Moucharraf

Notre correspondant pakistanais, Lal Khan, anime le journal internationaliste “The Struggle”. Il nous a envoyé un long article sur la question du fondamentalisme islamique et sur les répercussions de la guerre au Pakistan.

En voici quelques extraits.

“Officiellement, le Pakistan n’est pas en état de guerre. Et pourtant, le pays est impliqué dans un conflit que personne ne veut faire, puisque même le régime militaire ne veut pas engager l’armée pakistanaise en Afghanistan. La plupart des Pakistanais pensent que cette guerre est injuste, et ne voient pas comment les bombardements pourraient mettre fin au terrorisme.

Le gouvernement pakistanais devient chaque jour un peu plus nerveux. De même, la frustration de l’État-major américain est tout à fait évidente. Après plusieurs semaines de bombardements intensifs contre l’un des pays les plus démunis de la terre, rien de significatif n’a été accompli. L’ensemble de l’économie afghane ne vaut pas plus que 4 milliards de dollars, et le congrès des États-Unis a donné une première enveloppe de 40 milliards de dollars à Bush pour mener la guerre.

L’Afghanistan ne présente aucun objectif dont la destruction nécessiterait plus d’un missile Tomahawk (1,4 milliards de dollars la pièce). Au troisième jour des bombardements, les Américains expliquaient qu’ils ne trouvaient plus de “cibles fixes” et qu’ils étaient désormais à la recherche de “cibles émergeantes”. Les descentes de commandos n’ont pas changé grand chose. Selon la déclaration d’un commandant de l’armée pakistanaise, après deux semaines de bombardements : “Il est surprenant que quinze jours de frappes guidées par satellite n’aient pu ni tuer ni même blesser aucun dirigeant d’Al-Quaïda ou de l’armée talibane, et que les structures de commandement de ces deux organisations soient toujours intactes.”

Le projet de rétablissement de la monarchie de Zahir Shah est plutôt mal parti. Le 24 octobre dernier, 800 “délégués”, dont des chefs de tribu et des chefs religieux, ont été réunis à Peshawar. Le principal candidat avancé par les États-Unis pour diriger le gouvernement “post-taliban” est Syed Ahmed Gilani, un conseiller proche de Zahir Shah et un ancien membre du régime intégriste établi en 1992. Syed Ahmed Gilani a été éjecté lors de l’arrivée au pouvoir des Talibans.

Pendant que le Pakistan reçoit en grande pompe de tels bandits pour leur proposer de l’argent et d’autres incitations à se mettre à la botte des États-Unis, des dizaines de milliers d’Afghans qui fuient les bombes et la famine sont refoulés à la frontière et s’entassent dans de misérables camps de fortune.

Cette conférence n’était pas représentative des Afghans. On l’a appelé une Loya Jirga pour lui donner une consonance authentique et historique. La Loya Jirga était, il y a environ 2500 ans, une assemblée des chefs de tribu. L’empire Kusana s’en est servi pour perpétuer sa domination de la région et réformer le Bouddhisme. Gengis Khan a convoqué une assemblée similaire, qu’il appelait la Kourlatai. Cette tradition s’est poursuivie sous diverses formes jusqu’à son abolition par le Président Daoud en 1976.”

“Poutine a rejeté l’idée d’une participation au futur pouvoir de Talibans dits “modérés”, c’est-à-dire qui acceptent de se vendre à l’administration américaine. Khatami, le président iranien, a fait de même. Il a rajouté que “de toute façon, les Talibans et les États-Unis sont les deux faces d’une même médaille”. Tout cela ne promet rien de bon ni du point de vue des États-Unis, ni du point de vue du régime pakistanais. Les autorités du Kirghizstan ont intercepté un train transportant des armes en provenance de l’Iran et à destination du nord de l’Afghanistan. Le retour au pouvoir de l’Alliance du Nord serait considéré comme une bonne nouvelle par Téhéran. Cependant, l’Alliance est déjà profondément divisée. Tandis que la Russie, l’Iran et l’Inde s’efforcent d’avancer leurs pions au sein de l’Alliance, des officiers supérieurs des Forces Spéciales américaines sont devenus des conseillers d’autres commandants de celle-ci, et notamment de Rachid Dostom. Tant pis pour “l’unité” tant proclamée de l’Alliance du Nord !”

L’auteur liste les principales fractions qui, “derrière la façade monolithique”, composent la direction du mouvement taliban, et explique que les services secrets pakistanais s’efforcent d’y provoquer une scission - jusqu’à présent sans succès. Chaque fraction “offre protections et avantages à leurs clients respectifs et se sert de l’appui de ces derniers pour maintenir et étendre son influence dans les coulisses lucratives du pouvoir.” Il explique que les rapports entre le Mullah Mohammed Omar et Oussama Ben Laden n’ont pas toujours été faciles, mais que l’assassinat de Massoud favorisait un rapprochement entre les deux dirigeants. “Malgré ceci, écrit-il, la fragilité de leurs rapports menace de les transformer en un conflit ouvert. Les 13000 hommes d’Al-Quaïda, bien formés et bien armés, constituent pratiquement un Etat parallèle, en Afghanistan. L’agression américaine semble avoir imposé un rapprochement entre les deux camps, en renvoyant au deuxième plan les désaccords, parmi les Talibans, au sujet de Ben Laden.

