moyennes ruinées par la crise. A ce stade, celles-ci voient la cause principale de leurs maux dans l’Union Européenne au service unique de ces mêmes banques et multinationales qui les écrasent. Et elles sont prêtes à se mobiliser en ce sens.

Mais le M5S et la Ligue bénéficient plus largement d’un soutien passif, électoral, de différentes couches de la classe ouvrière et de la jeunesse abandonnées par ce qu’il reste de la gauche italienne, et durement frappées par une décennie de hausse du chômage, d’austérité, de contre-réformes et de privatisations. Le résultat inédit des dernières élections va dans le même sens que le refus massif par référendum en décembre 2016 d’une réforme constitutionnelle défendue par le précédent gouvernement dirigé par Matteo Renzi. Par les urnes, les jeunes et les travailleurs italiens montrent que leur patience a atteint ses limites. Un changement – quel qu’il soit – est nécessaire à leurs yeux. Mais le capitalisme italien en déclin n’a rien à leur offrir que de nouveaux sacrifices. L’affrontement est inévitable.

Le vrai rapport de force

A travers le geste de Mattarella, le secteur majoritaire de la classe dirigeante italienne, lié aux intérêts financiers, a sans doute cherché gauchement à garder la main dans cet affrontement.

Bien qu’il s’agisse d’un prétexte, le refus du ministre « eurocritique » n’est pas pour autant étranger à la question de l’euro. Comme ailleurs en Europe, le nœud de la crise de l’eurozone s’est déplacé du terrain économique à celui politique. On peut avancer l’hypothèse que le secteur décisif du capitalisme italien a tiré la conclusion qu’un gouvernement M5S-Ligue était bien trop sous la pression directe des masses. La classe dirigeante craint ce lien, car il rend insoutenable l’équilibre précaire maintenu jusqu’à présent dans la gestion de la dette publique et de la crise bancaire, au nom du sauvetage de l’euro et de ses critères drastiques (pour les travailleurs).

On peut regretter que cela s’exprime par des voix aussi grotesques et réactionnaires que les dirigeants du M5S et de la Ligue, mais on ne peut mentir sur les faits : pour des millions de personnes, ce gouvernement est porteur d’un grand espoir de changement sur le terrain économique et social. Cet espoir sera rapidement déçu, soit. Mais à ce stade il dépasse les personnalités dirigeantes, les slogans et les programmes réels de ces partis.

La classe dirigeante le comprend, à sa manière. Elle n’a pas peur de Di Maio ou Salvini, elle a peur des masses qui s’agitent dans leur ombre, et de leur capacité d’initiative. Suite au scandale provoqué par le coup de force présidentiel, les capitalistes italiens et internationaux ont fait contre mauvaise fortune bon cœur avec un gouvernement de forces politiques non traditionnelles. Cependant celui-ci reste peu fiable du point de vue de la stabilité du système, écrasé entre les contradictions du capitalisme en crise et les aspirations au changement des jeunes et des travailleurs italiens.

Qui gouverne ?

La classe dirigeante n’a donc rien résolu, au contraire. Le pseudo « gouvernement du changement » a fini par se matérialiser ; mais entre-temps, au sein des masses, les doutes sur les limites de la démocratie bourgeoise ont été clairement renforcés.

Dans son explication publique le 27 au soir, Mattarella a usé d’un langage aussi hypocrite qu’arrogant, mais il a été très clair sur un point : ce sont les « marchés » qui décident. C’est-à-dire le capital financier, et ses instruments comme l’Union Européenne et les gouvernements de ses plus grandes puissances, la France et surtout l’Allemagne. Cette idée n’est pas nouvelle, mais le geste anti-démocratique de Mattarella en fait une leçon éclatante pour les masses en Italie, qui ne sont pas prêtes de l’oublier.

