En mai et juin dernier, les fondations du capitalisme bolivien ont subi une nouvelle explosion révolutionnaire, dont la puissance fut telle que tout l’édifice a bien failli s’écrouler. Les grands médias français se sont efforcés de passer ces évènements sous silence. Au mieux, ils ont décrit la démission du président Carlos Mesa comme un évènement anodin consécutif à de vagues « mouvements sociaux ». Les raisons de ce silence sont claires : à l’heure où les classes capitalistes, partout, s’attaquent brutalement à nos droits et nos conditions de vie, la révolution bolivienne, tout comme la révolution vénézuélienne, constitue une source d’enthousiasme et d’inspiration immense pour le mouvement ouvrier international.

Carlos Mesa avait remplacé Sanchez Lozada à la présidence du pays lors de la vague révolutionnaire d’octobre 2003, dont la répression par l’armée avait fait plus de 80 morts. Ce bain de sang n’était parvenu qu’à attiser la colère des masses, de sorte que, suivant une mode qui fait fureur en Amérique latine, Lozada avait dû quitter le palais présidentiel à bord d’un hélicoptère (direction Miami). La principale revendication du mouvement portait déjà, à l’époque, sur les hydrocarbures. Le gouvernement Lozada prévoyait de brader à des multinationales étrangères l’exploitation de réserves de gaz récemment découvertes. Mais les travailleurs et les paysans boliviens, dont plus de 70% vit sous le seuil de pauvreté, ne tolèrent plus que les immenses richesses gazières du pays soient accaparées par des multinationales et une poignée d’oligarques locaux corrompus.

Ce qui caractérise une révolution, c’est la rapidité avec laquelle la conscience politique des masses évolue sous la pression des évènements. Ainsi, le mouvement de mai-juin s’est développé sur un niveau plus élevé que celui d’octobre 2003, dont il avait dans une certaine mesure tiré les leçons. Sur la question des hydrocarbures, la revendication dominante réclamait leur nationalisation. Evo Morales, le dirigeant du MAS (le plus grand parti de gauche), a lui-même été forcé de soutenir publiquement cette revendication. Jusqu’alors, il proposait seulement un partage « plus équitable » des richesses gazières entre les multinationales et l’Etat bolivien, c’est-à-dire une augmentation des « royalties » versées par les entreprises qui exploitent les réserves d’hydrocarbures.

La question du pouvoir

Surtout, l’immense acquis du mouvement de mai-juin, c’est la façon dont la question du pouvoir a été abordée, dans les mots d’ordre comme dans la pratique. Jaimes Solares, le dirigeant de la COB (la principale confédération syndicale), a défendu la nécessité d’un « gouvernement ouvrier et paysan ». Ce mot d’ordre faisait écho à ceux, dans les manifestations, qui réclamaient non seulement la démission du « traître » Carlos Mesa, mais également la fermeture du « parlement bourgeois », cette « assemblée de bandits ». De fait, les institutions politiques du capitalisme bolivien sont complètement discréditées aux yeux des travailleurs et des paysans.

Les mots d’ordre en faveur d’un pouvoir ouvrier et paysan n’étaient pas suspendus en l’air. Le développement de la grève générale s’est accompagné de la formation de différentes structures démocratiques sous le contrôle de la population en lutte : comités de grève, comités de quartier, assemblées populaires, etc. Or, au fur et à mesure que le mouvement se renforçait et se généralisait, ces organes de lutte avaient tendance à se transformer en véritables organes de pouvoir assumant des tâches pratiques, comme par exemple l’approvisionnement en nourriture et en énergie.

La nécessité de développer et de centraliser ces différents organes du pouvoir révolutionnaire a débouché, le 8 juin, sur la formation d’une Assemblée Nationale Populaire, dans la ville ouvrière d’El Alto - le centre géographique de la révolution. La première réunion de cette Assemblée a proclamé la nécessité de doter les comités de lutte et les structures syndicales d’une direction centralisée assumant le pouvoir dans le pays. La distribution de vivres, le contrôle de la presse et l’auto-défense - c’est-à-dire l’armement des travailleurs et des paysans - furent inscrits parmi les tâches de ce nouveau pouvoir. Enfin, l’Assemblée a « rejeté les manœuvres de la classe dirigeante impliquant les mêmes vieux politiciens, qu’il s’agisse d’une succession constitutionnelle ou de nouvelles élections », et a appelé à la formation d’Assemblées Populaires au niveau départemental, sous le contrôle de la COB, et à l’élection de délégués dans des meetings de masse.

La formation de cette Assemblée Nationale Populaire représentait un immense pas en avant. Cependant, elle est restée relativement isolée. Par ailleurs, comme en octobre 2003, la direction de la COB a fait preuve d’hésitations face au pouvoir, pour la conquête duquel elle n’avait pas de plan précis. Enfin, Evo Morales, dont le parti jouit d’une certaine autorité parmi différentes sections de la classe ouvrière et de la paysannerie, s’est efforcé de faire rentrer le mouvement dans les canaux de la démocratie capitaliste. Au lendemain de la démission de Carlos Mesa, la direction du MAS a appelé les travailleurs et les paysans à rentrer chez eux et reprendre le travail. Après des semaines d’une lutte héroïque, et faute de perspectives concrètes, le mouvement a marqué une pause. La classe dirigeante, qui a failli tout perdre, s’en est sortie en remplaçant Carlos Mesa par Eduardo Rodriguez - un autre politicien bourgeois - et en promettant des élections générales pour décembre.

Une trêve de courte durée

Ces manœuvres parlementaires ont permis aux capitalistes boliviens et à leur maîtres, à Washington, de reprendre le contrôle d’une situation qui leur échappait complètement. Cepen-dant, il est évident que le mouvement révolutionnaire n’a pas dit son dernier mot, que ses forces sont largement intactes, et que l’impossibilité de résoudre les problèmes fondamentaux de la grande majorité des boliviens dans le cadre du capitalisme débouchera à court terme sur une nouvelle mobilisation. Celle-ci verra la radicalisation des sections les plus modérées du mouvement.

Même dans l’hypothèse où le MAS remporte les prochaines élections, il ne s’agira pas d’un gouvernement réformiste stable, comme a pu l’être, par exemple, celui de Lula au Brésil. Les travailleurs, la jeunesse et les paysans boliviens exerceront une énorme pression sur un gouvernement du MAS. Ils ne tolèreront pas longtemps que celui-ci gère la société dans l’intérêt de la classe dirigeante et des puissances impérialistes qui affament le pays. Evo Morales, qui ne cache ni ses idées réformistes, ni sa volonté d’accéder à la présidence du pays, ne serait pas mal avisé de prendre, en attendant, quelques cours d’hélicoptères.

La vague révolutionnaire de mai-juin est une nouvelle illustration du puissant mouvement vers la gauche qui traverse l’ensemble de l’Amérique latine. Si le Venezuela et la Bolivie occupent les premières positions dans la révolution latino-américaine, des explosions sont à l’ordre du jour dans chaque pays de ce continent, qui ne compte pas un seul régime capitaliste stable. Ainsi, dans les années à venir, les regards du mouvement ouvrier international seront fixés sur l’Amérique latine. Mais celle-ci n’est que l’avant-garde d’un processus révolutionnaire qui, du fait de la crise mondiale du système capitaliste, se développera sur l’ensemble de la planète. Les grands événements qui se déroulent en Bolivie ou au Venezuela sont un avant goût de ce qui nous attend en France, en Europe et à l’échelle internationale.

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