Ces derniers mois, plusieurs pays d’Amérique latine ont vu leur population prendre part à des mouvements de contestation massifs – et parfois insurrectionnels. Ces mouvements ne remettent pas seulement en cause telle ou telle mesure, mais toute la politique procapitaliste des gouvernements. Une nouvelle vague révolutionnaire balaye le continent.

Equateur

A l’heure où nous écrivons ces lignes, c’est en Equateur et au Chili que les mobilisations sont allées le plus loin – jusqu’à l’émergence d’éléments de « double pouvoir » : les masses se sont auto-organisées au point de faire concurrence aux gouvernements bourgeois.

En Equateur, les premières manifestations ont eu lieu le 2 octobre, après que le gouvernement a supprimé les subventions publiques sur le carburant (décret 883). Du jour au lendemain, le prix de l’essence a explosé, poussant les habitants à sortir dans les rues par centaines de milliers. Et, très vite, les revendications se sont élargies, jusqu’à exiger la démission du président Lenin Moreno.

Elu il y a deux ans sur la base de promesses démagogiques, Moreno est une marionnette entre les mains des impérialistes. Il s’est récemment engagé, auprès du FMI, à mettre en place de nombreuses contre-réformes (dont le décret 883), en échange d’un prêt de 10 milliards de dollars.

Face aux manifestations, la réaction du gouvernement n’a pas tardé : intervention de l’armée, mise en place d’un état d’urgence et instauration d’un couvre-feu dans la capitale, Quito. Mais ces provocations n’ont fait qu’attiser la colère des jeunes, des travailleurs et des paysans, emmenés par la CONAIE (organisation des paysans indigènes). Le soulèvement a été si puissant que le gouvernement a dû fuir la capitale et fermer le Parlement. De leur côté, les manifestants se sont organisés en Assemblées publiques massives, dotées d’un pouvoir décisionnaire et capables d’organiser efficacement la lutte.

Après une dizaine de jours d’intenses mobilisations, Moreno a retiré le décret 883. Les dirigeants du CONAIE ont alors appelé à la fin du mouvement. C’est une demi-victoire. Mais, d’une part, l’accord du gouvernement avec le FMI – qui prévoit d’autres mesures antisociales – est toujours à l’ordre du jour du Parlement ; seul le décret 883 a été retiré. D’autre part, et surtout, ce mouvement était d’une puissance telle qu’il aurait pu renverser Moreno et porter le peuple au pouvoir. Mais les dirigeants du CONAIE n’ont pas défendu cette perspective et cet objectif. Le mouvement se heurte donc à un obstacle qu’il faudra lever, dans la période à venir : l’absence d’une direction révolutionnaire capable de s’appuyer sur la mobilisation des masses pour prendre le pouvoir.

 

Chili

Le 6 octobre, les lycéens chiliens lançaient une mobilisation spontanée contre l’augmentation du prix du ticket de métro (de 30 pesos). Et, comme en Equateur, les revendications se sont très vite élargies, comme l’a bien souligné le slogan : « Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans ! »

Il y a 30 ans, le Chili sortait de la dictature militaire de Pinochet. Mais, depuis, la plupart des gouvernements y ont maintenu et développé les politiques procapitalistes brutales (« ultra-libérales ») que le gouvernement de Pinochet avait lui-même appliquées. Résultat : le Chili, qui est l’un des pays les plus riches d’Amérique latine, est aussi le deuxième le plus inégalitaire, selon l’OCDE : 50 % des Chiliens les plus pauvres se partagent 2 % des richesses.

Alors que les cicatrices laissées par la dictature de Pinochet sont toujours vives, le président Sebastián Piñera a mobilisé l’armée pour réprimer le peuple. On compte au moins 20 morts, ainsi que d’innombrables blessés et détenus. Des cas de torture et de sévices sexuels ont été révélés. Mais cette violence n’a pas arrêté les masses ; au contraire, elle n’a fait qu’attiser leur colère.

Le 25 octobre, 1.2 million de personnes, soit 10 % de la population, ont participé à ce qui fut la plus grande manifestation de l’histoire du pays. Les dirigeants traditionnels du mouvement ouvrier sont totalement dépassés par les événements. Et, comme en Equateur, les masses s’organisent en assemblées populaires défiant l’autorité du gouvernement.

Le gouvernement a tout tenté pour arrêter la mobilisation : abrogation de l’augmentation du prix du ticket de métro, promesses de nouvelles concessions, mensonges dans les grands médias, remaniement gouvernemental… En vain.

Des voix s’élèvent – à gauche, mais aussi à droite – pour demander l’élection d’une Assemblée constituante. Il est vrai que la constitution chilienne, partiellement héritée de l’ère Pinochet, est antidémocratique. Mais, dans la situation qui s’est développée dans ce pays depuis le 6 octobre, la revendication d’une Assemblée constituante est un piège. Certes, dans l’esprit des manifestants qui reprennent ce mot d’ordre, il exprime leur volonté de balayer l’ensemble du « système ». Mais dans l’esprit des politiciens, il en va tout autrement : leur objectif est de détourner la vague révolutionnaire vers une voie de garage parlementaire (donc « sûre »). A un certain stade, Piñera lui-même pourrait bien se rallier à l’idée d’une Constituante, dans le but de sauver son régime et de convaincre les manifestants de rentrer chez eux, « en attendant ».