La leçon ne vaut pas que pour l’Italie. Mélenchon par exemple a bien raison de pointer du doigt les manœuvres du gouvernement allemand et des commissaires européens. Mais il faut déjà rappeler que ce déni de démocratie est aussi et avant tout l’œuvre d’un politicien qui rend des comptes à ses capitalistes « bien de chez lui ». Et de l’autre, la manière dont sont traités les populistes italiens, comme Tsipras en Grèce en son temps, est une illustration de ce qui attendrait Mélenchon s’il parvenait au pouvoir.

Le double geste stupide de Mattarella – refus d’un gouvernement légitimé par le vote populaire, tentative d’imposition d’un gouvernement de techniciens de la finance – a rendu un grand service aux marxistes. Il a validé le constat tiré par un certain Lénine il y a un siècle: « La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches. » (De l’Etat, 1919).

En conséquence, il faut appliquer cette maxime également à toute question centrale aux yeux des travailleurs. Dans le cas fondamental de l’euro et de l’Union Européenne en général, par exemple, il n’existe pas plus de plan A que de plan B qui puisse être sérieusement pris en considération par les capitalistes – qu’ils soient italiens, français ou allemands. Il n’existe que la dictature du capital et de ses intérêts contraires à ceux des masses.

La « démocratie » pour la bourgeoisie est une couverture utile en temps normal, et tolérable tant qu’elle n’entrave pas le maintien de ses intérêts, de ses profits et de sa toute-puissance. Or des tendances bonapartistes se développent dans toute l’Europe, comme ici dans le cas italien. Cela montre que la bourgeoisie est passée à une étape supérieure de la gestion de la crise mondiale du capitalisme, où la démocratie est désormais considérée comme un obstacle à dépasser.

Existe-t-il une alternative de gauche ?

Les marxistes sont convaincus que les masses apprendront par l’expérience qu’une alternative à l’austérité permanente reste à construire en Italie. Une contestation au nouveau gouvernement émergera et finira aussi par se traduire sur le plan politique. Dans l’immédiat, un constat s’impose : la gauche italienne reste dans un état de confusion la plus totale. Son attitude face à la crise institutionnelle et son issue va dans ce sens.

Le Parti Démocrate, issu de la liquidation du puissant Parti Communiste Italien, est ce qui reste de la « gauche » officielle – au moins dans le vocabulaire. Il a gouverné les années précédentes en appliquant toutes les politiques demandées par les capitalistes, au point de devenir le principal parti de la bourgeoisie italienne. Il s’est désormais aliéné une grande partie de la population, comme le montre sa chute aux élections du 4 mars dernier. Ses dirigeants n’annoncent même pas de véritable opposition au nouveau gouvernement. Ils se contentent d’appeler au soutien de Mattarella au nom de la Constitution et du projet européen.

Même discours de la part des directions des grandes confédérations syndicales, complètement inféodées à la direction du Parti Démocrate, qui se joignent ainsi au concert de « l’unité nationale ». C’est une nouvelle capitulation politique des directions du mouvement ouvrier à leur bourgeoisie nationale, qui n’a rien de surprenant. Aucune issue pour les masses de ce côté-là.

La « gauche radicale » en faillite

Cette position a au moins le mérite de la clarté. Ce n’est pas le cas des organisations restantes de la « gauche radicale » en Italie, dans un état encore plus comateux à force de compromissions opportunistes avec le Parti Démocrate. Cette situation concerne le mouvement Potere al popolo (pouvoir au peuple), qui est soutenu entre autres par Mélenchon ou le PCF en France. Mais il n’a rien de comparable à d’autres forces de la gauche radicale en Europe comme la France insoumise ou Podemos.

Ce « mouvement » – en réalité une coalition hétéroclite de petites formations réformistes – a des forces résiduelles, contrairement aux formations citées plus haut. Le Parti de la Refondation Communiste (PRC), qui en fournit la base militante et ses principaux dirigeants, a perdu une grande partie de sa crédibilité acquise durant les luttes des années 1990-2000. Après sa participation à des gouvernements ayant appliqué des politiques d’austérité, le PRC et l’ensemble de la « gauche radicale » ont disparu du Parlement en 2008, et des « radars » des masses.