Kaboul est déjà une ville fantôme, et même si les Talibans étaient chassés du pouvoir, la guerre ne s’arrêterait pas pour autant. Dans une récente interview, le chef militaire Maulvi Jalaluddin Haqqani expliquait : “Nous nous retirons dans les montagnes pour mener une longue guerre pour reprendre notre terre aux infidèles. Les soldats soviétiques étaient courageux et pouvaient résister aux conditions difficiles. Les Américains, par contre, sont trop habitués au confort.” En cas de coup dur, les Talibans enverraient leurs réservistes au Pakistan, à l’abri des bombardements américains, et, pour ne pas laisser le champ entièrement libre à l’Alliance du Nord, ne maintiendraient en Afghanistan qu’une force relativement réduite. Le gros des effectifs serait intact, et prêt à rejoindre le combat au printemps ou lorsque cela s’avèrerait nécessaire. Un nombre important de jeunes combattants partent actuellement du Pakistan pour appuyer les Talibans. La plupart de ces combattants iront défendre Mazar-a-Sharif.”

L’idéologie fondamentaliste

Notre correspondant ne doute pas que la récession économique aggravera les tensions sociales dans le monde oriental, “alimentant l’opposition à l’impérialisme américain en particulier et au capitalisme en général. La contestation monte dans la plupart des pays islamiques, mais elle est temporairement teintée de fonda-mentalisme. A y regarder de près, cependant, le fondamentalisme est loin d’être une idéologie cohérente ou une force politique unifiée. En réalité, les différentes tendances fondamentalistes sont davantage en conflit entre elles-mêmes que contre les soi-disant infidèles.

Certains analystes tentent de représenter ce conflit comme étant celui de l’Islam contre le Christianisme ou le Judaïsme, ce qui est absurde. En Afghanistan, par exemple, diverses branches de l’Islam sont en conflit, chacune étant appuyée par tel ou tel regroupement capitaliste. Au Pakistan, le plus grand parti fondamentaliste, le JUI, soutient les Talibans, tandis que le Jamaat-a-Islami soutient Gulbadin Hekmatyar, le “boucher de Kaboul”.

L’idéologie fondamentaliste est d’une grande superficialité. Dans les conditions sociales et économiques actuelles, plus on essaie de la mettre en pratique, plus son absurdité se révèle. Au fond, l’émergence de cette tendance s’explique, d’un côté, par la stagnation sociale et économique ambiante et, de l’autre, par la trahison - notamment par les partis communistes - des mouvements contestataires ou révolutionnaires qui ont émergé dans le passé.

Les 30 dernières années ont fourni un terrain fertile aux idées du fondamentalisme islamique. La crise du capitalisme a confronté des millions de musulmans à un contexte social et économique générant énormément de désespoir. Des peuples entiers ont été éclatés, dispersés. Des villes, qui étaient autrefois les lieux de prédilection des privilégiés et des instruits, ont été submergées sous le flot d’une population rurale désorientée et misérable. Le caractère autoritaire des régimes post-coloniaux, l’échec de leurs projets de “modernisation”, et la continuation - voire l’aggravation - de la dépendance de ces régimes à l’égard de l’Occident ont servi à discréditer le laïcisme dont ils se réclamaient. Les mœurs occidentales ont séduit les uns, tout en attisant le sentiment de dépossession des autres, et le gouffre béant entre les riches et les pauvres a créé un profond sentiment d’injustice sociale.

L’accumulation des problèmes a fait naître le sentiment, dans une certaine couche de la population, qu’elle est tourmentée parce qu’elle est musulmane. En réaction aux pressions sociales intenses, la nature même de la croyance religieuse a subi des modifications. Une religion assez diffuse, qui englobait des tendances mystiques diverses, et même des éléments de paganisme, a commencé à se revêtir d’une forme plus stricte, plus doctrinaire, à l’appui d’une interprétation littérale et rigide des textes coraniques. Une religion faite de diversité, de subtilité, de nuance et de compromis, est dorénavant présentée sous les traits d’une nouvelle orthodoxie, sombre et implacable.

Cette nouvelle école islamique a créé des Mollahs d’un genre inédit, interprétant les souffrances engendrées par le capitalisme comme la conséquence de préjugés anti-Islam. De manière générale, cette montée du fondamentalisme reflète, dans les pays arabo-musulmans, le développement inégal entre la ville et la campagne, l’invasion de la première par la seconde, et, surtout, le vide laissé par la faillite des directions syndicales et des partis de la gauche réformiste et stalinienne. Les dirigeants de gauche ont tourné le dos à la lutte des classes et au socialisme, et se sont laissés absorbés par les soi-disant “organisations non-gouvernementales” (ONG), ces officines de corruption politique qui, contrairement à leur appellation, sont toujours et partout en rapport avec des gouvernements et des groupes de capitalistes étrangers. Cette capitulation aux intérêts impérialistes a rempli la jeunesse et les travailleurs d’un sentiment d’amertume et de révolte. Sans autre issue apparente, certains se tournent vers le fondamentalisme pour exprimer leur colère. Naturellement, dans des sociétés notoirement corrompues, le prêche de la piété et de la probité ne manque pas d’attrait. Mais, une fois sous l’emprise des organisations fondamentalistes, les jeunes sont manipulés et souvent transformés en militants au service de desseins réactionnaires et criminels.”