Ce qui peut et doit être mis à l’ordre du jour, au Chili, ce n’est pas une Assemblée Constituante convoquée dans trois ou six mois ; c’est la conquête du pouvoir par les organisations démocratiques du peuple en lutte.

Au Chili comme en Equateur, deux facteurs pourraient favoriser une stabilisation temporaire de la situation : d’une part, les concessions et manœuvres des gouvernements ; d’autre part, l’absence d’une direction révolutionnaire capable de pousser la lutte jusqu’à son terme. Cependant, aucune stabilisation durable ne sera possible sur la base du capitalisme en crise. De nouvelles explosions sociales sont inévitables à court terme – et peut-être même dans les toutes prochaines semaines.

Porto Rico, Haïti, Honduras…

La nouvelle vague révolutionnaire qui balaye le continent a commencé dès le mois de juillet dernier, quand les habitants de Porto Rico sont descendus dans les rues, par centaines de milliers, après la « fuite » de conversations Telegram entre le gouverneur de l’île et sa clique. Dans ces conversations, le peuple est traité avec le plus souverain mépris. Après plusieurs semaines de mobilisations, ponctuées de grèves générales et de manifestations réunissant jusqu’à 500 000 personnes (sur trois millions d’habitants !), le gouverneur a été contraint de démissionner.

De même, Haïti est secoué par un mouvement insurrectionnel depuis le début du mois d’octobre. La lutte se concentre sur les pénuries de pétrole et de nourriture, mais aussi sur la corruption avérée des dirigeants. En réalité, les Haïtiens sont en situation de révolte quasi permanente depuis un an. Mais depuis un mois et demi, le pays est totalement bloqué.

De mai à juin, le Honduras a aussi été le théâtre de fortes mobilisations contre la privatisation de la santé et de l’éducation – et plus généralement contre toute la politique du président Juan Orlando Hernandez (JOH). Le 27 octobre, les Argentins ont élu à la majorité absolue, dès le 1er tour, le « péronniste » Alberto Fernandez (gauche réformiste). Au Brésil, la colère monte contre la politique de Jair Bolsonaro. A plusieurs reprises, ces six derniers mois, les Brésiliens sont descendus dans les rues et ont fait grève contre les réformes des retraites et de l’éducation. Contrairement aux perspectives pessimistes qui voyaient dans l’élection de Bolsonaro un prélude au fascisme, son gouvernement est très fragile et de plus en plus impopulaire.

La faillite du réformisme

On pourrait évoquer l’instabilité sociale croissante dans d’autres pays, comme la Colombie. Mais ce qui précède suffit à réfuter les idées d’un certain nombre d’intellectuels « de gauche » démoralisés qui, ces dernières années, nous ont expliqué que l’Amérique latine était submergée par une « vague conservatrice », voire fasciste. Ces gens ne comprennent pas que les victoires électorales d’un Bolsonaro et d’un Piñera, par exemple, ne marquaient pas un virage à droite des travailleurs, mais plutôt la faillite des politiques réformistes des gouvernements « de gauche » qui les ont précédés (du PT au Brésil, du PS au Chili).

Dans les années 2000, des gouvernements réformistes de gauche ont accédé au pouvoir dans la foulée d’une première vague révolutionnaire. Equateur, Bolivie, Venezuela, Chili, Argentine, Brésil, Uruguay : tous ces pays ont connu des gouvernements de gauche. Ils étaient plus ou moins radicaux (il y avait un gouffre entre le Chili de Bachelet et le Venezuela de Chavez), mais étaient tous réformistes. Ces gouvernements bénéficiaient d’une conjoncture économique mondiale favorable, qui leur permettait de mettre en œuvre des réformes progressistes (plus ou moins importantes). Ils pouvaient financer leurs réformes grâce aux exportations de matières premières – pétrole, cuivre, étain, etc. – dont le cours était alors élevé, notamment du fait d’une forte demande chinoise. Autrement dit, ces gouvernements ont pu élever le niveau de vie des masses sans remettre en cause le système capitaliste.

Mais la crise de 2008 et ses conséquences à long terme – notamment sur l’économie chinoise – ont placé ces gouvernements face aux contradictions de leurs politiques réformistes. Le prix des matières premières s’est effondré ; les économies latino-américaines ont été durement frappées. Les gouvernements de gauche ne pouvaient plus maintenir leur politique de réformes progressistes dans le cadre du capitalisme en crise. Et comme ils se refusaient à toute politique révolutionnaire, ils ont fini par décevoir leur propre base sociale, ouvrant la voie au retour de la droite au pouvoir. C’est d’ailleurs ce processus qui menace aujourd’hui les gouvernements vénézuélien et bolivien.

Ecartée du pouvoir en Equateur, au Chili et au Brésil (entre autres), la gauche réformiste n’est pas en mesure de donner une direction révolutionnaire aux mobilisations massives. Les deux choses sont liées, bien sûr : au pouvoir comme dans l’opposition, le réformisme est une impasse, dans un contexte de profonde crise économique. Cela signifie que, pendant toute une période, des explosions révolutionnaires vont se succéder sans aboutir à une victoire décisive.

Nous n’en tirons aucune conclusion pessimiste. D’une part, cette expérience alimentera la radicalisation politique des peuples. D’autre part, ce processus permettra au mouvement marxiste révolutionnaire de développer ses forces et son influence, pour donner enfin une direction révolutionnaire aux travailleurs du continent. La TMI, qui est active en Amérique latine, travaille dans ce sens – et ne doute pas de la victoire à venir.