Potere al popolo est l’énième tentative de ces groupes dirigeants de sauver leur carrière, en abusant du sentiment d’urgence de ce qu’il reste de leur base militante. Depuis 2008, ces dirigeants poursuivent un but « suprême » : dépasser le seuil de 3 % pour revenir au Parlement par tous les moyens, y compris par toutes sortes d’alliances opportunistes et de compromissions programmatiques. Peine perdue à nouveau le 4 mars dernier : avec à peine plus de 1 % des voix, les jeunes et les travailleurs n’ont clairement pas considéré Potere al popolo comme une alternative crédible.

Ce constat ne devrait pas changer, tant la confusion face à la crise actuelle en domine la direction. Leur communiqué sur la crise institutionnelle critique Mattarella tout comme la Ligue et le M5S, mais n’a rien de mieux à proposer qu’une défense abstraite de la Constitution. Sur l’euro par exemple, on trouve des positions complètement contradictoires parmi les organisations et dirigeants du mouvement. Potere al popolo évite donc de se prononcer clairement sur ce sujet, comme pour toutes les questions clé. Sans clarté programmatique ni ancrage dans les masses, Potere al popolo est destiné à rester un regroupement de sectes réformistes aux marges du mouvement ouvrier et des luttes qui vont se développer dans la prochaine période.

Pour une position de classe

La longue faillite des directions du mouvement ouvrier en Italie explique que ce soient désormais des personnages comme Salvini ou Di Maio à incarner une prétendue alternative populaire. Cette situation est provisoire, pour les raisons déjà avancées plus haut. C’est pourquoi il faut rejeter tout pessimisme, qu’alimentent en Italie comme ailleurs les dirigeants syndicaux et de la gauche – qui trouvent toujours moyen de rejeter sur les masses la responsabilité de leurs propres erreurs.

Certes, la tâche peut sembler ardue pour ceux qui entendent réellement combattre ce nouveau gouvernement tout aussi réactionnaire que les précédents, d’une part, et refonder une gauche à la hauteur des enjeux, d’autre part. A cette fin, la boussole du marxisme reste la plus pertinente, qui nous dit notamment que de grandes luttes auront lieu de toute façon à un certain stade. Mais le problème de direction du mouvement ouvrier reste entier : il faut préparer dès maintenant une alternative en rupture avec le système, capable de devenir un point de référence pour les jeunes et les travailleurs.

C’était le sens de l’intervention dans les élections du 4 mars dernier de nos camarades de Sinistra Classe Rivoluzione, la section italienne de la Tendance Marxiste Internationale. Prenant acte de la faillite de la gauche aux yeux des masses, ils avaient pour la première fois présenté une liste indépendante – « Pour une gauche révolutionnaire » – présentée conjointement avec une autre petite organisation, le Parti Communiste des Travailleurs (voir notre précédent article à ce sujet ici). Dans le cadre d’élections comme dans les luttes à venir, notre message reste le même : aucun raccourci programmatique et stratégique n’est possible dans la lutte de classes. La rupture avec l’Union Européenne, ses traités et sa monnaie est indissociable de la rupture avec le système capitaliste, qui nous promet l’austérité perpétuelle.

Ce message reste encore minoritaire à ce stade, mais ce ne sera pas toujours le cas. Dans les prochains mois, les masses en Italie vont apprendre durement par l’expérience qu’aucune solution à leurs problèmes ne leur est offerte dans le cadre du capitalisme en crise, pas plus par les tenants officiels du système que par les semeurs d’illusions « populistes ». Une grande colère s’accumule. À un certain point, il sera inévitable que cela explose – non seulement par un vote dans les urnes, mais aussi par une mobilisation directe dans la rue, dans les lieux de travail et d’étude. Les marxistes se préparent à intervenir dans les grands événements qui s’annoncent en Italie, armés d’un programme de rupture avec ce système en pleine décadence.

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