Le Pakistan sous pression

A propos des perspectives pour le Pakistan, Lal Khan évoque les divergences - qui ont été davantage mises en évidence par la guerre - entre les différentes fractions de l’État et de la classe dirigeante. “Les éléments fondamentalistes, dans le haut-commandement, ont été limogés juste avant le début des bombardements. Mais cela n’a rien réglé. Une opération de “nettoyage rapide” ne peut pas être efficace dans une institution telle que l’ISI (les services secrets pakistanais). Plusieurs organisations fondamentalistes ont juré de liquider Moucharraf. Ce dernier veut que la guerre se termine rapidement, ce qui est impossible. Sa politique pro-américaine est contestée par une partie non négligeable de l’armée. La possibilité d’un coup d’État ne saurait être exclue, surtout lorsque la contestation dans la rue gagnera en ampleur.

La propagande officielle, prétendant que l’aide financière américaine permettra au Pakistan de sortir de sa crise économique, ne tient pas la route. En 10 ans d’activité intense des ONG, le nombre de citoyens pakistanais vivant dans une “pauvreté absolue” a doublé. Le PIB par habitant a baissé, sur la même période, de 500 dollars à 375 dollars. Les investissements étrangers ont chuté du fait, d’une part, des sanctions économiques imposées par les États-Unis et, d’autre part, du contexte d’instabilité sociale et politique.

La dette extérieure du Pakistan, évaluée à 38 milliards de dollars, représente 65% du budget de l’État. Le Pakistan est censé verser 3 milliards de dollars par an aux banques étrangères. Dans cette situation, le récent rééchelonnement de la dette est une farce. Les banques américaines ont accepté de rallonger la période de remboursement d’une partie de la dette, pour un montant de seulement 379 millions de dollars. Au regard de la gravité de la crise économique qui frappe le Pakistan, on voit difficilement comment ces réajustements pourraient améliorer les conditions de vie de la population.

Une très nette majorité des Pakistanais est contre la guerre. Selon un sondage, seulement 3% de la population y est franchement favorable. Les partis fondamentalistes, de leur côté, n’ont obtenu que 3% des voix dans les récentes élections locales. Ce qui signifie que la vaste majorité de la population ne soutient ni les Talibans, ni l’impérialisme américain. Au début du conflit, les manifestations fondamentalistes ont été discrètement appuyées par l’État, lequel se donnait ainsi un argument de plus dans ses négociations avec les États-Unis pour obtenir des concessions financières. Cependant, après plusieurs semaines de guerre, les manifestations fondamentalistes demeurent très marginales.

L’élargissement des protestations contre la guerre ira de pair avec un affaiblissement du poids relatif des partis religieux. Le peuple se mettra massivement en mouvement contre la guerre dès lors qu’il y verra une cause de l’aggravation des conditions sociales et économiques du pays. Moucharraf est dans une situation extrêmement délicate. Après avoir imposé une politique sociale rétrograde, en se soumettant aux dictats du FMI, de la Banque Mondiale et d’autres institutions impérialistes, il affiche sa solidarité, dans une guerre qui ne fait qu’aggraver la crise économique, avec une puissance étrangère infligeant d’insupportables souffrances aux civils afghans.

Le fondamentalisme aurait du mal à s’imposer au Pakistan. A un certain stade, une éventuelle progression des partis fondamentalistes se trouverait bloquée par un puissant mouvement d’opposition. L’Afghanistan des Talibans ne peut guère enthousiasmer les foules.

De toute façon, sous le capitalisme, avec ou sans fondamentalisme, tous les chemins mènent au désastre, un désastre que le peuple veut à tout prix éviter. Les travailleurs et la jeunesse du Pakistan sont en train de tirer les enseignements de ce qu’ils ont vécu sous l’empire de la dictature, de la corruption et de l’oppression. Ils en viendront à la conclusion qu’une révolution socialiste contre le capitalisme pakistanais et étranger est la seule issue. Les guerres sont, on le sait, des périodes historiques exceptionnelles, pendant lesquelles le cours des événements s’accélère, bouleversant les points fixes dans la conscience des peuples. Dans de telles périodes, la nature et le rôle de l’État, le caractère des dirigeants politiques, la véritable fonction des ONG, et le poids réel des fondamentalistes apparaissent plus nettement. C’est pourquoi il y a eu tant des guerres qui ont ouvert des périodes révolutionnaires. Au Pakistan, par exemple, la deuxième guerre contre l’Inde, en 1965, a provoqué le soulèvement révolutionnaire de 1968-69. La présente guerre pourrait bien déboucher sur des événements du même ordre.”