La chute de Kaboul aux mains des talibans a marqué la fin d’une des plus longues guerres impérialistes de l’histoire. Pour nombre d’Afghans, ce fut aussi le signal d’une course effrénée pour tenter de fuir le régime barbare instauré par les nouveaux maîtres de Kaboul. Abandonnés par les puissances impérialistes, des milliers de personnes se sont ruées vers l’aéroport, où les troupes occidentales évacuaient leurs propres citoyens – et quelques Afghans sélectionnés avec soin.

Hypocrisie des impérialistes

Les réactions officielles des impérialistes ont été unanimes : la chute de Kaboul est « une tragédie ». Macron, lui, a aussi exprimé tout haut ce que d’autres dirigeants impérialistes pensent tout bas. Il a appelé l’Europe à « anticiper et [se] protéger contre les flux migratoires irréguliers importants » que la situation en Afghanistan va entraîner.

Quant au retour au pouvoir des talibans, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a commencé à en relativiser la gravité. Dès le 17 août, il expliquait qu’il ne fallait pas juger les talibans sur leur passé, mais sur leurs actes à venir, et notamment sur la création – ou non – d’un gouvernement « inclusif »

A l’époque où Le Drian était ministre de la Défense (de 2012 à 2017), il présentait les talibans comme les pires ennemis de la civilisation : il lui fallait alors justifier la guerre menée par l’OTAN en Afghanistan. Aujourd’hui que cette guerre est perdue, Le Drian se montre ouvert au « dialogue » avec les ennemis d’hier. Après avoir subi les guerres impérialistes pendant des décennies, les femmes, les travailleurs et les pauvres d’Afghanistan sont aujourd’hui abandonnés par ceux qui prétendaient, en 2001, vouloir leur apporter la « démocratie » et les « Droits de l’Homme ».

La révolution de Saur et le « Djihad du Dollar »

L’Afghanistan est souvent présenté comme une sorte de trou noir de la civilisation, irrémédiablement arriéré et dominé par les rivalités claniques ou ethniques. Or, s’il est vrai que l’Afghanistan est aujourd’hui dominé par des cliques archi-réactionnaires, la faute en revient d’abord aux grandes puissances impérialistes.

En avril 1978, la dictature conservatrice de Mohammed Daoud Khan était renversée par un soulèvement de jeunes officiers membres du Parti communiste afghan. Le nouveau régime instauré par cette « Révolution de Saur » [1] met en place une série de réformes progressistes. Une réforme agraire commence à confisquer les terres des grands propriétaires terriens pour les distribuer aux paysans pauvres ; la vente des petites filles et les mariages forcés sont interdits ; l’éducation primaire devient obligatoire pour les filles.

Cependant, ce régime est d’inspiration stalinienne : la révolution s’effectue « d’en haut » – et le Parti communiste, comme le gouvernement, se comportent de façon bureaucratique. Tous deux sont d’ailleurs traversés de violentes luttes de fractions, qui débouchent parfois sur des assassinats. Reste que les réformes progressistes suscitent l’adhésion d’une large couche de la population urbaine, mais aussi d’une partie des paysans pauvres.

Les grands propriétaires terriens et le clergé réactionnaire résistent avec acharnement. Une guérilla contre-révolutionnaire (les moudjahidin) harcèle le gouvernement de Kaboul. Dès l’été 1979, elle reçoit une aide importante des impérialistes. Avec l’appui d’autres puissances occidentales (dont la France), les Etats-Unis mettent en place un programme de soutien massif à la guérilla islamiste. Des camps d’entraînement gérés par la CIA sont organisés au Pakistan. Des mercenaires islamistes – dont un certain Oussama Ben Laden – sont recrutés par le gouvernement pro-américain d’Arabie Saoudite. La CIA imprime des « abécédaires djihadistes » pour les distribuer aux enfants afghans. Ce « Djihad du Dollar » ne va cesser de monter en puissance grâce à l’aide impérialiste.

Tout ceci s’accompagne d’une vaste campagne de propagande à laquelle s’associe, lamentablement, la gauche réformiste. Bernard-Henri Levy visite des maquis djihadistes, qu’il décrit comme des havres de paix et de liberté. Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) écrit même des livres pour défendre les moudjahidin contre les accusations de sexisme – absolument fondées – dont ils sont la cible.

L’intervention soviétique et le premier régime taliban

A Moscou, la bureaucratie stalinienne panique : elle redoute que les chefs de Kaboul ne perdent le contrôle de la situation et que la crise ne s’étende aux Républiques soviétiques d’Asie centrale. L’armée soviétique envahit l’Afghanistan en décembre 1979. Le président, Hafizullah Amin, est assassiné et remplacé par un stalinien plus fidèle à Moscou.

Dix ans plus tard, la crise générale du régime stalinien, en URSS, pousse Moscou à jeter l’éponge : les troupes soviétiques se retirent du pays en 1989. L’aide américaine s’étant tarie, les moudjahidin échouent cependant à renverser le régime, qui bénéficie toujours d’un certain soutien populaire. Il est néanmoins de plus en plus isolé après la chute de l’URSS (1991). En 1992, il finit par tomber face à une nouvelle offensive de la rébellion islamiste.

A peine rentrés dans la capitale, les moudjahidin se déchirent et une nouvelle guerre civile éclate entre les fractions islamistes rivales. Le nouveau régime trouve quand même le temps d’abolir la plupart des réformes progressistes conquises par la révolution de Saur, notamment en matière de droits des femmes. Et c’est finalement la faction la plus intégriste – les talibans – qui l’emporte en 1996, grâce au soutien des généraux pakistanais.

Ces anciens « combattants de la liberté » instaurent une dictature barbare : dans leur « Emirat islamique d’Afghanistan », les femmes sont cloîtrées, la musique et les cerfs-volants (entre autres) sont interdits, les minorités religieuses sont persécutées, les athées et les homosexuels sont massacrés. Tout ceci ne les empêche pas de conclure des accords commerciaux avec le gouvernement américain. Néanmoins, leurs rapports avec Washington se dégradent après avoir accueilli, en Afghanistan, Oussama Ben Laden et d’autres vétérans du « Djihad du Dollar » reconvertis dans la lutte contre leur ancien protecteur américain.

L’invasion impérialiste de 2001

Après les attentats contre les Twin Towers, le 11 septembre 2001, Bush, Chirac et Blair déclarent la soi-disant « guerre contre le terrorisme », contre Ben Laden et ses protecteurs talibans. Au passage, l’invasion de l’Afghanistan par les armées de l’OTAN vise à instaurer un régime favorable aux Etats-Unis dans ce pays clé d’Asie centrale. En décembre 2001, les talibans sont chassés de Kaboul et une coalition hétéroclite d’ex-moudjahidin est placée au pouvoir par les troupes occidentales. Les talibans prennent le maquis et entament une longue campagne de guérilla contre les troupes de l’OTAN, qui ne parviendront jamais à contrôler l’ensemble du pays.

Il faut dire que le nouveau régime de Kaboul est particulièrement corrompu et réactionnaire. Il est presque uniquement composé de technocrates expatriés, de seigneurs de guerre et de chefs traditionnels, tous prêts à vendre leur pays au plus offrant. Comme nous l’écrivions en 2001, « aucune quantité d’aide américaine ne sera suffisante pour stabiliser la situation. Réduit à l’état de ruine, l’Afghanistan est un puits sans fond dans lequel des milliards de dollars seront versés sans aucun résultat. En outre, puisque le gouvernement “large” contient des groupes et des individus très différents, tous tendront la main pour exiger leur part du gâteau. Rien de tout cela ne bénéficiera aux pauvres d’Afghanistan, qui apprendront vite à haïr le gouvernement et ses protecteurs étrangers » [2].

La guerre est extrêmement meurtrière et parsemée de crimes infâmes. Des hôpitaux et des habitations civiles sont régulièrement bombardés par l’aviation impérialiste. Des soldats de l’OTAN tuent des civils au hasard, « pour s’amuser ». Malgré une débauche d’argent et des centaines de milliers de morts, la coalition impérialiste se révèle incapable d’enrayer la progression des talibans. A partir de 2010, ces derniers prennent le contrôle de districts entiers du pays.

Dans l’impasse, Washington décide – à partir de 2014 – d’engager le retrait des troupes occidentales en vue d’abandonner la suite des opérations aux seules troupes afghanes. Peu motivées, celles-ci subissent des pertes énormes sans parvenir à ralentir la progression des talibans. Finalement, Trump décide de jeter l’éponge et de mettre fin à la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis. Privé de l’appui direct des troupes américaines et dépourvu de tout soutien populaire, le régime s’effondre en août dernier. Les talibans reprennent le pouvoir.

Quelle résistance ?

Après cette débâcle, les puissances impérialistes essaient de préserver leurs intérêts, sur le dos du peuple afghan, notamment en gardant la porte ouverte à des accords commerciaux avec le nouveau régime. Le Drian n’est pas le seul à tenter de présenter les talibans sous un jour positif. Une réunion officielle des ministres de l’OTAN a réclamé, elle aussi, un gouvernement « inclusif ». Que les talibans intègrent dans leur gouvernement quelques séides du précédent régime – et les chancelleries occidentales pourront proclamer que les talibans « ont changé » !

En réalité, la progression des talibans a été ponctuée de massacres. Selon plusieurs témoignages, de nombreuses adolescentes ont été enlevées et mariées de force. Des jeunes ont été tués parce qu’ils avaient des tatouages. Des membres de la minorité chiite des Hazaras ont été massacrés comme « infidèles ». Le nouvel « Emirat Islamique » ne sera pas plus débonnaire que l’ancien. Il s’agira d’une dictature barbare et obscurantiste.

Face à cela, comment le peuple afghan peut-il résister ? Le 16 août, le journal de Bernard-Henri Levy, La Règle du jeu, a publié un appel solennel à la résistance, signé du fils du moudjahidin Massoud et inspiré par Amrullah Saleh, l’ex-vice-président du pays. Cet appel parle d’un combat « sans retour » et affirme que ses signataires ne céderont « jamais » face aux talibans. Pourtant, dès le lendemain, Saleh s’est déclaré prêt à « cesser le combat » (qu’il n’avait pas vraiment commencé) à condition que les talibans fassent preuve d’ouverture sur la « forme de l’Etat » et la composition du gouvernement. Massoud a fait de même. Privés de toute perspective d’aide militaire étrangère, ces « combattants de la liberté » semblent donc privilégier l’hypothèse d’un gouvernement « inclusif ».

Le peuple afghan ne doit rien attendre des puissances impérialistes qui ont ravagé le pays avant de l’abandonner à des hordes réactionnaires. Il ne doit compter que sur ses propres forces. Dès le 18 août, des manifestations éclataient à Jalalabad et à Kaboul. Arrivés au pouvoir par défaut, les talibans pourraient être chassés par un mouvement de masse des travailleurs et des pauvres. La solution est à chercher dans le retour aux traditions révolutionnaires des années 1970 – expurgées du stalinisme. En balayant le capitalisme en même temps que les talibans, le peuple afghan pourrait enfin s’atteler à la construction d’un Afghanistan laïque, démocratique et socialiste.


[1] D’après le mois du calendrier afghan au cours duquel elle a eu lieu.

[2] Ted Grant et Alan Woods, Afghanistan : Fools rush in (décembre 2001).

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